Eve Effingham/Chapitre 26

Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 344-359).


CHAPITRE XXVI.


Quand je me marierai, ce maître dont la main doit recevoir ma foi emportera peut-être avec lui la moitié de mes soins et de mon devoir.
Shakespeare.



Comme personne ne pouvait être poli avec plus de grâce et de délicatesse que John Effingham quand telle était son humeur, mistress Bloomfield fut frappée de l’air noble et aimable avec lequel il accueillit sa jeune parente en cette occasion difficile, du ton affectueux de sa voix, et de l’expression attrayante de sa physionomie. Ève elle-même remarqua ces particularités, et elle en devina aisément la cause. Elle vit sur-le-champ qu’il savait quelle était la situation des choses entre elle et Paul. Comme elle connaissait la discrétion de mistress Bloomfield, elle supposa avec raison que les longues observations de son cousin se joignant au peu de mots qu’il avait entendus le soir même, lui avaient fait connaître ses sentiments pour Paul, mieux qu’à l’amie avec qui elle venait d’avoir une conversation à ce sujet. La conviction que son secret était connu de tant de personnes ne causa pourtant à Ève aucun embarras. Son attachement pour Paul n’était pas un caprice de jeune fille ; c’était la vive et sincère affection d’une femme. Il avait crû avec le temps, il avait reçu la sanction de sa raison, et s’il portait l’empreinte de l’imagination ardente et de la confiance de la jeunesse, il était soutenu par des principes louables et par le sentiment intime de ce qui était bien. Elle savait que son père et son cousin estimaient le jeune homme dont elle avait fait choix, et elle ne croyait pas que le léger nuage qui couvrait sa naissance pût avoir une influence plus que momentanée sur leurs sentiments. Elle aborda donc John Effingham d’un air calme et ouvert, lui serra la main avec un sourire semblable à celui qu’une fille affectionnée aurait pu adresser à un bon père, et se retourna pour saluer le reste de la compagnie, avec cette aisance qui était devenue pour elle une seconde nature.

— Voilà un des tableaux les plus attrayants que l’humanité puisse offrir, dit John Effingham à mistress Btoomfield quand Ève se fut éloignée d’eux ; une jeune fille timide, modeste et sensible, si ferme dans ses principes, si pleine de droiture, si pure dans ses pensées, si fervente dans ses affections, qu’elle envisage le choix d’un mari comme d’autres regardent leurs actes de devoir et de religion. Avec elle, l’amour n’a ni honte ni faiblesse.

— Ève est sans défaut, autant que le comporte la nature d’une femme, et pourtant, ou je ne connais pas bien mon sexe, ou elle ne recevra pas M. Powis avec le même calme qu’elle a accueilli le cousin de son père.

— Vous avez peut-être raison, mistress Bloomfield, car en ce cas elle éprouverait à peine la passion de l’amour. — Vous voyez qu’il évite de lui imposer de la contrainte en faisant trop d’attention à elle, et qu’ils s’abordent sans montrer aucun embarras. Je crois qu’il y a dans l’amour un principe de force qui, en nous faisant souhaiter d’être dignes de l’objet qui nous est le plus cher, produit l’effet désiré en nous imposant des sacrifices. Nous avons sous les yeux deux êtres aussi parfaits qu’on peut se flatter d’en rencontrer, et dont chacun est rempli de l’idée qu’il n’est pas digne d’être le choix de l’autre.

— L’amour nous apprend-il donc l’humilité, — même l’amour heureux ?

— Ne le croyez-vous pas ? Mais il ne conviendrait pas de vous faire cette question, à vous femme mariée ; car, suivant les pandectes de la société américaine, un homme peut philosopher, plaisanter, bavarder sur l’amour, et même analyser cette passion avec une fille au-dessous de vingt ans, et pourtant il ne doit y faire aucune allusion en conversant avec une dame. Eh bien ! chacun son goût. Nous sommes un peu bizarres dans nos usages, et nous avons admis dans nos salons une bonne partie de la coquetterie de village.

— Ne vaut-il pas mieux que de telles folies se bornent à la jeunesse, sans envahir la sainteté du mariage, comme on dit que cela n’arrive que trop souvent ailleurs ?

— Cela peut être ; mais j’avoue qu’il est plus facile de répondre à une proposition franche et directe faite par un père, une mère, ou un ami qui en est chargé, que de se débarrasser d’une jeune personne qui jette ses filets pour son propre compte. Quand j’étais en pays étranger, je reçus une douzaine de propositions.

— De propositions ! s’écria mistress Bloomfield, levant vers le ciel les yeux et les mains avec un air de surprise.

— Oui, Madame, de propositions, — de propositions faites de bonne foi. Et pourquoi non ? Ai-je plus de cinquante ans ? Ne suis-je pas encore passablement jeune pour cet âge ? N’ai-je pas sept à huit mille livres de revenu ?

— Dix-huit mille, ou vous êtes fort calomnié.

— Dix-huit, si vous le voulez, répondit froidement Johm Effingham, aux yeux de qui la richesse n’était pas un mérite, car il était né avec sa fortune, et il la regardait comme un moyen d’existence, et non comme devant en être le but, — puisque chaque dollar devient un aimant quand on a passé quarante ans. Supposez-vous qu’un célibataire de quarante à cinquante ans, ayant un extérieur passable, bien né, et ayant cent mille francs de rente, puisse échapper entièrement en Europe aux propositions du beau sexe ?

— Cela est si révoltant dans toutes nos idées américaines, que, quoique j’aie souvent entendu parler de pareille chose, j’ai toujours trouvé difficile de le croire.

— Est-il plus révoltant de voir les amis d’une jeune personne aller à la pêche pour elle, que de lui laisser le soin d’amorcer elle-même son hameçon, comme cela se pratique si souvent ici ouvertement ?

— Vous êtes heureux d’être un célibataire déterminé, sans quoi un pareil langage ne vous laisserait aucun espoir. Je conviens qu’il n’y a plus parmi nous autant de retenue et de méfiance de soi-même que dans l’ancienne école, car nous sommes tous assez disposés à dire que le vieux temps vaut mieux que le nôtre ; mais je proteste fortement contre l’interprétation que vous donnez à la conduite d’une jeune Américaine ingénue et sans artifice.

— Sans artifice ! répéta John Effingham, ses sourcils s’élevant insensiblement. Nous vivons dans un siècle où il faut de nouveaux dictionnaires et de nouveaux vocabulaires pour s’entendre. Est-ce être sans artifice que d’assiéger un vieux garçon de cinquante ans comme on assiégerait une ville ? Mais, chut Édouard se retire avec sa fille, et je ne tarderai pas à être appelé à un conseil de famille. Eh bien ! nous garderons le secret jusqu’à ce qu’il soit publiquement proclamé.

John Effingham ne se trompait pas ; le père et la fille sortirent du salon, mais de manière à ne pas attirer sur eux l’attention, si ce n’est celle des personnes qui savaient déjà ce qui s’était passé dans la soirée. Ils se rendirent dans la bibliothèque, et quand ils y furent seuls, M. Effingham en ferma la porte au double tour, et s’abandonna à ses sentiments paternels.

Il avait toujours existé entre Ève et M. Effingham une confiance telle qu’il s’en trouve rarement entre un père et sa fille. Dans un sens, ils avaient été tout l’un pour l’autre, et Ève n’avait jamais hésité à lui faire part de tout ce qu’elle aurait confié à l’affection d’une mère, si le ciel lui avait laissé la sienne. Quand leurs yeux se rencontrèrent, ils brillaient donc d’une expression de tendresse et de confiance telle qu’on aurait pu naturellement l’attendre d’une mère et de sa fille. M. Effingham serra Ève contre son cœur, et la pressa dans ses bras pendant près d’une minute, après quoi, baisant sa joue brûlante, il lui dit de lever les yeux.

— Voilà qui répond à toutes mes espérances, ma chère Ève, s’écria-t-il ; voilà qui remplit les désirs ardents que je formais pour votre bonheur.

— Mon père !

— Oui, ma fille, j’ai longtemps prié secrètement le ciel de vous accorder cette bonne fortune ; car de tous les jeunes gens que nous avons vus, soit ici, soit en pays étranger, Paul Powis est le seul à qui je puisse vous confier avec une parfaite conviction qu’il vous rendra heureuse comme vous méritez de l’être.

— Mon père il ne me manquait que cela pour achever mon bonheur.

M. Effingham l’embrassa de nouveau, et put ensuite continuer la conversation avec plus de calme. — J’ai eu une explication complète avec Powis, dit-il, quoique, pour l’obtenir, j’aie été obligé de lui donner de grands encouragements.

— Mon père !

— Soyez sûre, ma chère fille, que j’ai respecté vos sentiments et votre délicatesse ; mais il a tant de méfiance de lui-même, il laisse prendre aux circonstances peu agréables qui se rattachent à sa naissance un tel ascendant sur son esprit que j’ai été forcé de lui dire, ce que je suis sûr que vous approuverez, que nous ne nous inquiétons nullement de la famille, et que nous n’avons égard qu’au mérite de l’individu.

— J’espère, mon père, que vous n’avez rien dit à M. Powis qui pût lui donner lieu de supposer que nous ne le regardons pas comme notre égal sous tous les rapports ?

— Non certainement ; il a été bien élevé, et c’est tout ce que je réclame pour moi-même. Il n’y a qu’un point de vue sous lequel la circonstance de famille doive influer sur le mariage en Amérique, quand les parties se conviennent sur les points principaux, c’est de s’assurer que ni l’un ni l’autre ne sera placé dans une société qui répugne à ses goûts et à ses habitudes. Une femme surtout ne doit jamais être transplantée d’un cercle poli dans un cercle grossier ; car, quand cela arrive, si la femme a été réellement bien élevée, elle court le risque de sentir se refroidir son affection pour son mari. Ce grand point assuré, je ne vois rien qui doive causer de l’inquiétude à un père.

— Powis malheureusement n’a point de parents dans ce pays, aucun qu’il connaisse du moins, et ceux qu’il a en Angleterre sont d’une condition à lui faire honneur.

— J’ai causé avec lui sur ce sujet, et il m’a montré des sentiments si convenables, qu’il s’est élevé encore plus haut dans mon estime. Je connais sa famille paternelle, et je crois même que je dois avoir connu son père, quoiqu’il y eût deux ou trois Assheton qui portassent le prénom de John. C’est une famille très-respectable des États de l’extérieur, et qui faisait autrefois partie de l’aristocratie coloniale. La mère de John Effingham était une Assheton.

— Du même sang, croyez-vous, mon père ? Je m’en suis souvenue quand M. Powis m’apprit le nom de son père, et j’avais dessein de questionner mon cousin John sur ce sujet.

— Maintenant que vous m’en parlez, Ève, il doit exister quelque parenté entre eux. Croyez-vous que notre cousin sache que Paul est, par le fait, un Assheton ?

— Je ne lui en ai jamais parlé, mon père.

— Sonnez, et nous nous assurerons jusqu’à quel point ma conjecture est vraie. Il est impossible, ma chère enfant, qu’une fausse délicatesse vous empêche de faire connaître à John votre engagement.

— Mon engagement, mon père !

— Oui, votre engagement, car je le regarde déjà comme tel. Je me suis hasardé à promettre en votre nom votre main et votre foi à Paul, et je vous rapporte en retour autant de protestations de son bonheur et de sa constance éternelle qu’une fille raisonnable puisse en désirer.

Ève regarda son père d’un air mêlé de reproche et de tendresse, car il lui sembla que, dans cette occasion, il avait agi avec trop de la précipitation de son sexe. Cependant supérieure à la coquetterie et à l’affectation du sien, et trop attachée à Paul pour être sérieusement mécontente, elle baisa la main de son père, secoua la tête en souriant, et se leva pour sonner, comme il lui avait dit de le faire.

— D’après tout cela, mon père, il est devenu important pour nous de mieux connaître tout ce qui concerne M. Powis, dit-elle en se rasseyant, et je voudrais que les choses n’eussent pas marché si vite.

— Tout ce que j’ai promis est conditionnel et dépend de vous-même. Si vous trouvez que j’aie été trop loin, vous pouvez refuser de ratifier le traité que j’ai négocié.

— Vous me proposez ce qui est impossible, répondit Ève en lui prenant une main qu’elle pressa entre les siennes. Le négociateur est trop respecté, a trop de justes droits pour ordonner, et jouit de trop de confiance pour être désavoué ainsi. Je ratifierai, je ratifie, mon père, tout ce que vous avez promis, tout ce que vous pouvez promettre en mon nom.

— Quand même j’annulerais le traité, ma chère Ève ?

— Même en ce cas. Je n’épouserai personne sans votre consentement, et j’ai une confiance si entière en votre affection pour moi que je n’hésite pas à dire que je n’épouserai jamais que celui que vous me destinerez.

— Que le ciel vous bénisse, ma chère fille dit M. Effingham ; je crois tout ce que vous me dites, car je vous ai toujours vue la même depuis que la réflexion a pu diriger vos actions. Priez M. John Effingham de venir ici, dit-il à un domestique qui se présenta à la porte. Et je crois, ajouta-t-il à sa fille, que vous continuerez à être la même jusqu’au dernier de vos jours.

— Mais vous oubliez, mon pauvre père, que vous avez vous-même servi d’instrument pour transférer à un autre mon obéissance et mes devoirs. Si ce monstre marin devenait un tyran, s’il levait le masque et qu’il se montrât sous ses traits naturels, êtes-vous préparé à me prêcher l’obéissance ? — Et en parlant ainsi, Ève, le cœur plein de son bonheur, avait les bras passés autour du cou de son père qu’elle comblait de caresses presque enfantines.

— Assez, assez, ma chère Ève ; je reconnais le pas de notre cousin ; il faut qu’il nous trouve dans une humeur un peu plus sérieuse.

Ève se leva ; et quand John entra, elle lui offrit la main avec amitié, quoiqu’en détournant le visage, et les yeux humides.

— Il était temps de me faire appeler, dit John Effingham, tirant à lui sa cousine toute couverte de rougeur, qu’il embrassa sur le front ; car avec vos tête-à-tête, tantôt avec des jeunes gens, tantôt avec des vieillards, je commençais à me trouver négligé. J’espère pourtant que je n’arrive pas trop tard pour exprimer en temps utile ma désapprobation très-décidée.

— Cousin John, répondit Ève en le regardant avec un air de reproche moqueur, vous êtes le dernier qui devriez parler de désapprobation, vous qui n’avez fait que chanter les éloges du pétitionnaire depuis le premier instant que vous l’avez vu.

— C’est la vérité ; et par conséquent je dois, comme tant d’autres, me soumettre aux suites de ma précipitation et de mes fausses conclusions. Eh bien ! pourquoi suis-je appelé ? est-ce pour savoir combien de mille livres j’ajouterai par an aux revenus du nouveau couple ? Comme je déteste les affaires, disons cinq tout d’un coup ; et quand l’acte sera rédigé je le signerai sans le lire.

— Bourru généreux ! s’écria Ève en riant. Mais oserais-je vous faire une question ?

— Faites-la sans scrupule, jouissez encore de votre indépendance et de votre pouvoir ; car je connais mal Paul, ou il sera le capitaine de sa frégate.

— Eh bien ! en faveur de qui êtes-vous si généreux ? est-ce pour M. Powis ou pour moi ?

— La question a son mérite, dit John Effingham en riant et ayant embrassé une seconde fois sa cousine, il ajouta : Quand on me mettrait à la torture, je ne saurais dire qui de vous deux j’aime le mieux, quoique vous ayez la consolation de pouvoir dire que vous accaparez tous les baisers.

— Vos sentiments sont presque les miens, John ; car, si j’avais un fils, je ne sais s’il pourrait m’être plus cher que Paul.

— Je vois donc qu’il faut que je me marie, — dit Ève, essuyant à la hâte quelques larmes que le plaisir faisait couler de ses yeux, car quel plus grand plaisir pouvait-elle avoir que d’entendre faire l’éloge de celui qu’elle aimait, — si je désire conserver ma place dans votre affection. Mais, mon père, nous oublions la question que nous voulions faire au cousin John.

— Cela est vrai, ma chère. — John, votre mère n’était-elle pas une Assheton ?

— Certainement, Édouard. J’espère qu’à votre âge vous n’en êtes pas à apprendre ma généalogie.

— Nous désirons établir une parenté entre vous et Paul ; cela n’est-il pas possible ?

— Je donnerais la moitié de ma fortune, Ève y consentant, pour que cela fût. Mais quelle raison y a-t-il de supposer que cela soit probable ou même possible ?

— Vous savez sans doute que Powis est le nom du protecteur de sa jeunesse, de son père adoptif, et que son véritable père se nommait Assheton ?

— Assheton ! s’écria John de manière à prouver que c’était la première fois qu’il entendait parler de ce fait.

— Certainement ; et comme il n’y a qu’une famille qui porte ce nom, dont l’orthographe est un peu singulière, car voici ce nom écrit par Paul lui-même sur cette carte, — nous avons pensé qu’il devait être votre parent. J’espère que nous ne serons pas trompés dans notre attente.

— Assheton ! — Comme vous le dites, c’est un nom dont l’orthographe est extraordinaire, et je ne connais qu’une famille qui le porte dans ce pays. Est-il possible que Powis soit véritablement un Assheton ?

— Sans aucun doute, s’écria Ève ; c’est lui-même qui nous l’a dit. Son père se nommait Assheton, et sa mère était…

— Qui ? demanda John Effingham avec une véhémence qui fit tressaillir M. Effingham et sa fille.

— C’est plus que je ne puis dire, car il ne nous a point appris le nom de famille, de sa mère. Mais comme elle était sœur de lady Dunluce, femme du général Ducie, père du capitaine qui est notre hôte en ce moment, il est probable qu’elle se nommait Dunluce.

— Je ne me rappelle aucun parent qui ait fait un pareil mariage ni aucun qui ait pu le faire, et pourtant je connais personnellement et intimement chaque Assheton de ce pays.

M. Effingham et sa fille se regardèrent d’un air de désappointement, car ils pensèrent sur-le-champ qu’il fallait qu’il y eût des Assheton d’une autre famille.

— Sans l’orthographe singulière de ce nom, dit M. Effingham, je supposerais qu’il existe des Assheton qui nous sont inconnus. Mais il est difficile de croire qu’il y ait des individus de cette famille respectable dont nous n’ayons jamais entendu parler ; et Powis nous a dit que la sienne était des États de l’intérieur.

— Et que sa mère se nommait Dunluce ? demanda John Effingham avec force ; car il semblait désirer aussi de découvrir un lien de parenté entre Paul et lui.

— Je ne crois pas qu’il nous l’ait dit, cousin John, dit Ève ; mais cela est très-probable, car le titre de sa tante vient d’une ancienne baronnie, et ces anciens titres deviennent souvent le nom de famille.

— Il faut que vous vous trompiez à cet égard, ma fille ; car Paul nous a dit que ce titre descendait de la mère de sa mère qui était Anglaise. — Mais, au surplus, pourquoi ne pas le faire venir sur-le-champ pour l’interroger ? Après le plaisir de l’avoir pour mon propre fils, John, je ne pourrais en avoir un plus grand que celui d’apprendre qu’il avait un droit légal à ce que je sais que vous avez fait pour lui.

— Cela est impossible, Édouard. Je suis fils unique, et quant à mes cousins maternels, j’en ai un si grand nombre, qui sont à un même degré de parenté, qu’aucun d’eux en particulier ne peut prétendre à être mon héritier légal. Mais, quand il y en aurait, je suis un Effingham, ma fortune vient d’un Effingham, et elle passera à un Effingham en dépit de tous les Assheton d’Amérique.

— Y compris Paul Powis ? s’écria Ève levant un doigt avec un air de reproche.

— Il est vrai que je lui ai laissé un legs ; mais c’était à un Powis, et non à un Assheton.

— Et pourtant il déclare qu’il est légalement un Assheton, et non un Powis.

— N’en parlons pas davantage, Ève ; ce sujet m’est désagréable. Je déteste le nom d’Assheton, quoique ce fût celui de ma mère, et je désire ne plus l’entendre prononcer.

Ève et son père restèrent muets d’étonnement ; car leur cousin, ordinairement si fier et si maître de lui-même, parlait avec une émotion qu’il cherchait vainement à cacher, et il était même évident que quelque cause secrète faisait qu’il était encore plus ému qu’il ne le paraissait. L’idée qu’il se rattachait peut-être à ce nom quelque chose qui pourrait inspirer de l’éloignement pour Paul à un être qui lui était aussi cher que son cousin, était infiniment pénible pour elle, et elle regrettait qu’on lui eût parlé de ce sujet. Il n’en était pas de même de son père. Franc, simple, et ami de la vérité, M. Effingham renouvela sa proposition de faire venir Paul, et d’éclaircir l’affaire sur-le-champ.

— Vous êtes trop raisonnable, John, dit-il ensuite, pour qu’une antipathie contre un nom, et un nom que votre mère a porté, l’emporte sur votre amour de la justice. Je sais que quelques discussions désagréables se sont élevées relativement à la succession de ma tante, votre mère ; mais il y a vingt ans qu’elles ont été décidées en votre faveur, et, comme je le croyais, à votre entière satisfaction.

— Malheureusement les querelles de famille sont les plus invétérées, et celles qui sont ordinairement les plus irréconciliables, dit John Effingham, éludant une réponse plus directe. Je voudrais que ce jeune homme eût tout autre nom que celui d’Assheton. Je n’aimerais pas à voir Ève promettre sa foi en face de l’autel à un homme portant ce nom maudit.

— Si jamais cela arrive, mon cher cousin John, ma foi sera donnée à l’homme, et non à son nom.

— Non, non ; — il faut qu’il conserve celui de Powis, sous lequel nous avons tous commencé à l’aimer, et auquel il a fait tant d’honneur.

— Cela est fort étrange, John, pour un homme qui a autant de raison et de jugement que vous ; je propose encore une fois de faire venir Paul, et de nous assurer à quelle branche de cette famille que vous détestez si fort il appartient réellement.

— Non, mon père, non ; pas à présent, si vous m’aimez ! s’écria Ève, arrêtant la main de M. Effingham à l’instant où il touchait le cordon de la sonnette ; ce serait lui montrer de la méfiance, et même le traiter avec cruauté, que de lui faire subir si tôt cette sorte d’interrogatoire.

— Ève a raison, Édouard, mais je ne me coucherai pas sans tout savoir. Nous avons commencé, Paul et moi, l’examen de certains papiers que nous a confiés le pauvre Lundi ; je ferai venir Paul pour le terminer, et je trouverai quelque occasion pour lui parler de nouveau de sa propre histoire. La première fois que je l’ai interrogé sur ce sujet, il a répondu à mes questions avec une entière franchise.

— Faites-le, cousin John, et faites-le sur-le-champ. Je puis remettre Paul entre vos mains, car je sais combien vous l’aimez et vous l’estimez au fond du cœur. Voyez, il est déjà près de dix heures.

— Cependant il désirera tout naturellement passer le reste de cette soirée tout autrement qu’à examiner les papiers de M. Lundi ; dit John Effingham ; et le sourire qui accompagnait ces mots dissipa le sombre nuage qui avait couvert ses nobles traits.

— Non, non, pas ce soir, s’écria Ève en rougissant ; j’ai déjà montré assez de faiblesse pour un jour. Demain, s’il le veut, — si vous le voulez, — je m’entretiendrai avec lui, mais non ce soir. Je me retirerai avec mistress Hawker, qui m’a déjà dit qu’elle était fatiguée, et vous ferez dire à Powis d’aller vous trouver dans votre chambre sans aucun délai.

Ève embrassa son cousin comme pour le cajoler, et en sortant avec lui de la bibliothèque elle lui montra l’escalier qui conduisait à sa chambre. John Effingham lui souhaita le bonsoir en souriant, et dès qu’il fut dans son appartement, il fit prier Paul de venir l’y trouver.

— Je puis à présent vous appeler mon parent, dit John Effingham, se levant pour recevoir le jeune homme, et il s’avança vers lui en lui tendant la main de la manière la plus amicale : votre discernement et la franchise d’Ève ont fait de nous une famille véritablement heureuse.

— Si quelque chose pouvait ajouter à la félicité d’être agréable à miss Effingham, répondit Paul, c’est la manière dont son père et vous vous avez accueilli mes désirs présomptueux.

— Eh bien ! n’en parlons pas davantage, quant à présent. J’ai vu dès l’origine la tournure que prenaient les choses, et c’est ma franchise qui a ouvert les yeux de Templemore sur l’impossibilité qu’il réussît, ce qui lui a évité des regrets plus cuisants.

— Oh ! monsieur Effingham ! Templemore n’a jamais aimé miss Ève. Il fut un temps où je croyais qu’il l’aimait, et il le croyait aussi ; mais il ne pouvait avoir pour elle un amour comme le mien.

— Il y avait certainement une différence essentielle, le manque de réciprocité ; circonstance qui modifie singulièrement une passion, et qui en abrège la durée. Templemore ne savait pas pourquoi il préférait Ève ; mais ayant vu beaucoup la société dans laquelle il vivait, je fus en état d’en découvrir la cause. Accoutumé à une civilisation avancée, il eut l’imagination frappée par la réunion de ce que l’art et la nature avaient fait pour Ève ; car les Anglais voient rarement la nature sans quelque mélange de grossièreté, et quand ils la trouvent jointe à une haute intelligence et au meilleur ton, elle a ordinairement de grands attraits pour les blasés.

— Templemore est heureux d’avoir trouvé si promptement à remplacer Ève dans son cœur.

— Ce changement n’a rien de fort extraordinaire. D’abord, avec cette langue qui ne connaît que la vérité, je lui avais fait perdre toute espérance avant qu’il en fût venu à une déclaration ; ensuite, à ne considérer que la nature, Grace Van Courtlandt a été favorisée par elle autant que sa cousine. Enfin, Templemore, quoique bien né, brave et estimable, n’est pas remarquable par des qualités intellectuelles très-extraordinaires. Il sera aussi heureux avec Grace que l’est communément un Anglais de son rang, et je ne vois pas qu’il ait le droit d’en attendre davantage. Mais ce n’est pas pour parler d’amour que je vous ai fait prier de venir ici, c’est pour en voir les suites malheureuses, qui nous seront probablement révélées par les papiers de M. Lundi. Il est temps que nous en finissions l’examen. Faites-moi le plaisir d’ouvrir le nécessaire qui est sur la toilette, vous y trouverez la clef du secrétaire dans lequel j’ai enfermé votre portefeuille.

Paul ouvrit le nécessaire, qui était grand et divisé en compartiments dont aucun n’était couvert. Le premier objet qui frappa ses regards fut le portrait en miniature d’une si belle femme que ses yeux y restèrent attachés comme par un pouvoir de fascination. Malgré quelque différence, causée principalement par celle de la mise à la mode dans le temps où il avait été peint, il fut frappé de la ressemblance qu’il y trouva à l’objet de son amour, et croyant voir un portrait d’Ève sous un costume qui ne différait guère de celui qui est adopté de nos jours, car la mode n’a pas subi de grandes révolutions depuis une vingtaine d’années, il s’écria :

— C’est vraiment un trésor, monsieur Effingham, et je vous en envie sincèrement la possession. Ce portrait est très-ressemblant, sans pourtant l’être dans tous ses détails. Il rend à peine justice au front et au nez de miss Effingham.

John tressaillit en voyant la miniature entre les mains de Paul ; mais, revenant à lui, il sourit de l’illusion de son jeune ami, et lui dit d’un ton calme :

— Ce n’est pas le portrait d’Ève, c’est celui de sa mère. Ève tient de ma famille son front et son nez ; tous ses autres traits sont ceux de sa mère, et la ressemblance est presque parfaite.

— Et voici donc mistress Effingham ! murmura Paul, regardant avec un respect mélancolique les traits de la mère de celle qu’il aimait, et avec un intérêt qu’augmentait encore la connaissance qu’il avait de la vérité. Elle est morte bien jeune, je crois, Monsieur ?

— Oui ; et l’on peut à peine dire qu’elle fut trop tôt un ange de plus dans le ciel, car elle en était déjà un sur la terre.

John prononça ces mots avec une émotion qui ne put échapper à Paul et qui le surprit ; il y avait dans le compartiment où il avait pris ce portrait cinq ou six écrins à miniature, et supposant que celui qui était en dessus était destiné au portrait qu’il tenait en main, il le prit et l’ouvrit pour l’y replacer. Mais, au lieu de trouver cet écrin vide, il y vit une autre miniature qui lui arracha une exclamation de joie et de surprise.

— C’est sans doute le portrait de ma grand’mère qui vous cause de tels transports ? dit John Effingham en souriant. Je le comparais hier au portrait d’Ève, que vous trouverez dans l’écrin en cuir de Russie qui est parmi les autres. Je ne suis pas surpris de votre admiration, car c’était une beauté dans sa jeunesse, et nulle femme n’est assez folle pour se faire peindre quand elle est devenue laide.

— Non, non, monsieur Effingham ! cette miniature est celle que j’ai perdue à bord du Montauk et que je croyais avoir été prise par les Arabes. Dans la confusion de ce moment, elle aura été portée, je ne sais comment, dans votre chambre, et votre domestique l’aura mise parmi vos effets par mégarde. Ce portrait a un grand prix pour moi, car c’est presque le seul souvenir que je possède de ma mère.

— De votre mère ! s’écria John Effingham en se levant involontairement je crois que vous vous méprenez, car j’ai examiné tous ces portraits ce matin, et c’est la première fois que je les ai regardés depuis mon retour d’Europe. Il ne s’y en trouvait aucun qui ne m’appartînt, et ce ne peut être celui que vous avez perdu.

— Mais j’en suis certain ; il est impossible que je m’y méprenne.

— Il serait singulier qu’une de mes deux grand’mères, — car les bonnes dames sont ici l’une et l’autre, — fût votre mère. Powis, faites-moi le plaisir de me montrer la miniature que vous tenez.

Paul prit une lumière, s’approcha de lui, et lui mit le portrait sous les yeux.

— Cela ! s’écria John Effingham, sa voix prenant un son rauque et sourd que Paul ne lui avait jamais connu. — Ce portrait, dites-vous, ressemble à votre mère ?

— C’est le sien. C’est la miniature qui m’a été remise par les gens qui ont pris soin de mon enfance. Je ne puis me méprendre ni à la physionomie ni au costume.

— Et votre père se nommait Assheton ?

— Certainement ; — John Assheton, d’une famille de Pensylvanie.

John Effingham poussa un profond gémissement, et quand Paul, au comble de la surprise, fit un pas en arrière, il vit que le visage de son ami était livide, et que sa main, qui tenait le portrait, tremblait comme la feuille.

— Vous trouvez-vous mal, mon cher monsieur Effingham ?

— Non, non, cela est impossible ! s’écria John sans répondre à cette question. Cette dame n’a jamais eu d’enfant. Vous avez été trompé par quelque ressemblance réelle ou imaginaire. Ce portrait est à moi, et il n’a pas été un instant hors de ma possession depuis vingt-cinq ans.

— Je vous demande pardon, Monsieur, mais je suis sûr que c’est le portrait de ma mère, celui que j’ai perdu à bord du Montauk.

Le regard que John jeta sur le jeune homme était celui d’un homme épuisé de souffrance. Paul allait tirer le cordon de la sonnette, mais un geste de son ami le lui défendit.

— Voyez ! dit John Effingham du même ton ; et touchant un ressort secret, il lui fit voir, derrière le portrait, un chiffre en cheveux formé des lettres initiales de deux noms. Ceci est-il aussi à vous ?

Paul parut surpris et désappointé.

— Cela décide certainement la question, dit-il, car ma miniature ne contenait rien de semblable ; et cependant je crois encore que ces traits doux et pensifs sont ceux de ma mère.

John Effingham fit un effort pour paraître calme. Il remit les deux miniatures dans le nécessaire, y prit la clef de son secrétaire, et en tirant le portefeuille, il le remit à Paul qui en avait la clef, en lui faisant signe de l’ouvrir. Il se jeta ensuite machinalement sur un fauteuil, comme si son esprit et son corps n’eussent eu aucun rapport ensemble.

— Quelque ressemblance due au hasard vous a trompé sur cette miniature, dit-il, tandis que Paul cherchait le numéro auquel ils en étaient restés dans leur premier examen des pièces de M. Lundi. Non, non, ce portrait ne peut être celui de votre mère. Cette dame n’a pas laissé d’enfant. — Votre père se nommait Assheton, m’avez-vous dit ?

— Assheton, — John Assheton ; — à cet égard, du moins, il ne peut y avoir de méprise. Voici la pièce où nous en sommes restés, Monsieur. La lirez-vous, ou en ferai-je la lecture ?

John lui fit signe de la lire ; et, dans le fait, il ne paraissait pas en état de le faire lui-même.

— Cette pièce est une lettre écrite au nommé Dowse par la femme à qui l’enfant paraît avoir été confié, dit Paul en la parcourant des yeux, et elle ne contient guère que du commérage. — Ah ! — qu’est-ce que je vois ?

John Effingham se souleva sur son fauteuil, et regarda Paul en homme qui attend une découverte extraordinaire, sans se douter de ce qu’elle peut être.

— C’est une phrase fort singulière, continua Paul, si singulière qu’elle aurait besoin d’explication. Écoutez : « J’ai pris l’enfant avec moi pour chercher le portrait chez le joaillier qui a raccommodé la bague, et le petit drôle l’a reconnu sur-le-champ. »

— Qu’y a-t-il de remarquable à cela ? D’autres que nous ont eu des portraits, et cet enfant a reconnu mieux que vous celui qui lui appartenait.

— Ce qu’il y a de remarquable, monsieur Effingham, c’est que la même chose m’est arrivée. C’est un des premiers événements de ma vie dont j’aie toujours conservé et dont je conserve encore un souvenir parfait. Quoique je ne fusse alors qu’un enfant, je me rappelle fort bien la manière dont je fus conduit chez un bijoutier, et le plaisir que j’éprouvai en revoyant le portrait de ma mère, celui que j’ai perdu, et que je n’avais pas vu depuis une couple de mois.

— Paul Blunt, — Powis, — Assheton ! dit John Effingham parlant d’une voix à peine intelligible ; attendez-moi ici quelques minutes, je ne tarderai pas à revenir.

Il se leva, et quoiqu’il eût cherché à rassembler toutes ses forces, ce ne fut qu’avec peine qu’il put gagner la porte de sa chambre. Cependant il refusa le bras que Paul lui offrait, et celui-ci ne sut que penser en voyant une si forte agitation dans un homme ordinairement si tranquille et si maître de lui-même. Quand il fut dans le corridor, John Effingham se trouva mieux, et il descendit dans la bibliothèque accompagné de son domestique, qu’il avait appelé pour l’éclairer.

— Priez le capitaine Ducie de m’accorder ici un instant de conversation, dit-il au domestique ; et, lui faisant signe de se retirer, il ajouta : Vous n’aurez pas besoin de revenir.

Une minute après le capitaine Ducie arriva. Il fut frappé de la pâleur et de l’air d’agitation de John Effingham, et lui exprima sa crainte qu’il n’éprouvât une indisposition subite. Il lui offrit de sonner ; mais un geste l’invita à n’en rien faire, et il attendit en silence et avec surprise la fin de cette scène extraordinaire.

— Capitaine Ducie, un verre de cette eau, s’il vous plaît, dit John Effingham s’efforçant de sourire avec politesse, quoique cet effort ne fît que rendre ses joues plus livides. Ce breuvage l’ayant un peu calmé, il dit d’une voix plus tranquille :

— Vous êtes cousin de Powis, je crois, capitaine ?

— Nous sommes enfants de deux sœurs, Monsieur.

— Et votre mère est…

— Lady Dunluce, — pairesse de son chef.

— Mais quel est son nom de famille ?

— Elle l’a quitté en épousant mon père, le nom de Ducie étant celui d’une famille aussi ancienne et aussi honorable que celle à laquelle ma mère doit son rang. Dans le fait, la baronnie de Dunluce a porté tant de noms en passant d’une femme à une autre, que je crois qu’il n’existe aucune intention de faire revivre le nom de la famille qui a été la première à en porter le titre.

— Vous ne me comprenez pas. — Votre mère quand elle s’est mariée, se nommait…

— Miss Warrender.

— Je vous remercie, Monsieur, et je ne vous importunerai pas plus longtemps, dit John Effingham, faisant un nouvel effort pour se lever et le saluer ; je crains de vous avoir parlé d’une manière incohérente, — brusque peut-être… Votre bras, s’il vous plaît.

Le capitaine Ducie s’avança vers lui sur-le-champ, et arriva à temps pour le recevoir dans ses bras à l’instant où il allait tomber à terre sans connaissance.