Eve Effingham/Chapitre 13

Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 162-174).


CHAPITRE XIII.


Il faut rester à genoux plus longtemps. — Je suis à supplier.
La reine Catherine.



Les Effingham furent bientôt régulièrement établis chez eux, et les politesses d’usage furent promptement échangées. Ils renouèrent leurs anciennes liaisons et firent quelques nouvelles connaissances. Les premières visites furent une sorte de tâche mais les choses ne tardèrent pas à reprendre leur marche ordinaire, et comme jouir du repos de la vie de campagne était leur premier but, ce moment d’agitation fut bientôt oublié.

Le cabinet de toilette d’Ève donnait sur le lac. Environ huit jours après son arrivée, elle y était avec Annette, qui, suivant sa coutume, l’aidait à s’habiller, tandis que Nanny Sidley, toujours jalouse, sans le savoir, de quiconque servait sa jeune maîtresse, préparait tout ce qu’elle s’imaginait que sa chère enfant pourrait avoir envie de mettre ce matin. Grace y était aussi. Elle s’était échappée des mains de sa femme de chambre pour consulter un de ces ouvrages qui rendent compte de l’extraction des familles nobles de la Grande-Bretagne, dont Ève avait un exemplaire au milieu d’une grande quantité de livres de routes, d’almanachs de Gotha, de guides de la cour, et d’autres ouvrages du même genre, qu’elle avait emportés dans ses voyages.

— Oh ! le voici ! s’écria Grace avec cette vivacité qu’on montre souvent quand on a enfin réussi à trouver ce qu’on a cherché longtemps.

— Voici quoi, cousine ?

Grace rougit, et elle se serait volontiers mordu la langue pour la punir de son indiscrétion ; mais, trop franche pour vouloir tromper, elle dit la vérité quoique, à contre-cœur.

— Je voulais seulement voir ce qu’on dit dans ce livre de la famille de sir George Templemore ; il est désagréable de vivre sous le même toit avec un homme de la famille duquel on ne connaît rien.

— Avez-vous trouvé son nom ?

— Oui je vois qu’il a deux sœurs qui sont mariées, et un frère qui est dans les gardes ; mais…

— Mais quoi ?

— Mais son titre n’est pas très-ancien.

— Le titre d’aucun baronnet n’est très-ancien, car cet ordre n’a été institué que sous le règne de Jacques Ier.

— Je ne le savais pas ; mais ce n’est qu’en 1700 qu’un de ses ancêtres a été créé baronnet. Or, Ève…

— Or quoi, Grace ?

— Nous sommes toutes deux, — Grace ne voulut pas borner sa remarque à elle seule, — nous sommes toutes deux de familles plus anciennes. Votre extraction en Angleterre remonte beaucoup plus haut que 1700 ; et je crois pouvoir aussi réclamer, pour les Van Courtlandt une antiquité plus reculée.

— Personne n’en doute, Grace ; mais que faut-il en conclure ? Devons-nous insister pour prendre le pas sur sir George en entrant dans un appartement ?

Grace rougit jusqu’aux yeux, et pourtant elle rit involontairement.

— Quelle folie ! Personne ne songe, à de pareilles choses en Amérique.

— Excepté à Washington, où l’on m’assure que les femmes de sénateurs se donnent des airs. — Mais vous avez raison, Grace, les femmes n’ont d’autre rang en Amérique que celui que leur donne leur situation dans le monde, comme méritant ou non le titre de dames et nous ne serons pas les premières à donner l’exemple d’enfreindre cette règle. Je crois donc que l’antiquité de notre extraction ne comptera pour rien, et que nous devons laisser la préséance au baronnet, à moins qu’il ne reconnaisse les droits de notre sexe.

— Vous savez fort bien que je ne veux rien dire de si absurde. Sir George Templemore ne paraît pas songer à son rang ; M. Powis lui-même le traite, sous tous les rapports, comme son égal, et sir George semble admettre qu’il en a le droit.

La femme de chambre d’Ève tressait en ce moment les cheveux de sa maîtresse pour les retrousser mais la manière soudaine dont celle-ci tourna la tête vers sa cousine les lui arracha des mains, et les épaules de miss Effingham furent couvertes par sa belle chevelure.

— Et pourquoi M. Powis ne traiterait-il pas sir George Templemore comme son égal à tous égards, Grace ? demanda Ève avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire.

— Pourquoi, Ève ? L’un est un baronnet, et l’autre n’est qu’un simple Américain.

Ève Effingham garda le silence une minute, et son petit pied s’agita, quoiqu’on lui eût inculqué avec soin que les bonnes manières exigeaient que cette charmante partie du corps d’une femme restât le plus possible à l’état de tranquillité. Mais l’Amérique ne contenait pas deux êtres du même sexe, du même âge, et occupant la même situation, qui offrissent tant de différences dans leurs opinions, et l’on pourrait dire dans leurs préjugés, que les deux cousines. Grace Van Courtlandt, issue d’une des meilleures familles de son pays natal, s’était pendant son enfance nourrie d’idées qui se rattachaient au rang héréditaire par les éditions des manières coloniales, par la lecture des romans, en entendant reprocher au bas peuple son ignorance et sa présomption, et à l’aide de son imagination qui contribuait à jeter du brillant et de l’éclat sur un état de choses qui gagne considérablement à être vu de loin. Au contraire, tout ce qu’Ève savait sur ce sujet était uniquement fondé sur les faits. Elle avait été placée de bonne heure dans la société des familles les plus nobles et les plus distinguées de l’Europe ; non seulement elle avait vu la royauté dans ses jours de gala et de représentation, espèce de parade adressée aux sens, ou simple observation de formes qui peuvent avoir leur signification, mais auxquelles il serait difficile d’assigner une raison ; mais elle avait vécu longtemps dans l’intimité de personnes de haute naissance et de haut rang, et cela dans assez de pays différents pour avoir secoué l’influence de cette nation particulière qui a transmis à l’Amérique, comme un héritage, un si grand nombre de ses idées. Des observations faites avec soin lui avaient fait reconnaître que les distinctions arbitraires et


Illustrationpolitiques n’établissent entre les hommes que bien peu de différence ; et bien loin de s’être laissé abuser par le clinquant de la vie, en passant tant d’années sous son influence immédiate, elle avait appris à discerner le faux et le vrai, à reconnaître ce qui est respectable et utile, et à le distinguer de ce qui n’est que la suite d’un égoïsme arbitraire. Ève pensait donc que la position d’un Américain bien élevé pouvait et même devait être la plus haute de toutes les positions humaines, à l’exception de celle de souverain. Un tel homme à ses yeux n’avait pas de supérieur dans la société, sauf ceux qui sont chargés de la gouverner, et elle croyait qu’un tel homme était plus que noble, puisque la noblesse même a ses degrés. Elle avait été habituée à voir son père et John Effingham reçus dans les premiers cercles d’Europe, respectés pour leurs connaissances et leur esprit indépendant ; ne se faisant distinguer en rien des autres par leurs manières, excitant l’admiration par leur bel extérieur, leur politesse, leur air noble et leurs principes ; ayant toutes les habitudes qui suivent une bonne éducation pleins de libéralité, montrant une dignité mâle, et n’ayant personne entre eux et la Divinité. Elle avait donc appris à regarder les Européens de sa race comme égaux en rang à quelques Européens que ce fût, et comme supérieurs à la plupart d’entre eux pour tout ce qui est essentiel à la véritable distinction. Ce n’était pas comme princes et comme ducs qu’elle estimait les hommes qui portaient ces titres, et comme son esprit parcourait avec rapidité la longue liste des degrés artificiels de la société européenne, et qu’elle voyait Grace attacher de l’importance au rang équivoque et purement conventionnel de baronnet anglais, il lui sembla que quelque chose de burlesque s’attachait à cette idée.

— « Un simple Américain, » Grace ! dit-elle, répétant les paroles de sa cousine ; un simple Américain bien élevé n’est-il pas l’égal d’un pauvre baronnet ?

— D’un pauvre baronnet, Ève !

— Oui, ma chère, d’un pauvre baronnet ; je connais fort bien la signification et la portée de ce que je dis. Je sais que nous ne connaissons pas la famille de M. Powis comme nous pourrions la connaître, dit Ève ; et ici des couleurs plus vives lui couvrirent les joues, en dépit de tous les efforts qu’elle faisait pour les empêcher d’y paraître ; — mais nous savons qu’il est Américain ; c’est quelque chose du moins, et nous voyons qu’il est bien élevé, et quel Américain bien élevé peut être au-dessous d’un baronnet anglais ? Croyez-vous que votre oncle, Grace, que mon cousin John, dont l’esprit est si fier et si élevé, voudraient accepter une aussi pauvre distinction que celle de baronnet, si nos institutions étaient changées au point de permettre de pareilles classifications sociales ?

— Et que seraient-ils donc, Ève, sinon baronnets ?

— Comtes, marquis, ducs, princes même. Ce sont les titres des plus hautes classes en Europe ; et dans ce cas, ce seraient ceux qui appartiendraient aux plus hautes classes de notre pays ou des équivalents.

— Je crois qu’on ne persuaderait pas à sir George Templemore d’admettre tout cela.

— Si vous aviez vu miss Ève entourée et admirée par des princes comme je l’ai vue, miss Grace, dit Nanny Sidley, vous ne trouveriez pas un simple sir George à moitié assez bon pour elle.

— Notre bonne Nanny entend un sir George, dit Ève en riant, et non le sir George en question. Mais sérieusement, chère cousine, c’est plus de nous et moins des autres qu’on ne le croit ordinairement que dépend le jour sous lequel on nous regarde. Ne savez-vous pas qu’il existe en Amérique des familles qui, si elles étaient disposées à faire des objections autres que celles qui sont purement personnelles, en feraient au mariage de leur fille avec des baronnets et des porteurs de rubans rouges ou bleus, sous le rapport du rang qu’elles occupent ? Quelle absurdité ce serait si un sir George ou le sir George refusait, par égard pour son rang, la fille d’un président des États-Unis, par exemple ! Et pourtant, j’en réponds, vous ne regarderiez pas comme un grand honneur personnel, si M. Jackson avait un fils, qu’il demandât votre main pour lui à mon père. Respectons-nous nous-mêmes, ayons soin d’agir en véritables dames et en hommes bien élevés, et loin que les rangs et les titres nous deviennent nécessaires, nous mettrons en discrédit, avant qu’il soit longtemps, toutes ces futiles distinctions, en prouvant qu’elles ne sont utiles ni à aucun intérêt important, ni au véritable bonheur, et qu’elles ne rendent pas plus respectable.

— Et ne croyez-vous pas, Ève, que sir George Templemore pense qu’il existe une différence de rang entre lui et nous ?

— C’est ce dont je ne saurais répondre. Il est assez modeste ; et quand il verra que nous appartenons à la plus haute condition sociale d’un grand pays, il est possible qu’il regrette de n’avoir pas eu le même bonheur dans le sien, — surtout depuis qu’il vous a connue, Grace.

Grace rougit, parut charmée, enchantée même, et pourtant surprise. Il est inutile d’expliquer les causes des trois premières expressions de son émotion, mais la dernière peut exiger un court examen. Rien que le temps et un changement de circonstances ne peut élever une province, ou une ville de province, à ce sentiment d’indépendance qui distingue d’une manière si frappante un district métropolitain ou une capitale. Il serait aussi raisonnable de s’attendre à voir des enfants n’avoir aucun égard à ce qu’ils entendent dire dans le salon, que de croire que le provincial pensera par lui-même. Il n’est donc pas surprenant que Grace Van Courtlandt, avec ses idées étroites, la société qu’elle avait vue, et ses habitudes de province, fût tout le contraire d’Ève, en tout ce qui concerne l’indépendance de la pensée, sur des sujets semblables à celui qu’elles discutaient alors. Si Grace fût seulement née dans la Nouvelle-Angleterre, le rang social du baronnet aurait eu moins d’influence sur elle ; car, quoique la population de cette partie de l’Union ait en général plus de déférence pour la Grande-Bretagne que la population d’aucune autre partie de la république, elle en a probablement moins pour le rang, parce que ses habitudes coloniales se rattachent moins aux usages aristocratiques de la mère-patrie. Grace était alliée par le sang aux plus hautes classes d’Angleterre, — et il en était de même des plus anciennes familles de New-York ; — et les traditions de sa famille venaient à l’appui de celles de sa colonie pour la confirmer dans le respect qu’elle avait pour un titre anglais. Ève aurait pu éprouver le même sentiment, si elle n’eût été placée dans une autre sphère, à un âge peu avancé, et si elle n’y avait puisé les idées que le lecteur connaît déjà, idées qui étaient aussi enracinées dans son esprit que celles de Grace l’étaient dans le sien.

— C’est une étrange manière d’envisager le rang d’un baronnet, Ève ! s’écria Grace dès qu’elle se fut remise de la confusion que lui avait occasionnée l’allusion personnelle que sa cousine venait de faire. Je doute fort qu’il vous fût possible de porter sir George Templemore à considérer du même œil sa situation dans le monde.

— Sans doute, ma chère, je crois plus probable qu’il la verra, comme beaucoup d’autres choses, par les yeux d’une autre personne. Quoi qu’il en soit, nous parlerons à présent de choses plus agréables ; car j’avoue que lorsque je pense aux titres, j’ai du goût pour les plus élevés, et qu’un simple baronnet peut à peine inspirer un sentiment.

— Mais, Ève, s’écria Grace avec vivacité, un baronnet anglais est noble ; sir George me l’a assuré lui-même hier soir. Je crois que les hérauts d’armes ont récemment établi ce fait à leur satisfaction.

— J’en suis bien aise, ma chère, répondit Ève en retenant avec peine une envie de bâiller. Cela sera d’une grande importance pour eux à leurs propres yeux. Dans tous les cas, je vous accorde que sir George Templemore, chevalier ou baronnet, grand baron ou petit baron, a l’âme noble ; et que peut désirer de plus une personne raisonnable ? Savez-vous, chère cousine, que le wigwam sera plein à déborder la semaine prochaine ; — qu’il sera nécessaire d’allumer le feu de notre conseil, — et qu’il faudra fumer le calumet d’un grand nombre de bienvenues ?

— J’ai appris de M. Powis que son parent, le capitaine Ducie, arrivera lundi.

— Et mistress Hawker doit arriver mardi, M. et mistress Bloomfield mercredi, et le brave et honnête fumeur de cigares et ennemi des litterati, le capitaine Truck, jeudi au plus tard. Nous formerons un cercle nombreux pour la campagne, et j’entends parler de promenades sur le lac et d’autres amusements. — Mais je crois que mon père tient dans la bibliothèque une consultation à laquelle il désire que nous soyons tous présents, et nous irons l’y joindre si vous le trouvez bon.

Comme la toilette d’Ève était terminée, les deux cousines se levèrent, et descendirent pour aller rejoindre la compagnie. M. Effingham était debout devant une table couverte de plans, et trois ou quatre hommes, maîtres ouvriers, ayant un air respectable, étaient à ses côtés. Ces hommes paraissaient doux, polis et respectueux ; ils avaient un air de simplicité franche, et en même temps de déférence pour l’âge et la condition du maître de la maison et cependant tous, un seul excepté, avaient leur chapeau sur la tête. Celui qui formait l’exception avait mieux profité des relations fréquentes qu’il avait eues avec cette famille, et il y avait appris que le respect pour soi-même comme pour les autres exigeait qu’on observât les règles depuis longtemps établies du décorum dans les rapports qu’on a avec la société. Les autres quoique sans aucune apparence ou intention de grossièreté, observaient moins les lois du savoir-vivre, par une habitude de licence qui a remplacé peu à peu les anciennes règles des convenances sur de pareils objets, et dont l’origine peut s’attribuer à certaines idées politiques fausses et impraticables, engendrées par les artifices d’astucieux démagogues. Cependant, pas un de ces maîtres ouvriers, hommes véritablement civils et honnêtes, qui restaient la tête couverte dans la bibliothèque de M. Effingham, ne sentait probablement le manque d’égards dont ils étaient coupables ; ils ne faisaient que céder insensiblement à une coutume vicieuse et vulgaire.

— Je suis charmé que vous soyez arrivée, ma chère, dit M. Effingham en voyant entrer sa fille, car je vois que j’ai besoin d’appui pour soutenir ici mes opinions. John garde un silence obstiné ; et quant à tous ces messieurs, je crains qu’ils n’aient décidément pris parti contre moi.

— Vous pouvez toujours compter sur mon appui, quelque faible qu’il soit, mon père ; mais quel est le point contesté aujourd’hui ?

— On fait la proposition de changer l’intérieur de l’église, et notre voisin, M. Gouge, apporte les plans d’après lesquels il a, dit-il, fait récemment un changement semblable dans plusieurs églises de ce comté. Le projet est de supprimer entièrement les bancs fermés, de substituer ce qu’on appelle des slips, d’abaisser la chaire, et d’élever le plancher en forme d’amphithéâtre.

— Peut-il y avoir un motif suffisant pour un tel changement ? demanda Ève avec surprise. Des slips ! le son de ce mot a quelque chose de vulgaire. Abaisser la chaire semble une innovation inutile. Je doute que ce changement soit orthodoxe.

— Il est très-populaire, Miss, répondit Aristobule, qui causait à voix basse avec quelqu’un près d’une fenêtre. Cette mode prend universellement, et toutes les dénominations de chrétiens commencent à l’adopter.

Ève se retourna involontairement, et elle vit avec surprise que l’éditeur du Furet Actif faisait partie de la compagnie. Elle lui fit une révérence d’un air froid et réservé ; mais M. Dodge, — qui n’étant pas en état de résister à l’opinion publique, avait rasé ses moustaches, la salua en souriant, voulant donner à entendre à tous les spectateurs qu’il était sur le pied de la familiarité avec cette famille.

Il peut être populaire, monsieur Bragg, répondit Ève après avoir fait sa profonde révérence à M. Dodge, mais il me semble qu’on ne saurait dire qu’il soit convenable. C’est changer l’ordre naturel des choses, — abaisser le juste et élever le pécheur.

— Vous oubliez, Miss, que, comme les choses sont à présent, le peuple ne peut rien voir. Il est tenu à terre, si l’on peut parler ainsi, d’une manière contre nature. Personne ne peut rien voir autour de soi que le ministre et les chantres qui sont au premier rang de la galerie. Cela est injuste.

— Je ne crois pas, Monsieur, qu’il soit nécessaire à la dévotion de pouvoir regarder autour de soi dans une église, et qu’on ne puisse écouter aussi bien une instruction religieuse quand on est placé plus bas que le ministre que quand on est plus haut.

— Pardon, Miss ; — Ève fronça le sourcil comme elle le faisait toujours quand M. Bragg employait en lui parlant ce terme vulgaire et presque méprisant ; — pardon, Miss, nous ne voulons placer personne ni plus haut ni plus bas ; tout ce que nous désirons, c’est une juste égalité. Tout le monde sera autant que possible de niveau.

Ève le regarda avec surprise, et hésita un instant à lui répondre, comme si elle eût douté qu’elle l’eût bien entendu.

— Une juste égalité ! — Égalité à qui ? — Ce n’est sûrement pas au ministre ordonné par l’Église, tandis qu’il remplit ses saintes fonctions. — Encore moins à la Divinité.

— Nous ne regardons pas tout à fait les choses sous ce point de vue, Miss. Le peuple a bâti l’église, vous ne pouvez en disconvenir. — Vous en conviendrez vous-même, monsieur Effingham.

Cette assertion était incontestable. Le père et la fille firent un signe d’assentiment, mais sans prononcer un seul mot.

— Eh bien ! le peuple ayant bâti l’église, se demande naturellement pourquoi il l’a bâtie.

— Pour le culte de Dieu ! dit Ève d’un ton si solennel qu’il imposa un instant à Aristobule, malgré toute sa confiance en lui-même.

— Oui, Miss, pour le culte de Dieu, et la convenance du public.

— Certainement ; pour le culte public et la convenance publique, ajouta M. Dodge en appuyant sur l’adjectif deux fois répété.

— Vous du moins, mon père, vous n’y consentirez pas ?

— Pas aisément, ma chère. J’avoue que toutes mes idées des convenances seraient renversées en voyant le pécheur, à l’instant où il vient faire profession d’humilité et de repentir, se placer avec orgueil et ostentation, comme s’il était tout gonflé de son importance.

— Vous conviendrez, monsieur Effingham, dit Aristobule, que les églises ont été bâties pour la convenance publique, comme M. Dodge l’a si bien remarqué.

— Non, Monsieur ; elles sont bâties pour le culte de Dieu, comme ma fille l’a si bien remarqué.

— Je vous l’accorde aussi, Monsieur.

— Monsieur Bragg place sans doute la convenance publique en seconde ligne, dit John Effingham, parlant pour la première fois, et avec ce ton caustique qui lui était ordinaire.

Ève se retourna et jeta les yeux sur son cousin. Il était debout devant la table, les bras croisés, et l’expression de ses beaux traits était celle du sarcasme et du mépris.

— Cousin John, cela ne doit pas être.

— Cousine Ève, cela sera néanmoins.

— Certainement non. On ne peut jamais oublier les apparences au point de faire du temple de Dieu un théâtre où la convenance des spectateurs est le seul grand objet qu’on doive avoir en vue.

— Vous avez voyagé, Monsieur, dit John en s’adressant particulièrement à M. Dodge, et vous avez dû entrer dans des édifices consacrés au culte dans d’autres parties du monde. La manière dont toutes les classes, riches et pauvres, grands et petits, s’agenouillent avec la même humilité devant l’autel, ne vous a-t-elle pas frappé comme étant aussi belle que simple, — et particulièrement dans les pays catholiques ?

— Non certainement, monsieur John Effingham. J’ai été dégoûté de la bassesse de leurs rites, et véritablement choqué de la manière abjecte dont les hommes se mettent à genoux sur des pierres froides et humides, comme s’ils étaient des mendiants.

— Et n’étaient-ils pas des mendiants ? demanda Ève d’un ton presque sévère. Ne devaient-ils pas se considérer comme tels, quand ils venaient implorer la merci d’un Dieu éternel et tout puissant ?

— Enfin, miss Effingham, le peuple doit avoir l’ascendant ; et il est inutile de lui dire qu’il n’aura pas les plus hautes places à l’église comme dans l’État. Je ne vois réellement aucune raison pour qu’un ministre soit élevé au-dessus de ses paroissiens. Les églises du nouvel ordre consultent la convenance publique, et placent chacun de niveau, autant que cela est possible. Autrefois, une famille était enterrée dans son banc de telle sorte qu’elle ne pouvait ni voir ni être vue ; et je me souviens du temps où je ne pouvais apercevoir que la perruque de notre ministre, car il était de l’ancienne école ; et en ce qui concernait ses ouailles, il aurait aussi bien fait de prier dans sa chambre. Je dois dire que je suis partisan de la liberté, quand ce ne serait que dans les bancs d’église.

— Je suis fâchée, monsieur Dodge, dit Ève avec douceur, que vous n’ayez pas étendu vos voyages jusque dans les pays mahométans, où beaucoup de sectes chrétiennes pourraient prendre des leçons utiles, au moins sur la partie du culte qui se rattache aux apparences. Là vous n’auriez pas vu de bancs, mais vous auriez vu des pécheurs prosternés en masse sur des pierres froides sans se faire une idée de bancs garnis de coussins, et de toutes les aises d’un salon. Nous autres protestants, nous n’avons pas changé en mieux la pratique de nos ancêtres catholiques à cet égard ; et l’innovation que vous proposez est à mes yeux une invasion irrévérente et presque criminelle des droits du temple.

— Ah ! miss Effingham, cela vient de ce qu’on substitue les formes à l’essence des choses. Quant à moi, je puis dire que j’ai été choqué des extravagances que j’ai vues dans les cérémonies du culte dans la plupart des pays où j’ai voyagé. Figurez-vous, monsieur Bragg, des êtres raisonnables, des hommes et des femmes, à genoux sur la pierre, comme des chameaux dans le désert, prêts à recevoir le fardeau dont leurs maîtres vont les charger. — M. Dodge aimait à emprunter ses images aux pays où il prétendait avoir voyagé. — Pas un banc, pas un coussin, rien de ce qui convient à un être libre et intelligent, mais tout arrangé de la manière la plus abjecte, comme si des âmes humaines, responsables devant leur Dieu, étaient des muets dans le palais d’un sultan.

— Vous devriez en faire mention dans le Furet Actif, dit Aristobule.

— Tout viendra avec le temps, Monsieur ; j’ai quelque chose en réserve, et je me propose de faire quelques remarques pour prouver qu’un être raisonnable ne doit jamais se mettre à genoux. Suivant moi, Messieurs et dames, Dieu n’a jamais eu dessein qu’un Américain se mît à genoux.

Les respectables ouvriers qui étaient autour de la table ne donnèrent pas un assentiment complet à cette proposition, car l’un d’eux se hasarda à dire qu’il ne voyait pas grand mal à ce qu’un homme se mît à genoux devant Dieu. Mais ils pensaient évidemment que le nouveau système de bancs valait mieux que l’ancien.

— Il m’a toujours paru, miss Effingham, dit un autre, que j’entends et que je comprends mieux le sermon sur un banc peu élevé, que dans une de ces machines à haut dossier qui ont l’air d’une fourrière à moutons.

— Mais vous en retirez-vous mieux en vous-même, Monsieur ? Pouvez-vous dévouer toutes vos pensées au culte de Dieu avec plus de sincérité et de vérité ?

— Vous voulez parler des prières, je suppose ?

— Certainement, Monsieur je parle des prières et des actions de grâces.

— Quant à cela, nous les laissons faire au ministre en général. Au surplus, je conviens que le devant des nouveaux bancs n’est pas aussi commode pour s’appuyer que celui des anciens. Ils valent mieux pour s’asseoir, mais ils ne sont pas aussi bons pour s’appuyer. Au surplus, on commence chez nous à prendre la mode de rester assis pendant les prières, et l’on en fait autant dans votre église, miss Effingham. Le sermon est le principal, après tout.

— Oui, dit M. Gouge, donnez-moi un bon sermon de préférence à de bonnes prières. On peut se contenter de prières telles quelles ; mais en fait de sermon, il faut tout ce qu’il y a de meilleur.

— Ces messieurs, dit John Effingham, considèrent la religion à peu près comme un cordial contre le froid, qu’il faut prendre en dose suffisante pour faire circuler le sang. Ils ne sont pas gens à se laisser mettre en fourrière comme des moutons égarés.

— M. John a toujours son mot à dire, observa un troisième ; et M. Effingham congédia l’assemblée en disant qu’il réfléchirait à cette affaire.

Quand les ouvriers furent partis, on discuta encore assez longuement le même sujet. Enfin, les Effingham déclarèrent qu’ils s’opposeraient à cette innovation, qui leur semblait irrévérente dans la forme, contraire à l’esprit de recueillement et d’humilité qui convient à la prière, et incompatible avec la délicatesse de leurs habitudes. Bragg et Dodge, d’une autre part, continuèrent à soutenir que l’opinion publique demandait à haute voix ce changement ; qu’il ne convenait pas à la dignité de l’homme d’être mis en fourrière même dans une église, et que, dans le fait, un bon sermon dans le culte public valait mieux que toutes les prières qui peuvent sortir de la bouche ou du cœur.