EUSTACHE LESUEUR.

Eustache Lesueur naquit à Paris en 1617. Son père, originaire de Montdidier en Picardie, était un sculpteur assez médiocre qui avait encore moins de fortune que de talent, mais qui sut reconnaître de bonne heure les dispositions de son fils pour le dessin. Ne se sentant pas de force à lui servir de guide, il se hasarda à soumettre ses essais enfantins au peintre alors à la mode, au peintre tout puissant, au premier peintre du roi, Simon Vouet, qui consentit à recevoir le jeune Lesueur dans son école.

Vers la même époque, un autre enfant, moins âgé de deux ans, fils aussi d’un pauvre sculpteur, était introduit dans l’atelier de Vouet ; il se nommait Charles Lebrun. Mais, comme si la destinée de ces deux hommes n’eût pas voulu se démentir un seul jour, tandis que Lesueur était admis par grace et presque par charité, Lebrun se voyait reçu avec empressement et déférence. Un puissant personnage, le chancelier Séguier, lui avait ouvert la porte, et s’engageait à le protéger de sa bourse et de sa faveur.

Dans ce même atelier, où, avec un empressement jusque-là sans exemple en France, une foule de personnes de toutes conditions venaient s’initier à l’art de la peinture, on remarquait un jeune homme de Troyes en Champagne, nommé Pierre Mignard, qui touchait alors à sa vingtième année, et possédait déjà un pinceau si facile et un si grand don d’imitation, que son maître signait parfois ses tableaux sans scrupule. Vouet, qui aimait l’argent et qui voulait profiter de sa vogue, avait pris son élève en extrême affection, et se proposait même d’en faire son gendre ; mais le jeune peintre, comme tous ceux de ses camarades qui se vouaient sérieusement à leur art, était atteint d’une passion irrésistible qui ne lui permettait pas de faire un long bail avec son maître et avec Paris.

L’Italie, visiter l’Italie, telle était l’idée fixe qui possédait alors nos jeunes artistes français. Pendant long-temps c’étaient les peintres italiens qui étaient venus chez nous par colonies : les nôtres alors étaient peu voyageurs et ne franchissaient les monts qu’à rares intervalles. Mais depuis la fin des troubles, depuis la rentrée du roi Henri dans Paris, et surtout depuis son mariage, les rôles étaient changés, et c’étaient nos artistes qui se précipitaient sur l’Italie. La beauté de ses chefs-d’œuvre, qui durant le siècle précédent n’avait pas été universellement comprise en France, avait fini par devenir tellement incontestée, leur renommée était tellement retentissante, que le public ne reconnaissait plus pour peintres que ceux qui revenaient de ce pays-là, et que les jeunes gens couraient y chercher leur brevet de maîtrise, leur baptême d’artistes, et je ne sais quelles recettes merveilleuses pour avoir du génie. Deux sortes d’émigrations étaient alors également nécessaires : les nouvelles Indes pour qui voulait faire fortune, l’Italie pour qui voulait se faire un renom dans les arts.

Aussi, quelque grande que fût la célébrité de Vouet, quel que fût son crédit auprès du roi Louis XIII, qui prenait de ses leçons quatre fois la semaine, cette fièvre de voyages faisait de continuels ravages dans son atelier. Malgré les instances pour retenir les plus habiles, chaque année lui enlevait un certain nombre de ses bons élèves. Ce fut bientôt le tour de Pierre Mignard. Il alla rejoindre son ami Dufresnoy parti deux ans auparavant ; et quelques années plus tard Lebrun, auquel le chancelier Séguier assurait, outre les frais du voyage, une pension pendant six années, se mit aussi à faire des préparatifs de départ.

Quant à Lesueur, lui qui n’avait ni argent ni patron, il restait à Paris, et voyait, le cœur gros, ses camarades entreprendre l’un après l’autre ce doux pèlerinage.

Il ne sait pas que c’était sa bonne étoile qui le retenait loin de cette Italie si belle, mais si dangereuse. Sans doute il perdait l’occasion de fortes et savantes études ; mais que de piéges, que de contagieux exemples n’évitait-il pas ! Aurait-il su, comme le Poussin en fut seul capable, résister aux séductions du présent pour ne lier commerce qu’avec l’austère pureté du passé ? Son ame tendre était-elle trempée pour cette lutte persévérante, pour cet effort solitaire ? N’aurait-il pas cédé ? et alors que seraient devenues cette candeur, cette virginité de talent, qui font sa gloire et la nôtre, et qui, par un privilége unique, lui ont fait retrouver dans un âge de décadence quelques-unes de ces inspirations simples et naïves qui n’appartiennent qu’aux plus beaux temps de l’art ?

Laissons-le donc se désoler et jeter des regards d’envie sur cette terre qu’il ne verra pas ; laissons-le racheter à force de veilles et d’études ce qu’il croit le tort de sa mauvaise fortune ; et, pendant qu’il travaille à s’affranchir de l’enseignement qu’il a reçu et à se frayer des voies nouvelles vers un but encore vague dans sa pensée ; pendant qu’il se promène en rêvant dans ce cloître des chartreux où quelques années plus tard il allait s’immortaliser, et où dès-lors il venait étudier la simplicité des draperies et le naturel des expressions, nous allons suivre ses condisciples en Italie, et chercher ce qu’étaient devenus la peinture et les peintres dans cette patrie de Masaccio et de Raphaël ; puis nous jetterons un coup d’œil sur la France, et, après avoir indiqué ce qu’avait été chez elle la peinture durant le siècle précédent, ce qu’elle était à l’époque où nous sommes, c’est-à-dire vers 1640, nous serons mieux en état de poursuivre le récit de la vie et des ouvrages de notre jeune artiste, et de l’apprécier avec vérité, lui et ses contemporains.

I.

L’Italie, pendant le XVe siècle avait mis au monde tant de peintres éminens, qu’une période d’épuisement et de stérilité succéda brusquement à cette exubérante production. Dès qu’on a passé les premières années du XVIe siècle, on ne voit plus rien germer, tout commence à tomber ou à se flétrir. Regardez après la mort de Corregio, en 1534, ce qu’il restait encore de cette puissante génération dont il était un des plus jeunes représentans. Raphaël n’était plus depuis quatorze ans ; Giorgione, Bellini, Fra Bartolomeo, Léonard de Vinci, le Perugin, André del Sarto, l’avaient précédé ou suivi dans la tombe : de toute cette famille de peintres immortels, il n’y avait de vivans que Michel-Ange et Titien, tous deux âgés d’environ soixante ans, mais destinés, il est vrai, l’un et l’autre à devenir presque centenaires. Michel-Ange était à la veille de renoncer à la peinture pour se livrer exclusivement aux travaux de Saint-Pierre. C’était en 1541 qu’il termina son Jugement dernier, et depuis ce moment il ne toucha plus ses pinceaux. Quant à Titien, il peignit, je crois, jusqu’à sa quatre-vingt-dix-neuvième année ; mais quelque temps après sa soixantième il entreprit ses voyages à Barcelone et en Allemagne, et l’on sait qu’après son retour ses tableaux n’ont plus offert qu’un reflet assez pâle de ses brillantes qualités, et que, semblables aux dernières tragédies de Corneille, ils ne doivent pas figurer dans ses œuvres. On peut donc dire que, vers 1540, tous les grands peintres de l’Italie avaient cessé ou de vivre ou de peindre ; et, depuis cette époque jusqu’à celle où commence à paraître dans sa maturité une nouvelle génération dont tout à l’heure nous ferons connaître l’origine et le caractère, on voit s’écouler près d’un demi-siècle d’interrègne.

Pendant ce temps la peinture disparut-elle avec les peintres ? Tout au contraire, jamais, à aucune époque, les tableaux ne furent aussi nombreux. Chacun de ces grands hommes venait de former une foule de disciples qui, se répandant sur toute l’Italie, l’eurent bientôt transformée en une vaste manufacture. C’est alors que commence l’histoire des écoles, histoire que les critiques italiens développent avec une admiration si complaisante, mais qui n’est en réalité qu’une affligeante démonstration de l’infirmité de l’art moderne et de l’éphémère fragilité de ses plus beaux triomphes. Ces prétendues écoles qui auraient dû perpétuer sinon le génie de leurs fondateurs, du moins leurs traditions, leur style, leur esprit, qu’ont-elles fait ? En est-il une seule qui soit restée fidèle à son drapeau ? A-t-on vu les élèves marcher avec constance et respect sur les traces de leurs maîtres ? À défaut de nouveautés originales que l’époque se refusait à produire, a-t-on continué à cultiver parallèlement, et en face les unes des autres, ces méthodes si diverses dont la variété formait un spectacle si beau et si complet ? Non ; au bout de quelques années les leçons étaient oubliées, les exemples abandonnés ; un certain goût banal et conventionnel pénétrait dans tous les ateliers et leur donnait à tous une même physionomie.

À vrai dire, il n’y eut plus dès-lors en Italie ce qu’on peut appeler des écoles, et, quand on emploie ce mot, on lui prête un sens purement géographique. C’est parce qu’un homme est né sur la rive droite du Pô plutôt que sur la gauche, ou bien à une demi-lieue en deçà ou au-delà des états de l’église et de ceux de Florence, qu’on l’incorpore dans l’école vénitienne, dans la romaine ou dans la florentine, sans qu’il y ait la plupart du temps entre sa manière et le style des chefs de ces écoles le moindre trait de ressemblance. Étranges classifications qui prouvent l’impossibilité où se seraient trouvés les historiens de distinguer les uns des autres tous ces peintres du second ordre, s’ils eussent voulu les classer d’après leurs œuvres ; ils ont choisi ce qu’il y a chez eux de plus caractéristique, le lieu de leur naissance.

Ainsi, les divins créateurs de la peinture italienne ont à peine cessé de vivre, que leur création s’altère et se décompose ; leur noble semence produit des fruits bâtards ; tout ce qu’il y avait en eux d’exquis, de céleste, d’immortel, s’évanouit et disparaît avec eux. Le plus pur de tous, celui dont les exemples devaient être sacrés, dont le souvenir devait être un culte, Raphaël, que reste-t-il de son style, de ses leçons, quelques années après sa mort ? Son disciple favori, Jules Romain, n’est-il pas immédiatement surpris en flagrant délit d’infidélité et d’oubli ? Est-ce l’image de son maître qu’il avait devant les yeux, est-ce à son influence qu’il obéissait, quand il promenait si cavalièrement son pinceau sur les murs des palais de Mantoue ? Je ne parle pas de ces tons de chair couleur de brique, de ces teintes noirâtres, de ces ombres outrées, ce sont chez lui de vieilles habitudes ; mais pourquoi ces tours de force, ces attitudes tourmentées, ces compositions confuses, ces expressions grimaçantes ? Qui pourrait deviner, sauf dans quelques ravissans détails d’ornementation, qu’il y a dix ans cet homme passait sa vie dans la contemplation des types de la plus suave beauté, que l’étude de la nature et de l’antique était sa loi, sa religion ? Et les autres élèves bien-aimés, le Fattore, Perino del Vaga, ne se hâtent-ils pas aussi de répudier l’héritage du maître ? Ne dirait-on pas qu’ils sont pris d’horreur pour tout ce qui ressemble à la grace et à la beauté ? Ne se jettent-ils pas avec passion dans ce genre exagéré et théâtral contre lequel ils devaient être si bien aguerris ?

Il est vai que le maître lui-même, dans les derniers momens de sa trop courte vie, leur avait donné un dangereux exemple. Le doute était entré dans son ame : cette image de la beauté simple et primitive, que jusque là il avait adorée avec la ferveur d’un croyant, il commençait à la regarder d’un œil presque hérétique. Tout en protestant contre les novateurs, il se lançait, bien qu’avec prudence, dans la voie des innovations. Comment ses successeurs se seraient-ils faits les champions de son style et de ses préceptes, lorsque lui-même avait donné le signal de la désertion ? Et le vieux Léonard, cet austère gardien des traditions du siècle passé, n’avait-il pas aussi, avant de quitter l’Italie, fait quelques petites infidélités à sa propre école ? Son fameux carton de Florence était, dit-on, un chef-d’œuvre, mais il n’était pas exempt d’une certaine exagération, d’un certain désir de faire effet à tout prix. L’entraînement était donc général ; les forts comme les faibles, les vieux comme les jeunes, étaient frappés et soumis par je ne sais quelle influence contagieuse, dévorante, irrésistible.

Quelle était cette influence ? Il faut oser le dire, c’était celle d’un génie admirable, mais funeste. Depuis le jour où, devenu peintre malgré lui, Michel-Ange avait couvert les voûtes de la chapelle Sixtine de ces gigantesques et splendides peintures, une des créations les plus étonnantes de l’intelligence humaine, il avait jeté le trouble dans tous les esprits ; les notions simples du beau avaient été bouleversées ; les limites de l’art étaient devenues incertaines, arbitraires, conventionnelles. Les hommes d’un goût sévère sentaient bien que ce n’était pas là de la peinture, mais de la décoration théâtrale ; que ce qu’il y avait de vraiment beau, c’étaient les parties qu’on regardait le moins, les tableaux du milieu de la voûte représentant la création du monde, parce qu’on y lisait une pensée sublime traduite sous des formes aussi simples que grandioses ; que, quant à ces grands colosses des deux sexes et à cette multitude de personnages accroupis dans tous les sens, ils attestaient un prodigieux savoir, une étude extraordinaire de la partie musculaire et matérielle de l’homme, mais qu’il n’y avait rien là dont on se sentît touché, pas une figure dont on comprît la pensée, dont on pénétrât les sentimens et les passions, pour laquelle on éprouvât de l’aversion ou de la sympathie ; que c’était de l’art d’apparat, d’ostentation, qu’on devait contempler avec étonnement, avec respect, et presque avec effroi, mais qu’il ne fallait pas imiter. Voilà ce qu’on aurait pu dire si l’on eût été de sang-froid ; mais l’heure de la critique n’était pas encore venue : la foule était en extase ; on s’écriait que la peinture était grandie de cent coudées, que les anciens n’étaient plus que des nains, et que désormais l’art des modernes devait être l’art des géans.

Comment, au bruit de ces applaudissemens, à la vue de ces nouveautés étourdissantes, l’esprit d’imitation ne se serait-il pas emparé de tous les assistans ? Quel est le peintre qui, en retournant chez lui, eût osé achever ce qu’il avait commencé la veille ? Pour lui, tout était mis en question. On eût dit que des régions ignorées, que tout un monde inconnu venait d’être découvert, et chacun semblait se dire que devant cette nouvelle poudre à canon il était impossible de continuer à se battre à l’arme blanche. Les mots de maigreur, de sécheresse, de pauvreté, résonnaient aux oreilles de tous les peintres comme autant d’anathèmes contre leurs doctrines et leurs ouvrages. Le grand goût, le grand style tournait toutes les têtes, et le désir du succès est une si impérieuse passion, que le projet de se modifier pénétrait même à leur insu dans toutes les consciences d’artistes.

La tentation d’imiter devait être d’autant plus forte que les moyens d’imitation paraissaient plus faciles. Quand on se propose pour modèle un chef-d’œuvre de simplicité, d’expression, de sentiment, dont la beauté provient de la précision du trait, de la finesse des contours, de la suavité du pinceau, n’imite pas qui veut ; la maladresse et l’impuissance se trahissent aux yeux les moins exercés. Mais quand il s’agit de tourner le dos à la nature pour s’abandonner à la fantaisie, quand il n’est question que d’outrer, d’exagérer, d’enfler sans mesure toutes les proportions, il devient beaucoup moins difficile, je ne dis pas d’égaler un homme de génie, mais de se faire sa caricature.

Aussi tout le monde s’en mêla : il n’y eut pas, soit à Rome, soit à Florence, si petit barbouilleur qui ne voulût agrandir son style et ne se mît à singer la fougue du grand homme.

Quant aux habiles, ils cherchèrent à se rendre compte des moyens d’où résultaient de si prodigieux effets ; ils analysèrent les procédés du novateur et découvrirent que la principale différence entre eux et lui consistait dans une connaissance plus approfondie de la structure intérieure du corps humain ; que c’était ces notions exactes et scientifiques qui lui permettaient d’accentuer si vigoureusement ses figures, de leur donner des attitudes si audacieuses, et de produire ces raccourcis qui faisaient crier au miracle ; ils en conclurent que la science de l’anatomie était son secret, et bien vite on se mit à disséquer avec fureur.

Au fond, Michel-Ange avait dans sa jeunesse donné à l’anatomie une assez sérieuse attention ; mais il ne faut pas croire qu’il y fût passé maître, ni qu’il en ait fait, comme on le répète, l’étude constante de toute sa vie. Les hommes du métier trouvent dans tous ses ouvrages, aussi bien dans les derniers que dans les premiers, certaines fautes assez choquantes, qu’une étude prolongée lui aurait certainement fait éviter. Il est donc probable qu’après avoir embrassé cette science dans son ensemble, après en avoir saisi les parties les plus saillantes avec la puissance ordinaire de son esprit, il avait fini par se former une anatomie à son usage, et qu’il la faisait obéir ainsi que tout le reste à son imagination.

Mais, comme on supposait que son grand savoir était la clé de son talent, les études anatomiques devinrent de ce moment partie intégrante et obligée de l’éduction des peintres. Études dangereuses quand elles ne sont pas dirigées par un sentiment vrai et par une saine méthode. Un critique célèbre a dit, je crois, qu’en peinture comme en morale il fallait prendre garde de trop regarder sous la peau. En effet, la science anatomique a certainement plus gâté d’artistes qu’elle n’en a perfectionné. Quand on sait si bien par cœur tout ce mécanisme caché des muscles et des os, on est tenté, malgré soi, de l’accuser plus fortement que ne le permet la nature. On veut montrer ce qu’on sait, et on publie ce qu’on voit. On risque même, à force de science, de tomber dans les plus grossiers mensonges, car il ne faut pas croire que chez un corps vivant les choses se passent de la même manière que dans un cadavre écorché : tous ces muscles, raidis par la mort n’ont plus le même jeu, la même élasticité que lorsqu’une chaleur vivifiante les anime. Si donc vous prenez à la lettre votre anatomie, si vous vous contentez de recouvrir de chair et de peau cet écorché que vous avez dessiné avec tant de soin et d’exactitude, vous faites un être fantastique, qui n’est ni vivant ni mort, qui ne peut ni marcher ni agir. La science des amphithéâtres ne doit être pour le peintre qu’un moyen de mieux observer la nature vivante, et de ne pas se tromper sur certains effets que la superficie des corps n’indique pas toujours clairement ; mais, si le moyen devient le but, vous ne pouvez plus produire que de soi-disant figures humaines, aussi étranges dans leurs formes qu’inanimées dans leurs mouvemens. Telle devait être la destinée de presque tous ces peintres qui, sur les traces de Michel-Ange, allaient transformer leur pinceau en scalpel.

Ce n’était pas la première fois que l’anatomie et l’esprit scientifique étaient venus troubler la marche calme et régulière de l’art. Quarante ou cinquante ans auparavant, après la mort de Masaccio, après que ce précurseur, ce divin révélateur de la nature, eut fixé les jalons de la voie de vérité, où l’avenir n’avait qu’à le suivre, on avait vu Antonio del Pollaïulo, d’abord par curiosité, puis par système, s’adonner à l’anatomie, et, pour faire admirer sa science, abandonner dans son dessin les traditions de simplicité. Après lui, Luca Signorelli avait pris la même route, mais avec une hardiesse et un génie que Michel-Ange, comme on sait, n’a pas dédaigné de mettre à profit. L’influence de ces deux hommes, jointe à celle des premières gravures allemandes qui furent vers cette époque importées en Italie, est la cause de ce temps d’arrêt, de cette déviation si étrange, qui se manifeste tout à coup, vers 1460, dans le style jusque-là si chaste, si réservé, des maîtres de cette belle époque. Quand on voit dans la plupart des tableaux des Filippo Lippi, des Botticelli, des Guirlandaïo, un oubli si complet du naturel, une tendance si marquée à l’affectation et à l’exagération maniérée, on a peine à comprendre comment de telles peintures peuvent se trouver placées entre la primitive pureté de Masaccio et l’exquise perfection de Raphaël. L’explication est tout entière dans ces premières invasions de la science anatomique ; c’est à elle que ce trouble passager doit être attribué. Mais, heureusement, il y avait alors assez de sève et de jeunesse dans les ames, assez de discipline dans les esprits, pour que ce contact de la science ne fût pas mortel à l’art. Le génie du beau, c’est-à-dire de la simplicité, veillait sur les destinées de la peinture italienne, et le génie du laid, c’est-à-dire de la manière, ne devait pas encore triompher. Léonard vint prouver qu’on pouvait être savant et conserver le caractère le plus ferme et le plus pur ; puis, enfin, Raphaël, par l’éclat et l’autorité de ses chefs-d’œuvre, acheva d’anéantir jusqu’aux derniers vestiges de l’esprit de pédantisme et d’affectation.

Mais, après les succès et les foudroyantes innovations de Michel-Ange, il n’y avait plus de digues assez hautes ni assez fortes pour contenir le flot du mauvais goût. L’âge d’or n’avait duré que quelques jours. Belles et lumineuses journées, dont l’éclat ne s’est éclipsé que pour les yeux contemporains, mais qui brilleront à jamais d’une incomparable beauté !

Nous détournerons nos regards du triste spectacle qui leur succède. Qu’il nous suffise de dire que de jour en jour on vit s’étendre et s’affermir les conquêtes de la manière, c’est-à-dire de cette méthode expéditive et systématique qui applique les mêmes procédés, les mêmes formules, à tous les sujets, à toutes les situations. Mettre en relief les muscles les moins apparens, chercher les poses les plus tourmentées, les attitudes les plus violentes, les gestes les plus invraisemblables ; faire des Vénus qu’on prendrait pour des Hercules, des vierges qui ressemblent à des saints Christophes ; faire marcher hommes et femmes sur des espèces de colonnes torses en guise de cuisses et de jambes, telle fut la recette, on pourrait presque dire la consigne, adoptée avec enthousiasme dans ce pays qui vingt ans auparavant voyait produire la Madonna alla Seggiola et les Stanze du Vatican.

Il y eut pourtant quelques résistances isolées et partielles. Parmi tous ces noms obscurs dont nous pourrions faire une insignifiante énumération, car l’histoire, qui garde un si regrettable silence sur tant de grands artistes du moyen-âge, n’a pas manqué d’enregistrer toutes ces médiocrités de la grande époque ; au milieu, dis-je, de tous ces peintres dégénérés, on voit surgir quelques individualités éparses qui, tout en cédant à l’entraînement général, conservent un certain caractère d’indépendance et d’originalité. Il y eut même quelques villes, quelques localités, qui pendant un temps eurent le privilége de rester presque impénétrables à la contagion. Ainsi Ferrare, où Garofolo, un des élèves de Raphaël, s’était retiré, et où, de concert avec Dosso Dossi et quelques autres il avait fondé une école, Ferrare devint un petit centre d’opposition, où pendant vingt-cinq ou trente ans on refusa comme de contrebande les idées à la mode, et où les traditions des maîtres furent observées, sans chaleur, sans vie, sans feu sacré, mais avec fidélité et respect. On vit aussi Venise, garantie en quelque sorte par ses lagunes, rester long-temps étrangère à la révolution qui venait de s’opérer. L’esprit novateur avait pris chez elle une autre direction : l’éclat et la magie des couleurs étaient devenus l’unique objet de l’étude et du juste orgueil de ses peintres ; la gloire qu’ils en acquéraient leur permettait de n’afficher aucune prétention au grand dessin, et de voir sans envie leurs voisins se livrer à leurs savantes extravagances. Paul Véronèse, bien qu’encore jeune quand la passion pour les effets michelangelesques était le plus ardente, ne s’en laissa que faiblement atteindre, et resta presque toujours fidèle aux traditions du Titien, dont il venait suppléer la vieillesse. Tout le monde, cependant, ne fut pas aussi sage, et le Tintoret, si mœlleux et si suavement éclatant quand il veut bien rester lui-même, ne se contenta malheureusement pas toujours de n’être que coloriste et Vénitien.

Ainsi, même dans les lieux où d’abord il y eut résistance, elle ne fut que momentanée et incomplète ; partout ailleurs ce fut une domination subite, générale, exclusive. Le grand artiste avait bien prévu qu’il donnait un si fatal exemple. Il avait tiré l’horoscope de ses imitateurs ; et souvent il avait dit qu’une fois lancés sur ses traces, ils ne s’arrêteraient plus, pas même à l’absurde. Lui-même il vérifiait sa prophétie, car il subissait sa propre influence. Comparez le Jugement dernier et la voûte de la Sixtine : quel redoublement systématique de témérités, d’effets outrés, de scientifique barbarie ! C’est qu’une fois hors du simple et du vrai, l’esprit devient insatiable de raffinemens et de complications. Il lui faut chaque matin quelque chose de plus nouveau, de plus hardi, de plus extraordinaire. C’est comme les épices en gastronomie, comme le bruit en musique : on va de la trompette au trombone, du trombone à l’ophycléide, puis de l’ophycléide au tam-tam et au colpo di canone.

Aussi quel spectacle ! quelle peinture ! D’année en année, l’imitation devenait moins intelligente et plus désordonnée. Plus l’ombre de correction dans les détails, de raison dans l’ensemble, de fini dans l’exécution. Michel-Ange, en mourant, eut la douleur d’assister à cette anarchie, à ce chaos, suites inévitables de sa révolte contre le beau. Il haussait tristement les épaules, pendant que ces myrmidons levaient bravement la tête et se croyaient fort supérieurs à tous les peintres et à Michel-Ange lui-même. On ne peut rien imaginer d’égal à l’infatuation de cette époque. Le grand art des raccourcis, la science de l’emmanchement des os, donnaient au public comme aux peintres un orgueil extravagant. Tout le monde criait au progrès et l’on traitait en pitié Raphaël, Léonard et les anciens.

On peut dire que, sous Clément VIII et sous Sixte V, le délire parvint à son comble. L’habitude de peindre de pratique avait été portée à tel point, que dans les ateliers on avait complètement perdu l’usage d’étudier le modèle vivant. On s’exerçait la main d’après certains exemples convenus, puis on prenait son vol. La fougue, le faire impétueux, couraient les rues. Improviser les tableaux sans faire de dessin, jeter les fresques sur les murailles sans faire de carton, telle était la preuve convaincante de la supériorité et du génie. Tout ce qui n’était pas fatto alla prima ne méritait pas qu’on le regardât. Les Pomeranci, les Semino, les Calvi, et tant d’autres, n’étaient des colosses de réputation que parce qu’ils pouvaient couvrir de peinture deux toises carrées en un jour. Aussi Cambiasi, le Génois après avoir bien cherché comment il pourrait surpasser ses rivaux et se donner une grande illustration, ne trouva pas de meilleur moyen que de se mettre à peindre des deux mains à la fois.

Les choses en étaient venues à ce point où une réaction doit nécessairement éclater ; le signal en fut donné vers 1580 par les fils et le neveu d’un tailleur de Bologne, Antoine Caracci. Cette famille heureusement douée, mais qui cent ans plus tôt n’aurait occupé qu’une place honorable dans le cortége des grands maîtres, était appelée, grace aux circonstances, à une immense célébrité. L’apparition des Carrache est un de ces évènemens qui s’amoindrissent en vieillissant, mais qui, vus de près, ressemblent à une révolution. Qu’avaient donc fait ces prétendus novateurs, pour causer tant de bruit ? Ils avaient eu la bonne foi de regarder attentivement quelques tableaux du Corrége et de se dire : Cela est tout autrement fait que ce qu’on peint aujourd’hui ; voilà de la couleur, de la transparence, de la chair, de la vie, de la peinture en un mot. Puis, devant Raphaël, ils étaient tombés dans une pieuse extase ; ils avaient compris les graces pénétrantes de Léonard ; la magique splendeur du Titien les avait émus, transportés, et ils avaient eu l’audace de proclamer tout haut leur admiration. Encouragés par quelques jeunes gens qu’un dégoût instinctif éloignait des ateliers à la mode, ils ouvrirent une école et l’appelèrent Academia degli Desiderosi, ce qui semblait dire : école de ceux qui regrettent le passé, qui méprisent le présent, et aspirent à un meilleur avenir. La nouvelle école déclara donc franchement la guerre aux routines et aux procédés de convention ; elle réhabilita la mémoire et les chefs-d’œuvre des grands peintres. Mais, dès qu’il fut question de passer de la critique à l’action, et d’imprimer une direction à l’art qu’on voulait ressusciter, au lieu de se placer en face de la nature, de l’étudier à nouveau, de la traduire avec un sentiment qui leur fût propre, et de se créer ainsi un style nettement caractérisé, les Carrache crurent que leur mission consistait à fondre et à amalgamer toutes les qualités dominantes des différens chefs-d’œuvre. On eût dit que leur admiration, à force d’être impartiale, ne leur permettait pas de faire un choix, ou plutôt que, désespérant d’égaler le créateur de chaque genre en luttant avec lui sur son domaine, ils préféraient ne lutter avec personne en particulier, et se montrer, sinon plus parfaits, du moins plus complets que tout le monde. Manquant de courage ou d’inspiration pour prendre un parti net et simple, ils s’étaient arrêtés à un parti mixte, ou, comme on dirait aujourd’hui, à l’éclectisme.

Leur tentative n’en eut pas moins un immense succès d’estime ; tous les hommes modérés, et le nombre en est grand après une si longue anarchie, accueillirent avec une joie profonde cette idée de ne rien exclure, d’éviter tous les excès, d’admettre toutes les beautés, de ne copier aucun maître et de les imiter tous. Puis c’était chose si nouvelle, qu’un tableau peint avec soin, étudié, travaillé, fini avec une certaine conscience. Bientôt on ne parla plus que des Carrache : ils furent proclamés, dans toute l’Italie, les restaurateurs de la peinture, les rénovateurs du goût.

Mais leur triomphe devait être bientôt troublé par de violentes agressions ; au sein même de leur école se trouvaient des esprits entiers et résolus que ce régime d’impartialité et de tolérance universelle ne pouvait accommoder. Pour eux, ce n’était rien d’avoir renversé la tyrannie d’un genre exclusif, il fallait s’affranchir de tous les genres, rompre avec toutes les traditions, oublier toutes les règles, dédaigner tous les exemples, et ne suivre qu’un seul guide, n’adopter qu’un seul maître, la nature.

Le chef de ces dissidens fut un étrange et fougueux personnage, Michel-Ange de Caravaggio, fils d’un maçon et maçon lui-même dans son enfance, homme bilieux et querelleur, sans lettres, sans culture, mais coloriste par instinct et systématique jusqu’à la fureur : il ne fit que passer dans l’atelier des Carrache. Pour un homme de cette trempe, l’éclectisme était une pauvre muse ; ses maîtres lui firent l’effet de timides réformateurs : il les abandonna ; puis, en vrai révolutionnaire, il alla jusqu’au bout de ses idées. Pour lui, l’art n’avait d’autre but que l’imitation littérale, mais vivante, de la nature, de la nature telle quelle, sans choix, sans exception, et, pour mieux prouver qu’il ne choisissait pas, et que tout, même le laid, lui semblait beau, pourvu que la traduction fût saisissante et vigoureuse, il affecta de ne s’attacher qu’à des modèles vulgaires et grossiers. Cette prédilection pour les cabarets et les corps-de-garde, ce mépris de l’Olympe et de ses habitans, de l’antique et de ses statues, cette audace triviale et populaire, tout en faisant le scandale et le désespoir de quelques-uns, charmaient une foule d’esprits blasés que les prudentes innovations des Carrache avaient à peine effleurés. Ceux même que le côté cynique de cette peinture effrayait le plus, ne résistaient pas toujours aux attraits d’une palette si chaude, d’oppositions si tranchées, d’effets si surprenans ; enfin la vogue s’en mêla, et bientôt le parti des naturalistes, comme on les appelait, devint presque aussi nombreux qu’il était intolérant, et des hommes puissans et haut placés, cardinaux, comtes et marquis, se déclarèrent ses protecteurs.

À la vue de ce radicalisme triomphant, les débris du vieux parti, les amis du grand goût et du style héroïque, se réveillèrent et rentrèrent dans la lice. Leur champion n’était pas un athlète aussi nerveux que Caravage, mais un homme remuant, pétri d’orgueil et d’intrigue, et capable de tenir la campagne à force de savoir-faire. Son nom est à peine connu de nos jours ; mais alors qui ne parlait en Italie du chevalier Joseph d’Armino, ou, comme on disait à l’italienne, du Josépin (Guiseppino) ? Il avait eu soin d’en parler avant tout le monde, et avait lui-même établi sa réputation par des moyens qui permettent de croire que, s’il ne fut pas un grand peintre, il eût été un grand journaliste. Aussi, disait-on après sa mort que ses ouvrages étaient devenus muets dès qu’il avait perdu la parole.

Pour tenir tête à Caravage, Josépin eut l’art de conquérir la bienveillance et jusqu’à l’amitié de tous les papes sous lesquels il vécut, de se procurer dans toutes les villes d’Italie des protecteurs et des porte-voix, puis enfin de rajeunir et de discipliner ses sectateurs par l’invention d’un nouveau symbole, d’un nouvel article de foi. Caravage avait proclamé le naturalisme, Josépin inaugura l’idéalisme.

Ces deux mots une fois lancés dans le public, on se battit à outrance ; jamais peut-être querelle aussi envenimée n’avait troublé le domaine des arts. Ce serait une longue et dramatique histoire que le récit de cette controverse. Des flots d’encre coulèrent, et le sang même fut répandu, car le chef des naturalistes n’entendait pas raillerie, et, dans ce bruyant conflit d’argumens et de théories contradictoires, il trouvait quelquefois plus commode et plus prompt de répondre à coups de dague ou de stylet.

Ce qu’il importe de remarquer, c’est l’étrange abus qu’on faisait de ces mots idéal et naturel. Pour le Josépin, l’idéal n’était ni le beau, ni le vrai, ni le pur par excellence, c’était le chimérique, le conventionnel, l’arbitraire. Et quant à Caravage, ce qu’il appelait le naturel n’était autre chose que le trivial. Le Josépin, aussi bien que Caravage, avait le plus parfait mépris pour l’antique, et Caravage, pas plus que le Josépin n’aurait jamais consenti à imiter purement et simplement la nature, sans la farder, sans la systématiser. Il ne respectait pas même ce qu’il y a de plus sacré pour un peintre dans la nature, la lumière du jour ; il lui fallait une lumière de convention. Les murs de son atelier étaient barbouillés de noir, et il ne laissait pénétrer la clarté que par une étroite ouverture pratiquée près du plafond, afin d’éclairer vivement quelques parties de ses modèles, en laissant tout le reste dans une profonde obscurité. Ainsi, pour imiter la nature, il commençait par la déguiser : l’amour du factice et de l’artificiel avait pénétré si avant dans tous les esprits, que les plus indépendans ne pouvaient abandonner une manière sans retomber dans une autre.

Tel était l’état des choses vers les premières années du XVIIe siècle : d’un côté, Caravage, dans toute la fougue de ses innovations, de l’autre, Josépin ranimant, réchauffant, à force d’adresse, les vieilles traditions académiques ; puis, au milieu, les Carrache se posant en médiateurs, ne donnant raison à personne, contentant un peu tout le monde, et s’appuyant particulièrement sur les hommes qui ne veulent pas se compromettre, et qui, devant un tableau, sont bien moins préoccupés du besoin d’être émus que de la crainte de mal juger.

Caravage ne vécut pas long-temps : une fièvre violente l’emporta, en 1609, à l’âge de quarante ans. Le plus célèbre des Carrache, Annibal, mourut la même année. Quant à Josépin, il eut le talent de vivre plus de trente ans encore : mais la mort de ses rivaux ne changea rien à sa vie militante. Caravage laissait des élèves tout aussi exclusifs, tout aussi passionnés que lui. Les Guerchin, les Ribera, loin d’éteindre le feu de leurs sarcasmes, donnèrent aux hostilités un caractère peut-être encore plus violent. Josépin soutint le choc et resta jusqu’au bout de sa longue carrière à la tête d’un parti puissant, quoique obscur, et dans les bonnes graces d’une fraction notable du public italien.

Il est vrai qu’une heureuse diversion, en appelant ailleurs ses adversaires, lui avait permis de respirer. Ici se présente une nouvelle phase de cette histoire que nous cherchons vainement à ne pas trop prolonger.

De l’atelier des Carrache étaient sortis quelques hommes sur lesquels tous les regards commençaient à se fixer. L’un d’eux, le Guide, après avoir essayé du goût mixte et tempéré de ses maîtres, y avait renoncé comme Caravage, mais pour prendre la route opposée. Caravage s’était fait systématiquement obscur, le Guide résolut de se faire systématiquement lumineux. L’un n’introduisait la lumière que par le trou de la serrure, l’autre en inonda ses tableaux. À tout ce qu’il y avait de neuf et de séduisant dans ce parti pris, dans ce plein soleil systématique, ajoutez un dessin doux et facile, une touche gracieuse, une imagination souple, féconde, parfois brillante, et vous comprendrez les immenses, les triomphans succès de Guido Reni. Jamais peut-être aucun peintre, même dans la grande époque de l’art, n’avait excité pareil enthousiasme ; jamais pareille cohorte d’élèves et d’admirateurs ne s’était pressée dans un atelier.

Les naturalistes, laissant là le Josépin, tournèrent bien vite leurs attaques contre le nouveau venu ; mais, soit que la place leur parût trop fortement gardée, soit que l’esprit de système, bien que diversement appliqué, établit entre eux et le Guide une certaine communauté sympathique, la guerre fut de courte durée, et ils préférèrent se ruer sur un autre élève de Carrache qui se proposait un tout autre but que son heureux camarade. Le Dominiquin avait formé le dessein de ne suivre aucun système, pas même l’éclectisme, de n’adopter aucune manière, de travailler à sa mode avec patience et réflexion. Sa bonne foi pleine de faiblesse, son esprit sévère, mais indécis, son imagination noble et pure, mais inégale, ne le rendaient pas propre à ce rôle hardi de réformateur. Il faisait souvent acte de résistance, mais souvent il cédait au torrent. Son intention n’en était pas moins réputée pour le fait, et le projet de n’appartenir à personne le faisait persécuter par tout le monde, aussi bien par l’Espagnolet au nom de Caravage, que par Lanfranc au nom de l’idéalisme.

Les essais du Dominiquin, ses tentatives d’indépendance et d’isolement, tentatives imparfaites, mais généreuses, furent les derniers efforts de l’individualité, de la vérité, de la conscience, contre la domination de la manière, contre le despotisme des ateliers. Aucun autre Italien, après lui, n’essaya de se révolter pour la liberté de l’art. Aussi, dès qu’il fut mort, ou même dès la fin de sa vie, de 1630 à 1640, on vit la peinture italienne descendre à un état encore plus banal, encore plus routinier, s’il est possible, que dans la période qui précède l’apparition des Carrache. Leur sagesse modératrice, l’originalité sauvage de Caravage, la suavité du Guide, la conscience de Dominiquin, n’avaient produit qu’un temps d’arrêt. La manière avait été rajeunie, modifiée, diversifiée ; elle n’avait pas été étouffée, et son action, un moment comprimée, allait déborder et se répandre avec une puissance invincible.

L’Italie et l’Europe n’en étaient pas moins convaincues qu’elles assistaient au véritable âge d’or de la peinture. La fécondité, la puissance extraordinaire de tous ces maîtres, les parties vraiment brillantes de leurs talens, la passion toujours croissante des grands seigneurs, des prélats, du public, pour les tableaux ; les controverses allumées, les querelles incessantes, tout, jusqu’aux coups de poignards et aux empoisonnemens, donnait aux questions d’art un aspect dramatique et saisissant. Jamais la peinture n’avait fait tant de fracas. La vie politique du pays, qui au temps des Médicis bouillonnait encore au fond de quelques ames, s’était complètement engourdie et avait fait large place à des passions plus innocentes, mais non moins vives. Les ateliers étaient des clubs agités, intolérans, tapageurs. Disserter sur la peinture était la première affaire de la vie. Il n’est donc pas étonnant que les contemporains aient pris le change et qu’ils aient cru que les choses dont on parlait avec tant de feu et de passion n’avaient jamais été aussi belles ni si parfaites. Les idées vraies sur la marche et sur l’histoire de l’art n’étaient encore soupçonnées de personne, et chacun s’imaginait qu’en peinture, comme dans les sciences physiques, l’expérience était la condition du progrès, et que le dernier mot était toujours le meilleur.

C’est au milieu de ces illusions, c’est dans cette atmosphère d’erreurs, de faux systèmes, de folles théories, que nos jeunes artistes français se lançaient avec une aveugle et confiante ardeur. Au travers des flots de poussière que soulevaient les hommes du présent, c’est à peine si leurs yeux pouvaient pénétrer jusqu’au passé. Ils apercevaient de loin l’antique et le XVe siècle, ils leur faisaient la révérence comme à des reliques avec une piété distraite, puis ils se plongeaient tout entiers dans l’étude des procédés, des formules, des recettes à la mode.

Voilà ce qui les attendait en Italie.

Voyons maintenant ce qu’ils trouvaient à leur retour en France. L’art avait-il eu parmi nous les mêmes destinées qu’au-delà des monts ? Les esprits avaient-ils subi les mêmes variations, obéissaient-ils aux mêmes influences ? En un mot, quel avait été, et quel était alors l’état de la peinture en France ? Il faut qu’on nous permette de jeter les yeux sur ces diverses questions, avant de revenir à notre sujet pour ne le plus quitter.

II.

Lorsque le Primatice, et avant lui le Rosso, furent appelés par François Ier pour diriger les travaux de ses maisons royales, il n’existait rien en France qui eût la moindre analogie avec la peinture italienne. Nous avions bien des peintres, et même des peintres d’un certain talent, mais les uns coloriaient encore, comme au temps passé, de délicates miniatures, d’autres faisaient quelques portraits d’une exacte et naïve ressemblance, le plus grand nombre peignait sur verre. La peinture sur verre, cet art qui avait grandi et prospéré sur notre sol, que l’Italie nous avait emprunté plusieurs fois, que jamais elle n’avait réussi à s’approprier, cet art tout national que nos gentilshommes exerçaient sans déroger, le moment approchait où il allait s’éteindre ; mais ses derniers heures devaient être éblouissantes, et nos artistes semblaient tenir à l’honneur de ne pas l’abandonner.

Ainsi des miniatures sur vélin, des portraits, des modèles de tapisserie, des vitraux, voilà ce qu’on faisait chez nous pendant qu’en Italie la peinture, après s’être glorieusement élevée à la plus haute perfection qu’elle puisse atteindre chez les modernes, inclinait déjà vers sa décadence.

Rien ne pouvait être plus funeste à la France que la tentative de la mettre d’emblée et d’un seul coup à l’unisson de l’Italie. En lui supprimant ses années d’apprentissage, on lui enlevait toutes ses chances d’originalité. Il faut à un pays, pour s’élever au sentiment de l’art, les épreuves d’un noviciat, il faut qu’il se fasse lui-même son chemin : si l’artiste passe subitement de l’ignorance au savoir le plus raffiné, ce n’est qu’à la condition de singer ce qu’il voit faire et d’employer des procédés dont il ne comprend ni le motif ni l’esprit. Faire fleurir la peinture en France était un louable projet, mais il ne fallait pas transplanter l’arbuste tout couvert de ses fruits ; il fallait préparer le sol, faire germer la plante, la laisser croître en liberté, et l’acclimater par une intelligente culture. Notre jeune roi victorieux ne devait pas avoir cette patience. Aussi peut-on dire qu’avec les meilleures intentions du monde il exerça sur l’avenir de la peinture en France une assez fâcheuse influence. Les protecteurs des arts ont si rarement la main heureuse !

Il eut cependant pour son coup d’essai un merveilleux bonheur. Léonard de Vinci consentit à le suivre. C’était l’homme par excellence pour parler à nos esprits, pour nous inspirer le sentiment et l’amour du vrai beau, non par la passion et l’enthousiasme, mais par notre faculté dominante, l’intelligence. S’il eût été d’âge et d’humeur à faire notre éducation, nos artistes l’auraient admirablement compris. Il eût respecté leur goût simple, exact et naïf, tout en cherchant à l’épurer ; il les eût dirigés sans les faire sortir violemment de la pente qui leur était naturelle.

Malheureusement Léonard était vieux, fatigué ; il venait en France pour son repos bien plus que pour notre enseignement. Il ne daigna pas même jeter les yeux sur nos peintres ni s’enquérir de ce qu’ils faisaient ; et pendant les trois années qui se passèrent entre son arrivée et sa mort[1], le seul travail qui l’occupa quelques instans fut un projet de canal pour l’assainissement de la Sologne.

Son passage ne laissa donc point de trace, et bientôt les malheurs qui pesèrent sur la France firent évanouir tous ces projets d’importer parmi nous la peinture italienne.

Mais dix ans plus tard, lorsque le roi eut fait trêve avec sa mauvaise fortune, ses souvenirs d’Italie se réveillèrent, et il voulut que Léonard eût un successeur.

On lui envoya de Florence l’homme qui était le moins fait pour comprendre nos artistes, pour guider leur inexpérience, pour tirer parti de leurs qualités. Le Rosso était un esprit exclusif et dédaigneux, ne comprenant que ce qu’il savait, n’estimant que ce qu’il faisait, peignant tout de pratique sans se soucier de la nature, ne respectant que Michel-Ange, et n’admettant même pas qu’il eût existé une peinture avant l’inauguration du grand style académique.

Il vint s’établir à Fontainebleau avec une petite légion d’artistes ses compatriotes que le roi lui avait permis d’amener, et dont les noms n’étaient pas tous obscurs ; car on comptait dans le nombre Lucca Penni, Naldini, Domenico del Barbieri, Bartolomeo Miniati, et, parmi les sculpteurs, Lorenzo Nadini, Antonio Mimi, Francesco da Pellegrino, Gian-Battista della Palla.

Le Rosso n’avait pas voulu faire seul le voyage, parce qu’il était sincèrement convaincu que la France était un pays de sauvages, et qu’il n’y trouverait personne pour lui nettoyer sa palette ou pour dégrossir une statue.

Bien qu’il pût être désabusé avant même d’avoir touché Fontainebleau, il n’en montra pas moins la plus grande pitié de tout ce qu’il voyait. La sécheresse, la minutieuse exactitude, la patience studieuse de nos maîtres imaginiers, excitaient sa compassion, et ses compagnons et lui en faisaient le sujet d’intarissables railleries.

Et pourtant, à côté de cette sécheresse et de ces tâtonnemens maladroits, que de belles et nobles choses n’y avait-il pas alors dans ce pays prétendu barbare ! Sans parler de nos églises, de nos donjons, et des monumens de toute sorte que produisait depuis trois siècles cette architecture audacieuse dont les témérités même décelaient le profond savoir, sans parler de tout ce qui devait survivre encore de notre sculpture du XIIIe siècle, laquelle, soit dit en passant, et sauf à le prouver ailleurs, est une création qui n’appartient qu’à nous et qui n’a pas d’analogie en Italie, sans parler enfin de ces éblouissantes verrières qui resplendissaient dans toutes nos églises, n’y avait-il pas dans la sculpture, et même dans la peinture contemporaine, une certaine bonhomie, un certain accent de vérité, d’expression et de sentiment, que les plus grandes incorrections ne pouvaient faire méconnaître ? Eh bien ! C’étaient lettres closes pour ces coryphées des écoles d’Italie ; la routine et les règles de convention leur offusquaient si bien l’esprit que ces dons naturels dont ils étaient déshérités, ils ne pouvaient les apprécier ni même les apercevoir.

Toutefois, malgré son grand dédain pour nos artisans français, le Rosso fut contraint, par ordre du roi, d’en prendre un certain nombre à son service, et de les admettre dans sa colonie italienne. Leur éducation fut bientôt faite ; les pratiques d’ateliers ne sont pas de grands mystères, et en quelques années maître François d’Orléans, maître Simon de Paris, maître Claude de Troyes, maître Laurent Picart, étaient aussi bien en état de manier hardiment la brosse, de faire des muscles outrés et de donner à leurs figures des poses théâtrales, que s’ils eussent passé toute leur vie au-delà des monts.

Les gens de cour crièrent miracle, le roi fut enchanté, et le Rosso se fit valoir. Il venait, disait-il, de civiliser la nation française en l’initiant aux secrets de l’art italien. Aussi, fut-il successivement nommé surintendant des bâtimens royaux, valet-de-chambre du roi, puis chanoine de la Sainte-Chapelle de Paris ; il touchait de gros revenus et menait grand train de gentilhomme, avec force domestiques, chevaux et bonne table.

Mais au milieu de cette prospérité la mort le surprit : il avait à peine cinquante ans ; il y en avait neuf qu’il était en France[2].

Le Primatice lui succéda dans son emploi de surintendant des travaux de Fontainebleau ; c’était un esprit plus fin, plus délicat, moins absolu que le Rosso. Il tenait, par ses premières études, à l’école de Raphaël, mais il s’était gâté la main et le goût ; il était tombé dans la pratique et la manière en travaillant à Mantoue, sous les ordres de Jules Romain, devenu lui-même infidèle à ses traditions de jeunesse.

Ainsi, les leçons du Primatice, pas plus que celles de son prédécesseur, ne devaient nous reporter aux beaux temps de la peinture italienne[3] ; il y avait dans les œuvres du nouveau surintendant quelque chose de plus élégant, de moins pédantesque, mais c’était la même habitude des procédés d’école, le même oubli des vérités et des inspirations primitives. L’un comme l’autre faisaient franchir à pieds joints près de deux siècles d’intervalle ; lacune irréparable par laquelle nous tombions brusquement de cette simplicité qui s’essaie à étudier la nature, mais qui ne sait pas encore l’exprimer, à cette habileté qui ne daigne plus la consulter et qui la défigure en voulant l’embellir.

Si les faveurs royales avaient été prodiguées au Rosso, le Primatice en fut accablé. Le roi le mit à la tête de tous ses travaux, lui confia la direction de toutes ses fêtes, l’acquisition de tous ses tableaux ou statues ; rien enfin ne fut négligé pour qu’il exerçât une action souveraine sur tout ce qui dépendait des arts du dessin. Et cela dura non-seulement tant que vécut le roi, mais tant que régnèrent et son fils et deux de ses petits-fils. Ce ne fut qu’en 1570 que le Primatice termina sa longue carrière : il y avait vingt-neuf ans qu’il jouissait d’une sorte de domination sur les travaux d’art à la cour de France ; il y en avait trente-huit que cette domination appartenait à un Italien. Et notez bien qu’indépendamment de ces influences permanentes, l’Italie n’avait cessé pendant ce temps d’agir sur nous non-seulement par les émigrations fréquentes de subalternes et de manœuvres, mais par les voyages plus ou moins prolongés d’hommes d’un certain renom, tels que Nicolo de Modène, Vignola, Servio, Salviati et beaucoup d’autres.

Il ne faut cependant pas en conclure que le goût français se fût complètement italianisé, et qu’une subite métamorphose se fût opérée à la voix de François Ier. Les choses ne vont pas aussi vite ; même à la cour, il y avait deux partis : il est vrai que ceux qui ne cédaient pas au torrent et qui se déclaraient médiocrement touchés de toute cette science italienne, étaient en assez faible minorité ; mais à la ville, mais dans le pays, c’était tout le contraire.

Il est assez difficile de définir et de caractériser ce qu’était alors le goût français proprement dit ; il faudrait remonter jusqu’au XIIIe siècle pour trouver dans sa pureté et dans son énergie ce qu’on peut appeler notre goût vraiment national. Sous saint Louis, tout est simple, naturel, à grands traits ; le matériel de l’art, le métier, est encore novice, mais l’idée est puissante et le sentiment vivifiant. C’est là notre véritable renaissance, celle qui vient de nous-mêmes et qui n’appartient qu’à nous. Aussi, pas l’ombre de bizarrerie ni d’affectation : c’est la clarté, la netteté, la facilité de l’esprit français. L’influence germanique et l’influence italienne n’apparaissent pas encore ; mais bientôt une certaine subtilité à la fois naïve et raffinée, un certain naturel trivial en même temps qu’affecté, nous arrivent d’Allemagne et de Flandre par le chemin de la Bourgogne ; l’invasion commence au XIVe siècle, elle est complète au xve. Heurement, comme pour nous servir de contre-poison, le XVe siècle est à peine à son déclin, que nous voyons venir de Lombardie un essaim de formes charmantes, pures, suaves, enchanteresses, comme tout ce qui se créait encore alors sous ce ciel privilégié.

C’est à cette double influence qu’obéissent presque tous nos artistes sous Charles VIII, sous Louis XII et dans les premières années de François Ier. Leurs compositions n’ont plus le cachet flamand ni germanique, elles ne sont pas non plus tout-à-fait italiennes ; c’est quelque chose de fondu, de tempéré, dont tous les élémens sont étrangers à notre sol, mais dont l’ensemble nous est propre et revêt notre caractère.

Je parle ici particulièrement de la sculpture et de l’architecture, parce que c’étaient alors les deux arts dominans, les deux arts populaires ; néanmoins on peut en dire à peu près autant de la peinture sur verre, de la peinture de décoration, et même de la peinture de portraits. Ce dernier genre, il est vrai, était loin d’avoir renoncé à ses habitudes d’imitation littérale et sèchement étudiée qui provenaient des traditions allemandes ; mais il avait cependant adopté peu à peu quelque chose de cette finesse veloutée et transparente qui distinguait les beaux portraits exécutés en Lombardie. Ainsi, Janet, même dès sa jeunesse, tout en appartenant à l’école d’Holbein, se rapprochait déjà par quelques points de celle de Léonard, et de ce mélange il résultait une manière toute particulière de traiter le portrait, manière qu’on pouvait appeler française.

N’oublions pas enfin qu’à côté de ce goût lombardo-gothique, ou, pour employer des termes consacrés, à côté de ces formes du commencement de la renaissance, les formes purement et exclusivement gothiques conservaient encore des partisans, soit dans le fond de quelques provinces reculées, soit chez les personnes avancées en âge, dans les vieilles familles parlementaires, et parmi cette partie de la population qui s’associait à la réforme et à sa haine de l’Italie. Ce n’étaient là toutefois que des exceptions, et presque toute la génération active et impartiale se livrait avec entraînement à l’amour de ce genre qu’on peut, si l’on veut, appeler bâtard, petit, mesquin, mais qui produisait les plus gracieux amalgames, les plus ravissantes combinaisons.

Eh bien ! c’est à ce genre qui, depuis trente ou quarante ans, s’était si bien naturalisé français, que le Rosso et ses Italiens venaient, de part le roi, substituer brusquement le style florentin, le style michel-angelesque, le grand goût italien, le goût du jour. Fort heureusement la tentative n’eut qu’un demi-succès.

La première épreuve en fut faite à Fontainebleau, lorsque le Rosso eut terminé sa galerie de François Ier. Tout le monde fut enchanté de la richesse des décorations, mais pour les peintures, en général on parut n’y rien comprendre. Ceux qui admiraient, admiraient sur parole, parce qu’on leur disait que c’était la dernière mode d’Italie, le dernier degré de la science. Pour les gens de bonne foi, ils se hasardaient à dire que ces grandes attitudes et ces poses forcées n’exprimaient rien et leur étaient désagréables.

La soumission ne fut complète que de la part des artistes médiocres et de second étage. Ceux que le roi avait confiés au Rosso étaient de ce nombre. Ceux-là copièrent, adoptèrent, outrepassèrent les défauts qu’on leur donnait pour des beautés ; mais il y eut froideur et résistance chez tous les hommes de quelque valeur. Ils ne voulurent pas sortir de ces régions tempérées qui convenaient si bien à leur genre de talent, et n’ajoutèrent rien à la légère dose d’esprit italien qui s’était déjà infusé dans notre goût national.

C’est à cette prudente opposition que nous devons la physionomie originale que nos artistes français conservèrent dans ce second tiers du XVIe siècle aussi bien que dans le premier. Si le goût académique eût tout envahi, si sa domination eût été immédiatement acceptée, ce ne sont pas seulement les portraits de Janet que nous aurions perdus, ce sont aussi les sculptures de Jean Goujon et tous ces trésors d’élégance, toutes ces fines et spirituelles fantaisies qui ressemblent si peu aux savantes et lourdes inventions qui sortaient alors des ateliers d’Italie.

Rien ne contribua davantage à restreindre l’influence des peintres du roi et à retarder la contagion de l’exemple, que nos écoles provinciales. Nous avions alors à Tours, à Toulouse, à Troyes et dans quelques autres villes encore, des associations d’artistes dont une vive rivalité excitait le talent, qui se distinguaient les unes des autres par certaines différences locales, et qui, pour garder leur originalité, faisaient profession d’indépendance et ne prenaient le mot d’ordre de personne. Chacune de ces villes devint un asile impénétrable aux nouveautés qu’on professait à Fontainebleau.

Le roi lui-même et les gens de cour furent souvent forcés de rendre hommage à ces célébrités provinciales. Ainsi il y avait à Lyon un peintre nommé Corneille qui excellait dans les portraits, et qui, pendant trente ans, fut recherché, au dire de Brantôme, pour peindre tout ce qu’il y avait de belles femmes et de jeunes seigneurs à la cour[4]. Lorsque Catherine de Médicis passa à Lyon, elle s’arrêta pour donner le temps à Corneille de faire son portrait et celui de ses deux filles. Eh bien ! Corneille peignait encore plus à la française, c’est-à-dire d’une manière encore moins fondue que Janet ; et il y avait plus de vingt-cinq ans qu’on faisait de la grande peinture italienne à Fontainebleau, lorsque Corneille mourut sans avoir songé un seul jour à renoncer à sa méthode.

Dumoutier, qui faisait des portraits au crayon de couleur[5] avec une grande précision et une finesse un peu gothique, ne vit pas sa réputation diminuer ni ses dessins perdre leur prix devant les dessins largement estompés des artistes ultramontains.

Enfin Janet, qui ne vivait pas en province, mais qui passait sa vie dans les palais royaux et qu’Henri II et Charles IX admettaient dans une sorte de familiarité, Janet fut parfaitement insensible aux théories qu’il voyait pratiquer à côté de lui, et persista dans sa manière sans y avoir introduit la moindre modification.

Ainsi cette grande faveur accordée par nos rois au Rosso, au Primatice et à leurs compagnons, n’eut pas toutes les conséquences qu’on pouvait craindre. Le bon sens de nos artistes, et toutes les causes secondaires que nous venons d’indiquer, en avaient atténué les dangers.

Il faut convenir aussi que le Primatice était singulièrement plus tolérant que le Rosso. Il n’avait pas de fanatisme pour Michel-Ange. Sa manière conventionnelle aspirait plutôt à la grace qu’à la force et aux grands effets. Il payait bien aussi de temps en temps son tribut à l’anatomie et à la science musculaire, mais il donnait plus volontiers à ses figures cette élégance svelte et allongée qu’affectionnaient aussi quelques-uns de nos artistes, et que Jean Goujon, par exemple, s’était appropriée avec tant de bonheur.

Le successeur du Primatice fut un Français, mais un Français plus Italien, plus académique, plus Florentin, que le Rosso lui-même. Il se nommait Toussaint Dubreuil. Son père[6], Louis Dubreuil, était de ceux qui, quarante ans auparavant, s’étaient livrés aux Italiens sans restriction, sans se rien réserver de leur finesse, de leur esprit, de leur caractère de Français. Le fils avait hérité des traditions paternelles ; il dessinait avec lourdeur et fracas.

Je ne peux pas croire que Toussaint Dubreuil, devenu directeur des peintures de Fontainebleau (on ne lui avait donné que la moitié des dépouilles du Primatice, l’architecture était allée à Jean Bullant), je ne crois pas, dis-je, que Toussaint Dubreuil dût exercer une grande influence sur ses contemporains ; mais il n’en faut pas moins noter que, vers cette époque, on voit apparaître d’assez notables changemens. Les formes s’alourdissent en aspirant à plus d’ampleur ; la grace disparaît, et ce n’est pas la force qui la remplace, c’est une certaine raideur tourmentée. Nos maîtres les plus habiles commençaient à disparaître. Jean Goujon n’était plus, et ceux qui survivaient semblaient avoir perdu le sentiment de leur individualité et le secret de leurs premiers succès. Quelle différence entre les productions qui sortaient alors des mains de Germain Pilon et celles de ses plus jeunes années ! Jean Cousin lui-même, ce grand artiste qui, tout en se livrant avec amour à la partie scientifique du dessin italien, avait toujours conservé dans une si juste mesure la précision et la fermeté du vieux style français, Jean Cousin, touchant à la vieillesse, s’était fait une pratique qui lui enlevait en partie son ancienne physionomie.

C’est alors que nos troubles civils éclataient dans toute leur violence. Les dévastations de 1562 avaient déjà porté le désordre et la ruine dans presque toutes les villes où travaillaient nos écoles provinciales : les artistes s’étaient dispersés, les uns avaient fui, d’autres avaient pris le mousquet. Les réactions sanglantes de 1572 ne devaient pas être moins meurtrières pour l’art, et les intrigues, les agitations, les fureurs de la ligue achevèrent de l’étouffer. Mais lorsqu’au retour du calme et de la paix, le pays commença à reprendre haleine, on eût dit qu’on voulait réparer le temps perdu ; ce fut une vogue, une passion subite et singulière pour les beaux-arts, et, par une étrange mobilité dans les goûts du public, c’est la peinture qui cette fois devint l’objet d’une faveur marquée et d’une prédilection presque exclusive.

On a vu combien, pendant tout le XVIe siècle, la peinture était restée sur le second plan. Tandis que l’architecture, la sculpture, la ciselure, produisaient de si gracieux chefs-d’œuvre, la peinture se débattant entre les influences contraires qui la précipitaient et la retenaient dans des sens différens, n’était parvenue à prendre aucune allure décisive, et s’était réduite à un rôle terne et secondaire. Sauf le roi François Ier et quelques grands seigneurs, personne en France n’avait encore professé un goût quelque peu vif pour la peinture : on faisait faire volontiers son portrait, mais qui achetait des tableaux ? Qui songeait à en orner sa demeure ? Où étaient les galeries, les collections ?

Tout semble changer d’aspect dès que Henri IV est depuis quelques années sur le trône ; on dirait que tous ces autres arts, rivaux heureux de la peinture, ont péri dans nos guerres civiles, et qu’il n’en reste plus qu’une ombre. L’architecture est mise à l’écart, les maisons qu’on bâtit sont presque entièrement en brique, on ne pense plus à les décorer. Quant à la peinture sur verre, il n’en est plus question ; et pour la sculpture, elle qui puise sa plus forte sève au sein de l’architecture, il est tout simple qu’elle languisse quand sa compagne s’affaiblit. Les tableaux, au contraire, étaient comme des nouveautés dont tout le monde était friand ; c’était vers la peinture que se tournaient tous les hommes, et il était facile de prévoir que les peintres allaient bientôt devenir les personnages les plus importans dans notre domaine des arts.

La principale cause de cette réaction nous venait d’Italie ; les Carrache étaient alors dans tout leur éclat ; les querelles entre les naturalistes et les idéalistes commençaient à devenir bruyantes, et le retentissement en venait jusqu’à nous. Ceux de nos jeunes artistes qui pendant les troubles avaient quitté la France et passé les Alpes, faisaient à leur retour les plus merveilleux récits des miracles qui s’opéraient à Bologne. Enfin, pour achever de nous séduire, on nous envoyait des bords de l’Arno une nouvelle reine pour qui les tableaux étaient devenus un luxe nécessaire, et qui allait faire de l’amour de la peinture la vertu obligée des courtisans.

Nous n’avions alors parmi nos peintres rien de bien remarquable à lui offrir. Le vieux Dubreuil vivait encore, et les glaces de l’âge ne lui avaient pas apporté le talent qu’il n’avait jamais eu. Cependant le roi, qui avait repris avec ardeur les embellissemens de Fontainebleau comme pour constater que la royauté continuait son œuvre, faisait, depuis quelques années, travailler sous les ordres de Dubreuil Ambroise Dubois[7], Bunel, Lerambert, Jean de Brie et quelques autres. Mais tous ces peintres se ressentaient du long sommeil dont on venait de sortir ; ils n’avaient ni originalité personnelle, ni physionomie d’école.

Aussi, lorsque quelques années plus tard Dubreuil vint à mourir (vers 1607), ce ne fut pas dans leur rang qu’on chercha son successeur. La cour aurait désiré quelque grand nom d’Italie, mais il y avait alors à Rome un Français qui s’y était acquis une telle célébrité, que le choix du roi dut tomber sur lui. Son nom était Freminet : parti de France en 1592, il y avait quinze ans qu’il habitait l’Italie. Il s’était lié d’une étroite amitié avec le Josépin, et lui avait souvent prêté secours contre ses fougueux adversaires. Les biographes de Freminet ont soin de remarquer que, tout en étant l’ami du Josépin, son goût l’avait porté à imiter plutôt Caravage. Rien n’est moins exact. Freminet avait horreur du style grossier et sans façon des naturalistes. Michel-Ange était son dieu. Mais il peignait d’un ton noirâtre et prononçait très fortement ses ombres ; c’est de là qu’est venue la méprise. Les tableaux du Caravage sont noirs, ceux de Freminet le sont aussi ; on en a conclu qu’ils étaient de même famille, tandis qu’au fond c’est l’eau et le feu.

Freminet, nommé premier peintre du roi, fut aussitôt chargé du travail des voûtes de la chapelle de la Sainte-Trinité à Fontainebleau, voûtes jusque-là toutes nues et qui avaient fait dire à l’ambassadeur d’Espagne qu’il n’y avait que Dieu qui fût mal logé chez le roi. Ce grand travail dura près de dix ans ; il n’était qu’à peine ébauché lorsque Henri IV fut assassiné.

Les peintures de Freminet existent encore, bien que le temps les ait profondément altérées ; peut-être recevront-elles bientôt l’honneur de cette restauration laborieuse et intelligente qui a déjà rendu à la vie et à leur premier éclat presque toutes les grandes compositions du Primatice. En attendant, malgré de déplorables dégradations, on peut encore en saisir assez distinctement le caractère, les qualités, les défauts. On y voit comme un reflet de cet aspect grandiose que le doigt de Michel-Ange impose à tout ce qu’il touche, mais on y trouve en même temps la reproduction plus que fidèle de tout ce que le grand homme s’est jamais permis de contours extraordinaires et d’effets contre nature.

Les yeux n’étaient pas préparés à ce spectacle. C’était la première fois peut-être depuis le Rosso qu’on nous donnait avec cette crudité une représentation du système florentin. On recula d’étonnement devant ces muscles en relief qui faisaient saillie même au travers des draperies, et la rudesse du coloris fit paraître encore plus dure et plus étrange cette extrême accentuation des formes. En un mot, il y eut à Fontainebleau grande foule de curieux pour contempler l’œuvre du premier peintre, mais le succès fut contesté. Freminet s’en aperçut, et le chagrin abrégea sa vie. Il mourut deux ou trois ans après, en 1619.

Vers cette même époque, la reine-mère s’occupait à réaliser, non sans beaucoup de peine et de négociations le dessein qu’elle avait formé d’attirer à Paris une des plus grandes célébrités du siècle. C’était de sa part un acte d’impartialité, car il ne s’agissait pas d’un Italien. Le nom de Rubens était alors dans toutes les bouches. Pendant que l’Italie proclamait la résurrection de sa peinture et célébrait ses nouveaux triomphes, la Flandre voyait s’opérer chez elle une révolution non moins éclatante. Otto Venius, à son retour d’Italie, s’était mis à peindre avec la chaleur de ton et la magie de couleur des Vénitiens. À vrai dire, il ne faisait que rendre à son pays ce que Venise lui avait emprunté, car ce sol brumeux de la Flandre, malgré son pâle soleil, est bien sans contedit la mère-patrie du coloris. Ce n’est pas seulement l’art de peindre à l’huile que Van-Eyck a inventé ; il a connu et pratiqué la science de tous les grands effets lumineux. Voyez dans le musée de Bruges cet archevêque en grands habits sacerdotaux, entouré de son clergé ; peut-on pousser plus loin, non-seulement le relief des carnations et de tous les détails du costume, mais même l’harmonie générale, la dégradation des plans, le fondu et l’empâtement des couleurs ? On a peine à comprendre comment, après de tels exemples, les successeurs de Van-Eyck tombèrent si vite et restèrent si long-temps dans une sécheresse plate et décharnée. L’influence allemande les avait subjugués ; mais, au premier signal donné par Otto Venius, les vieux instincts du pays se réveillèrent, et de ce jour l’école flamande redevint essentiellement coloriste.

Rubens, qu’on a si bien nommé le Michel-Ange de la couleur, eut à peine adopté le système de son maître, qu’il le porta à ses dernières conséquences. Pour lui, il n’y eut plus de formes dans la nature, il n’y eut plus que de la lumière colorée. Il était alors dans toute l’énergie de son talent ; il n’avait que quarante-trois ans, et avait déjà rempli l’Europe de ses œuvres et de sa renommée. Son arrivée à Paris fit grande sensation : il reçut à la cour l’accueil le plus brillant, mais ses tableaux n’excitèrent pas une admiration aussi grande et aussi retentissante qu’on devait le supposer. Peut-être l’extrême rapidité avec laquelle furent achevées ces vingt-quatre grandes toiles destinées à la décoration du Luxembourg donna-t-elle à penser que le pinceau du maître n’avait fait que les effleurer. Ce soupçon suffisait pour mettre nos amateurs sur leurs gardes ; car, dès cette époque, ils craignaient de se compromettre, et s’entendaient mieux à juger qu’à sentir. Il y avait d’ailleurs chez Rubens un parti pris beaucoup trop exclusif et trop violent pour nos esprits tempérés et moqueurs. Quand on s’abandonne sans réserve aux charmes de ce merveilleux pinceau, c’est qu’on a la faculté d’oublier pour un moment qu’il y a dans ce monde autre chose que des carnations éblouissantes. C’était trop demander à des esprits français : les incontestables lacunes qui déparent ce grand génie n’échappèrent à personne, et la trivialité, la lourdeur, la bizarrerie de son dessin firent perdre à sa palette presque toute sa séduction et sa puissance.

Rubens ne devait donc pas faire école parmi nous. Pour réussir complètement à Paris, je ne dis plus en France, parce que pour les arts la France commençait dès-lors à être tout entière dans Paris, pour obtenir, dis-je, à Paris un succès complet et assuré, il ne fallait rien d’exclusif, rien qui prêtât au ridicule, et par conséquent rien de trop vivement prononcé.

Freminet avait échoué, moins parce qu’il n’était pas un homme supérieur que parce qu’il s’était jeté sans prudence et sans modération dans l’imitation de Michel-Ange. Rubens n’avait réussi qu’à moitié, malgré son génie et son grand nom, parce qu’il y avait en lui quelque chose d’outré et d’excessif. Tous ceux qui se présentèrent dans ces mêmes conditions éprouvèrent le même sort. Ainsi, Blanchard, qui s’était fait exclusivement vénitien, le Valentin, qui n’avait étudié et qui n’imitait que Caravage, malgré de très belles facultés et une grande verve de talent, ne furent que médiocrement goûtés : ils trouvèrent bien quelques chauds partisans, mais encore plus de détracteurs. Un seul homme devait joindre au privilége de ne blesser personne celui de plaire, pour ainsi dire, à tout le monde, et cet homme si habile ou si heureux, cet homme si bien fait pour ce public et pour cette époque, c’est Simon Vouet.

Il habitait l’Italie depuis quatorze ans, mais il avait eu la prudence de ne pas séjourner trop long-temps dans aucune ville et de ne s’attacher à aucun parti, pas même aux Carrache ; ce qui ne veut pas dire qu’il se fût imposé la tâche d’être original et naturel, ni surtout qu’il eût eu le pouvoir de le devenir. Il s’était rendu familier le style de tous les maîtres à la mode et s’était fait une manière qui reproduisait jusqu’à un certain degré les qualités les plus saillantes de chacun d’eux. Son point de départ avait été le Caravage, puis il avait éclairci ses teintes en étudiant le Guide, et enfin il avait cherché à les échauffer à l’exemple de Paul Véronèse, pour lequel étaient ses plus intimes affections. Son pinceau facile et abondant l’avait promptement rendu célèbre à Rome, à Venise, et surtout à Gênes.

Le roi Louis XIII, dont il était déjà le pensionnaire, lui donna l’ordre de quitter l’Italie et de venir occuper la charge de premier peintre, encore vacante, je crois, depuis la mort de Freminet. Parmi les nombreux talens de Vouet, on citait celui de peindre avec adresse le portrait au pastel ; or, le roi, qui s’exerçait déjà dans ce genre, avait résolu, d’après les conseils du cardinal, d’en faire une étude plus approfondie, et c’était à Vouet qu’il réservait l’honneur de lui servir de guide.

Le premier peintre prit possession de sa charge en 1627. Un logement lui fut donné dans les galeries du Louvre. Ce n’était que le prélude des biens et des faveurs qui allaient pleuvoir sur lui.

On ne s’imaginerait jamais l’admiration sincère et prolongée qu’excita cette façon de peindre, où se trouvaient fondus et mariés avec une certaine fraîcheur les différens styles dont l’Italie était alors si fière. C’est chose assez triste à dire, mais l’apparition du Cid ne produisit pas plus d’effet que les premiers tableaux de Vouet. Il fut proclamé tout d’une voix le restaurateur de la peinture, le fondateur de l’école français, et le nom lui en est resté dans les livres. Tout le monde voulut avoir de ses œuvres ; sans parler du roi, qui le fit travailler successivement au Louvre, au Luxembourg, à Saint-Germain ; sans parler du cardinal, qui le chargea de peindre la chapelle et la galerie de son nouveau palais, on vit tous les seigneurs de la cour le supplier de décorer, celui-ci son hôtel, celui-là son château. C’est ainsi qu’en peu d’années, il couvrit de ses peintures l’hôtel Bullion, le château de Ruel, le château de Chilly, l’hôtel Séguier, l’hôtel de Bretonvilliers.

Si l’on se disputait ses ouvrages, on ne fut pas moins avide de ses leçons. Il fut, pour ainsi dire, contraint d’ouvrir un atelier, et cet atelier, qui lui donna bientôt les moyens d’accroître encore ses succès et son autorité, devint aussi dans l’avenir sa sauvegarde contre l’oubli ; car, ainsi que nous l’avons déjà dit, il eut la singulière fortune de compter parmi ses élèves presque tous les hommes qui, pendant le cours de ce siècle, s’illustrèrent à des titres et à des degrés divers comme peintres français.

C’est dans cet atelier que nous avons laissé Eustache Lesueur : nous connaissons le maître ; voyons maintenant ce qu’allaient devenir entre ses mains les précoces talens du disciple.

III.

Lesueur suivit d’abord avec docilité les conseils de Vouet ; il était trop timide pour affecter l’indépendance, trop modeste pour en avoir seulement la pensée. C’était à son insu et comme entraîné malgré lui, qu’il devait s’écarter des traces de son maître et marcher dans la voie où l’appelait sa vocation.

Le maréchal de Créqui, en revenant de ses ambassades à Rome et à Venise (1634), avait rapporté une riche collection de tableaux que tout Paris courait visiter. Les élèves de Vouet furent admis à la voir, et leurs regards se portèrent tout d’abord et se fixèrent presque exclusivement sur les œuvres des maîtres contemporains tels que l’Albane, le Guide, le Guerchin et autres célébrités de l’époque. Lesueur seul ne s’arrêta pas long-temps à les contempler : il avait aperçu dans le fond de la salle d’autres tableaux qui n’étaient pas, il est vrai, aux places d’honneur, mais dont ses yeux ne pouvaient se détacher. C’étaient quelques peintures des maîtres du XVe siècle, c’étaient aussi plusieurs Francia, un André del Sarto, et deux ou trois copies de Raphaël exécutées sous ses yeux.

De ce jour Lesueur comprit qu’il faisait fausse route. Il devint soucieux, rêveur, mécontent de tout ce qu’il essayait. Il avait été comme frappé de révélation : la simplicité de l’ordonnance, le calme du dessin, la justesse des expressions, lui étaient apparues comme des vérités pour lesquelles il se sentait intérieurement prédestiné. Ce genre de peinture était, pour ainsi dire, familier d’avance à son esprit, mais c’était une nouveauté pour ses yeux. Les artistes ne disposaient pas alors comme aujourd’hui des moyens de tout connaître et de tout comparer ; le pauvre jeune homme n’avait pas ses entrées dans le cabinet du roi où se conservaient les tableaux de Raphaël et de Léonard : il avait bien vu des copies de Raphaël, mais des copies comme on les faisait alors, c’est-à-dire des traductions plus que libres, des variations fantastiques sur un thème méconnaissable. C’est à peine si de nos jours, où théoriquement on sait ce que doit être une copie, il se trouve des mains capables d’en faire une fidèle ; alors il n’y avait ni théorie, ni pratique : on faisait à Raphaël l’honneur de le rajeunir.

Lesueur n’eût rien tant désiré que de faire des études chez le maréchal de Créqui ; mais son maître, qui succombait alors sous ses innombrables travaux, avait besoin du secours de ses élèves les plus habiles et ne lui laissait pas une heure de liberté. La reconnaissance, plus encore que son embarras naturel, empêchait le jeune artiste de secouer cette tyrannie. Il passa ainsi quatre ou cinq années fort hésitant, fort combattu. Chaque jour, pour gagner du temps, Vouet adoptait des méthodes de plus en plus expéditives, et, pour ne pas laisser voir sur les toiles qu’il achevait la trace de deux pinceaux différens, il fallait que Lesueur se conformât exactement à ces méthodes. Cependant le dégoût de cette manière lâchée augmentait en lui à mesure qu’il entrevoyait plus clairement un autre but, et il commençait à craindre, non sans raison, qu’à force de contracter de telles habitudes, il lui fallût plus tard, pour s’en délivrer, les plus pénibles efforts.

Une occasion s’offrit enfin où son maître le laissa libre. Vouet avait été chargé de faire huit grands tableaux destinés à être exécutés en tapisserie. Les sujets devaient être tirés du poème si bizarre du dominicain François Colonna, intitulé le Songe de Poliphile. Ce travail ne plaisait pas à Vouet ; il l’abandonna complètement à Lesueur, qui pouvait avoir environ vingt ans. Le jeune peintre entreprit cette tâche avec tant d’ardeur, qu’en moins de deux années il avait achevé les huit compositions.

Elle ne sont pas parvenues jusqu’à nous, mais il paraît qu’elles étaient remarquables par la disposition claire et facile des figures et par une expression à la fois digne et gracieuse qui convenait à ce sujet d’une mysticité presque érotique.

Ce début de Lesueur eut un certain éclat et lui valut de bienveillans encouragemens. Son maître toutefois ne parut que médiocrement satisfait : il ne put se dissimuler qu’il y avait dans ce coup d’essai une tentative d’affranchissement, un oubli volontaire de ses exemples, une critique indirecte de ses leçons. Il s’ensuivit entre son élève et lui un certain refroidissement.

Mais un évènement plus important allait aider Lesueur à sortir complètement de tutelle en exerçant sur toute sa vie d’artiste une solennelle influence.

Quelque temps avant que Simon Vouet quittât l’Italie et vînt fonder en France sa grande fortune, on avait vu s’établir silencieusement à Rome un Français qu’à son air grave et recueilli on aurait pris pour un père de Sorbonne, mais dont l’œil noir lançait, sous un épais sourcil, un regard plein de poésie et de jeunesse. Sa façon de vivre n’était pas moins surprenante que sa personne. On le voyait marcher dans les murs de Rome, ses tablettes à la main, dessinant en deux coups de crayon tantôt les fragmens antiques qu’il rencontrait, tantôt les gestes, les attitudes, les physionomies des personnes qui se présentaient sur son chemin. Toujours seul, on ne lui connaissait pas même un domestique, seulement il s’asseyait parfois le matin sur la terrasse de la Trinité-du-Mont, à côté d’un autre Français moins âgé de cinq ou six ans, mais déjà connu pour faire des paysages d’une telle vérité, d’une beauté si neuve et si merveilleuse, que tous les maîtres italiens lui rendaient les armes, et que depuis deux siècles il n’a pas encore rencontré son rival.

De ces deux artistes, le plus âgé avait évidemment sur l’autre la supériorité du génie sur le talent. Les conseils du Poussin, ses moindres paroles étant recueillies par Claude, son ami, avec déférence et respect, et cependant, à ne consulter que le prix qu’ils vendaient l’un et l’autre leurs tableaux, le paysagiste avait pour le moment une incontestable supériorité.

Qu’on se figure l’effet qu’avait dû produire dans Rome, à cette époque, l’impassible austérité, l’audacieuse indépendance dont l’artiste français faisait profession. En présence de l’orgueil délirant des ateliers, au milieu de leurs triomphes et de leurs colères, proclamer tout haut qu’il regardait comme non avenues toutes les écoles, toutes les traditions académiques et autres, se faire à soi-même, sa méthode, son style, sa poétique, sans vouloir ressembler à personne, c’était évidemment s’exposer à passer pour fou, pour visionnaire, et, qui pis est, à mourir de faim. Toutefois, lorsqu’après avoir bien ri de pitié les gens de bonne foi s’aperçurent que l’artiste n’en était pas ébranlé, qu’il ne transigeait pas, qu’il persévérait comme Galilée, ils furent saisis de vénération pour sa constance, et bientôt il fallut reconnaître que cette constance ne provenait que du génie. Chose vraiment singulière, les opinions régnantes n’en furent pas modifiées, on continua à se livrer à tous les caprices, à toutes les aberrations des idées à la mode, et cependant on fit une place parmi les peintres, et même une place d’honneur, pour cet homme qui protestait contre ces caprices et qui était la condamnation vivante de ces idées On l’admit d’abord à titre de penseur et non de peintre, on lui reconnut le droit de parler à l’esprit, sinon de charmer les yeux : c’était un philosophe dont on admirait la morale sans se croire obligé de la pratiquer, un stoïcien à la cour de Néron. Mais, à quelque titre qu’il se fût fait accepter, le grand homme avait accompli son œuvre, et, après quinze ans d’efforts et de patience (c’est-à-dire vers 1639) il avait acquis dans Rome une célébrité presque populaire.

Le bruit s’en répandait depuis quelques années en France, au grand effroi de Vouet. Il y avait déjà douze ans que le premier peintre exploitait sa faveur : les rues étaient pavées de ses œuvres ; le roi ne s’amusait plus à faire des pastels ; sa santé s’altérait, il se lassait de Vouet comme de tout le reste : il lui fallait du nouveau, et un jour la passion le prit de faire venir le Poussin. Il ne pouvait lui offrir la charge de premier peintre, puisqu’elle était occupée par Vouet, mais il lui fit promettre de riches pensions et des avantages considérables. Le Poussin ne voulut à aucun prix quitter Rome : il résista pendant plus de six mois, et laissa presque sans réponse les lettres de M. Desnoyers, le surintendant des bâtimens royaux ; mais enfin le roi lui écrivit de sa propre main et dépêcha M. de Chantelou à Rome pour le ramener. Il fallut bien céder et se mettre en route vers Paris[8].

Un carrosse du roi l’attendait à Fontainebleau et le conduisit au logement qui lui avait été préparé dans le jardin des Tuileries. Le lendemain on le mena faire sa cour au cardinal, qui l’embrassa et lui commanda quatre tableaux ; puis il fut conduit à Saint-Germain, où le roi lui fit l’insigne honneur de le recevoir à la porte de sa chambre, et dit en se retournant aux courtisans témoins de l’entrevue : Voilà Vouet bien attrapé !

Il n’est pas vrai que ce mot ait fait mourir Vouet six mois après[9] ; mais on comprend qu’il dut porter la rage dans le cœur du peintre détrôné, et que le Poussin, comme il le prévoyait d’ailleurs, allait être en butte aux attaques d’une rivalité furieuse.

Lesueur fut peut-être le seul des élèves de Vouet qui refusa de prendre feu pour son maître et de s’associer au système de dénigrement et de sarcasme qui s’organisa contre le Poussin dès le lendemain de son arrivée. Ce qu’il respectait dans le grand artiste, ce n’était pas la faveur royale, c’était le caractère sérieux de ses ouvrages, la noblesse de ses idées, la hardiesse et la nouveauté de son style.

Le Poussin apprit par hasard que ce jeune homme rompait des lances à son sujet ; il voulut le connaître, et fut si charmé de sa candeur, de l’élévation de ses sentimens, de la distinction de son esprit, qu’il l’accueillit avec une bonté affectueuse et lui promit ses conseils et son amitié. Depuis ce jour, Lesueur ne quitta plus les pas de son nouveau maître : il se nourrissait de sa parole féconde et puissante ; il sentait en l’écoutant ses doutes se dissiper, ses pressentimens et ses rêves se formuler et s’éclaircir. La liberté d’esprit du Poussin, ses attaques franches et brutales contre le charlatanisme du métier, ses jugemens fermes sur toutes choses, développaient chez son jeune ami une indépendance et une fierté natives qu’une longue contrainte n’avait fait que comprimer. Lesueur se sentit revivre ; il prenait possession de lui-même, sa nature se dégageait des liens de son éducation.

C’était presque toujours sur l’art des anciens qu’ils avaient coutume de s’entretenir. Lesueur pénétrait avec délices dans ce monde tout nouveau pour lui : il feuilletait sans cesse, il dévorait les cahiers de croquis d’après l’antique que le Poussin avait rapportés, et sa mémoire se remplissait de notions et de souvenirs que, même au milieu des ruines de Rome, personne alors n’eût eu l’idée de recueillir.

Pendant plus d’une année il put ainsi se pénétrer des leçons du Poussin, et, mieux encore que de ses leçons, de ses exemples. Il assistait à ses travaux : il le vit peindre d’abord un grand tableau représentant la Sainte Cène pour le maître-autel de l’église de Saint-Germain-en-Laye ; puis, pour le Noviciat des jésuites à Paris, cette admirable résurrection de la jeune fille rappelée à la vie par le Miracle de saint François Xavier. Cet enseignement pratique le délivrait de bien des routines et lui révélait de précieux secrets.

Non-seulement il vit peindre le Poussin, mais il peignit devant lui ; c’est sous son inspiration et presque en sa présence qu’il exécuta son tableau de réception à l’ancienne académie de Saint-Luc. Ce tableau, d’un noble et grave caractère, représentait Saint Paul imposant ses mains aux malades. La composition nous en a été conservée par la gravure : elle semble écrite sous la dictée du Poussin.

Mais, pendant que le grand peintre se livrait sans bruit à ses travaux, sans autre distraction que la compagnie de Lesueur et de quelques amis de jeunesse qu’il avait retrouvés à Paris, l’intrigue ne cessait de grandir sourdement : déjà même elle avait tant fait et tant dit contre lui, que ses protecteurs, M. Desnoyers, M. de Chantelou, le roi et jusqu’au cardinal, paraissaient ne le plus soutenir qu’à demi, et trouvaient sans doute qu’en le faisant venir ils s’étaient mis sur les bras une méchante affaire. Les attaques devinrent enfin si vives, que Poussin n’eut plus le courage de les mépriser. Il quitta ses pinceaux et prit la plume.

La querelle s’était animée à l’occasion du Miracle de saint François Xavier, qu’on avait exposé dans l’église des jésuites vis-à-vis d’un tableau de Vouet, tableau d’une fadeur plus qu’ordinaire. On donna la palme à Vouet, cela va sans dire ; puis il fallut faire le procès au Poussin : on prouva que son tableau était d’une immobilité glaciale, et on demanda ce qu’on pouvait penser d’un homme qui poussait la manie des statues antiques jusqu’à donner à son Christ la figure d’un Jupiter tonnant. Peu s’en fallut qu’on n’invoquât les foudres canoniques.

Poussin fit une excellente réponse : « Quant au Christ, dit-il dans sa lettre à M. Desnoyers, je n’en ai pas fait un Jupiter, j’ai seulement voulu lui donner la figure d’un dieu et non pas un visage de torticolis ou d’un père Douillet. » C’était caractériser en deux mots la mollesse contournée, non seulement de Vouet et de ses élèves, mais de Lahire qui prétendait faire école à part et de presque tous les autres peintres alors en réputation.

Jusque-là on s’en tenait aux plaisanteries : les grandes fureurs éclatèrent à propos de la galerie du Louvre. Le Poussin avait été chargé par le roi d’en régler et ordonner les décorations : il pensait que cela voulait dire qu’un plein pouvoir lui était donné pour disposer tout selon son goût. Mais sans compter Vouet, qui prétendait avoir des droits sur ce travail, deux autres adversaires vinrent le lui disputer : d’abord Lemercier, architecte du roi, qui avait fait un projet de décoration pour la galerie et qui l’avait même déjà mis à exécution, puis Fouquières, peintre de paysage flamand, qui s’était fait donner par le surintendant des bâtimens, l’ordre de peindre une ville de France sur chaque trumeau de la galerie. Ce Fouquières avait été introduit à la cour par la reine-mère il y avait vingt ans ; il était en grande renommée et d’un orgeuil plus grand encore. C’était le marquis de Tuffière du paysage ; il se croyait noble et ne peignait jamais que l’épée au côté. Aussi Poussin, dans ses lettres, l’appelle-t-il avec un grand sérieux M. Le baron de Fouquières[10]. Or, ce Fouquières prétendait que ses paysages fussent le principal ornement de la galerie ; et, comme les plans du Poussin contrariaient ses projets, il les trouvait méprisables. Quant à Lemercier, c’était encore bien pis : Poussin avait fait jeter par terre toutes les lourdes et épaisses corniches, tous les massifs conpartimens dont ce pauvre personnage avait surchargé les voûtes de la galerie. Lemercier criait au sacrilége, au scandale, au vandalisme.

Poussin fit un long mémoire justificatif dans lequel il démontra avec une admirable lucidité et par des raisons toutes techniques combien son plan était irréprochable, combien celui de ses adversaires était impraticable et ridicule ; puis il terminait en demandant s’il avait été oui ou non chargé, sous sa responsabilité, de décorer la galerie du Louvre. La réponse s’étant fait attendre, il renouvela sa question, mais en termes plus nets et plus pressans. On lui fit dire qu’avec du temps tout pouvait s’accommoder : dès-lors il comprit que la place n’était plus tenable, et son parti fut bientôt pris. Sous prétexte d’aller mettre ordre à ses affaires et de ramener sa femme, il demanda la faveur d’un congé pour retourner à Rome. Ce projet d’absence ne déplut pas à la cour ; c’était un moyen d’ajourner une difficulté, et pour quiconque est au pouvoir un ajournement est toujours le bienvenu. Mais cette fois, l’ajournement fut éternel. À peine de retour à Rome[11], le Poussin apprit que le cardinal venait de mourir : puis cinq mois plus tard, le roi suivit le cardinal. M. Desnoyers ne conservait pas à la nouvelle cour sa charge de surintendant ; si, malgré tout ce puissant patronage, le Poussin, pendant son séjour en France, avait éprouvé tant de traverses et d’ennui, que serait-il devenu après la mort et la retraite de tous ses protecteurs ? Il renonça donc pour jamais à revoir la France, et reprit ses habitudes romaines pour ne les quitter qu’avec la vie.

Faut-il dire tout ce que cette séparation dut coûter à Lesueur ? Perdre un tel guide et se trouver à vingt-cinq ans exposé aux contre-coups de tant de mauvaises passions, c’était une des situations les plus difficiles qui se puisse imaginer. En se donnant si ouvertement au Poussin, il avait encouru l’inimitié de son ancien maître, la froideur de ses camarades, la malveillance de toutes les médiocrités hargneuses qui avaient aboyé contre l’homme de génie. Il lui restait bien un refuge auprès des amis du Poussin, mais ceux-ci n’étaient pas nombreux, et, à l’exception de Stella, son imitateur, son sosie, qui avait su se mettre assez bien en cour, tout ce petit cercle se composait de personnes ou trop solitaires ou trop obscures pour être d’un grand appui dans le monde.

Il y en avait un pourtant qui, comme homme et même comme artiste, devait porter à Lesueur de véritables consolations : je veux parler de Philippe de Champagne. C’était la plus vieille amitié du Poussin à Paris ; ils s’étaient liés vingt ans auparavant, lorsqu’habitant ensemble au collége de Laon, ils peignaient des panneaux de portes au Luxembourg sous les ordres de Duchêne, le peintre ordinaire de la reine Marie de Médicis. Champagne n’avait ni la force de conception, ni la richesse et l’élévation de pensées du Poussin ; mais, à un degré différent, il avait pris parmi les peintres de l’époque une attitude presque aussi indépendante et aussi originale que son ami. Jamais il n’avait sacrifié à la mode ; il n’était tombé dans aucun des écarts du style italien dégénéré. Son esprit droit, simple, laborieux, son inflexible conscience, peut-être aussi son origine flamande, mais avant tout son rare talent pour peindre le portrait, voilà ce qui l’avait sauvé de la contagion. Toujours en face de figures vivantes, dont il fallait saisir et traduire l’expression, il ne lui avait pas été possible de perdre de vue la nature, et il n’avait eu ni le temps d’apprendre ni la pensée d’employer tous ces moyens alors en usage pour l’ennoblir et la contrefaire. Ce grand art du portrait n’avait pas seulement préservé son goût, il avait servi sa fortune en lui assurant la bienveillance d’une foule de puissans personnages ; grace à leur protection, il pouvait se permettre mieux qu’un autre de braver le goût dominant et de faire de la peinture autrement que tout le monde. Même pendant la toute-puissance de Vouet, Champagne vit son talent respecté ; et, sans ses scrupules de fidélité envers la reine-mère, il est à croire que toutes les faveurs du cardinal auraient été pour lui. Les peintres se consolaient en disant que ses tableaux étaient froids, son style mesquin et pauvre ; mais personne ne contestait qu’il eût un grand talent, et il occupait dans les arts ce qu’on appellerait aujourd’hui une position considérable.

C’était un abri pour Lesueur ; il puisa dans l’affection et dans les conseils de Champagne une force nouvelle pour les sévères études qu’il s’était imposées. Poussin aussi veillait de loin sur lui, il le soutenait dans son isolement par de fréquentes lettres auxquelles il avait soin de joindre presque toujours quelques dessins de figures antiques qu’il avait faits à son intention, et dont il lui développait les beautés.

Lesueur a souvent dit depuis que rien dans sa vie ne lui avait été si utile, que rien n’avait excité si vivement son imagination et mûri si vite son esprit, que cette nouvelle sorte d’entretiens avec le Poussin, et surtout que l’envoi de ces dessins qu’il attendait avec impatience, qu’il recevait avec bonheur, sur lesquels il rêvait pendant des mois, et qu’il gardait pour lui seul comme d’intimes confidences. Il ne craignait point de dire que ces mêmes antiques ne lui auraient peut-être pas été d’un si grand secours, s’il fût allé les dessiner lui-même ; et pourtant il est probable qu’il n’eût pas hésité à suivre le Poussin jusqu’à Rome, si le projet d’un mariage selon son cœur ne l’eût alors retenu à Paris. Lesueur n’avait pas porté ses vues bien haut ; la personne qu’il épousait était sœur d’un de ses anciens confrères d’atelier, nommé Goussé, jeune fille pleine de piété et de solides vertus, d’une figure touchante, mais d’une frêle santé. Elle ne possédait rien, Lesueur non plus ; les embarras du ménage se firent bientôt sentir. Depuis trois ans Lesueur n’avait fait qu’étudier ; il fallut songer à travailler pour vivre.

C’était alors la mode d’orner de vignettes et de riches frontispices certains livres de luxe, et particulièrement les thèses de droit, de médecine et de théologie. Lesueur essaya cette industrie ; mais dans ses mains elle devint de l’art. Sa composition pour la thèse de M. Claude Bazin de Champigny est un chef-d’œuvre. C’est tout un tableau. Les quatre figures qui forment l’encadrement, et principalement les deux femmes placées dans le haut, sont posées et drapées avec une grace sévère qui n’est ni la pureté antique ni la science du Poussin, mais quelque chose qui ne provient d’aucune imitation. Le frontispice de la Vie du duc de Montmorency, celui de la Doctrine des Mœurs, et celui des Œuvres de Tertullien, sont conçus avec une facilité, une souplesse de talent, que domine toujours une sagesse alors si nouvelle et si rare. Dans le dernier, on voit saint Augustin et Tertullien assis vis-à-vis l’un de l’autre et dialoguant sur la théologie. Il est impossible de caractériser ces deux hommes avec plus d’esprit et de vérité. On conserve aussi le frontispice d’une Histoire universelle par un certain père jésuite dont le nom m’échappe, composition élégamment classique, dans laquelle le Temps, l’Histoire et une troisième figure sont heureusement groupés. Enfin, c’est encore un charmant petit tableau que cette Adoration de la Vierge, gravée en miniature comme frontispice d’un office à l’usage des chartreux (diurnale cartusiense). Mais, dans toute cette collection de gravures d’après les dessins de Lesueur, celle qui porte le cachet le plus original et qui peut le mieux faire sentir tout ce qu’il y avait de neuf, de spontané, d’individuel dans ce suave génie, c’est un portrait de la Vierge porté par les anges, composition qu’il avait faite probablement pour quelque communauté de femmes : on ne trouve pas d’indication. Deux grands anges tiennent suspendu le portrait de la Vierge, que trois petits chérubins gracieusement groupés font effort pour soutenir ; d’autres chérubins semblent jouer dans les angles du tableau avec des images représentant certains symboles des litanies. Tout cela est disposé avec clarté, simplicité, sans recherche ni confusion ; puis dans le milieu, la figure de la Vierge brille d’un éclat radieux : ce n’est pas la Vierge de Raphaël, encore moins celle du Carrache ou celle du Guide. Dans cette tête, ce n’est pas la beauté qui domine, mais l’expression ; c’est une jeune fille chaste, pensive, un peu fière, et pourtant c’est bien aussi la Vierge : son front rayonne de sainteté.

Ces thèses, ces frontispices et tous ces dessins de librairie, n’étaient pour Lesueur que des passe-temps plus ou moins lucratifs mais il s’occupait en même temps à peindre un assez grand nombre de tableaux. C’est vers cette époque qu’il doit avoir exécuté presque tous ceux qui depuis sont passés en Angleterre, dans les galeries de lord Houghton, de lord Besborough, et dans la collection du duc de Devonshire[12], car c’est dans ces tableaux qu’on remarque la trace la plus visible des conseils encore récens de Poussin.

Mais bientôt il devait entreprendre la plus grande œuvre de sa vie. Ses habitudes de piété l’avaient depuis assez long-temp mis en rapport avec le prieur des chartreux : celui-ci faisait restaurer le petit cloître de son couvent, qui, dès l’an 1350, avait été peint à fresque, et dont on avait déjà renouvelé les peintures une première fois en 1508. Les nouvelles réparations exigeaient ou qu’on blanchît les murailles ou qu’on les peignit de nouveau. Il fut décidé qu’on devait les peindre, et ce fut à Lesueur qu’on en confia le soin.

On a dit, je ne sais d’après quel témoignage, que ce grand travail lui avait été donné par ordre de la reine-mère ; on a même ajouté que cette princesse l’avait nommé son peintre : je n’ai trouvé nulle part un indice sérieux qui confirmât ce fait. Il se sera introduit après coup dans les biographies, lorsque la gloire du peintre était devenue incontestée, et à une époque où on ne pouvait s’imaginer qu’un homme de génie n’eût pas été de son vivant peintre sinon du roi, du moins d’une reine. L’extrême modicité du prix alloué à Lesueur indiquerait, à défaut d’autres preuves, que ce n’était pas là une faveur royale. Les chartreux de Bologne donnaient à cette même époque une fois plus d’argent au Guerchin pour sa seule Vision de saint Bruno qu’il n’en coûta à leurs frères de Paris pour faire peindre tout leur cloître.

Mais Lesueur acceptait avec trop de joie cette pieuse et noble tâche pour regarder au salaire. Il avait alors vingt-huit ans (1645). Pendant les trois années écoulées depuis le départ du Poussin, son talent s’était fortifié par de constantes réflexions et par l’heureuse nécessité de se gouverner lui-même. Il aurait bien voulu, avant de se mettre à l’œuvre, faire de longues études de détails, et méditer à loisir le caractère général de ses compositions. Mais les frères étaient impatiens de jouir de leur cloître ; il fallut obéir, et l’on sait avec quelle rapidité tout fut achevé. Dès 1647, les tableaux avaient reçu leur dernière touche, et vers le commencement de 1648, c’est–à-dire en moins de trois années, ils étaient complètement terminés. Il est vrai que Lesueur s’était fait aider par ses frères Pierre, Philippe et Antoine, et son beau-frère Goussé. Mais il avait tout composé, tout dessiné, et plusieurs panneaux avaient même été entièrement couverts de sa main.

Ces vingt-deux tableaux excitèrent d’abord un sentiment de surprise, encore plus que d’admiration. Il faut avoir bien présent à la pensée la manière de composer et de peindre des Sébastien Bourdon, des Lahire, des Dorigny, de tous ceux en un mot dont les ouvrages étaient alors généralement compris et goûtés, pour se figurer combien on dut être étonné de cette simplicité, de cette absence complète de recherche et d’apparat. L’étonnement était respectueux parce qu’une œuvre si capitale n’est jamais traitée légèrement par la foule, même quand la foule ne la comprend pas. On louait la grande facilité de l’artiste, la promptitude de l’exécution ; puis, comme les conceptions supérieures finissent toujours, sur un point quelconque, par triompher des préjugés, on convenait que ce style était bien approprié au sujet, que c’était de la peinture comme il en fallait aux chartreux, qu’à l’aspect de ces tableaux on respirait la vie du cloître. On admirait donc, puisqu’on sentait cette harmonie locale, cette unité d’impression qui est le premier mérite de ces tableaux, mais on admirait en faisant des réserves, et en attribuant l’effet produit, non pas au principe de vérité et de simplicité qui inspirait le talent de Lesueur, mais à une circonstance heureuse qui s’était rencontrée d’accord avec ce genre de talent.

C’est là ce qui peut expliquer comment cette Vie de saint Bruno, tout en excitant une vive curiosité et une estime qui ne fit que s’accroître d’année en année, ne changea rien cependant ni au goût du public ni à la direction d’études de nos peintres. Il est peut-être sans exemple qu’une production à la fois si neuve et si frappante n’ait pas éveillé l’esprit d’imitation. C’est ordinairement la conséquence naturelle, inévitable, de tout ce qui a seulement l’apparence de la nouveauté ; eh bien ! ici, où ce n’était pas une apparence, mais bien ce qu’on pouvait voir de plus réellement neuf, de plus hardiment novateur, personne n’eut seulement la pensée d’imiter. Il fallait être le frère ou le beau-frère de Lesueur pour songer à suivre sa trace : c’était de la complaisance de famille ; mais du reste pas un élève, personne qui s’avisât de lui demander son secret.

C’est qu’aussi ce secret n’était pas de ceux qui se divulguent ; il possédait ce qui s’imite le moins, le don de l’expression. Otez l’expression de ces tableaux, et cherchez-en le mécanisme, c’est-à-dire la partie matérielle dont pourrait s’emparer l’imitation, vous ne trouverez rien. Il n’en est pas de même du Poussin : il se sert de moyens, de procédés dont sans doute il est l’inventeur, et qu’il emploie très légitimement, mais dont l’usage répété constitue une manière et donne plus de prise aux imitateurs. Aussi, quoique Poussin soit resté long-temps comme isolé parmi les peintres, il y en eut quelques-uns qui, même d’assez bonne heure, se façonnèrent à son image, et ils ont fini par l’imiter tous un peu, si ce n’est toutefois dans ce qu’il a d’inimitable. L’expression chez le Poussin n’apparaît presque jamais sur les physionomies, chose manifeste dans la pantomime et dans les attitudes, et surtout dans la liaison et dans l’ajustement des figures entre elles, dans l’ordonnance générale de la composition, et jusque dans les lignes des plans les plus reculés ; elle procède de ce qui est extérieur et résulte de la combinaison du tout. Chez Lesueur c’est le contraire, l’expression est intime, on la sent comme concentrée dans l’intérieur même des personnages, elle se reflète ensuite sur les physionomies, descend dans les gestes, dans les attitudes, et pénètre enfin dans toutes les parties de la composition, mais d’une manière plus vague et sans y laisser apercevoir ces contrastes, ces balancemens savamment combinés qui donnent la vie aux tableaux du Poussin. Ainsi, pour imiter Lesueur, la première condition serait d’avoir son ame, mais c’est là encore une fois ce qui ne se dérobe pas aussi bien que la science.

Cette Vie de saint Bruno, malgré l’état déplorable ou l’ont réduite d’abord les odieuses profanations de l’envie contemporaine, puis le respect même des bons religieux qui, en mettant sous clé leurs tableaux et en les privant d’air, les avaient exposés à d’autres sortes de dégradations, puis enfin la mise sur toile et les restaurations de 1776, sans compter les retouches sous l’empire et quelques autres plus récentes, cette Vie de saint Bruno, dis-je, est encore aujourd’hui un des plus beaux monumens de la peinture moderne comme œuvre de sentiment et de naïveté sans effort ni affectation. La légende du frère Raymond le Tartufe, qui sert de préambule à celle du saint, est écrite dans les quatre premiers tableaux avec une clarté et une franchise pittoresque qui se marie merveilleusement à une certaine crédulité toute historique. Puis viennent le recueillement, la prière, la vocation du saint, ce tableau d’une seule figure et qui pourtant est si bien rempli par la seule émotion du pieux personnage si puissante et si visible sous les plis de sa longue robe ; puis la distribution de ses richesses aux pauvres, la prise d’habits, la lecture du bref du pape et par-dessus tout la mort du saint, cette scène religieusement tragique si fortement conçue, si mystérieusement exprimée : en dépit des dégradations et des restaurations, ce sont là autant de chefs-d’œuvre d’expression qui, tant qu’il en restera vestige, feront les délices de toute ame sensible à la poésie de la peinture.

Sans doute il y a dans cette belle œuvre quelques taches et quelques faiblesses. La prestesse de l’exécution dégénère trop souvent en négligence ; le coloris, quoique toujours harmonieux et facile, manque quelquefois de force et de profondeur ; le dessin, dans certaines parties, est négligé ; quelques figures sont trop courtes, d’autres un peu longues ; à côté d’expressions saisissantes, il y en a quelques unes de banales et tombant presque dans la manière. Il en serait autrement si toutes les figures eussent été étudiées sur nature comme celle des moines ; aussi, ce qu’il y a d’incomparablement plus beau, plus vrai, plus touchant dans ces tableaux, ce sont toujours les moines. C’est que Lesueur avait eu l’heureuse idée de faire poser quelques frères non-seulement pour copier leur costume, mais pour saisir sur le fait leurs gestes habituels et tous les détails de leur physionomie. C’était encore une innovation ; le Poussin lui-même, malgré ses goûts de vérité, n’a jamais composé ses tableaux les yeux fixés sur la nature ; ce n’est pas qu’il n’eût pour elle un sincère respect ; il l’aimait, il l’adorait autant que l’antique, ce qui est tout dire ; mais à la nature comme à l’antique il ne demandait que des indications, des souvenirs qu’il réglait ensuite par la pensée. Aussi, ses compositions même les plus animées ont-elles un caractère abstrait ; elles viennent de l’esprit et s’adressent à l’esprit. Lesueur, en ne consultant pas seulement, mais en étudiant la nature, faisait œuvre de peintre : son seul tort était de s’arrêter en chemin ; ces figures faites de pratique, à côté de figures vivantes, font tache ; elles ne disent rien et semblent même encore plus conventionnelles qu’elles ne le sont réellement.

Lesueur sentait les imperfections de son ouvrage, et il allait au-devant de la critique, en disant sans cesse, même à ceux qui le félicitaient, qu’il n’avait fait que des ébauches. Il avait raison ; oui, ce sont d’admirables ébauches, des ébauches de génie ; mais Lesueur pouvait-il s’élever au-delà ? Nous allons bien le voir tout à l’heure produire des ouvrages plus terminés ; mais toujours il donnera à sa pensée ce caractère de concision, de premier jet, d’indication elliptique qui exclut les développemens approfondis. Le développement en peinture, c’est l’art d’exprimer tous les moindres détails de la vie physique et morale, c’est-à-dire de l’individualité, sans que l’harmonie et l’unité disparaissent. Merveilleuse alliance qui constitue l’ineffable beauté de quelques œuvres, je ne dis pas de toutes les œuvres de Raphaël et des grands maîtres de son temps. Mais pour unir ce rendu dans les détails au sentiment spontané de l’ensemble, pour être à la fois Léonard de Vinci et Lesueur, suffit-il de naître seul, isolé, perdu dans un siècle abâtardi ? ne faut-il pas tenir dans sa main la chaîne non interrompue des traditions, ce fil conducteur qui ajoute à notre valeur personnelle le secours de tous les perfectionnemens acquis par nos devanciers ? C’est ce secours que nulle force humaine isolée ne peut remplacer. Des études sur nature continuées pendant la plus longue vie d’homme n’y pourraient suffire : l’individu est trop infirme et trop débile pour une telle tâche ; et voilà pourquoi, lorsqu’une fois l’art s’est élevé au sommet de la perfection, et qu’il en tombe, il ne s’y relève plus, à moins qu’il ne change de forme ; mais il faut que le monde en change aussi, ce qui n’a lieu que de la main des barbares et par une résurrection comme le christianisme. Ce sont là des questions qui nous mèneraient loin, mais dont la solution serait toute à la gloire de Lesueur ; car plus nous reconnaîtrions combien est invincible l’impossibilité de toucher encore une fois la borne qu’atteignit un seul jour la peinture moderne, plus grande nous paraîtrait sa fortune de l’avoir approchée de si près.

Bien que ses contemporains n’eussent compris qu’à moitié l’œuvre qu’il venait de terminer, bien que personne ne l’imitât, il vit néanmoins s’accroître sa réputation, et l’opinion générale le plaçait déjà à un rang éminent, même parmi les peintres en faveur. Aussi lorsque, dans cette même année 1648, un arrêt du conseil institua l’Académie royale de peinture et de sculpture, on n’hésita pas à l’y faire entrer : il fut même choisi comme un des douze fondateurs désignés sous le titre d’anciens[13].

Cette nouvelle institution ne faisait que consacrer un fait depuis long-temps accompli, la ruine et la disparition de nos anciennes écoles provinciales. L’Académie se constituait leur héritière unique, et rendait à jamais impossible leur résurrection. C’était un principe de mort pour l’art, car il ne fleurit qu’en liberté : il faut qu’il puisse être cultivé simultanément sous des influences et par des méthodes diverses non-seulement parce que la rivalité est un stimulant nécessaire, mais parce que tout est plus ou moins exclusif et incomplet dans les œuvres des hommes, et que le seul moyen pour que le beau nous apparaisse sous toutes ses faces, c’est de laisser ceux qui le cherchent nous le montrer sous des points de vue différens. La création de l’Académie, c’était la consécration d’un moule unique où devaient aller se fondre les idées d’art sur toute la surface du royaume : c’était un instrument puissant comme toute centralisation, mais un instrument d’uniformité et de monotonie. Il semblait qu’on le préparât à l’usage de Louis XIV ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est que celui qui était destiné à s’en servir sous l’autorité de ce monarque, Charles Lebrun, fut alors le principal et le plus ardent promoteur de cette création. Bien qu’il fût en Italie depuis près de six ans, comme on connaissait son crédit sur l’esprit du chancelier, ce fut à lui que s’adressèrent ses confrères de Paris pour obtenir la présentation et l’homologation de l’arrêt qui devait constituer la compagnie. Lebrun accomplit cette tâche avec un zèle et une ardeur qui ressemblaient à de la prescience.

Pour reconnaître le service qu’il venait de rendre, on l’admit, malgré son absence et sa jeunesse, à prendre rang parmi les anciens. Il est vrai que, même avant son départ, il s’était fait connaître par de brillans débuts, et que, pendant ses voyages, il n’avait pas négligé d’envoyer de temps en temps à Paris quelques tableaux dont la manière noble et solennelle avait eu le plus grand succès. Son admission à l’Académie lui fit abréger son séjour en Italie ; il négligea Venise, et revint en toute hâte pour répondre à l’honneur qu’il avait reçu. Peut-être le désir de siéger plus tôt parmi ses confrères n’était-il point le seul motif qui lui faisait hâter le pas : le cloître des chartreux excitait ses secrètes inquiétudes ; il voulait voir par ses yeux, et ne pas laisser grandir en son absence une rivalité dont il connaissait les dangers.

La lutte entre ces deux hommes ne datait pas d’un jour. Elle avait pris naissance dès leur rencontre dans l’atelier de Vouet. C’était chez Lesueur une vive émulation, chez Lebrun c’était de la jalousie. Les préférences de Vouet en avaient été la première cause ; son caractère impérieux, dominateur, avait fait le reste.

Le retour de Lebrun était un évènement dans la vie de Lesueur. Il voyait son ancien camarade arriver chargé de sa moisson d’Italie, soutenu par l’autorité de son voyage, précédé d’une réputation que sa présence allait encore ranimer. Il entendait dire, non sans quelque émotion, que le Poussin l’avait pris en affection particulière, et pendant son séjour à Rome l’avait guidé dans ses études. Ajoutez enfin l’accueil que reçut à la cour le protégé de M. le chancelier ; la reine-mère lui demandant un tableau pour son oratoire ; le cardinal Mazarin le présentant au jeune roi ; le surintendant Fouquet lui confiant la décoration de son château de Vaux avec 12,000 livres de pension, et tout cela en quelques jours, comme pour sa bien-venue ! Il y avait de quoi porter le découragement au cœur de Lesueur, si la conscience de son talent ne l’avait soutenu. Il n’en conçut que plus d’ardeur pour son art. Ne pouvant suivre Lebrun dans les palais royaux, qui ne lui étaient pas ouverts, car ses œuvres n’avaient encore pu pénétrer que dans les communautés religieuses, dans les églises et dans quelques maisons particulières, il choisit pour lutter avec lui un terrain sur lequel il pouvait le rencontrer.

Lebrun avait fait l’année précédente ce qu’on appelait alors le tableau du May. C’était l’usage que chaque année, le 1er du mois de mai, la confrérie des orfèvres, en souvenir d’une ancienne dévotion, fit offrande à l’église Notre-Dame, d’un grand tableau religieux. Les peintres les plus renommés recherchaient l’honneur de faire ces tableaux, dont l’exposition était entourée d’une grande solennité. Lebrun avait pris pour sujet le Martyre de saint André, et son tableau, exécuté par lui en Italie avec un grand soin et une grande dépense de savoir et d’imagination, avait contribué puissamment à lui préparer cette célébrité toute faite qui l’attendait à son retour. Lesueur ne pouvait trouver plus belle occasion de se mesurer avec son rival. Il se présenta pour peindre le May de l’année suivante (1649), et il eut le bonheur d’être choisi.

Cette fois, son succès fut complet ; le saint Paul prêchant à Éphèse fit pâlir le saint André : il est vrai que, sans rien sacrifier de sa pureté accoutumée, sans se permettre aucune exagération, aucun oubli de la vérité, Lesueur n’avait rien négligé de ce qui pouvait donner de l’éclat à sa composition, et produire sur le spectateur une sensation profonde. Il y a dans ce tableau un mouvement, une chaleur de ton, une ampleur de dessin qui semble, au premier abord, se rapprocher un peu du style académique ; mais plus on regarde et plus on reconnaît que, pour être animée, la pantomime n’en est pas moins toujours vraie, que les expressions comme les gestes sont d’une merveilleuse justesse, et qu’en un mot ce sont les mêmes qualités que dans ses autres ouvrages, avec plus de force dans le pinceau et une exécution plus terminée.

Lebrun fut piqué au jeu et voulut prendre sa revanche. Ses amis ne manquaient pas de lui dire que la palme lui était restée ; mais bien qu’avec la nature de son esprit et son genre de talent il ne dût pas avoir grande estime pour certaines perfections de son rival, il avait cependant le goût trop exercé pour ne pas sentir de quel côté était la victoire. Il demanda donc et obtint la faveur assez rare de peindre un second tableau du May, et deux ans après, le 1er mai 1651, il fit porter à Notre-Dame son Martyre de saint Étienne. On sait quelle fut l’immense réputation de ce tableau. Il fut décidé par les habiles que Lesueur pouvait être plus correct, mais que l’imagination, l’inspiration, le feu du génie appartenaient à Lebrun. On se gardait bien de lui demander compte de la pose plus que maniérée de ce Christ sur les nuages, des attitudes théâtrales de ces bourreaux posés en gladiateurs, de l’emphase déclamatoire de toute la composition, c’était précisément ce qu’on admirait comme le sublime du genre académique italien ; en un mot, Lebrun faisait ce qu’avait fait Vouet vingt ans auparavant, il nous apportait un composé de tout ce qu’on applaudissait alors à Rome et surtout à Bologne, car les Carrache avaient sa prédilection. Seulement, il avait de plus que Vouet une grande faculté de composition, une majesté naturelle de style, un pinceau riche et exercé, et le souvenir un peu effacé de quelques conseils du Poussin. Tel était l’homme qu’une sorte de prédestination appelait à régner sur les arts en France dès que Louis XIV aurait pris le gouvernement de l’état, tant il y avait d’harmonie et de concordance entre les facultés de l’artiste et les goûts du souverain.

Mais n’allons pas si vite, et revenons à Lesueur. À peine au sortir de cette lutte avec Lebrun, il était destiné à en soutenir une autre ; toutefois ce n’était plus dans le chœur d’une église ni sur des sujet sacrés que devait se vider ce nouveau défi. Un riche magistrat, M. Lambert de Thorigny, s’étant fait construire, sur le quai de l’île Notre-Dame, un hôtel, ou plutôt un petit palais, voulut le décorer à l’italienne, et, à l’exemple des Augustin Chigi et autres seigneurs romains, c’est à l’artiste le plus en vogue, c’est-à-dire à Lebrun, qu’il s’adressa pour exécuter les peintures. Mais Lebrun ne voulut se charger que de la galerie où devaient être tracées l’histoire d’Hercule et son apothéose. M. de Thorigny eut alors l’idée de proposer à Lesueur les autres appartemens. Lesueur consentit, bien qu’il lui fallût sortir de ses études ordinaires, des habitudes de son talent et des inclinations de son esprit, pour suivre son adversaire dans un genre où celui-ci prétendait exceller, dans le champ de la fable et de l’allégorie. Rien ne peut donner une plus juste idée de l’admirable organisation de Lesueur, rien ne fait mieux connaître la souplesse de son esprit et son aptitude à percevoir la beauté sous toutes ses formes, que les charmantes et si nombreuses compositions créées par lui pour cet hôtel Lambert. Son imagination presque dévote accepta sans restriction, quoique avec une chaste réserve, toutes les données de la mythologie : il semblait qu’il voulût frayer la route à Fénelon pour passer du cloître dans l’olympe, en lui apprenant comment on peut mêler au plus sévère parfum d’antiquité cette tendresse d’expression et cette sensibilité pénétrante qui n’appartient qu’aux ames chrétiennes. Aussi vous ne trouvez dans ses figures de dieux et de déesses ni les sévérités de la statuaire antique, ni les mignardises des danseuses de ballets ; c’est un type à part, une forme qu’il a trouvée, et qui n’a pas seulement l’attrait de la nouveauté, mais le charme d’une douce pureté de lignes, constamment unie à la grace de l’expression[14].

Il était bien difficile qu’on restât insensible à de si séduisantes créations. Les partisans les plus outrés des lois académiques ne pouvaient nier que, si ces peintures dérogeaient au grand style, elles étaient d’une élégance, d’une légèreté ravissantes. Aussi, quand le président de Thorigny ouvrit sa maison au public, la foule, qui suit son plaisir, et s’arrête à ce qui la charme, ne fit que glisser dans la Galerie d’Hercule, quoique le luxe des dorures rehaussât l’éclat des peintures de Lebrun ; et ce fut dans le Cabinet des Muses, dans le Salon de l’Amour, dans la Salle des Bains, qu’on se porta de préférence, parce que les yeux et l’esprit s’y trouvaient doucement attirés. Il est probable que Lebrun se repentit alors de n’avoir pas voulu tout peindre, surtout si, comme on le rapporte, il eut la mortification d’entendre le nonce du pape, qui visitait l’hôtel Lambert, dire en passant de la galerie d’Hercule dans le salon des Muses : « À la bonne heure ! voilà qui est d’un maître, le reste est una coglioneria ». Ce mot n’est guère vraisemblable ; mais ce qui paraît mériter plus de foi, c’est que Lebrun, après avoir fait au nonce les honneurs de sa galerie, se mit à doubler le pas en traversant les pièces peintes par Lesueur, et que le nonce, l’arrêtant, lui dit : « Pas si vite, je vous prie, car voici de bien belles peintures. »

L’exécution de ces peintures avait demandé à Lesueur trois années d’un travail d’autant plus fatigant, que, tout en se livrant à d’opiniâtres études pour donner à son pinceau cette direction nouvelle, il avait dû terminer plusieurs tableaux de piété promis par lui à l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, à l’église de Saint-Gervais, à l’abbaye de Marmoutier. Ne consultant pas ses forces, se livrant sans mesure à sa passion immodérée pour son art, il passait les nuits à dessiner, les journées entières à peindre, et ce qui l’encourageait à dévorer ainsi sa vie, c’est que son talent semblait gagner tout ce que perdait sa santé. Ces tableaux, composés au milieu de l’agitation et de la fièvre du travail, sont assurément ses chefs-d’œuvre ; c’est cette Messe miraculeuse de saint Martin, esquisse qui est elle-même un miracle, et qui semble éclairée par je ne sais quels rayons divins tombant de cette hostie lumineuse ; c’est l’Apparition de sainte Scholastique à saint Benoît, angélique tableau où la vie du ciel nous semble révélée sous les traits de cette sainte dont le geste modeste et la physionomie virginale n’ont pu être conçus que par une sorte de vision du génie ; c’est encore ce Jésus traînant sa croix devant sainte Véronique, avec une si sublime humilité, et cette admirable Descente de Croix, qui parmi les mille et mille tableaux de tous les temps et de tous les pays, que cette sainte page de l’Écriture a inspirés, se distingue par un caractère si particulier d’onction, de tendresse et d’ascétique douleur. Où trouver une émotion plus vraie, un désespoir plus déchirant ? Et cependant quelle douce pureté, surtout dans ces figures de femmes ! quel calme dans leurs draperies, quelle simplicité de moyens pour un si grand effet ! C’est la suavité de contours d’un bas-relief antique vivifiée par le feu intérieur de la foi. Enfin, n’oublions pas que c’est à cette même époque qu’il peignit son Martyre de saint Gervais et de saint Protais, cette grande composition historique, où les têtes sublimes des deux jeunes saints font oublier ce qu’il y a peut-être d’un peu conventionnel dans le reste du tableau.

Tant de fatigues, tant d’efforts, épuisèrent ce qui lui restait de vie ; le chagrin acheva de l’accabler. Il eut la douleur de voir mourir sa femme, et cette perte le jeta dans un tel abattement, qu’il ne se sentit jamais le courage d’achever son dernier plafond à l’hôtel Lambert. Il ne toucha plus ses pinceaux que pour ébaucher un autre trait de la vie de saint Gervais et de saint Protais, qui devait faire pendant à son grand tableau. Mais bientôt ses forces l’abandonnèrent, il fut saisi du sentiment de sa fin prochaine, et sa ferveur religieuse lui fit chercher un asile chez les chartreux : il les avait émerveillés par ses œuvres, il venait les édifier par sa mort. Ce fut dans les bras du prieur qu’il rendit l’ame, vers les premiers jours de mai 1655 : il entrait dans sa trente-huitième année.

Lesueur était du nombre de ces hommes dont la mort prématurée est en quelque sorte écrite au front de leur génie. Il y a dans presque toutes ses œuvres, comme dans celles de Raphaël, comme dans les accords de Mozart, je ne sais quelle teinte mélancolique qui semble un lugubre avertissement. Il avait sans doute assez vécu pour rester immortel parmi les hommes, pas assez pour avoir joui de sa gloire. Ses plus belles journées furent des demi-triomphes ; ceux qui le louèrent le plus ne le comprenaient qu’à moitié ; et comment d’intimes souffrances n’auraient-elles pas quelquefois attristé son cœur d’artiste, quand on pense qu’il mourut sans avoir jamais reçu, je ne dis pas de son roi (il était si jeune), mais de la cour, la moindre faveur, on pourrait presque dire le moindre travail ? Trois figures allégoriques dont on lui demanda par hasard le dessin, voilà l’aumône royale que reçut ce grand peintre. Il mourut regretté comme homme de bien, estimé comme artiste, mais à peu près au même titre que ses onze confrères d’Académie ; et le jour où son génie fut enlevé aux arts, personne dans tout le royaume ne mesura la perte que venait de faire la France.

Lebrun seul peut-être en avait le sentiment. Le bruit courut alors qu’étant venu par bienséance rendre les derniers devoirs à son ancien condisciple, il avait dit en s’en allant que la mort venait de lui ôter une grande épine du pied. Je ne sais si ces paroles furent prononcées, bien que le fait soit rapporté par un chartreux, Bonvaventure d’Argonne ; elles sont bien naïves pour être vraies : mais ce qu’il n’aura pas dit, comment supposer qu’il ne l’ait pas pensé ! Quelque ingrate qu’elle eût été jusque-là pour Lesueur, la fortune, s’il eût vécu, ne pouvait-elle pas enfin lui sourire ? Lesueur mort, au contraire, Lebrun n’avait plus rien à redouter. Quel était le peintre français qui pouvait lui disputer le pas ? Mignard ? Il ne daigna pas même entrer en lice avec lui, et n’acceptait sa rivalité qu’en passant sa procuration à ses élèves. Il est vrai que Poussin vivait encore, mais à Rome, mais déjà vieux et irrévocablement fixé en Italie. Le seul homme qui pouvait faire ombrage à Lebrun, mais qui ne songeait guère à l’inquiéter, c’était Philippe de Champagne. Au milieu de toute cette peinture académique sur laquelle Lebrun allait bientôt régner, Champagne seul, depuis la mort de Lesueur, restait comme représentant de la vérité et du naturel. Il peignait encore avec ardeur malgré ses cheveux blancs, mais il n’avait pas la moindre brigue, pas la plus légère ambition. On l’avait fait recteur de l’Académie presque malgré lui ; et pourtant sa longue carrière, la grande estime qu’il s’était acquise non moins par ses vertus que par ses œuvres, lui donnaient, sans qu’il s’en souciât, une telle puissance, que, lorsqu’après la mort de Mazarin, le roi, voulant mettre toutes choses sur un pied nouveau, décida qu’il aurait un premier peintre (la charge était vacante depuis la mort de Vouet), il y eut grande indécision parmi ses conseillers pour savoir si son choix devait s’arrêter sur Philippe de Champagne ou sur Lebrun, et, sans la chaude intervention de Colbert, peut-être ce dernier n’avait-il pas les chances de son côté.

Que serait-il advenu de l’école française, si Champagne eût été préféré ? Aurait-il réformé les banalités académiques ? Aurait-il fait dominer les idées de simplicité ? Non, quand même il eût été plus jeune et cent fois plus hardi. Il y a des réformes impossibles. Et d’ailleurs l’hypothèse est inutile ; car, entre Louis XIV et Lebrun, il y avait, nous le répétons, harmonie préétablie.

Champagne, en apprenant qu’il avait succombé, remercia Dieu d’avoir éloigné de lui ce calice. Son détachement du monde augmentait tous les jours ; il ne restait plus fidèle qu’à son art : l’admirable portrait de sa fille la religieuse et cet autre portrait de Mme Arnaud, si effrayant de vérité, prouvent que même, au fond des solitudes de Port-Royal, son talent avait conservé toute son énergie. Mais bien qu’il dût prolonger sa vie encore pendant douze ans, il était mort pour Paris, pour la cour, et jamais le bruit de son nom ne vint importuner celui dont il avait été le rival sans le vouloir.

Lebrun était donc maître du terrain. Pendant que le roi et M. de Colbert organisaient les finances et l’armée, le premier peintre se mit en devoir d’organiser les arts, et non-seulement les arts, mais toutes les industries entre les doigts desquelles il pouvait apercevoir un crayon. Une main sur l’Académie, dont il était le chef, l’autre sur les Gobelins, dont il était directeur, il devint l’arbitre et le juge suprême de toutes les idées d’artiste, le dispensateur de tous les types, le régulateur de toutes les formes : c’est d’après ses modèles que les enfans dessinaient dans les écoles ; c’est lui qui donnait aux sculpteurs le dessin de leurs statues ; les meubles ne pouvaient être ronds, carrés ou ovales, que sous son bon plaisir, et les étoffes ne se brochaient que d’après les cartons qu’il avait fait tracer sous ses yeux.

Il est vrai qu’il résultât de cette prodigieuse unité d’organisation une espèce de grandeur extraordinaire, un spectacle imposant, dont tous les yeux furent éblouis ; mais un tel régime pouvait-il durer ?

Lebrun put croire qu’il serait éternel. Quand il mourut, en 1690, ni son maître ni lui n’avaient encore laissé entamer leurs frontières. Mais dans la main de Mignard, et de Mignard déjà vieux, l’autorité perdit cette puissance irrésistible ; on commença même à la voir vaciller ; et quand enfin ce fut à un Lafosse qu’appartint le gouvernement, on perdit bientôt autant de batailles sur ce terrain-là qu’en perdait sur un autre M. de Villeroy.

La peinture avait beau s’envelopper de l’ampleur de ses draperies et invoquer dans sa détresse l’Italie, l’Académie et l’ombre de Lebrun : son théâtre était vermoulu, et tout ce grandiose de friperie allait tomber, usé comme un vieux rideau, devant le dégoût général.

Après une si longue oppression, le besoin de la liberté ne pouvait produire que des saturnales. On ne se contenta pas de répudier le genre académique italien, on voulut insulter à sa cendre comme à celle du vieux monarque ; on le dépouilla de son riche manteau pour l’affubler d’une veste de berger ou d’un petit domino de taffetas, on le frisa, on le poudra, on lui mit des mouches, et c’est à cette mascarade que la foule, naguère à genoux devant d’héroïques mannequins, apporta ses hommages et des couronnes.

Sans doute, Watteau était un homme d’esprit et de talent, il était né coloriste, et il rendait merveilleusement la nature de son temps ; mais il n’en faut pas moins convenir que l’art ainsi compris tombe dans le dernier degré de la licence et de l’aberration. Watteau, c’est la peinture dans une orgie révolutionnaire, brisant en morceaux le sceptre de Lebrun.

Si la tyrannie du goût sous Louis XIV avait enfanté Watteau, ce même Watteau, puis après lui Boucher et toute cette école de boudoirs, à force de liberté licencieuse et de naturel dévergondé, allaient nous ramener sous un autre joug. Le nouveau despotisme ne devait être ni moins pédant, ni moins gourmé que celui de Lebrun, sans avoir comme lui le mérite de la grandeur et de la majesté. Inventé par l’érudition à la vue des premières fouilles d’Herculanum, adopté par la philosophie politique, outré par le fanatisme républicain, ce genre soi-disant antique a fait peser sur nous sa main sèche et glacée pendant plus de trente ans.

Mais l’ennui nous en a délivrés : nous sommes libres aujourd’hui ; chacun suit son chemin comme il veut, quelques-uns avec plus d’éclat que de vérité, d’autres avec une laborieuse conscience. Notre jeune phalange d’artistes voit à sa tête quelques chefs habiles ; il en est un dont les plus grands maîtres auraient envié la main ferme et sûre : que nous manque-t-il donc ? Il nous manque d’être venus moins tard, et surtout d’être moins savans. Pour ceux qui veulent être académiques, rien de mieux que ces trois siècles de peinture qui se déroulent sous leurs yeux : il leur faut des exemples, des patrons, des modèles ; mais pour qui aspire à la vérité, à la simplicité, quel danger que de si bien connaître les moyens qui furent jadis employés pour être vrai et simple ! Quelle tentation d’imiter au lieu de créer, et de tomber ainsi dans cette naïveté intentionnelle et systématique qui n’est, elle aussi, qu’une manière tout comme les formules académiques.

C’est un écueil que n’a pas connu Lesueur : il a été simple, vrai, naïf, parce que sa nature le voulait, jamais de propos délibéré. Il ne s’est pas fait une méthode rétrospective, il ne s’est pas donné je ne sais quel aspect de moyen-âge, il s’est montré tel qu’il était : seul moyen de ne ressembler à personne. Aussi, quand on l’appelle le Raphaël français, on se trompe, si l’on veut dire qu’il fut l’imitateur du grand peintre romain : jamais il n’a imité ses œuvres, mais il a trouvé, par bonheur, la route que Raphaël aurait suivie s’il eût été Lesueur, la voie du vrai beau, c’est-à-dire de l’expression et de la simplicité.


L. Vitet.
  1. 1516-1519.
  2. 1532-1541.
  3. Les seules leçons de la belle époque, les seuls exemples de l’âge d’or qui avaient pénétré en France, c’étaient huit ou dix tableaux acquis par le roi, et qui ornaient son cabinet. Dans ce nombre, il y en avait quelques-uns de Raphaël, mais presque tous de sa dernière manière.
  4. Un certain nombre de portraits de Corneille, confondus dans la collection complète des Janet et des Porbus, avaient été conservés dans la galerie dite des Rois au Louvre ; mais l’incendie du 6 février 1661 réduisit en cendres et la galerie et tous les portraits.
  5. Ce genre, si bien traité par Holbein, fut extrêmement à la mode pendant tout le XVIe siècle. Il existe à la Bibliothèque du Roi une collection peu connue de portraits de ce genre, dessinés avec une rare finesse, et qui représentent les personnages les plus célèbres des règnes de Henri II et Henri III. Ces portraits sont signés Fulonius, probablement Foulon. Aucun auteur ne parle de ce maître.
  6. D’autres disent son oncle.
  7. De tous ces peintres, Ambroise Dubois est le seul dont il reste quelque chose. Les tableaux encastrés dans le plafond de la salle ovale à Fontainebleau, salle où naquit Louis XIII, sont de la main d’Ambroise Dubois. Ils représentent les amours de Théagène et Chariclée. Sauf deux ou trois figures dont les airs de tête ne manquent pas d’élégance, il n’y a dans tous ces tableaux qu’un style tellement mou et banal, qu’au premier coup d’œil on ne sait à quelle époque ils appartiennent. L’exécution matérielle n’est cependant pas sans quelque mérite.
  8. À la fin de l’année 1640.
  9. Sur la foi de Félibien, presque tous les biographes supposent qu’il mourut le 5 juin 1641 ; mais Perrault et Bullan ne le font mourir qu’en 1648. Ce qui ne permet pas évidemment d’admettre la version généralement adoptée, c’est que Félibien lui-même nous apprend que Vouet, ayant perdu sa femme au mois d’octobre 1638, en prit une seconde à la fin de juin 1640 ; que la première lui donna deux filles et deux garçons, et qu’il eut de la seconde trois enfans, dont il ne restait qu’un garçon à l’époque où écrivait Félibien. Or, s’il fût mort le 5 juin 1641, après s’être marié en juin 1640, il lui eût été difficile d’avoir de sa femme trois enfans, à moins qu’ils ne fussent venus au monde tous les trois à la fois, ce qui aurait mérité une mention particulière. D’un autre côté, s’il est mort en 1648, il faut que ce soit avant le 20 janvier, date de la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture ; car, s’il eût vécu, on trouverait certainement son nom parmi ceux des douze fondateurs.
  10. « Le baron de Fouquières est venu me parler avec sa grandeur accoutumée. Il trouve fort étrange de ce qu’on a mis la main à l’œuvre de la grande galerie sans lui en avoir communiqué aucune chose. Il dit avoir un ordre du roi, etc. » (Lettre à M. de Chantelou).
  11. Le 5 novembre 1612.
  12. Le Moïse abandonné sur les eaux, l’Agar chassée par Abraham, la Nuit des Noces de Tobie, la Reine de Saba devant Salomon, plusieurs Saintes Familles, etc., etc.
  13. Les onze autres étaient : Errard, Sébastien Bourdon, Laurent de Lahire, Sarrazin, Michel Corneille, Perrier, de Robrun, Juste d’Egmont, Van-Obstalt, Guillemin et Charles Lebrun.

    L’Académie se composait de vingt-cinq membres, savoir : outre les douze anciens, onze académiciens et deux syndics. Il y avait en outre un recteur. Le premier nommé fut M. de Charmois.

    L’Académie était la seule école de peinture et de sculpture autorisée. Les douze anciens faisaient la leçon, à tour de rôle, chacun pendant un mois.

    Pour apprendre la peinture et la sculpture, il fallait être admis comme élève de l’Académie.

    Pour exercer l’art de sculpteur ou de peintre, il fallait être agrégé de l’Académie. On était reçu agrégé après avoir fait ses preuves, c’est-à-dire après avoir exécuté un tableau et subi certains examens.

    Avant la fondation de l’Académie royale, il existait une institution du même genre, mais dont les statuts, fort anciens, avaient perdu leur autorité : on la nommait Académie de Saint-Luc. Elle tenait ses séances à Paris, dans le voisinage de Saint-Denis-de-la-Châtre. C’était une succursale de l’académie de Rome ; elle lui avait emprunté son nom. Un édit de jonction la réunit à l’Académie royale, en 1676. Néanmoins, elle continua à subsister comme Maîtrise des peintres et sculpteurs, mais elle n’existait plus que nominalement.

    La communauté des peintres et vitriers, profitant de ce que les priviléges de l’Académie de Saint-Luc n’avaient plus de force, se permettait de fréquens empiétemens sur les prérogatives de MM. les académiciens. Ce fut pour se mettre à l’abri de ces usurpations qu’on sollicita la création de la nouvelle académie. Elle avait donc principalement pour but de distinguer les peintres en bâtimens des peintres d’histoire. Mais, en protégeant les artistes contre les artisans, en les entourant d’une si haute barrière, que devait-il en résulter pour l’art ? C’était la question secondaire.

  14. Lesueur a peint dix-neuf tableaux dans l’hôtel Lambert : sept pour décorer un salon dit le Salon de l’Amour, sept dans le Cabinet des Muses et d’Apollon, et cinq en camayeux dans l’Appartement des Bains au second étage. Il peignit aussi des naïades au bas de l’escalier.

    La marquise du Châtelet ayant acquis l’hôtel Lambert en 1739, le Cabinet des Muses devint pendant quatre années le cabinet de Voltaire.

    Enfin, comme ces charmantes figures, peintes la plupart sur plâtre, menaçaient de se dégrader, on exprima le désir de les voir transportées sur toiles et conservées avec plus de soin. M. D’Angevilliers acheta pour le compte du roi, en 1777, les peintures du Salon de l’Amour et du Cabinet des Muses. Elles sont aujourd’hui au Musée du Louvre.