Et le feu s’éteignit sur la mer…/20

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XIX

— Mais les voilà ! Muriel ne retenait pas son étonnement, et désignait un couple à dix tables plus loin. L’homme leur tournait le dos, et la femme, tête baissée sur des friandises qu’elle croquait, ne laissait apercevoir d’autre coin de sa personne qu’un chapeau tout frémissant d’aigrettes. Gérard Maleine protestait. Non ! Ce n’est pas possible. Nelly m’avait dit qu’ils partiraient bientôt, et voilà trois semaines que nous nous sommes vus. Et puis rien du Minosoff, l’autre… Des siciliens quelconques ou des boutiquiers de la Chiaia. C’est si peuplé ici ! Attends un peu… aïe, pincé !

Et très ennuyé devant Nelly Maleine qui les reconnaissait, l’artiste tournait précipitamment les yeux vers la mer qu’un soleil flambant illuminait.

— Écoute, Gérard… tu ne vas pas être assez ridiculous pour laisser comme ça cette pauvre chère petite chose. Vas dire good morning. Really c’est mon belle-sœur après tout. Quant au Prince, je m’en fiche, tu sais bien… Et d’un bond, elle quittait la table, allait vers les autres, échangeait de bruyants : Halloah ! how are you ? qui faisaient sensation dans ce restaurant du Pausilippe bondé de monde surtout Napolitain.

Avant que Gérard n’ait eu le temps de réfléchir, de s’y reconnaître ou de s’indigner, Minosoff, Nelly et Muriel arrivaient : Oui ! nous avons su votre mariage à tous les deux. Est-ce que père a écrit ? J’ai appris par Marthe qu’on l’a annoncé à maman. Elle n’a pas bien compris, elle répétait : Pauv’petit ! Pauv’petit ! Ben quoi ? Veux-tu pas faire une tête ! Oui, je l’ai su par Marthe. Marthe m’écrit… Quant à nous, nous voulions même vous faire un bon tour, venir surprendre et zieuter, et puis dam ! Serge n’a pas voulu. Le principal esprit des hommes, c’est l’esprit de contradiction, pas, Muriel ? ajoutait Nelly, gamine, et toute haletante de sa tirade…

— D’ailleurs, continuait-elle, peut-être bien que nous allons « faire la noce » aussi, d’ici peu de temps. Et elle lançait un coup d’œil significatif au Prince qui, gêné, s’obstinait à tirer sur un Clay éteint.

— Prenez donc une chaire…

— On dit : une chaise, Muriel, rectifiait Gérard très grognon.

— Oh ! pardon.

Et pan ! tout le peloton s’asseyait. Les femmes commençaient à bavarder, à se faire des confidences. À propos, avaient-ils fini le déjeuner ? Oui. Ils en étaient au café lorsque Muriel et Gérard entraient. De suite Nelly tiquait sur eux. Oh ! quelle drôle de chose la vie ! Seuls, peut-être, dans cette salle longue, pleine de dorures à pâtisserie, de miroirs à facettes et de buffets monumentaux sur lesquels s’étageaient des tours Eiffel de compotiers, Minosoff et Gérard demeuraient muets sans qu’on pût rompre la glace qui les séparait.

Gérard regardait machinalement son couvert dans l’attente d’un vermicelli alle vongole qui n’arrivait pas, et lisait attentif la devise écrite sur les manches des cuillères : « Rubato all’ Ristorante Scolio di Frisio. » (Ceci a été volé au restaurant Scolio di Frisio.) Touchante anticipation ! Le Prince qui s’était décidé à demander des cigares et à qui l’on était allé chercher de « vrais Havanes », humait avec une répugnance visible une boîte apportée par le chasseur, et où d’affreux mégots hambourgeois bagués de la tête de Bismarck s’intitulaient « Imperiales extra finos » à vingt sous. Rien d’autre, hélas ! Devant la pénurie il s’exécutait, tendait pour du change un billet de cinquante lires au garçon qui lui en rendait ponctuellement quarante-neuf dont cinq en papier faux.

— Et où allez-vous mes chers ? disait Nelly qui avait retrouvé son aplomb ; j’imagine que vous piquez un petit vol hors du pigeonnier ? Aux premières nouvelles du tour à Ischia elle s’extasiait, puis, illuminée. — Oh ! Gérard, j’ai une si bonne idée ! est-ce que tu ne vas pas bouder… ? Si nous vous accompagnions ? Je ne connais rien du golfe…

— Mais peut-être que Monsieur, arguait Gérard en désignant le Russe, préférerait rester.

— Tout cela, donc, c’est la même chose pour moi, marmonnait Minosoff. Du moment, donc, que cela fait plaisir à Nelly… Maleine rageait. Évidemment, sa sœur était bonne fille et n’y voyait pas de mal. Ça lui faisait plaisir même, à Gérard, de la revoir ; elle allait régulariser sa situation avant peu. Aucune raison pour lui tenir rigueur. Tout de même, une drôle d’aventure. Avec les antécédents du Prince, avec ses histoires d’auto… Muriel qui paraissait très à son aise…

Et le sculpteur hésitait, n’y comprenant plus rien, entre l’envie de dire carrément au Prince ce qu’il pensait, de le gifler par son mépris — et le je m’en fichisme un peu veule du garçon que la haine fatigue et qui a l’horreur des histoires… Cependant, observé du coin de l’œil, Minosoff paraissait changé. Toutes ses attentions semblaient pour Nelly et il n’était pas de marques délicates de tendresse qu’il ne lui prodiguât. Par contre, le Russe n’avait pas une fois regardé Muriel. Gérard se rassurait et finalement, devant l’insistance de sa sœur, acceptait…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin ils arrivaient à Porto d’Ischia vers les onze heures. Dès l’entrée dans le port minuscule, Nelly se récria d’admiration. Et de fait, ce petit lac intérieur ravissait, tout bordé qu’il était d’orangers, d’oliviers, de cyprès, de chênes verts entre lesquels apparaissaient la façade claire et archaïque de l’ancienne villa Bourbonnienne, les maisons blanches et roses qui en faisaient le tour, et un patio mauresque rempli de fleurs : Un pavillon chinois aux toits pointus couleur de Jade, construit par Ferdinand II, s’érigeait au milieu de pins parasols, au bout d’une jetée naturelle contre laquelle de vieux bricks à voile chargeaient du vin.

Et le soleil dorait ces choses, protégées par la masse bleuâtre de l’Époméo dressé dans l’atmosphère.

Ils descendaient à terre, gaiement ; dévoraient un déjeuner aux fruits de mer préparé par Angarella et pendant que Serge et Gérard, réconciliés, discutaient le meilleur emploi à faire de la journée, Nelly et Muriel grignotaient les figues sèches, célébrité de l’albergo, les figues molles et sucrées au ventre farci d’écorce de cédrat, d’amande et de grain d’anis.

L’heure d’après, ils étaient en route pour le Castello d’Ischia, et traversaient au galop de chevaux grands comme des ânes et nerveux comme des cabris les rues du bourg flanquées de palazzi aux grands parcs ombreux, de palazzi maintenant déserts, sans personne depuis le tremblement de terre de 1883. Des enfants moitié nus, bruns comme des caroubes, grouillaient dans la poussière tourbillonnante. Au hasard du passage, on découvrait une verdumara, une vendeuse de légumes, trônant sur des salades et de l’index vidant un lapin, un barbier en train de raser un prêtre dont il pince le nez, coude en l’air, des tonneliers vidant une cruche de spumante, une femme sur le pas de sa porte en plein soleil violent, une femme entourée de marmots, tête nue, qu’elle inspecte, claquant de l’ongle à chaque pou.

Bientôt, on s’arrêtait. Tout à l’heure, Porto d’Ischia donnait l’idée d’un rêve de Besnard, d’un embarquement pour l’île heureuse avec ses jeux de lumière, ses distances bleues, ses grands arbres sombres que le vent marin balançait. Ici l’impression changeait. On vivait dans un décor de Gustave Doré ou de Boecklin, on se croyait en face d’une chimérique vision pour l’Enfer du Dante ou d’une esquisse pour l’Île des morts ; l’Île des morts, en effet…

Car, relié à la terre par un môle agrippé aux rochers, c’était, soudain, surgissant de l’immensité bleue du golfe, un rocher à pic couronnant sa crête, bien au-dessus des vertes pineraies d’Ischia, d’une ville entière et dépeuplée, d’une ville fantomatique, dont on voyait les palais dévastés, les églises en ruines, les belvédères ouvrant leurs portiques sur le ciel, les couvents aux mille cellules, les palais en décomposition. Ici, c’était un arc de triomphe dont les marbres s’effritaient. Là une cathédrale dont le dôme brusquement se crevait sur l’abside. Un Mont Saint-Michel qu’Hubert Robert aurait composé, mais prenant d’autant plus de tragique grandeur qu’il jaillissait ainsi, noirci, ravagé et tout ciselé encore d’architecture, au milieu d’une nature voluptueuse et languide, criant les fêtes, reniant les deuils !

Et Gérard évoquait l’histoire de cette falaise arrogante qui à elle seule avait constitué un petit royaume au temps de Jeanne de Naples et des Aragonais. Maintenant les ruines s’accumulaient sur les ruines. Les derniers rois de Naples avaient fait de ce nid d’aigle une vaste prison. Puis la monarchie nouvelle, tout en conservant la propriété, ouvrait la porte aux prisonniers mais fermait la geôle aux visiteurs.

Ainsi, depuis quarante ans, ces châteaux improbables de la Belle au Bois dormant ne connaissaient plus le bruit des foules. Le désert se faisait autour de ses cimetières et de ses décombres : L’Île des morts… !

Sous la conduite d’un petit pêcheur de quinze ans riant sans cesse, d’un petit pêcheur qui n’avait de clair dans sa figure dorée que l’éclair de ses dents éblouissantes, ils s’engagèrent sur un pont-levis défendu par d’énormes portes en madriers dont les serrures figuraient en relief les armes de Castille. Puis ce fut une succession de cours à guérite, de postes à bastilles, de créneaux et de tours intérieures que le lierre et les figuiers d’Inde, poussés au hasard, escaladaient. Ensuite, Gérard, suivi par les autres, les guida à travers un tunnel, taillé dans la falaise même, et qui montait comme un escalier du ciel. De larges ouvertures béaient aux voûtes, laissant tomber une lumière solennelle, comme au Janicule.

Ils arrivèrent, à la fin, devant des grilles sombres, trapues ; auprès du seuil, une chapelle à N.-D. des Sept-Douleurs reluisait faiblement aux quelques cires allumées. Une mauvaise peinture noirâtre représentait la Vierge, à la façon des icônes russes. Mais l’imagination du pays qui transforme la divinité en riche propriétaire humaine avait planté à même la toile des boucles d’oreille en faux et des simili criards dont s’ornaient la tête et les mains de Marie.

Après avoir parlementé à travers un judas avec le garde (Gérard instruit par le gosse expliquait : il y avait en effet un garde, fermier du gouvernement, et qui cultivait des vignes dans la nécropole) l’homme leur ouvrit avec cet air rude et indifférent des solitaires. Il avait un fusil de chasse en bandoulière ; un chien le suivait, un chien sans race et qu’on eut dit sans os, tant il rampait de peur, dès qu’on s’approchait. Gérard, Nelly, le prince et Muriel entrèrent. Ils se trouvaient maintenant sur une petite place d’exercice dont une église bordait le milieu. La façade de l’église démolie et sa voûte principale crevée, l’escalier en ruine qui y menait, tout donnait l’impression d’un lendemain de cataclysme. Pourtant Muriel grimpait, s’agrippant tant bien que mal, entrait par la brèche et appelant les autres, leur montrait l’abandon le plus voluptueux qu’on puisse rêver pour des pierres.

Le dallage disparu avait laissé place à des caveaux débraillés. On marchait sur une mosaïque de tumulus et d’ossements. Par intervalles de grands trous noirs et secs montraient, pareils à des bouches ouvertes au râtelier ricanant, montraient des ossements pêle-mêle. Au fond du chœur qu’un restant d’arceaux avait préservé des pluies, l’autel se dressait encore, avec des dorures éteintes, des marbres disjoints, des anges de stuc aux ailes verdies d’humidité. Par les fentes, des digitales et des liserons fleurissaient. À la venue soudaine des visiteurs, deux poules effarées, caquetant d’un air stupide, se plantèrent, lourdes et le col éructé, sur le tabernacle dont la porte aux cuivres vert-de-grisés bâillait tordue. Avec cela, partout des ronces, des herbes sans noms, qui, sous la patiente fécondité des âges s’étaient croisées, enlacées, brouillées et confondues. Et le ragazzo affirmait que c’était une « chiesa molto bella » sous le règne de Charles III.

Nelly qui avait disparu, laissant le prince aider Muriel, revenait et assurait son monde qu’une autre chapelle plus intéressante encore s’ouvrait en sous-sol, probablement crypte ancienne de l’église. On la suivit. Après le XVIIIe siècle funèbre et galant de tout à l’heure, c’était Byzance qu’on découvrait : Une Byzance primitive et païenne dont les fresques aux gestes simples et aux rutilances effacées couvraient les murs bas, les cloisons trapues : Apôtres émaciés et barbus, au crâne surmonté des trois touffes légendaires, et regardant avec des faces à la Clouet le Christ tout éclaboussé de sang. Madeleines et saintes femmes, sans sexe quasi, aux visages maigres aussi, dont les yeux brûlaient comme leurs auréoles. Madones noires, dont les vertus se proclamaient miraculeuses. Démons brandissant des tenailles frénétiques, Anges diaphanéisés dont les longues ailes processionnent…

Cette fois-ci, devant le garde grognon et muet, le jeune guide se lançait dans de folles digressions, racontant quelque chose à propos de la Reine Jeanne, choses que d’ailleurs Gérard Maleine parvenait difficilement à comprendre. Le petit montrait devant les chapelles latérales successives, des trous pareils à ceux d’en haut, mais vides, où il ne restait rien, et affirmait que Jeanne choisissait ses amants parmi les plus beaux gars du peuple, lazzaroni de l’Annunziata ou contadini de Pouzzoles, les conduisait l’un après l’autre dans ce Castello d’Ischia et dans cette crypte, puis elle les y enfermait, une fois sa passion assouvie, enchaînés, à genoux, priant pour leur âme en face du tombeau qui recevait leur cadavre.

Muriel et le prince arrivaient aux derniers mots de la légende. Elle eut un léger frisson que Gérard aperçut. Un instant, Maleine se sentit inquiet. Mais devant le gentil et tendre sourire de sa femme il se rassurait. Puis, il proposait de repartir : On étouffait ici, sans plus. Avides d’air et de lumière, ils préféraient errer vers le Palais du Roi.

Ils suivirent donc les ruelles tortueuses, mitraillés par le soleil qui fusait à travers les ruines et les feuillages. Des aloès griffus, de ce gris terne des torpilleurs, les arrêtèrent. Ils revinrent alors sur leur pas, et se trouvèrent devant un Belvédère aux arcades intactes qui encadrait dans son marbre blanc le chapelet des Îles bleues. Le profil de Muriel une minute se détacha sur ce fond virgilien. Et Gérard évoqua en même temps que la Psyché surhumaine le galbe des jeunes grecques qui s’en revenaient souriantes du bord de la fontaine.

— Moi aussi cela m’émeut… murmurait une voix près de Maleine. Nelly, soudain grave, reprenait :

— C’est maintenant, petit frère à qui j’ai fait malgré moi tant de peine, c’est maintenant que je commence à comprendre la vie. Il m’a fallu, peut-être comme à toi, cette nature à la fois si vieille et si pure pour me connaître, pour savoir mes aspirations, ou mes regrets ; l’hérédité était trop lourde elle m’écrasait autrefois. À qui penses-tu… ? continuait-elle en voyant s’embuer les yeux du sculpteur.

— À maman, là-bas ; à maman qui n’a jamais connu rien de tout ceci — et dont la ville a étouffé la nostalgie, la raison, l’âme ! Comme je l’aurais aimée, protégée, et guérie ici !… Nelly, très remuée, le caressait doucement comme un enfant triste…

Cependant, de l’autre côté de la balustrade, couverts par une pergola rustique enchevêtrée de vignes, Serge et Muriel échangeaient d’autres paroles… Elle semblait haletante, pâlie, tourmentée. Lui, tout près d’elle, les yeux brillants, les sourcils froncés, la bouche humide, devait lui rappeler des souvenirs.

— Eh ! bien ! Muriel, petite cachottière ! Où es-tu ? Come on ! Venez ! Nelly, veux-tu parier qu’elle flirte avec le prince ? Alors Muriel, d’une voix claire, toujours dans son patois :

— Comment pouvais-tu dire ? Je tâchais cueillir some of these grapes. Et prompte comme l’éclair, défiant le danger, elle se haussait vers la treille et vers Minosoff. Les feuilles, remuées par ses mains agiles, n’eurent pas à couvrir le bruit du baiser…


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