Essais sur le régime des castes/Partie III/Chapitre 3

Félix Alcan (p. 195-212).


CHAPITRE III

LA VIE ÉCONOMIQUE — LA CONSOMMATION


Quelle sorte d’action peut exercer, sur la vie économique, le régime des castes ? Quelles formes propres tendent à revêtir la production, la circulation ou la consommation là où les hommes se trouvent répartis et comme parqués en petits groupes à la fois héréditairement spécialisés, mutuellement opposés, et hiérarchiquement superposés ? Si l’on veut essayer de répondre par l’observation à la question ainsi posée, il semble qu’il n’y ait qu’à interroger la civilisation hindoue ; c’est chez elle surtout que nous avons rencontré, maintenues ou développées pendant des siècles, cette différenciation héréditaire, cette répulsion réciproque et cette hiérarchie consacrée qui sont caractéristiques du régime des castes.

De fait, Sumner Maine [1] nous avertissait dès longtemps qu’on pourrait admirer, en Inde, la domination tyrannique de toutes sortes d’influences que les économistes se plaisent le plus souvent à considérer comme des quantités négligeables, et qu’ils inscrivent au compte du « frottement ». Selon M. Ranade [2], ce qu’il y a de particulièrement instructif dans le spectacle de la vie économique en Inde, c’est qu’elle ne semble réaliser aucun des « postulats » de l’économie politique classique des Occidentaux.

Malheureusement on sait aussi avec quelle jalousie la civilisation hindoue garde les secrets de son histoire, et en particulier de son histoire économique. Déjà pour l'Occident, si nous voulons suivre par exemple l'évolution d'une forme ou d'un régime de la production, les documents nous font souvent dé­faut ; les recherches des érudits n'ont pas encore préparé toutes les réponses nécessaires aux questionnaires sociologiques. Que sera-ce s'il s'agit de l'Orient, et de l'Orient hindou ? Ici, pour des régions immenses et des périodes indéfinies on ne possède d'autres informations, souvent, que celles qui sont offertes par la « littérature » : une littérature dont les produits, d'ailleurs diffi­ciles à dater, expriment plus probablement un idéal sacerdotal – tout le monde en tombe aujourd'hui d'accord – qu'ils ne répondent à la réalité sociale. Sur quelques points trop rares, les relations des étrangers qui visitèrent l'Inde projettent quelques lumières encore vagues. Les inscriptions livreront des détails plus précis, mais c'est à peine si l'on commence à classer celles qui ont été jusqu'ici colligées.

Malgré cette pénurie de renseignements il est peut-être possible, et il n'est peut-être pas inutile de proposer quelques jugements d'ensemble sur la vie économique de l'Inde, si surtout l'on a pas la prétention de préciser les traits particuliers aux différentes périodes de son évolution, mais de retenir les plus généraux, par exemple ceux qui caractérisent, dans la mesure où il s'oppose aux types d'organisation économique avec lesquels l'Occident nous a familia­risés, le type d'organisation économique qui a dominé dans la civilisation hindoue. Que si un certain nombre des questions que nous serons ainsi amenés à poser devait rester sans réponse, la tentative aurait du moins l'avantage d'attirer, sur les lacunes qui arrêtent l'induction sociologique, l'attention des spécialistes.


La première généralité que l'on rencontre le plus souvent en cette matière, c'est une appréciation toute pessimiste. La vie économique des Hindous ? Elle a été réduite, semble-t-on dire, à la portion congrue, toujours opprimée et comme refoulée qu'elle fut par l'exubérance de la vie religieuse, dont le régime des castes n'est lui-même qu'un rejeton. L'antithèse est classique. Depuis Max Müller 408, on a maintes fois opposé, à l'activité des Aryens de l'Occident, l'apathie de leurs frères hindous. C'est que, répète-t-on, tandis que pour le Grec, par exemple, l'existence est pleine de réalité, elle n'est pour l'Hindou qu'illusion décevante.

Isolé qu'il reste dans sa grande péninsule, amolli et énervé par un climat trop chaud pour sa race, le souci de l'action positive ne vient pas contreba­lancer chez lui l'élan aventureux de l'imagination. Victime des fantômes qu'il crée, il se détourne de la terre. Il laisse couler les jours dans une espèce de passivité léthargique, privé de ce sens du réel qui fait les races fortes, incapa­ble de penser par lui-même et d'agir virilement 409. S'il ne l'a pas créée, le brahmanisme devait entretenir en l'exploitant cette incapacité 410. L'espèce d'hypnose religieuse où vit l'Hindou est la plus sûre gardienne de cet édifice des castes dont le Brahmane est le maître-né. Dans l'ordre de l'action écono­mique aussi bien que politique, ces mêmes obsessions ne peuvent manquer de retarder le progrès de la civilisation hindoue.

Toutefois la condamnation est-elle sans appel ? De divers côtés, il semble qu'on soit décidément revenu de ce pessimisme simplificateur. On a tort sans doute – M. Sylvain Lévi en fait la remarque – de se représenter la société hindoue comme une nation de métaphysiciens. On est peut-être dupe, sur ce point encore, de l'impression laissée par sa littérature de prêtres-spéculateurs. Il ne faut pas que ce rideau tendu nous empêche de toucher la réalité, plus diverse et plus mouvante.

Ne nous arrêtons pas aux recueils des chants liturgiques ou de discussions philosophiques, ou de textes juridiques ; essayons de saisir la vie active à travers l'épopée : M. Hopkins 411 nous fera observer qu'on y sent passer un souffle de sensualité, de brutalité, de matérialité qui nous entraîne bien loin des rêveries transcendantes où l'on nous montrait l'Inde absorbée. La philoso­phie qui donne le ton ici, c'est, dit-il, une philosophie de soldats bien plus qu'une philosophie de prêtres. Et c'est à la vie de guerrier germain que nous font songer le plus souvent les tableaux de l'épopée hindoue. Ce qui est vrai de l'action militaire ne le serait-il pas de l'action économique ?

De fait, la réputation séculaire de l'Inde, patrie des trésors fabuleux et des merveilles inimitables, n'est-elle pas la preuve suffisante que l'activité de ses habitants est loin d'avoir été complètement endormie par les prestiges de ses prêtres ? De tout temps, les peuples de l'Occident ont regardé vers l'Inde comme vers la source de toute richesse. Les conquêtes mêmes qu'elle a dû subir – depuis les Perses et les Grecs jusqu'aux Français et aux Anglais – n'étaient-elles pas autant d'hommages rendus à cette réputation ? « L'Inde, qu'on se représente communément absorbée dans son rêve merveilleux et détachée du reste du monde, est en réalité la proie banale où se rue la cupidité de l'univers fasciné » 412. Vivait-elle, d'ailleurs, en temps normal, dans l'isole­ment dédaigneux qu'on imagine ? Aucun pays, semble-t-il, n'a entretenu avec les points les plus distants un commerce plus intense. On sait que Pline estimait à cent millions de sesterces la balance du commerce entre Rome et l'Inde. Bien avant les Romains, les Hébreux recevaient de l'Inde non seule­ment les pierres précieuses, l'or, l'argent, l'ivoire, mais l'étain et le coton. Plus tard, les petites républiques d'Italie s'enrichissent à importer en Europe non seulement les épices et les aromates, mais les soies, les mousselines, les châles de l'Inde. L'espoir d'entrer en relations plus directes avec elle stimule l'ardeur des Colomb et des Gama. La terre des castes pourrait donc se vanter non seulement des idées, mais des denrées fournies au monde. On prétendait jadis qu'elle était le berceau de tous les mythes que nous avons connus, de celui de Dionysos à celui de Wotan. Prétention sans doute excessive, remarque Lassen, mais il ajoute que l'Inde a d'autres gloires, d'un ordre plus matériel, à reven­diquer. N'a-t-elle pas été le grenier où le monde est venu longtemps chercher le riz, le sucre et le coton 413 ?

Et sans doute, de cette importance commerciale, il faut faire honneur d'abord, non seulement à la situation intermédiaire de l'Inde – trait d'union entre l'Occident et l'Extrême-Orient – mais aux qualités moyennes de son sol et de son ciel, qui lui assurent une grande variété de produits 414. C'est à ces rares trésors végétaux, disait M. Buckingham 415, autant qu'à ses richesses minérales que « l'Inde a dû l'avantage d'être, dans presque tous les temps, la source de la prospérité mercantile et le foyer des entreprises commerciales ». Il n'en reste pas moins que ces richesses naturelles ne pouvaient à elles seules se mettre en valeur, se mobiliser, s'échanger ; il y fallait l'activité, la patience, l'ingéniosité des habitants eux-mêmes. En récapitulant ce qu'ils en ont dû dépenser pour que leur nom gagnât tant de lustre auprès des peuples les plus éloignés, M. Hunter 416 ne craint pas de parler du génie industriel et commercial dont ils ont fait preuve.

Au surplus, indépendamment de ces preuves par l'extérieur, on relève des traces plus directes de la vitalité économique du peuple hindou. Ce sont les codes sacrés eux-mêmes qui les présentent. Et sans doute – on vient de s'en rendre compte – le droit hindou reste toujours, en principe, un droit de nature religieuse. Les règles « répressives » gardent le pas sur les règles « restitu­tives ». La nature même des pénalités révèle la mainmise continuée des tradi­tions les plus antiques sur la conscience hindoue. Mais sous cette végétation primitive, plus persistante en Inde qu'ailleurs, le droit commercial ne cesse de croître. Que l'on dénombre plutôt les règles qui concernent les finances, la police des marchés, les droits de douane, les prêts à intérêt, et l'on aura la preuve que la vie économique est loin d'avoir été en Inde aussi éteinte que l'imaginent ceux qui croient que l'Inde n'a vécu que dans et par la religion 417. Au contraire, si l'on examine de près la plupart de ces règles, on observera qu'elles supposent, dans la société pour laquelle elles sont édictées, une assez forte dose d' « expérience » économique. La production devait être assez intense et assez variée pour que le commerce fût devenu, dès longtemps, un métier à part. Ses représentants, habitués à circuler d'une région de l'Inde à l'autre et à spéculer sur les variations des prix, se montrent capables aussi de combiner des entreprises en commun. Les rois enfin sont nommément chargés de maintenir un certain équilibre entre les intérêts des vendeurs et ceux des consommateurs 418. En matière de société, il est entendu que les gains seront proportionnels aux capitaux engagés, les pertes supportées par l'auteur de la faute en cas de faute lourde, l'indigne exclu du gain, l'incapable remplacé. Non seulement le roi doit veiller aux mesures et à la quantité des marchandises, mais il est invité à régler les prix, après consultation des marchands : le gain légitime de ceux-ci est fixé à 5%, pour les marchandises du pays, à 10%, pour les marchandises importées ; des amendes sont prononcées contre toute coa­lition pour la hausse.

Il faut ajouter qu'au-delà de ces règles plus ou moins précises, les codes formulent d'ordinaire une prescription générale qui recommande au roi de se plier, avant tout, aux us et coutumes des corporations. C'est une preuve écla­tante, entre bien d'autres, de la grande place que celles-ci avaient su conquérir. La ghilde hindoue veille à la police des marchés, organise des convois, donne son nom à des fondations. Elle apparaît, dès longtemps, comme une des puissances sociales les mieux établies.

Par où l'on voit que le régime des castes n'aurait nullement arrêté chez le peuple hindou la vie économique. Bien loin de s'opposer à la formation des organes que cette vie réclame, ne la préparait-il pas de lui-même ? Bien loin d'élever des digues, n'ouvrait-il pas des canaux ? Diodore disait de l'Égypte que c'est à l'organisation de la société en castes qu'elle devait sa prospérité 419. Cela ne serait-il pas plus vrai encore de l'Inde, où cette même organisation se montre singulièrement plus parfaite ?


Il faut descendre de ces généralités et, avant de balancer inconvénients ou avantages, noter d'abord, par une méthode plus analytique, les couleurs pro­pres que le régime des castes a pu imprimer en Inde aux différents aspects de la vie économique.

C'est sur les habitudes de la consommation que l'empreinte est la plus visible. De quelque côté qu'il faille chercher l'origine ou les origines du régime des castes, on s'accorde aujourd'hui à reconnaître qu'il est essentiel­lement une institution religieuse 420. Des sentiments de nature religieuse le soutiennent et l'entretiennent : une espèce d'horreur sacrée, la crainte du péché dégradant, empêche les communions, mélanges ou contacts de races, comme elle entrave ou retarde les changements de professions. Ce sont les degrés de pureté qui marquent le plus clairement ceux de la hiérarchie sociale : les rapports plus ou moins intimes que leurs membres peuvent soutenir avec le prêtre-né fixent le rang des castes. Des sentiments qui se développent ainsi, au contact des petits groupes fermés, spécialisés et hiérarchisés qui composent la société hindoue, il ne faut pas dire seulement qu'ils sont une conséquence et comme un épiphénomène de la vie religieuse en Inde : bien plutôt ils en cons­tituent l'essentiel, ils en forment le noyau. On a souvent remarqué que, flottante et tolérante au-delà de toute expression en matière de dogmes, la religion hindoue n'est stricte et définie qu'en matière de pratiques : et les pratiques qui lui tiennent le plus à cœur sont précisément celles qui font durer le régime des castes. Le respect de ce régime avec le culte de sa propre supé­riorité, c'est là ce que le Brahmane enseigne de plus clair 421.

Cette compénétration de la tradition religieuse et du système social, si elle ne prédestine nullement les Hindous à devenir un peuple de théologiens spéculant sur l'infini, est faite du moins pour encombrer leur vie journalière de toutes sortes de scrupules. Et c'est pourquoi il est vraisemblable que seront particulièrement manifestes, en Inde, les influences que les croyances reli­gieuses exercent sur les modes de la consommation et, si l'on peut dire, les « commandes » qu'elles adressent plus ou moins directement à la production même.

En ce sens, il est permis de soutenir que tous les arts, en Inde, et jusqu'aux plus industriels, ont à plier leurs produits aux exigences de la vie religieuse. Ce n'est pas sans raisons que M. Birdwood commence son livre sur Les arts industriels de l'Inde par un bref résumé des croyances des Hindous. « Dans leur art traditionnel, écrit-il, rien qui ne soit fait en vue d'une pratique, rien qui ne possède une signification religieuse. Une règle religieuse fixe la matière, le poids, la couleur des différents articles. Un symbolisme encore plus obscur que celui de la couleur et de la matière est inscrit aussi dans les formes des objets, même de ceux qui sont destinés aux usages domestiques les plus communs » 422. On découvrait récemment, pour nos cathédrales, le symbolisme minutieux qui gouverne non seulement leur structure générale, mais jusqu'au détail de leur ornementation. En Inde, c'est à propos des plus menus et des plus humbles objets qu'une science mieux informée pourrait accumuler sans doute les découvertes analogues : la religion hindoue n'est-elle pas la plus tyrannique en même temps que la plus domestique de toutes ? Ne régente-t-elle pas, à l'intérieur de chaque famille, tous les actes de la vie quotidienne ?

C'est surtout, à vrai dire, en matière alimentaire, que la pression de la caste nous frappe. Et la chose n'est pas pour étonner : on a pu soutenir, nous l'avons vu, que la caste était essentiellement « affaire de repas ». Chez les races les plus différentes – chez les Sémites aussi bien que chez les Aryens – on retrouve à l'origine l'institution des « banquets sacrificiels » 423. En même temps qu'une offrande aux ancêtres, le repas est une confirmation de la parenté qui unit les vivants : c'est littéralement une communion qui ne peut rassembler que certaines personnes, désignées par leur naissance pour absorber certains aliments préparés selon les rites traditionnels. En Inde, la caste retient et renforce cet exclusivisme commun aux familles primitives. C'est la grande affaire pour les Hindous de ne pas se souiller au moment des repas. Manger avec ou même devant un étranger, à plus forte raison absorber un aliment qu'il aurait touché, autant de péchés impardonnables.

De cette crainte des péchés de bouche naîtront toutes sortes de précautions plus ou moins compliquées, non seulement pour l'absorption, mais pour la confection des repas, qui est une manière d'acte sacré. Nous avons cité les dictons hindous : « Pour douze Radjpoutes, il faut treize cuisiniers. Pour trois Brahmanes Kanaujas, trente foyers ! » Ces soucis de pureté se traduisent par une formidable consommation de vaisselle de terre. De là l'importance des potiers, fournisseurs attitrés de la communauté. « L'accumulation des débris de poterie et la masse des pots d'argile qui cuisent au soleil signalent, nous dit S. Lévi 424, l'entrée de tout village hindou. » Et sans doute les règles de la pureté alimentaire seront observées plus strictement, comme il est naturel, chez les castes les plus haut placées : n'est-ce pas d'ailleurs au scrupule avec lequel elles observent ces règles qu'elles doivent une part de leur prestige ? La déchéance de tel ou tel groupe s'explique, souvent, par le seul fait qui les a outrepassées. Le Brahmane coupable de ces manquements est victime des plus vifs remords. Les Jâtakas rapportent l'histoire d'un Brahmane qui fut si frappé d'apprendre qu'il avait absorbé un aliment goûté par un Tchândâla qu'après avoir rejeté cette nourriture horrible, il se laissa mourir de faim 425.

Mais il ne faudrait pas croire que les scrupules de cet ordre fussent le monopole de la caste brahmanique. On les retrouve parfois chez les castes les plus basses. C'est que, pour hiérarchisé que soit le monde hindou, une répul­sion mutuelle en sépare les éléments. Même les plus généralement méprisés s'isolent avec jalousie de ceux qui sont universellement reconnus comme supérieurs. « Il y a dans la caste, disait justement à ce propos Max Müller 426, un principe de réciprocité. N'allez pas croire que le riche peut visiter le pauvre, ni le pauvre le riche, ni qu'un Brahmane peut inviter le Çûdra à dîner et ne pas en être invité à son tour. Personne dans l'Inde n'est humilié de sa caste et le plus infime paria est aussi fier de la sienne et aussi désireux de la conserver que le Brahmane du plus haut rang. Les Tunas (une classe de Çûdras) considèrent leurs maisons comme souillées et jettent leurs ustensiles de cuisine si un Brahmane entre chez eux. » En fait, pendant la famine de 1874, plutôt que d'accepter des aliments de la main des Brahmanes, des Santals se laissaient mourir de faim à la porte des fourneaux de charité.

Mais ce n'est pas seulement la qualité des commensaux qui importe aux fidèles de la tradition hindoue : c'est la qualité des aliments eux-mêmes. On ne peut pas manger avec n'importe qui, on ne peut pas non plus manger n'importe quoi. Certains aliments sont tabous soit pour l'ensemble de la population, soit plus particulièrement pour telle classe. On sait dans combien de pays il arrive que certaines nourritures soient exclusivement réservées, d'autres spéciale­ment prohibées à certaines parties de la population. Il semble bien que cette réglementation soit liée, le plus souvent, à des croyances totémiques : une plante, un animal apparaissent comme sacrés aux yeux de ceux qui en sont censés descendre. Ceux-ci ne peuvent y toucher, à plus forte raison en man­ger, sans péril de mort. Quelle influence de pareilles croyances devaient exer­cer, à travers les habitudes de l'alimentation, sur le système de la production même, sur la culture et sur l'élevage – en sauvegardant telles espèces de préférence à telles autres – c'est ce qu'a montré Frazer. En Inde, il semble que ce soit seulement chez les tribus anaryennes, vivant sur les confins de la civilisation hindoue, que nous retrouvons ces croyances à l'état pur. Mais chez les Aryens aussi elles ont laissé des traces, aussi bien dans les noms mêmes des gotras brahmaniques que dans les objets du culte de certaines castes 427. N'auraient-elles pas présidé de même à la détermination des aliments prohibés aux castes différentes 428 ?

Et, à vrai dire, si l'on reconnaît encore souvent, en cette matière, les scru­pules particuliers à telle ou telle caste, sur ce point comme sur bien d'autres, un courant d'unité passe pardessus les originalités ; il découle du prestige uni­versel des Brahmanes, qui continuent d'incarner l'idéal de la pureté aryenne. À leur exemple, nombre de castes, en même temps qu'elles adoptent le culte de la vache – dont on nous dit qu'il est, avec le respect du Brahmane, la plus claire caractéristique de l'hindouisme – s'astreignent, à des degrés divers, à un végétarianisme dont les Brahmanes se font une loi stricte, par fidélité à la doctrine de l'ahimsa qui leur interdit de tuer le moindre vivant. Les croyances religieuses se trouvent ainsi réduire, plus ou moins étroitement pour toutes les castes, le cercle de la consommation. Et celles-ci respectent sur ce point les prohibitions traditionnelles avec une obstination que la famine même ne réussit pas toujours à faire céder. De ce point de vue, on peut soutenir que le régime des castes, par les scrupules qu'il entretient, contribue à diminuer encore les ressources de la population. « Le rejet de certaines nourritures et de certaines boissons limite encore, dit S. Maine 429, les moyens de subsistance d'un pays surpeuplé et contribue à ses famines périodiques. » Il faut remarquer d'ailleurs que les croyances hindoues, rendant désirable avant tout la venue d'une postérité qui s'acquitte envers les ancêtres du culte dont ils ont besoin, sont favorables à la pratique des mariages précoces. Et ainsi, « pendant qu'elles tendent à accroître le nombre des naissances, elles limitent l'approvi­sionnement des vivres qui sustentent l'existence. Nul ne saurait dire précisément quelle est la capacité du sol de l'Inde pour supporter une grande population, car les superstitions de l'immense majorité ne permettent ni d'élever ni de tuer des animaux pour la nourriture » 430. Si l'on ajoute que le même système de croyances est défavorable à l'émigration, par où le trop-plein de la population pourrait s'écouler, on pourra conclure, en effet, que ce système, travaillant à accroître la disproportion entre la quantité moyenne de subsistance et le taux de la population, est partiellement responsable de la gêne économique où vit l'Inde et dont les famines périodiques ne sont que les paroxysmes.

Mais la caste n'est pas seulement « affaire de repas » ; elle est encore et surtout, nous l'avons vu, « affaire de mariage ». Non seulement les croyances traditionnelles incitent aux mariages précoces – un bon Hindou se tient pour déshonoré s'il garde trop longtemps ses enfants célibataires – mais encore elles imposent aux mariages la règle d'endogamie. C'est en dehors de sa famille, mais à l'intérieur de sa caste que le jeune Hindou doit chercher fem­me. Le mariage sera donc ici plus qu'ailleurs un acte religieux, à la consom­mation duquel tout l'ordre social est intéressé. À l'occasion des mariages, la caste reprend conscience de son unité et se réjouit de sa continuité. De là, sans doute, le faste particulier avec lequel ces cérémonies sont célébrées. Tous les voyageurs ont été frappés du luxe que se croient alors obligés de déployer des gens appartenant même aux castes les plus humbles 431 ; il n'est si pauvre caste, nous l'avons vu, qui ne garde son amour-propre collectif et dont les membres ne veuillent faire bonne figure à ces jours solennels. Il y a là, nous dit-on, un véritable danger social. « Les mariages sont souvent la ruine des familles. » Les rapports décennaux du Civil service attirent l'attention sur ce point : « Les paysans hindous font des dépenses excessives pour toutes les cérémonies familiales. La vanité se mêle à ces démonstrations, et on se croit d'autant plus orthodoxe qu'on les exagère » 432.

Les dépenses d'ostentation doivent d'ailleurs, d'une manière générale, mo­ter assez haut dans le budget des plus pauvres familles. M. Monier Williams 433 nous décrit la parure des enfants qu'il rencontre à Bombay, la soie et le satin brodés dont ils sont vêtus, les joyaux qui brillent à leurs poignets ou à leurs chevilles. Les femmes portent de même une profusion de bracelets et d'anneaux d'argent ou d'or ; parfois, au nez, une petite boule de cinq ou six perles, avec une émeraude au milieu. En voyant toute cette richesse qu'elles portent sur elles, il est difficile de croire, ajoute l'auteur, à la pauvreté de l'Inde. C'est qu'en effet, le plus souvent, toute la richesse des familles, au lieu de s'immobiliser dans les coffres d'une banque, s'étale ainsi en ornements. Et c'est pourquoi sans doute l'orfèvre, dans les plus modestes villages, est un personnage presque aussi nécessaire que le potier. Indépendamment du goût inné de la parure commun à tant de races, l'habitude de ce luxe spécial ne serait-elle pas entretenue en Inde par la nature propre d'une hiérarchie qui « laisse à presque tout le monde quelqu'un à mépriser » et, quel que soit le mépris où les autres le tiennent, permet à chaque groupe de conserver son grain de vanité propre ?

Sur d'autres points cependant les jeux de la vanité, avec leurs répercus­sions économiques, devaient rencontrer en Inde d'étroites limites. Quelle place en particulier la société hindoue pourra-t-elle concéder à la mode et aux variations qu'elle impose naturellement à la consommation ? Là où l'innova­tion du supérieur est bientôt adoptée par l'inférieur, le supérieur cherche de nouveau à se distinguer ; le mouvement élargissant de l'imitation rend plus vif le besoin d'une originalité nouvelle – d'où une espèce de cercle où les goûts tournent de plus en plus vite à la recherche de l'inédit. Il va sans dire qu'en Inde le morcellement général de la société, fragmentée en groupes qui s'opposent en même temps qu'ils se superposent, devait être particulièrement défavorable à ce mouvement. C'est là surtout où règne le régime des castes que l'empire de la Coutume, qui nous force à imiter nos ancêtres, s'oppose aux conquêtes de la Mode, qui nous invite à imiter les étrangers. La société tout entière est immobilisée, autant qu'une société peut l'être, dans les cadres consacrés. Il n'est donc pas étonnant que les lois et les mœurs conspirent pour maintenir à leur rang ceux qui en voudraient sortir et, imitant de trop près les supérieurs, pourraient exposer l'opinion à de fâcheuses erreurs sur la caste. Les codes consacrent des prescriptions nombreuses aux costumes et aux insignes – cordons, ceintures, bâtons – des castes différentes. En fait, dans la pratique, on constate qu'un grand prix est attaché aux distinctions extérieures qui ont « le précieux avantage de prévenir des confusions cuisantes ». Même une richesse au-dessus du commun n'autorise pas les membres d'une caste méprisée à usurper certains luxes réservés. Dans le sud de l'Inde, les Shanars, malgré leurs trésors amassés, se voient exclus du droit de porter ombrelle, de s'orner d'or, ou d'élever des maisons de plus d'un étage 434. Quelles contesta­tions, quelles rixes se déchaînent lorsque les règles de ce genre sont violées, l'abbé Dubois le signale 435. « On se bat, nous dit-il, pour le droit de porter des pantoufles, de se promener en palanquin ou à cheval dans les rues les jours de mariage. » Il cite une sorte d'émeute qui naquit de ce qu'un Chakily, savetier, se montra à une cérémonie publique avec des fleurs à son turban. De même au Népal, M. Sylvain Lévi rapporte 436 que le droit fut refusé aux Podhyas de porter la calotte nationale : la veste, les souliers, les ornements d'or leur furent aussi interdits. Les Kasais furent obligés à porter des vêtements sans manches. Sur les maisons des uns et des autres comme sur celles des Kullus étaient prohibées les toitures de tuiles. Il a donc subsisté en Inde plus longtemps qu'ailleurs des tabous somptuaires à côté des tabous alimentaires : l'organisa­tion sociale répugne à tout ce qui pouvait favoriser l'effacement des rangs, le mélange des sangs, la confusion des groupes.

L'importance économique de ce système de prohibitions préventives, on la mesurera aisément si l'on se rappelle à quelles causes sociales se rattache un phénomène qui lui-même entraîne une accélération du progrès industriel et commercial : le développement et le raffinement des besoins dans les diverses couches de la population. Pour l'expliquer, il ne suffit sans doute pas d'es­compter, comme le veut M. Durkheim 437, la pression exercée par la densité sociale elle-même sur les individus rassemblés. En les contraignant à une lutte plus ardente pour la vie, cette pression surexciterait les besoins de leurs organismes qui deviendraient ainsi, pour tous les ordres de raffinements, plus délicats et plus exigeants. À cette explication socio-physiologique, il n'est pas inutile d'ajouter une explication psychophysiologique. M. Gurewitsch 438 fait justement remarquer que l'on rend difficilement compte, par la seule lutte pour la vie, de tant de luxes qui passent au rang des besoins. Bien plutôt que la lutte pour la vie pure et simple, la lutte pour la puissance sociale en est responsable, avec le désir qu'elle stimule, chez les supérieurs, de marquer leur supériorité par toutes sortes de consommations ostentatoires. Ainsi prennent sans doute naissance la plupart des besoins qui distinguent les civilisés : si ces besoins s'universalisent, si les objets façonnés d'abord pour le compte des grands deviennent pour la masse aussi des objets de première nécessité, c'est que les inférieurs mettent leur amour-propre, à leur tour, à suivre l'exemple des supérieurs.

La première phase du processus ainsi décrit n'a pas manqué à la civilisa­tion hindoue. Si ses prêtres-nés ont dédaigné les pompes de la richesse, ses rajahs tiennent la place d'honneur dans l'histoire du luxe 439. Et la réputation de faste qui est restée à la société hindoue tient sans doute aux merveilles entas­sées, et orgueilleusement déployées aux jours de fête, dans les cours de ses princes. Mais si les besoins ont dû ainsi, à l’intérieur de ces cours, se multiplier et se raffiner, le cloisonnement de la société hindoue s’opposait à ce que le mouvement se généralisât et descendit de proche en proche. L’enrichi n’est pas libre, ici, de rivaliser avec le noble ; l’Inde ne veut pas connaître la figure du « parvenu ». Et sans doute, en dépit de tout, la richesse ici comme ailleurs confère aux individus une certaine force ascensionnelle ; mais plus vite qu’ailleurs cette force est arrêtée par la masse des traditions convergentes. Les perspectives sont bientôt coupées à l’ambition personnelle. L’espoir lui étant interdit de faire oublier des distinctions sociales, celle-ci ne perd-elle pas jusqu’à sa raison d’être ?

En d’autres termes la loi de « capillarité sociale[3] » ne saurait, dans cette atmosphère spéciale, fonctionner librement : il manque ce perpétuel effort de tous vers les dépenses « distinguées » qui, s’il use finalement et brûle en quelque sorte les races, excite du moins le plus d’individus possible à donner leur mesure, et intensifie du coup, en même temps qu’il la diversifie par des demandes plus nombreuses et plus variées, la production elle-même.


  1. 406
  2. 407
  3. C’est l’expression employéee par M. Dumont dans Dépopulation et Civilisation, 1890.