CHAPITRE III.


Essence de la poésie lyrique. — En quoi naturelle à l’homme. — Son caractère oriental. — Conjectures diverses sur les rencontres et les imitations du génie humain. — L’ode hébraïque.


Il est une belle manière de concevoir la naissance de la poésie lyrique : c’est de l’associer à la création même de la nature intelligente, c’est d’en faire la première voix de l’homme, jeté adulte dans le monde par un miracle sans lequel ne peut s’expliquer le miracle même du commencement des choses.

Un philosophe éloquent du dernier siècle a voulu surprendre et décrire l’entrée du premier homme dans la vie, son action instinctive, l’éveil de ses sensations, et ce qu’il nomme les plaisirs de sa grande et noble existence. Mais ces plaisirs, un peu longuement analysés par Buffon, sont tous de l’ordre physique : la perception de la lumière, le mouvement, le toucher, la satisfaction de l’odorat et du goût. Fallait-il, ô philosophe ! admettre l’avénement miraculeux de l’homme, le produire sans enfance, avec tous les dons de l’âge viril en naissant, pour n’essayer sur lui qu’une leçon de physiologie, développer sa vie matérielle, sans ouvrir son âme et l’inonder de lumière et de joie, sans un rayon du ciel ni un retour vers Dieu ?

Pour qui veut conjecturer ce passé ineffable, ne vaudrait-il pas mieux recourir à l’hymne que Milton fait chanter dans le paradis, et qui semble la reconnaissance du premier homme saluant son créateur avec la voix et dans l’idiome qu’il en a reçus ?

« Célébrez Jéhovah, vous, habitants des cieux ; célébrez-le sur les hauteurs célestes ; célébrez-le, vous tous ses anges ; célébrez-le, vous tous ses armées ! » Tel devait être, ce semble, à l’origine du genre humain, à l’envoi de ce spectateur et de ce maître sur la terre, le premier élan de la poésie : elle remontait à Dieu et lui présentait l’offrande du monde.

À travers des obscurités que la science moderne n’éclaircit pas toujours, deux contrées de l’Orient, habitées de bonne heure par l’espèce humaine, semblent avoir de temps immémorial conçu et répété de tels accents religieux. Seulement, sous le ciel de l’Inde, cet hymne antique s’adressait aux forces matérielles de la nature : Agni, ou le dieu du feu ; Siva, ou la puissance destructive. Dans la Judée, au contraire, le Dieu unique est seul célébré, et la pureté du culte, la grandeur et l’unité de l’Être divin éclatent avant tout, dans la magnificence des hommages qui lui sont adressés. Maintenant ces deux points de l’Asie, ces deux foyers de l’idolâtrie et du monothéisme, agissaient-ils au loin sur la croyance et l’imagination des hommes ?

La réponse, en ce qui concerne l’Inde, est obscure, lointaine, et suppose des recherches qui nous sont étrangères. Étudiés depuis à peine un siècle, de William Jones, à Lassen, à Burnouf, à Régnier, les hymnes des Védas peuvent, à travers la faiblesse des paraphrases, nous frapper encore par l’élévation mystique ; mais la singularité n’en est pas adoucie pour nous tout à la fois par l’habitude et par le respect ; nous y sentons la monotonie plutôt que la grandeur : et, dans l’immobilité même de cette foi antique des peuples de l’Inde, l’enthousiasme semble manquer, à force de croyance.

Ce culte, ces chants religieux, marqués d’un caractère si particulièrement indigène, ont-ils dépassé leur berceau et de bonne heure éveillé la poésie chez d’autres peuples ? C’est à la science des antiquités orientales de pénétrer dans ce problème encore peu avancé, même depuis que cette science nous a donné la traduction des grandes épopées de l’Inde, monument qui, s’il a précédé les poëmes homériques, ne saurait en expliquer ni en diminuer la grandeur originale.

Quoi qu’il en soit, sur cette influence de l’Inde, la découverte est à faire. Sur une autre influence du monde oriental, elle semblait, au contraire, déjà faite. Le progrès seul de la critique en a détruit ou déplacé les bases. On sait quelle part la science historique et religieuse, et même la philologie du seizième et du dix-septième siècle, donnait au génie hébraïque dans la formation des peuples païens. Non-seulement l’érudition de cette époque affirmait, par des raisons qui subsistent toujours, l’antiquité comme la sublimité de nos livres saints ; mais elle y voyait l’origine presque unique et le type primordial des lettres profanes et du génie grec. Et ce ne sont pas de médiocres esprits, mais des Scaliger, des Grotius, des Selden, des Huet, qui poussèrent plus ou moins loin cette hypothèse, où se plaisait le génie savant et inspiré de Milton.

Bien avant que cette transmission devînt une arme dogmatique pour le Christianisme, elle avait été la prétention des Juifs visités par la conquête et les arts de la Grèce. Dégénérés de leur ancien génie et de leurs propres lois, ils aimèrent, en apprenant la langue et les sciences des Grecs, à y reconnaître la trace d’eux-mêmes et l’altération continue de leur ancienne histoire. Les livres de Philon, de Josèphe, les fragments de Nicolas de Damas, et, sous la même influence, d’autres écrits tout chrétiens, offrent partout cette idée, que Clément d’Alexandrie étendit jusqu’à ne faire du polythéisme et de la poésie des Hellènes qu’une contrefaçon et un plagiat de la Bible. Rien de moins fondé sans doute ; et, lorsque l’auteur des Stromates et de l’Exhortation aux Gentils prétend toujours découvrir dans les philosophes et les poëtes de la Grèce des traces du monothéisme hébraïque et des emprunts faits à sa législation, à son histoire, à ses prophètes, la preuve manque souvent et la préoccupation paraît excessive. N’y eut-il cependant aucune émanation de la Judée dans la Grèce, avant Alexandre ? Peut-on l’affirmer absolument, lorsqu’à l’origine et dans les premiers souvenirs des cités grecques on rencontre le nom des Phéniciens et l’influence présumée de leurs arts ? Un savant ouvrage du dix-septième siècle, tout chargé de grec et d’hébreu, sous ce titre : Delphes devenue Phénicienne[1], retrouve dans Apollon une copie de Josué, dans le serpent Python un souvenir du roi Og, et dans les jeux pythiques, dans les chants qui les célèbrent, une tradition de la Judée. À l’appui de cette assertion étaient cités les livres saints eux-mêmes, puis les auteurs profanes. Au chapitre III des Machabées on empruntait ces mots : « Les nations liraient du livre de la loi l’idée de leurs idoles. » Et Plutarque ayant rappelé l’usage consacré de l’exclamation ἐλελεῦ ! ἰοῦ, ἰοῦ ! dans le chant du Pæan, on reconnaissait dans ces termes étrangers à l’idiome grec l’alleluia des Hébreux.

La même érudition croyait découvrir dans d’autres circonstances des fêtes et des jeux grecs une fréquente imitation de l’histoire et de la poésie d’Israël[2] ; elle étendait cette hypothèse au mythe de Bacchus, dont elle trouvait le type dans Noé ; enfin elle supposait les Lacédémoniens une colonie des Juifs et dérivait leur nom même du mot hébreu Lekadmoni.

Tout cela est aujourd’hui rejeté bien loin par une philologie plus précise et plus vaste ; mais on ne peut nier qu’il ne reste encore de singulières coïncidences entre les sources hébraïques et le génie des Hellènes. Un savant du dix-septième siècle a cherché principalement cette similitude dans les maximes de Platon comparées aux prescriptions de la loi mosaïque ; il indique en exemple : 1o la crainte affectueuse de Dieu ; 2o l’interdiction de se venger et de faire aucun mal à autrui ; 3o l’obligation de la prière, d’accord avec le précepte pythagoricien : « Commence tous tes actes par la prière, afin de pouvoir les achever ; » 4o le devoir pour les puissants et les princes de se conformer au Roi des rois, au Dieu unique, parfait modèle de toute sagesse et de toute justice.

Mais ces recommandations morales, ces saintes lois et d’autres encore, gravées sur les tables de pierre de Moïse, se retrouvent aussi et peuvent se lire sur la table intérieure et vivante du cœur humain, sur cette table rase en apparence, mais, comme un marbre jaspé, dit Leibniz, sillonnée de veines profondes, où réside l’instinct des vérités nécessaires que développe la croissance de l’âme.

La rencontre des mêmes notions dans l’homme atteste, non pas une transmission unique et directe, mais l’identité des âmes et leur affinité naturelle avec la vérité divine. Un autre ordre d’idées, qui appartient moins à l’instinct de la conscience, qu’aux spéculations de l’esprit, pourrait faire supposer davantage une tradition reçue, un souvenir immédiat. On cite, par exemple, le passage où Platon, marquant divers degrés d’intelligence chez les hommes et le rang analogue qui leur est dû dans la Cité, exprime ces différences par les valeurs inégales des métaux. Cette théorie du philosophe est, disait-on, empruntée littéralement aux expressions allégoriques du prophète Ezéchiel : « Il m’a été fait, dans la maison d’Israël, des fils de l’homme mélangés tous de cuivre, d’étain, de fer ou de plomb. »

Cependant, ici même, la ressemblance prouve-t-elle l’imitation ? L’image rencontrée par le prophète et par le philosophe ne naissait-elle pas pour l’un et pour l’autre de la vue des mêmes objets ? Aussi de savants esprits se sont-ils attachés à des rapports plus généraux. Un d’eux a cru voir dans la République de Platon plusieurs traits distinctifs de la Cité judaïque, comme il reconnaît l’empreinte des prophètes hébreux dans l’idée que le sage Athénien se fait de Dieu et du bonheur des justes. « Même simplicité de mœurs, dit-il ; même vie, même fin proposée chez le peuple de Moïse et dans la Cité de Platon. Le caractère même du chef politique retracé par le philosophe est modelé sur le législateur hébreu : c’est un naturel extraordinaire, une éducation miraculeuse, une égale aptitude à la vie contemplative et à la vie active. Ce type, Platon l’aurait recueilli dans son voyage d’Égypte, sur les souvenirs laissés par Moïse et par la fuite du peuple hébreu.

M. de Maistre, seul de nos jours, est allé plus loin dans cette conjecture, en prenant les mots μοῦσα φιλόσοφος pour le nom propre du philosophe Moïse, et en rapportant aux livres saints des Hébreux ce que Platon disait de sa Muse. Les premiers Pères, il est vrai, avaient noté dans la République comme imités de ces livres la recommandation exclusive et absolue de la poésie lyrique consacrée à la religion, le blâme de toute autre poésie, cette idée enfin de soumettre le chant et la musique à des juges désignés, aux conservateurs des lois, comme dans Israël, où des magistrats veillaient au choix des hymnes et au maintien des mêmes tons dans le chant. Clément d’Alexandrie appelait Platon « un Moïse attique ».

Il faut avouer du moins que certaines identités de pensées et d’images entre la Bible et les livres de Platon doivent étonner, si elles ne convainquent pas. Est ce de réminiscence ou d’intuition que Platon, comme la Bible, a nommé Dieu « Celui qui est » ? Platon même n’a t-il pas reconnu que les Grecs avaient emprunté des barbares ce qui pour lui désignait tout l’Orient, la plupart des noms ? et n’a-t-il pas en même temps prétendu que cette première imposition des noms venait d’une nature divine et supérieure à l’homme ? Irons-nous plus loin encore, et supposerons-nous que l’éloquent Athénien, en Égypte ou ailleurs, a connu quelques parties des livres saints d’Israël, qu’il en a recueilli des vérités, emprunté des couleurs, qu’il est poëte à leur exemple ? Dans le silence du philosophe sur une telle révélation, quelques rencontres de génie, quelques formes d’imagination, ne suffisent pas pour affirmer ce commerce d’intelligence.

À nos yeux, ces rapports accidentels, ces inventions fortuitement semblables, servent surtout à faire mieux comprendre le sublime des livres saints, ce sublime à part, supérieur aux choses mêmes qui lui ressemblent et qui le rappellent. J’étais ému d’admiration, la première fois que je lisais dans Platon ce témoignage sur l’omniprésence de Dieu et sur sa providence inévitable : « Quand vous seriez caché dans les plus profondes cavernes de la terre, quand vous prendriez des ailes et que vous vous envoleriez au haut des cieux, quand vous fuiriez aux confins du monde, quand vous descendriez au fond des enfers ou dans quelque lieu plus formidable encore, la providence divine y serait près de vous. » Cela me frappait d’une secousse plus vive que l’imagination d’Homère décrivant la marche de ses dieux, « en trois pas, au bout du monde » ; j’y sentais une grandeur morale qui dépasse toute force matérielle. Mais combien au-dessus de Platon et d’Homère m’apparaissait cette pensée, dans l’enthousiasme original du Psalmiste ! « Où irai-je pour cire hors de ton souffle ? Où m’enfuirai-je de ta présence ? Si je monte au ciel, tu es là ; si je me couche dans les abîmes, je t’y trouve près de moi. Quand je prendrais les ailes de l’Aurore et que je porterais ma tente aux confins des mers, là même, c’est ta main qui me conduira sur la route, ta main qui m’établira. J’ai dit : Les ténèbres vont m’envelopper et la nuit me couvrir. Mais les ténèbres ne cachent pas de toi. Devant toi la nuit brillera comme le jour, l’obscurité comme la lumière. »

Sous ces feux d’une incomparable poésie, la pensée se sent éblouie ; et cette grande peinture dont Platon nous étonnait tout à l’heure, n’est plus qu’un reflet amoindri de la splendeur du jour, qu’un de ces seconds arcs-en-ciel où vont s’affaiblissant les plus éclatantes couleurs, qui d’abord, après l’orage, avaient couronné les voûtes célestes d’un premier cercle glorieux que bordaient les cimes des montagnes.

Certes, si cette poésie est venue d’un esprit d’homme, c’est d’un esprit transformé par la grâce divine, comme, à la descente du Sinaï, le visage de Moïse était encore resplendissant de la lumière qu’il avait vue.

Que cette poésie des Hébreux fût enfermée dans le sanctuaire, cachée dans les rangs d’une race choisie, ou qu’il en ait brillé quelque lueur au dehors, cette poésie fut admirable. Elle demeure aujourd’hui l’histoire et tout le génie de ce peuple, mort et vivant, à qui son culte sert de patrie. Et, chose extraordinaire, en même temps qu’elle conserve au plus haut degré l’empreinte d’une race particulière et séparée, elle est, par la force et la vérité des mouvements, par l’abondance de la passion, le langage qui parle le mieux au plus grand nombre des âmes humaines. Le monde oubliera-t-il jamais le cantique du passage de la mer Rouge ? Dans quel coin de l’univers agrandi par nos découvertes, dans quelles forêts défrichées de l’Amérique, sur quels plateaux de la haute Asie, cet hymne impérissable ne sera-t-il pas répété quelque jour ? On sait quelle était la puissance de ce souvenir chez le peuple d’Israël, et comment, après ses premières dispersions, ce chant se retrouvait en Égypte parmi les Thérapeutes et marquait leur filiation hébraïque. Dépouillé du spectacle dont il s’entourait alors, arrivé jusqu’à nous sous les couleurs affaiblies de versions successives, on y sent encore ce feu d’enthousiasme que l’art ne saurait feindre et qui atteste la grandeur du péril et de la délivrance.

Un pieux lettré, qui, à la fin du dix-septième siècle, commentait cette inspiration des premiers temps, disait « qu’au prix de ce cantique, Virgile lui paraissait tout de glace » ; malheureusement, il glaçait lui-même de ses analyses ce qu’admirait sa foi. L’ardeur de la passion ne s’explique pas plus que le principe de la vie ; elle meurt de même, avant d’être saisie par le scalpel qui la cherche. Le chant de Moïse a duré, comme la race hébraïque. Il est le trophée de son immortalité, persistante dans sa ruine. Essayons de loin d’en recueillir l’accent :

« Alors chanta Moïse, et avec lui les fils d’Israël, ce cantique à Dieu ; et ils disaient :

Je chanterai pour le Seigneur, car il a fait éclater sa gloire. Cheval et cavalier, il les a précipités dans la mer.

Ma force, la gloire de mon chant, c’est le Seigneur. C’est lui mon Dieu, je le célébrerai ; lui, le Dieu de mon père, je l’exalterai. Le Seigneur s’est levé comme un guerrier. Jéhovah est son nom.

Le char de Pharaon, son armée, il les a jetés à la mer. Ses capitaines choisis, il les a noyés dans la mer Rouge ; le flot les a recouverts ; ils sont descendus au fond de l’abîme comme la pierre.

Ta droite, ô Seigneur ! est glorifiée dans sa force ; ta droite, ô Seigneur ! a broyé tes ennemis.

Par la grandeur de ta gloire, tu brises qui te résiste : tu envoies devant toi ta colère ; elle les a dévorés comme le chaume.

Au souffle de tes narines, l’onde s’est partagée ; les flots se sont amoncelés en muraille au milieu de la mer.

L’ennemi disait : Je les poursuivrai ; je les prendrai ; je partagerai leurs dépouilles ; j’assouvirai mon âme ; je les percerai de mon glaive ; ma main les tuera.

Tu as envoyé ton souffle : la mer les a engloutis ; ils sont descendus comme un plomb sous les vagues houleuses.

Qui est semblable à toi parmi les forts, ô Seigneur ? à toi glorifié dans les sanctuaires, loué avec terreur pour les miracles que tu fais !

Tu as étendu ta main, et la terre les a consumés. Tu conduis par ta justice ce peuple que tu as délivré ; tu le mènes par ta force vers ton saint asile.

Les nations l’ont appris, et elles ont tremblé ; l’angoisse a saisi les Philistins ; ils ont tressailli, les chefs d’Edom et les princes des Moabites ; et tous ceux de Chanaan se sont pâmés d’effroi.

Tombe sur eux le trouble et l’épouvante ! que par la puissance de ton bras ils restent immobiles comme la pierre, jusqu’à ce que ton peuple, ô Seigneur ! ait passé, jusqu’à ce qu’il ait passé le peuple acquis à ta loi !

Conduis-le, plante-le sur la montagne de ton héritage, dans la demeure que tu t’es bâtie, dans le sanctuaire, ô Seigneur ! que tes mains ont achevé.

Que le Seigneur règne durant les siècles, sur les siècles et par delà !

Car le cheval de Pharaon, avec ses chariots et ses cavaliers, est entré dans la mer ; et le Seigneur a ramené les flots sur leurs têtes : mais les enfants d’Israël ont traversé à pied sec, au milieu de la mer. »

Cette nature de poésie, conforme à la tutelle divine dont les Hébreux se sentaient protégés, ils devaient la cultiver avec passion. C’étaient leurs annales, leurs prières publiques, la voix de leur peuple et de leurs prêtres. À l’origine même de la société hébraïque, avaient commencé les écoles des prophètes. On les voit du moins précéder le temps des rois, d’autant plus que nul autre pouvoir n’eût trouvé place entre le peuple choisi et le Dieu qu’il adorait. Là s’étudiaient, avec la religion, la musique et la poésie. Sous David et après lui, ces deux arts florissaient en Judée avec une magnificence qui peut étonner. Quatre mille chanteurs ou musiciens de l’ordre des lévites, rangés en vingt-quatre classes sous des maîtres nombreux, et attachés tour à tour pendant une semaine au service du temple, prenaient part à la célébration des hymnes sacrés.

« Par cet appareil, qui nulle part n’a été égalé, nous pouvons concevoir la splendeur de l’ode hébraïque, » dit un éloquent interprète. « Souvenons-nous qu’il ne nous en est parvenu que des débris dépouillés de toute leur pompe et de leur vivant éclat, hormis ces lumières de la pensée et de l’expression, sur lesquelles encore le temps a jeté bien des obscurités et des nuages. »

En résumant ainsi pour nous l’ode hébraïque, le docteur Lowth n’essayait pas de recherches sur la musique sacrée des Hébreux, sur le rhythme et ses rapports avec le chant, sur toute cette représentation enthousiaste et populaire qui devait porter si haut la puissance des cantiques sacrés.

Là où même difficulté se rencontre, même réserve nous est nécessaire, bien plus qu’au savant docteur. Comme les hymnes hébraïques, et sans que cette ressemblance fut une imitation, les odes de Pindare étaient accompagnées de voix et d’instruments. Elles offraient un spectacle célébré dans l’enceinte d’un temple, le péristyle d’un palais, ou parfois sous le portique décoré de la maison d’un vainqueur couronné dans les jeux. On conçoit que la pompe lyrique et musicale, que la mise en scène, ne fussent pas les mêmes pour l’annonce d’une victoire lointaine, apportée d’Olympie au roi de Syracuse, dans le luxe de sa cour, ou pour le jeune athlète qu’au sortir de la lice une fête civique accueillait à la voix du poëte.

Pindare nous avertit de ces différences ; et parfois, selon le génie de cette Grèce où tout ce qui servait aux arts était noble, où le comédien et le joueur de flûte n’étaient exclus d’aucune dignité, il se montre lui-même disposant le concert et ordonnant le chœur, dont les lyres et les voix vont soulever dans les airs le vol de sa strophe nouvelle. C’est ainsi que, dans la simplicité enthousiaste des mœurs hébraïques, le Roi-prophète avait présidé au chant de ses hymnes et réglé les concerts des Lévites. Aujourd’hui nulle érudition n’oserait déterminer la vraie forme du vers hébreu et le rhythme, non plus que le chant de cette poésie sublime.

Gardons-nous cependant de conclure que son génie nous échappe, et que Bossuet lui-même, en la célébrant, ait admiré des contresens. Malgré ce que l’exacte sagacité des modernes et leur subtile esthétique peuvent ajouter à l’intelligence du texte antique, ne croyons pas que ces Hellènes judaïsants du second ou du premier siècle avant notre ère, que les Septante, que plus tard un Origène d’Alexandrie, qu’un saint Jérôme, entre les docteurs de Bethléem, et les pieuses Romaines qui chantaient pour lui les psaumes dans la langue hébraïque, n’aient pas entendu ce texte que rendait avec tant de force une nouvelle diction grecque ou romaine. Faisons la part de ce qui est perdu, et celle de ce qui est immortel.

Oui, pour la poésie de David et pour tout le lyrisme hébraïque, encore plus que pour Pindare, si témérairement reconstruit de nos jours, la science moderne ne peut rien démontrer en ce qui touche la forme du mètre, l’exacte mesure des strophes, le mécanisme enfin et l’ensemble de la mélodie.

Mais telle était la force de beauté répandue dans l’original qu’elle se conserve pour nous, malgré cette ignorance des lois qui la régissent et de quelques-uns des charmes qui lui servaient à plaire. C’est ainsi que cette poésie sacrée des Hébreux, demi-voilée dans les obscures ellipses de sa langue antique, ignorée dans ses mètres, dépouillée de son harmonie, souvent transmise dans des versions informes ou faibles, n’en a pas moins, depuis quinze siècles, défrayé de sublime l’imagination des hommes.

Malgré cette limite imposée à l’étude et à l’investigation même des plus habiles, on a su retrouver dans le dessin, dans le simple tracé des chants hébraïques, les types principaux, les types naturels de la beauté lyrique à tous ses degrés : la naïve allégresse, la douceur gracieuse, la force tempérée, la dignité pure et sévère, le sublime dans sa concision et sa magnificence. Essayons de surprendre d’abord à leur source, dans les livres saints, ces courants divers de l’antique poésie, comme l’historien sacré nous montre jaillissant de l’Éden ces grands fleuves qui traversent l’Orient et l’embellissent de leurs eaux.

Si cette poésie n’est jamais légère et profane, elle se pare cependant des affections douces et des images gracieuses, l’amour, le regret tendre, l’espoir, la joie contenue et la douleur aussi ; car l’une et l’autre peuvent avoir un charme de réserve, qui en est comme la pudeur.

Cette beauté est fréquente dans les poésies bibliques et rend leur simplicité merveilleuse, comme par exemple dans ce psaume, où le Dieu redoutable est peint sous l’image la plus naïve de la vie paisible des champs : « Jéhovah est mon pasteur ; rien ne peut me manquer. C’est dans les herbages abondants qu’il me fera reposer et près des eaux doucement ruisselantes qu’il me conduira. » Et ailleurs, avec plus d’étendue, dans un de ces cantiques nommés cantiques d’ascension que le peuple chantait en montant les degrés du temple : « Oh ! voici venir la joie et la douceur d’habiter ensemble, comme des frères ! Tel le parfum délicieux qui, du sommet de la tête, s’étend sur la barbe d’Aaron et touche jusqu’aux bords de son vêtement.

« Telle la rosée d’Hermon qui descend sur les montagnes de Salem. Le Seigneur a mis là ses bénédictions et la vie pour les siècles à venir. »

Ne peut-on pas reconnaître ou présumer ici le type le plus antique et le plus saint de cette douceur majestueuse, de cette gravité sacerdotale qui devait inspirer, parmi les chants de Pindare, ceux qu’on nommait Marches et Hyporchèmes, et dont quelque trace se retrouve encore dans la seule forme de poésie qui nous reste de lui ?

À cette expression de la paix et de l’allégresse des âmes, à cette sérénité naïve qui va si bien aux accents de la poésie chantante, le Psalmiste mêle souvent une élévation paisible qui nous rappelle ce que la Grèce a montré, ce qu’elle a aimé et ce qu’elle désigne par ce nom d’Olympien réservé pour un de ses orateurs : le calme dans la force, la majesté imposante avec grâce. Ce caractère, ce genre de diction, je ne veux pas dire tempéré, comme l’ont nommé quelques hébraïsants trop classiques, mais unique, mais original, et semblable, pour ainsi dire, à une inspiration si divine qu’elle ne coûte aucun effort, qu’elle n’agite pas le prophète, qu’elle ne trouble pas le son de sa voix et qu’elle tombe doucement de ses lèvres, nous en avons de nombreux exemples dans Pindare ; mais une gracieuse image s’en retrouve aussi dans l’ode charmante d’Horace :

Quem tu, Melpomene, semel
Nascentem placido lumine videris,
Illum non labor Isthmius
Clarabit pugilem, etc.

Ce mode adouci de la poésie lyrique n’en admet pas moins ces rapides passages, ces changements de sujet ou d’émotion que d’ordinaire on attribue seulement à l’ardeur de l’enthousiasme. Une part des cantiques hébreux est en cela merveilleuse. Elle n’a pas les digressions lointaines, quoique vraisemblables, du poëte thébain. Elle est renfermée dans des souvenirs plus saintement limités ; écho de la prière, elle est contenue dans l’enceinte du temple ; mais, là même, elle trouve la variété poétique dans la succession rapide des sentiments, tour à tour élevés jusqu’aux cieux, ou atterrés par la douleur et la honte. Ce n’est plus ici quelque ressemblance inévitable, quelque rencontre accidentelle de génie, que nous chercherons entre le Psalmiste et le poëte de Dircé ; c’est une élévation de nature à part, c’est quelque chose d’inimitable, que nous opposons d’un côté pour attester ce qui manque de l’autre :

« Ma voix monte vers Dieu, et je m’écrie sans cesse. Toujours ma voix vers Dieu, afin qu’il m’entende.

Dieu voudra-t-il me rejeter éternellement ? ne se montrera-t-il plus jamais exorable ?

Sa clémence est-elle morte pour l’éternité ? sa promesse est-elle épuisée, dans la durée des âges ?

Dieu a-t-il oublié sa pitié ? ou a-t-il enchaîné sa miséricorde dans sa colère ?

Ô Dieu, tes conseils sont tout divins. Quel dieu est comparable à la majesté de Dieu ?

Tu es le Dieu qui fais les miracles : tu as fait connaître aux nations ta puissance.

Tu as de ton bras revendiqué ton peuple, la postérité de Jacob et de Joseph.

Les flots t’ont vu, ô Dieu ! les flots t’ont vu, et ils ont tremblé ; les abîmes mêmes se sont troublés.

Les nuées ont débordé en orages ; le ciel a retenti : alors tes flèches ont couru dans les airs,

Et la voix de ton tonnerre dans le tourbillon ; les foudres ont éclaté sur le monde ; et la terre tremblante s’est émue. »

Ce degré suprême de force dans le calme de l’expression, ces passages de la terreur à l’espérance, cette peinture simple d’une grandeur infinie, ce sont là des beautés que nous citons ici, non pour les comparer, mais pour les dire incomparables ; c’est une poésie au delà des poésies humaines, comme le Dieu de Moïse est, pour l’imagination même, au-dessus de tous les dieux que l’imagination avait faits et que les passions adoraient.

Il est une autre forme encore du cantique hébreu, celle même que le docteur Lowth, dans son admiration un peu scolastique, rapporte au genre sublime, où le parallèle est plus acceptable, quoique la supériorité ne soit point douteuse. C’est qu’il ne s’agit plus là de la sublimité morale proprement dite, de cette sérénité de la raison révélée qui donne un caractère ineffable à quelques-uns des hymnes hébraïques. Il s’agit surtout de ce qui éclate dans beaucoup d’autres, la magnificence des images, l’excès de la passion, le tour extraordinaire de la pensée, ces choses admirables, mais humaines, parce qu’elles ne semblent que le suprême effort et le plus haut degré des dons qui sont en nous. Tel nous paraît ce psaume, où, dans la pureté du théisme judaïque, l’idée de Dieu est entourée d’un pompeux appareil, comme pouvait l’entrevoir l’enthousiasme orphique, dans ces mystères d’Éleusis dont Pindare avait connu la grandeur :

« Jéhovah, le Dieu des dieux a parlé ; et il a convoqué la terre, de l’orient du soleil à son couchant.

Des sommets de Sion s’est levé le Dieu de la beauté suprême.

Il viendra notre Dieu, et il ne se taira pas. Un feu dévorant marchera devant lui ; et un tourbillon s’amassera dans le cercle de sa présence.

Il appellera d’en haut les cieux et la terre, et il entrera lui-même en débat avec son peuple.

Assemblez-moi mes saints ; qu’ils s’unissent à moi, en scellant un traité, quand ils immolent leurs victimes !

Et les cieux annonceront sa justice, et que Dieu est un juge.

Écoute, mon peuple, et je parlerai ; écoute, Israël, et je témoignerai devant toi. Je suis Dieu, je suis ton Dieu.

Je ne t’accuserai pas sur tes offrandes : tes holocaustes sont toujours devant moi.

Je ne recevrai pas les veaux de ton bercail, ou les boucs de tes troupeaux ;

Car toutes les bêtes des forêts sont à moi, et les troupeaux de la montagne et les taureaux.

Je connais tous les oiseaux du ciel ; et tout ce qui rampe sur la terre m’appartient.

Si j’avais faim, je ne te le dirais pas ; car le monde est à moi, avec tout ce qu’il renferme dans son sein.

Est-ce que je mangerai la chair des taureaux, ou boirai le sang des boucs ?

Immole en holocauste à Dieu une offrande de louange, et paye au Très-Haut un sacrifice de prières.

Invoque-moi, au jour de l’angoisse ; et je te sauverai, et tu m’adoreras.

Mais à l’impie Dieu a dit : Pourquoi racontes-tu mes lois, et de tes lèvres publies-tu mon traité d’alliance ?

Car tu hais ma discipline, et tu rejettes mes paroles.

Si tu vois un voleur, tu cours à ses côtés ; et ta place est avec les adultères.

Tu emploies ta bouche à la fraude ; et ta langue machine des tromperies.

Tu parles une et plusieurs fois contre ton frère, et tu jettes le déshonneur sur le fils de ta mère.

Tu as fait ces choses, et j’ai gardé le silence. Tu as cru que je serais semblable à toi ; mais je te convaincrai, et je mettrai ton compte sous tes yeux.

Comprenez aujourd’hui ces vérités, vous qui oubliez Dieu ; et craignez que je ne vous saisisse, et qu’il n’y ait personne pour vous délivrer.

Celui qui m’offre un holocauste de louange servira ma gloire ; et je lui montrerai la voie du salut, la voie de Dieu[3]. »

Quel que soit le sublime de cette mythologie, pour ainsi dire orthodoxe, où Jéhovah est nommé le Dieu des dieux, elle offre dans l’éclat du langage plus d’un rapport avec l’accent religieux du poëte thébain. Sous les images de l’infinie grandeur, elle enveloppe la loi morale ; et elle n’éblouit les yeux que pour parler à la conscience.

Cette forme vraiment magnifique de l’ode n’a du, chez les Hébreux eux-mêmes, atteindre à toute sa hauteur que lorsqu’elle se mêlait à une cérémonie sainte dont elle était la voix ; comme, par exemple, sous David, dans la translation de l’arche sainte au sommet de la montagne de Sion, entre les pompes d’un concert triomphal où tout Israël était associé.

Alors, ce semble, apparut l’enthousiasme lyrique dans sa plus haute expression : élévation du sujet, immensité du chœur, sublimité du langage. Alors retentit cet hymne incomparable : « À Jéhovah la terre et tout son appareil, le globe et ceux qui l’habitent ; car il l’a fondée sur les mers, et l’a élevée au-dessus des fleuves. Qui osera gravir la montagne de Jéhovah, et s’arrêter dans sa sainte demeure ? L’homme aux mains innocentes et au cœur pur, qui n’a pas mis sa confiance en de vaines divinités, et qui n’a pas juré, avec le dessein de tromper : celui-là remportera la bénédiction de Jéhovah, et la justice des mains de Dieu, son Sauveur. Telle puisse être la nation qui le cherche, et qui voit la face du Dieu de Jacob ! »

Ainsi chantant, la fête religieuse montait vers le nouveau tabernacle, sur la cime de Sion ; et, comme elle approchait, le peuple musical des lévites, divisé en deux chœurs, éclatait en ces accents : « Élevez vos fronts, ô Portes ! Enorgueillissez-vous, Portes éternelles ! le roi de gloire est près d’entrer. Quel est ce roi de gloire ? Jéhovah, le Dieu fort et puissant ; Jéhovah, le maître de la guerre. Élevez vos fronts, Portes éternelles ! Le roi de gloire est près d’entrer. Quel est ce roi de gloire ? Jéhovah, le maître de la guerre ; c’est lui, le roi de gloire. »

Une des conditions du sublime, la brièveté, anime ce chant. Il n’est donné à l’esprit de l’homme de luire à cette hauteur que par éclairs. Ce que l’on a nommé l’inspiration, c’est ce moment où l’âme, ravie au-dessus d’elle-même, épuise le dernier degré de douleur, de joie, d’amour, qu’il lui soit possible d’atteindre sans briser sa faible enveloppe et s’échapper d’ici-bas. La continuité du sublime serait une extase plus forte que la vie terrestre, comme le témoigne parfois l’apparition trop courte d’une de ces âmes élevées, délicates, brûlantes, que la foi divine a saisies et qu’elle consume. Vous l’avez vue, peut-être.

Rien n’égalait sa pureté nourrie de ferveur. Les soins et les bonheurs apparents de la vie, les émotions même de la charité, se perdaient pour elle dans une pensée plus haute de contemplation divine. Elle voyait Dieu en imagination ; elle l’associait à ses douleurs par la prière, et ne descendait pas de cette région d’amour et d’espérance dont l’ardeur satisfait seule certaines âmes, mais dévore promptement cette vie mortelle qui les entoure et qui les gêne. Elle a passé vite sur cette terre, parce qu’elle était du ciel et qu’elle avait hâte d’y revenir.

L’âme humaine, par son origine et sa destinée, est capable d’extase, mais pour un moment : elle y atteint, elle n’y reste pas. C’est tout ensemble la marque et la borne de sa grandeur ici-bas, que, dans la foi, dans la passion, dans le génie, elle ne puisse entrevoir et soutenir le sublime que par intervalle. Au delà est cette vie divine que l’antiquité, même idolâtre, avait conçue, dont elle entendait quelque chose dans le recueillement intérieur de l’âme, qu’elle recherchait dans les initiations de ces mystères, dont Pindare a dit : « Que l’homme n’en aurait pu contempler toute la lumière dévoilée, sans mourir. »

Mais revenons au seul domaine de l’imagination et de l’art. Quelle place y doit prendre encore la foi surnaturelle ? Ce n’est pas seulement dans les chants du Psalmiste que se rencontrent les plus sublimes inspirations de poésie lyrique. Elles sont éparses ailleurs, et jusque dans le récit historique, témoin, au chapitre xxxii du Deutéronome, ce chant de Moïse où Dieu semble plaider contre son peuple, l’accuser, lui répondre, entre la vive expression des images présentes et la vue prophétique d’un avenir non moins éclatant aux yeux.

Si l’esprit ne devait pas se défier des parallèles cherchés trop loin, le chant du législateur hébreu en réponse à l’ingrate anxiété de son peuple, ce gouvernement des hommes par l’enthousiasme poétique, nous rappellerait l’élégie de Solon récitée au peuple athénien, et comment, avec des accents poétiques, il changeait les résolutions et apaisait ou enflammait les âmes.

Mais, malgré ce rapport dans les faits, la distance est trop grande entre les deux influences, comme entre les deux sociétés. D’une part, on a le langage de ce prophète illuminé de Dieu, que le ciseau de Michel-Ange nous représente avec des cornes de feu : d’une autre part, les premières expressions mêmes du poëte vous annoncent un messager du dieu Mercure, un adroit orateur pour l’intelligente et indocile Athènes.

Dans cette Athènes, cependant, la poésie lyrique devait aussi bientôt jeter sa flamme, quand l’invasion et la défaite des Perses auraient animé l’ardeur des matelots du Pirée et de Salamine, et quand le théâtre, nouvellement créé, serait devenu avec Eschyle la représentation et comme la musique militaire des triomphes de la patrie.

Mais, loin dans l’antiquité, avant ces merveilles de la muse attique, contemporaines et toutes voisines des grandeurs du génie dorien dans Thèbes et dans Syracuse, ne peut-on pas reconnaître, à travers les obscurités et les défigurements du langage, une forme de poésie enracinée dans le cœur d’un peuple, et toute inspirée de ses périls et de ses délivrances ? Demandons encore aux livres saints, même avant David, un exemple de cette poésie religieuse et populaire, animée des passions de l’Orient. Entendez-vous Débora, prophétesse et guerrière ? Jamais le sublime de la confiance en Dieu n’aura mieux apparu dans un hymne de reconnaissance et dans un chant de victoire :

« Ô Jéhovah ! lorsque tu sortais de Séir et que tu t’avançais des campagnes d’Idumée, la terre a tressailli, les cieux ont pleuré, les nuages se sont fondus en eaux, les montagnes ont disparu devant la face de Jéhovah, et le Sinaï lui-même, devant la face de Jéhovah, Dieu d’Israël. »

« Jéhovah, j’ai entendu ton message, et j’ai tremblé. Accomplis ton œuvre, ô Jéhovah ! dans le cours des ans ; rends-la manifeste dans le temps ; et, dans ta colère, souviens-toi de ta miséricorde. Dieu est sorti de Canaan, et le Saint s’est avancé des monts Paranéens ; sa gloire a voilé les cieux, et la terre a été inondée de sa lumière. »

Tel était le langage que le zèle de la religion, l’amour de la patrie, la joie de la victoire et de la délivrance, mettaient dans la bouche d’une femme, chez ce petit peuple hébreu, encore presque ignoré du monde qu’il devait renouveler.

Mais il n’est pas douteux que, là encore, à part ces inspirations accidentelles que l’amour de la patrie pourrait exciter dans la première âme venue, il y avait, plus qu’en aucun autre pays, un foyer continu de tradition et d’enthousiasme. Humainement parlant, on ne peut expliquer d’autre sorte ces écoles perpétuées dans Israël, ces prophètes, voix du peuple et conseils du souverain, accusateurs publics de toute violence et de toute fraude, hérauts et messagers, scellant de leur sang la vérité de leurs reproches et de leurs prédictions.

L’érudition critique peut rapprocher et finement approfondir ce qui nous reste de notions appréciables sur les diverses formes de pouvoir théocratique établies chez les différents peuples. Prêtres égyptiens, Mages de la Perse, Hiérophantes des mystères helléniques, Patriciat pontifical de Rome, Collége des Druides de la Gaule, nulle part il n’apparaîtra moins de superstition et plus de grandeur, un dégagement aussi complet de toute fraude, de tout intérêt, de toute faiblesse, que chez les prophètes hébreux, saintes victimes de la patrie judaïque, consacrés au Dieu de vérité, nourris dans l’étude de sa loi, venant, en son nom, avertir les rois coupables, instruire le peuple égaré, se jeter entre lui et ses oppresseurs, et mourir sous les instruments de torture de ses ennemis.

Nul doute qu’une éducation à part, la plus sévère, la plus abstinente, la plus morale, la plus poétique, préparait ces hommes ; et, si quelquefois le même don de sagesse et d’enthousiasme, que l’éducation développait en eux, se trouvait ailleurs perdu et comme enfoui dans une existence grossière, là encore parfois il s’éveillait, sous quelque coup du sort et quelque ressentiment des maux de la patrie, comme nous l’atteste l’exemple du prophète Amos, enlevé à ses travaux rustiques pour avertir un roi corrompu d’Israël et protester contre l’idolâtrie de Damas et le schisme de Samarie.

L’action de ces hommes, dans les combats de la Judée avec la Phénicie, l’Assyrie, la Perse, est la plus grande peut-être que l’intelligence dévouée et passionnée ait exercée contre le nombre et la force. Ils furent l’âme du peuple hébreu, sa cymbale de guerre, le luth de son deuil et de ses afflictions, sa vie durable dans la captivité, alors que, démembré par les discordes, expatrié par la servitude, ses lieux saints, ses tombeaux, sa langue natale, lui étaient arrachés, et qu’il ne lui restait plus que sa foi dans le passé et dans l’avenir. Pour l’observateur historique, l’unité du peuple hébreu, sa persistance invincible, est dans le livre des prophètes, d’Isaïe à Zacharias et à Malachias. On y voit en symbole et en action le culte de Dieu, l’amour de la patrie juive, la persuasion des promesses divines, la certitude de la délivrance, l’immutabilité de la foi primordiale et l’extension future de ses rameaux transformés. C’est la lampe inextinguible qui brûle dans les sépulcres, mais où s’allume la torche que se passeront l’un à l’autre les peuples nouveaux.

Quelle ne fut pas, en effet, la puissance de ces paroles de feu des anciens prophètes, lorsqu’elles jaillirent dans le monde avec la parole évangélique, dont elles semblaient tantôt le mystérieux prélude, tantôt la sanction pénale ! Et plus tard, et toujours, quand la Bible devient la principale nourriture des âmes, combien ce langage, approprié sans cesse par la passion aux hommes qui s’en servaient, n’eut-il pas de pouvoir sur l’esprit et la volonté ! Les terribles guerres civiles d’où sortirent la réforme et la grandeur de l’Europe, s’entretenaient aux sources de cette parole biblique dont le Psalmiste et les prophètes sont les coryphées ; et l’imagination des chrétiens d’Europe et d’Amérique en garda longtemps le rayon et l’empreinte.

Si donc, lecteur qui parcourez ces pages par une étude de spéculation et de goût, vous ne voulez jamais oublier le côté sérieux des arts, ce qui touche à l’énergie de l’âme, à la passion du devoir et du sacrifice, à la liberté morale, même pour bien juger les grâces et la puissance du lyrisme hellénique, vous aimerez à réfléchir sur une beauté plus sévère : vous contemplerez cette originalité plus étrangère, plus lointaine pour nous, et cependant incorporée dans notre culte religieux et partout présente, que nous apporte la poésie des prophètes hébreux, de ces prophètes nommés par le Christ à côté de la loi, dont ils étaient, en effet, l’interprétation éclatante et figurée.

Mais comment, à si longue distance, susciter en nous l’image de cette poésie sublime, extraordinaire, transmise dans de faibles versions, demeurée pour nous plus insolite qu’admirée, et aujourd’hui délaissée de cette flamme, de cette vie croyante qui donnait tant de force à ces chants, dans leur origine inspirée, et lorsqu’ils étaient répétés par la première ferveur du culte évangélique les divinisant de nouveau ? Bossuet seul et Racine ont retrouvé tout entier ce feu, couvert sous la parole des prophètes d’Israël : ou bien aussi parfois, dans le coin d’une église, quelque âme pieuse, en extase sur la leçon du jour, aura senti, dans la plus simple version de quelques fragments épars d’Isaïe, l’accent divin que lui aura révélé sa foi.

Pour nous, tachons seulement ici de ne pas détruire par l’expression ce que l’âme seule peut rendre, ce que l’âme seule peut saisir, ce qu’a senti le Prophète, devant la chute du roi de Babylone. C’est peut-être le plus beau chant de la lyre hébraïque :

« Comment a cessé l’oppresseur et s’est arrêtée la main qui arrachait l’or ?

Jéhovah a brisé la verge des impies, le sceptre des tyrans.

Celui qui frappait cruellement les peuples d’une plaie irrémissible et dominait les nations avec colère est abattu sans obstacle.

Toute la terre repose ; elle est tranquille, ou elle éclate en chants d’allégresse.

Les pins mêmes se réjouissent de sa chute, et les cèdres du Liban, qui disent : Depuis que tu es gisant, le bûcheron n’a pas gravi pour nous émonder.

L’enfer s’est ému soudainement pour venir au devant de loi. Il a réveillé pour toi les décédés et tous les anciens de la terre ; il fait lever de leurs trônes tous les princes des nations.

Tous répondent, et ils te disent : Toi aussi, tu es blessé comme nous ; tu es devenu semblable à nous.

Ton orgueil a été abaissé jusqu’aux enfers ; ton cadavre y est descendu : la pourriture sera ta couche et les vers ton vêtement,

Comment es-tu tombée des cieux, étoile qui te levais au matin ! Comment es-tu abattu la face contre terre, toi qui brisais les peuples,

Et qui disais dans ton cœur : Je gravirai les cieux ; au-dessus des astres de Dieu j’élèverai mon trône ; je m’assoierai sur la montagne de l’alliance, aux flancs du Septentrion ; je monterai sur la hauteur des nuages ; je serai semblable au Très-Haut !

C’est dans les bas-lieux que tu descendras, dans les profondeurs de l’abîme. Ceux qui t’avaient vu se pencheront vers toi, te regarderont de haut : « Est-ce là cet homme qui troublait la terre et secouait les empires, qui rendait le globe désert, qui détruisit les villes et n’ouvrit pas à ses captifs la porte de leur prison ? »

Tous les rois des nations ont dormi avec honneur, chacun dans sa tombe.

Mais toi, tu as été rejeté de ton sépulcre comme une branche inutile, et roulé avec ceux que le glaive a tués et qui descendent au fond de l’abîme, cadavres infects.

Tu n’auras pas avec eux même la société de la tombe ; car tu as ruiné ton pays, tué ton peuple ; et la semence des méchants ne sera pas nommée dans l’éternité.

Réservez ses fils à la destruction, pour l’iniquité de leur père. Ils ne se relèveront pas ; ils n’auront pas la terre en héritage ; ils ne couvriront pas de villes la surface du monde.

Je m’élèverai contre eux, dit Jéhovah, dieu des armées. De Babylone je détruirai et le nom et les restes, et le germe et la postérité, dit Jéhovah.

Je la mettrai au pouvoir du hérisson ; je la changerai en marais ; je la nettoierai en la détruisant, dit Jéhovah.

Le Seigneur des armées a juré et a dit : Il en sera comme j’ai pensé et comme j’ai voulu dans mon âme.

Assur sera brisé sur ma terre et foulé aux pieds sur mes montagnes ; son joug sera écarté loin d’eux, et ce poids détourné de leurs épaules.

Voilà le dessein que j’ai résolu pour toute la terre, la main que j’ai étendue sur tous les peuples. Le Seigneur, Dieu des armées, a résolu cela : qui peut l’infirmer ? Sa main est étendue : qui peut la replier[4] ? »

Au lyrisme grec, si varié dans ses formes depuis l’hymne dogmatique ou enthousiaste jusqu’à l’élégie, on pourrait comparer quelques chants de douleur, comme la plainte de David, à la mort de Saül et de Jonathas :

« Ô gloire d’Israël tuée sur tes montagnes, comment sont tombés les vaillants ?

On a entendu mes gémissements ; et il n’est personne qui me console ; tous mes ennemis ont entendu mes douleurs ; et ils ont grande joie, ô Dieu, que tu m’affliges ainsi.

Ne portez pas cette nouvelle à Gaza ; ne la publiez pas dans les rues d’Ascalon. Que les filles des Philistins n’en aient pas la joie ! qu’elles ne triomphent pas, les filles des incirconcis !

Ô montagnes de Gelboë, que sur vous ne tombent plus la rosée ni la pluie ! »

Ce délire qui se prend à tout, s’irrite contre les lieux, contre les choses insensibles, se retrouve dans la poésie grecque. Ainsi, dans quelques restes d’un vieux chant guerrier, le poëte s’écriait :

« Hélas ! hélas ! aride et perfide coteau ! quels hommes tu nous as tués ! Valeureux soldats et nobles citoyens, qui montrèrent alors de quels pères ils étaient nés[5] ! »

Mais disons de la poésie hébraïque qu’elle est incomparable dans la tendresse comme dans la haine, dans la bénédiction comme dans l’anathème : poésie la plus humaine de toutes, quel que soit le merveilleux de son origine, parce qu’elle exprime plus qu’aucune autre la passion et les mouvements du cœur ! Poésie patriotique aussi, et d’autant plus éloquente qu’elle gémit sur de plus grands maux, et que la servitude de son peuple est, à ses yeux, non pas seulement une oppression, mais un sacrilége !

Tel était donc, trois siècles avant les luttes de la Grèce contre l’Asie barbare, le degré de sublime où, devant les maux de la patrie juive et la chute espérée de son oppresseur, s’élevait la voix d’Isaïe, d’un homme de race sacerdotale et royale, de celui qui plus tard paya sa dette à la tyrannie, et, dans sa patrie délivrée du joug étranger, subit, sous un roi ingrat et féroce, le supplice d’être scié par le milieu du corps.

Ainsi les prophètes hébreux, sous des tortures plus atroces, rencontraient déjà le sort réservé plus tard aux orateurs d’Athènes. Ils représentaient, avec le rayon de feu sur le front, ce même combat de l’intelligence et de la vertu contre l’invasion homicide du dehors et la tyrannie homicide du dedans. Ils étaient aussi les chefs de la lutte, les otages de la paix et les victimes propitiatoires de la servitude. Comme toutes les grandes choses se touchent dans le monde, comme une même ardeur de dévouement et de courage s’éveille, à certaines époques, chez les peuples le plus séparés d’origine et d’histoire, ne semble-t-il pas que la lyre patriotique et guerrière va trouver, presque à la même heure, le même office à remplir dans Athènes que dans la Judée ? Ce chant d’Isaïe sur la ruine du roi de Babylone, cette réponse à d’insolentes menaces, cet orgueil du roi des rois brisé de si haut, ne nous conduisent-ils pas, comme par un même souvenir, aux grands jours de la Grèce, à l’invasion de Xerxès, à l’abandon d’Athènes, à la retraite victorieuse des Athéniens sur mer, à la fuite du barbare repassant l’Hellespont, à toutes ces merveilles, enfin, qu’a partagées et qu’a chantées le tragique Eschyle, contemporain du lyrique Pindare, et, sous une autre forme, enfant du même génie ?

Après avoir cherché dans la vieille Asie les plus hautes inspirations de l’enthousiasme lyrique, après en avoir contemplé la vertu guerrière dans les luttes d’un coin de terre monothéiste et civilisé contre l’Assyrie barbare et idolâtre, on est mieux préparé à le reconnaître dans l’immortelle victoire de cette petite péninsule de la Grèce, ingénieuse et libre, sur l’Orient despotique de Suse et d’Ecbatane, traînant à sa suite les descendants des anciens esclaves des rois et jusqu’à des milices de ce peuple juif tombé du joug de Babylone sous celui de la Perse.



  1. Delphi Phœnicizantes, etc., etc., auctore Edm. Dickins. Oxon. (1655).
  2. Ibid.
  3. Psalm. 49.
  4. Isai., cap. 14.
  5. Αἴ, αἴ ! Λειψύδριον προδωσέταιρον,
    οἵους ἄνδρας ἀπώλεσας, μάχεσθαι
    ἀγαθούς τε καὶ εὐπατρίδας,
    οἵ τότ’ ἔδειξαν οἵων πατέρων ἔσαν.

    Poet. lyric. græc., ed. Bergk, p. 872.