Essais et Notices - Les commencemens de Rome moderne

Essais et Notices - Les commencemens de Rome moderne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 213-228).
ESSAIS ET NOTICES

LES COMMENCEMENS DE ROME MODERNE
À PROPOS DUN LIVRE RÉCENT[1]

M. E. Rodocanachi poursuit cette série de ses beaux travaux sur Rome qui, par l’exactitude de l’information comme par le luxe des images, ont conquis la faveur du public érudit autant que celle des gens du monde. Après ses grandes monographies du Capitole romain et du Château Saint-Ange, il nous donne, dans le même format et avec la même abondance d’illustrations et de documens, une étude d’ensemble sur la Rome du siècle d’or, la Rome de Jules II, de Léon X, de Clément VII. Ce volume n’a pas moins d’agrément que ses aînés. La vie romaine d’autrefois y défile en larges tableaux : la cour pontificale, les lettres et les arts, la ville et le peuple, enfin l’administration. On y apprend une foule de choses sur les mœurs, les usages, les processions, les fêtes, les courses, le théâtre, le carnaval, la banque, le commerce, l’imprimerie. La Renaissance revit devant nous pendant quatre cents pages, avec tout son cortège de gloire et de beauté, pour sombrer brusquement dans le feu et le sang, au sac de 1527 par les Impériaux.

Entre tant de sujets amusans, dramatiques, je m’attacherai à un chapitre qui me paraît offrir un intérêt spécial. Ce moment de la Renaissance est celui où Rome commence à prendre la figure, l’aspect monumental que nous lui voyons aujourd’hui. Dans la Rome des Césars s’était nichée à l’aventure une ville du moyen âge ; le XVIe siècle la remplace par une ville moderne. Ces transformations successives, ces riches perspectives de siècles sont pour le voyageur le charme le plus rit de la Ville Éternelle. L’ingénieux J.-J. Ampère écrivait jadis ici même une suite d’articles intitulés : Portraits de Rome à différens âges. C’est un de ces « portraits » que je voudrais esquisser, en me servant du livre de M. Rodocanachi.


Le 17 janvier 1377, le pape Grégoire XI revenait d’Avignon dans la ville de l’Apôtre. Un bas-relief de son tombeau, à Sainte-Françoise Romaine, présente ce retour comme un triomphe. La vérité est plus touchante : comme Pierre autrefois dans la belle fable de Quo vadis ? Grégoire ne rentrait à Rome que pour mourir ; regrettant sa douce France et son cher Avignon, son magnifique palais et ses oliviers de Provence, il s’éteignait l’année d’après, consumé de nostalgie, à peine âgé de quarante-sept ans.

En effet, Rome était alors au plus bas degré de ses misères ; soixante-dix ans d’abandon l’avaient réduite à cette détresse. La dixième partie des églises n’était que ruines ; la plupart n’avaient que les quatre murs. La ville semblait sortir d’un tremblement de terre. Il n’y restait pas vingt mille âmes. D’immenses terrains vagues, des déserts de décombres, occupaient les trois quarts de l’enceinte d’Aurélien. La campagne farouche envahissait la ville ; le Capitole servait de pâturage aux chèvres ; le bétail, comme au temps d’Evandre, errait sur le Forum. A l’intérieur, les nobles romains, les brigands du Latium, maintenant comtes et barons, s’étaient fortifiés dans les restes des palais des Césars. Toute ruine était une citadelle. Chacun de ces donjons avait ses créneaux et ses tours : l’une de celles des Colonna est encore debout à l’angle de la Via Nazionale. La silhouette de cette Rome brutale et militaire, crénelée, armée jusqu’aux dents, devait ressembler au profil hérissé, au redoutable buisson dépiques de S. Gimignano. Le soir, chacun de ces repaires se refermait sur les bravi ; les ruelles défiantes se cadenassaient de chaînes ; la nuit tortueuse, traîtresse, se changeait en coupe-gorge. On eût pu voir à pas muets, maîtresse de son domaine redevenu sauvage, rôder dans l’ombre la maigre aïeule, le museau aigu de la Louve.

Ce sont des faits qu’il faut ne pas perdre de vue, en écrivant l’histoire des transformations de Rome : ces transformations ont été exigées par un intérêt politique. Le pouvoir temporel, objet des papes de la Renaissance, supposait à sa base la possession de Rome. Comme Versailles est né du cauchemar de la Fronde, le premier coup de pioche donné à la vieille Rome fut avant tout porté au régime féodal. Les papes, en perçant des avenues, en éventrant d’anciens quartiers, en faisant circuler dans la ville obstruée un flot d’air et de vie, poursuivaient une tâche de réorganisation sociale. On excusera certains de leurs excès de zèle, en comprenant qu’ils s’inspiraient non de la vanité ou de l’ostentation, mais d’une véritable nécessité d’État.

Les travaux commencèrent au milieu du XVe siècle. Mais c’est seulement à la fin, sous le règne de Sixte IV, qu’un premier plan d’ensemble apparaît dans toute son ampleur. Le lecteur de la Revue a présens à l’esprit les beaux articles de Julian Klacszko ; il se rappelle sa description de la fresque de Melozzo, où trône le vieux pontife entouré de ses quatre neveux, dont l’un, le cardinal Giuliano délia Rovere, est le futur Jules II. Sixte IV, Jules II, voilà les créateurs de la Rome moderne. C’étaient, tous ces Rovere, une race de bâtisseurs, des tempéramens d’épopée, d’une vigueur verdoyante dont leur nom de chênes paraît le naturel symbole ; c’est plaisir de voir, sur les monumens de leur pontificat, blasonner leur feuille de rouvre : elle ne couronne que des souvenirs de grandeur. On appelle Sixte IV le baron Haussmann de la Renaissance ; il y a pourtant une nuance entre la plaine Monceau et les collines romaines, comme entre l’Opéra et la chapelle Sixtine.

Sixte IV était de ces remueurs de pierres qui, à la place d’une Rome de briques, en laissent une de marbre. Il fut pourtant bien dépassé, même sur ce terrain, par son neveu Jules II. Celui-ci était d’abord un souverain d’une autre envergure que son oncle. L’Italie, si fertile en tyrans de génie, n’en a pas eu de mieux doué pour la conquête et la victoire. Cet homme de proie osait rêver l’unité nationale, et il ne fut pas loin de la faire à son profit. Raphaël, dans quelques portraits inoubliables, nous a laissé l’image de ce tumultueux vieillard, au poil de vieux bon. On peut se faire une autre idée d’un pasteur de la chrétienté ; mais ce barbon terrible commande le respect. Personne n’a eu l’âme plus naturellement intrépide. Toutes ses créations portent la même marque héroïque. Il va sans dire que ses desseins, en ce qui concerne Rome, excèdent singulièrement de simples mesures d’édilité : il s’agissait pour Jules de créer une capitale à la taille de l’Empire dont elle serait la tête, — à la fois centre d’une nation et métropole de l’univers.

C’était la Rome d’Auguste à refaire de toutes pièces, mais dans un autre sens et sur de nouveaux frais. La ville de l’Église devait l’emporter en noblesse sur toutes celles du monde, faire oublier même son passé : tout en elle devait présenter le caractère de ses destinées surhumaines. De tels projets risquaient de demeurer chimériques, si Jules n’avait rencontré à propos l’homme de la circonstance. C’était un architecte qui n’était plus tout jeune, et qui se trouvait alors à Rome sans situation. Il avait fait toute sa carrière dans l’Italie du Nord, qu’il avait couverte de monumens d’une fantaisie délicieuse, semant partout les traces de son charmant génie et de son invention féconde et imprévue. Nul n’égalait ce merveilleux créateur de décors. Quoiqu’il se plût à manier les styles les plus divers, toute chose sous sa main revêtait une grâce poétique, le même voluptueux sourire. Il allait à l’extrême audace une exquise pureté du goût ; le dessin de ses chapiteaux, de ses moindres moulures, l’avait fait surnommer le « profilatore. » Quant à ses fresques, qu’on a retrouvées naguère sous le badigeon, au château de Milan, elles respirent la grandeur propre à l’école de Piero délia Francesca et de fra Carnovale. Ce personnage, rendu libre par la chute de Ludovic le More, riche, sans engagement, et nullement pressé d’en contracter de nouveaux, vivait depuis quelque temps à Rome, solitaire, errant tout le jour dans les quartiers dépeuplés de la ville, furetant parmi les colonnes et les débris des temples, prenant des mesures et relevant les proportions de la ville antique. Et voilà que l’artiste sortait renouvelé de ce bain de Jouvence ; renonçant tout à coup à sa manière fleurie, il venait de produire pour un autre Rovere ce palais Riario (aujourd’hui, la Chancellerie) qui, même après le palais Farnèse, reste le modèle accompli de la dignité romaine.

C’est ce maître, Bramante, que Jules II allait trouver à point nommé pour le servir : les deux hommes étaient bien créés l’un pour l’autre par un décret de la Providence. On sait malheureusement peu de chose sur Bramante. Raphaël l’a peint à deux reprises dans la Chambre de la Signature : une fois dans la Dispute, la seconde fois dans l’École d’Athènes, sous les traits d’Archimède : toute une jeunesse émerveillée admire, penchée sur lui, les combinaisons du calcul et la féerie des nombres. L’artiste rend très bien ici un des côtés les plus remarquables de ce grand esprit : la puissance d’attraction, l’ascendant singulier qu’exerçait autour d’elle cette âme d’enchanteur. Michel-Ange, qui n’aime pas Bramante, ne peut s’empêcher de lui rendre hommage, Jules II, dès qu’il le connaît, ne sait plus se passer de lui : il renonce brusquement à l’entreprise de son tombeau, relègue Michel-Ange à la voûte de la Sixtine, et se livre passionnément aux idées gigantesques de son nouvel architecte. En vérité, on ne fait pas sa place à ce grand homme : il existe une bibliothèque sur Michel-Ange, sur Raphaël ; nous attendons encore un livre sur Bramante. Il est bien clair pourtant que si quelqu’un dans l’art a joué un grand rôle, c’est lui, c’est l’Amphion de la nouvelle Rome. Tous les théoriciens, les penseurs de la Renaissance, un Brunelleschi, un Alberti, ne sont ni des peintres ni des sculpteurs, mais bien des architectes. Qui est plus que Bramante un de ces conducteurs ? Que ne lui doit pas Raphaël ? C’est que seul l’architecte a le pouvoir de traduire le monde en formules générales, en signes à la fois sensibles et abstraits : nul art ne participe davantage de l’intelligence, n’imprime à la matière avec plus d’évidence le caractère de la pensée : tracer un cadre à l’existence, lui dessiner son plan, distribuer ses activités selon des formes conçues d’avance, qui nous proposent à chaque instant la règle de nos facultés et l’idéal de nos puissances, c’est l’œuvre du grand architecte, et elle tient du poète et du législateur. Elle rythme la vie, — et ce n’est pas sans raison que les noms d’ordonnance, d’ « ordres » sont des termes d’architecture ; elle discipline et exalte, nous guide et nous contient. Tous les autres arts dépendent d’elle ; l’homme se modèle à son image, grandit ou se rétrécit, pour ainsi dire, à son échelle. Plus que tout art, l’architecture exprime une civilisation : et c’est ce qui donne à Bramante son importance exceptionnelle dans l’œuvre de la Renaissance. Car c’est chez lui que la Renaissance prend pour la première fois la valeur d’une révélation ; et quel artiste était plus capable de l’exprimer, que le maître au cou d’athlète et au front d’inspiré, au profil de vieux roi, tel que nous le montre Caradosso, inondé de génie et d’ambitions immenses, dont témoigne son surnom, frère de ceux d’un Morgante ou d’une Bradamante, et où j’entends toujours l’insatiable appel, le désir infini, le bramare de la Renaissance ?

Certes, ce fut un rare spectacle de voir ces deux sexagénaires, le Pape et l’architecte, deviser de l’avenir et, faisant table rase du passé, improviser une ville nouvelle. Un pense au Faust de Gœthe, pris d’un délire d’action sur le bord du tombeau. Deux grandes voies parallèles au Tibre devaient s’ouvrir sur chaque live : à gauche, la via Giulia, avec l’énorme palais de Saint-Blaise, devait être la rue des services publics, des ministères et des bureaux ; à droite, la Lungara faisait communiquer le Vatican au Transtévère. Enfin, le Vatican lui-même, chaos de monumens et de siècles, de richesses et de bicoques, devait, complètement refondu, entrer dans un système de constructions régulières, à commencer par la basilique de Saint-Pierre, qu’on jetait bas pour la relever plus haute et plus splendide ; cependant qu’une troisième voie, sacrée et triomphale, se trouvait projetée à travers le cœur de Rome, pour relier, en longeant le Forum, le palais de Venise au Latran.

Il est difficile de juger ces entreprises immenses : l’histoire des plans de Bramante n’est guère que celle d’un rêve. Pas une de ces œuvres ne fut réalisée telle qu’il l’avait conçue. Du palais de Saint-Blaise, il ne reste que les fondemens aux bossages cyclopéens. Le Belvédère lui-même avec son colossal exèdre, a été niaisement mutilé, défiguré. Quant à Saint-Pierre, qui pourra dire, — après cent cinquante ans d’altérations et de contresens, — ce qui lui reste encore de la forme dictée par son premier auteur ? « La coupole du Panthéon planant sur les arcades du temple de Constantin, » — c’est-à-dire l’assemblage ou la conjugaison des deux formes séparément les plus grandioses qui aient surnagé au désastre de la pensée antique, — tel est le programme babylonien que Bramante proposait à l’enthousiasme de Jules II. On sait que le plan choisi était le plan central : l’édifice présentait la figure d’une croix grecque. Chaque abside se terminait par une demi-coupole, et ces sphères étagées se couronnaient au sommet par une sphère plus vaste, comme une pyramide de dômes. On entrevoit quelque chose comme une Sainte-Sophie géante ou comme un prodigieux Saint-Marc : mais quatre tours inattendues venaient flanquer la masse centrale de leurs minarets bizarres, écharper la silhouette et donner à l’ensemble une apparence fantastique. Cependant ces quatre campaniles se reliaient au corps de l’église par des portiques d’ordre dorique. On a peine à se faire une idée de ce mirage étrange. Qu’eût été cette Babel de formes composites, où fusionnaient audacieusement les thèmes les plus divers, tous les mondes de l’architecture ? Quel effet devait produire ce mélange de motifs, amalgame de flèches, de frontons, de coupoles, où parlent à la fois toutes les voix humaines, la Grèce, l’Asie. l’Europe gothique ? Quelle harmonie eût résulté de cette incomparable polyphonie monumentale ? Qui sait ce que le grand virtuose se fût réservé d’y ajouter par le charme de l’exécution, la poésie du style, la magie du détail ? Et qui peut se figurer avec exactitude ce qui n’a été que le songe d’un visionnaire de génie ?

C’est à ce moment-là qu’il eût fallu voir Rome. On aura, dans le livre de M. Rodocanachi, les élémens de ce voyage imaginaire. Et l’on se prend à souhaiter, pour cette Rome du XVIe siècle, un plan en relief, une forma Urbis comme l’admirable restitution que M. Bigot a réalisée pour la Rome d’Alexandre Sévère. On y verrait juxtaposées, entrelacées, mêlées les trois Romes de l’antiquité, du moyen âge et de la Renaissance ; les deux premières soudées ensemble comme un animal parasite logé dans la coquille d’un autre, devaient offrir à l’intelligence un merveilleux spectacle historique. Les phénomènes humains s’y présentaient à tous les pas en tableaux saisissans d’histoire naturelle ; tout n’était pas, comme aujourd’hui, disséqué, séparé, étiqueté, catalogué comme des pièces de muséum, par l’anatomie minutieuse de l’érudition et de l’archéologie. Le Forum n’était encore que le Campo Vaccino ; des cultures maraîchères s’étendaient sur le Palatin. Des masures s’attachaient aux ruines. Le marché aux poissons s’abritait sous les portiques d’Octavie ; les bouchers tenaient leurs étaux au forum de Nerva, ou suspendaient leurs crocs aux arcades du théâtre de Marcellus. Trois arcs de triomphe enjambaient encore le Corso. Çà et là, des palais, les nouvelles demeures patriciennes, s’élevaient au milieu de démolitions ou de misères sordides ; des boulevards ébauchés se perdaient en fondrières et ne menaient à rien ; des rues projetées se heurtaient à des bâtisses têtues ; partout l’inachevé, l’ordre contrarié par l’irrégularité, la vie en transformation, du velours sur des guenilles et des délabremens. Parmi tout cela des espaces vides, des vignes, des jardins, des cimetières, de vastes intervalles de silence. Dans ces solitudes, palpitaient les centaines de cloches des couvens, tous les frémissemens de bronze de l’ « Isle sonnante. » Et, au-dessus de la ville, là-bas, vers le Vatican, dépassant la toiture crevée de l’ancienne basilique, se hissaient dans les airs les quatre pylônes démesurés et les arcs formidables de la grande « machine » de Bramante, pareille à un défi au ciel, tragiquement interrompu, foudroyé et sublime.

Toutes ces métamorphoses n’allaient pas sans résistances. Le Romain, volontiers caustique, de goûts conservateurs, regardait d’un œil ironique le terrible remue-ménage que faisaient dans sa ville ce pape infatigable et son diabolique architecte. Pasquin allait son train. On riait du pontife se promenant tout guilleret au milieu de ses chantiers, dans sa capitale sens dessus dessous, que bousculaient sans relâche ses 2 500 maçons : — « Une petite armée ! disait-il ; on pourrait passer une revue ! » — et qui surgissait tout à coup, tiare en tête et crosse au poing, se dérangeant en pleine procession, pour jeter le coup d’œil, du maître à des travaux en cours. C’était dans le sang ; Sixte IV n’avait-il pas fait abattre devant lui, séance tenante, l’immeuble d’un propriétaire récalcitrant ? C’est qu’avec cette furia, cette manie de bouleversemens, personne ne vivait tranquille : on n’était jamais sûr, en revenant chez soi, de trouver sa maison en place. L’aventure arriva, au temps de Jules II, à un cardinal que nomme M. Rodocanachi. Quant à la reconstruction de Saint-Pierre, il n’y avait qu’une voix pour réprouver ce sacrilège ; Bramante ne s’appelait plus que le guastante, le rovinante (le « brise-tout, » le « faiseur de ruines »). A sa mort, on imagina qu’il se présentait au ciel. « Ah ! c’est toi, lui disait saint Pierre, qui m’a démoli mon église ? On ne passe pas ! » Le dialogue se poursuit avec une fantaisie charmante ; l’ensorceleur finit par amadouer son Cerbère. On pourrait croire qu’il est content ? Mais le pli professionnel ne quitte pas pour si peu : à peine entré, le voilà qui veut moderniser l’autre monde : « Fi ! s’écrie-t-il, quel Paradis vieux jeu et vermoulu ! Je m’en vais vous en refaire un autre. Pouvez-vous vivre dans ce taudis ? Premièrement, au lieu de ce vilain raidillon, nous allons établir une route carrossable. Et si vous ne me laissez pas faire, tant pis pour vous : j’irai au diable et je bramantiserai l’Enfer ! »

Ce sont des plaisanteries : elles ne tirent pas à conséquence. La modernisation de Rome n’a pas laissé d’avoir des inconvéniens plus sérieux. L’un est que, pour subvenir aux Irais de la basilique, on se mit à vendre les indulgences : commerce dangereux, et d’où s’ensuivit la Réforme. D’autre part, on n’expliquera jamais d’une manière satisfaisante le sacrifice inconcevable du Saint-Pierre de Constantin ; le scandale reste sans excuse : et je ne sais s’il est absous par la colonnade de Bernin et la miraculeuse coupole de Michel Ange. Avec Bramante commence la destruction systématique de la Rome médiévale. Sans doute, on ne pouvait exiger de la Renaissance beaucoup de sympathie pour l’art du moyen âge. Mais il y a peu d’exemples d’un anéantissement si complet ; c’est l’effacement méthodique de douze cents ans d’histoire. Rome, qui excelle aux accommodemens et aux concordats amiables, aurait pu, dans cette occasion, trouver une solution moins révolutionnaire.

Mais voici qui est plus étrange. La Renaissance est un retour à la beauté antique ; l’antiquité, conçue comme offrant le modèle de la vie raisonnable, des facultés humaines dans leur plein équilibre, se développant harmonieusement dans la joie que procurent l’exercice modéré et la culture savante de toutes nos puissances, tel est le programme commun à toute cette époque, et que nous connaissons encore sous le nom d’ « humanisme. » On y oppose le « naturel » de l’Ancien au « mysticisme » du moyen âge, mal à l’aise en ce monde, troublé par le surnaturel. Tout l’effort du siècle est de faire revivre le monde païen. Quand on demandait à Cyriaque d’Aucune à quoi il s’occupait, feuillant les manuscrits et interrogeant le sol : « Je ressuscite les morts ! » disait-il. Et Machiavel écrit : « Cette terre d’Italie est une terre de résurrections. » Ce fut un événement à Rome, lorsque des ouvriers qui retournaient un champ, près de la Voie Appienne, découvrirent un sarcophage où se retrouva intact le corps d’une jeune fille. C’était l’Antiquité qui reparaissait au jour : fraîche, souple, ayant encore aux joues les roses de la vie, elle semblait sourire de ses lèvres entr’ouvertes et prête à se réveiller d’un long enchantement. Tout le monde reconnut en elle Tullia, la fille bien-aimée que les lettrés pleuraient encore en Usant les plaintes désolées du plus éloquent des Romains. La ville entière défila devant sa dépouille charmante. Le Pape en prit ombrage et fit enlever le corps, qui fut enfoui, la nuit, dans une vigne du Pincio. Mais le virginal fantôme continua de flotter devant les yeux de Rome ; au dire des témoins, la morte passait en beauté les plus belles des vivantes ; elle était d’une grâce inconnue à nos jours, comme si la nature s’était lassée de produire de pareils chefs-d’œuvre.

Or, cette naïve idolâtrie, cette foi en la vertu supérieure de l’antique, n’arrêtent nullement le vandalisme. La Renaissance n’épargne pas plus l’antiquité que le moyen âge. Dans le livre émouvant de M. Lanciani, la Destruction de Rome antique, le chapitre du XVIe siècle est un des plus chargés. Le déluge des invasions avait laissé la Aille presque entière jusqu’au XIIe siècle : les hordes successives des Huns, des Goths, des Lombards, des Sarrasins et des Normands n’avaient presque rien pu contre ses assises inébranlables. C’est Rome elle-même qui prit sur elle son lent suicide ; et l’origine en remonte aux débuts de la Renaissance et à l’art charmant des Cosmates. Ces splendides revêtemens de marbre des églises toscanes, la diaphane cathédrale et le baptistère de Pise, les dômes resplendissans de Lucques et d’Orvieto, certains morceaux de Westminster même, sont un luxe arraché aux monumens romains : Rome se faisait une industrie de débiter ses marbres et de s’exploiter comme une carrière ; elle couvre le monde de ses débris. Les statues, les merveilles de Paros et de Pentélique couraient un danger plus grave encore : leur calcaire plus fin avait le funeste avantage de produire une chaux incomparable. Ainsi périt, du XIIIe siècle au XVe, presque toute la statuaire romaine. Les belles statues qui décorent la maison des Vestales ont été retrouvées en morceaux dans un four, bourré jusqu’à la gueule de sarmens et de copeaux, avec une perfection qui dénote une longue expérience.

Sans doute, vers le temps où nous sommes, on attache déjà plus de prix aux restes de la sculpture antique. La découverte des Trois Grâces, de l’Apollon, du Laocoon, avertit la bande noire qu’il y avait plus de profit à tirer du marbre que de la chaux. Les papes commençaient leur collection du Belvédère. On déploie dans les fouilles, à la chasse des statues, la patience et l’âpreté des chercheurs de trésors ; et de plus belle on continue de saccager les ruines. C’est au XVe siècle que disparurent les derniers restes du temple de Jupiter Stator et le portique intact du temple de la Concorde. On eut le temps de ronger encore une moitié du Colisée. Pour percer sa rue du Borgo, Sixte IV fait sauter la pyramide de Sestius ; pour construire le nouveau Saint-Pierre, Jules II livre à Bramante le Forum et la Voie Sacrée ; pour le palais Farnèse, on tire les matériaux de Saint-Paul hors les Murs. Et là ne finit pas le long martyre de Rome : la pioche des bourreaux ne s’arrête pas un moment de tout le XVIe siècle. Elle remblaie les routes avec les tombeaux qui les bordent, dépèce le soubassement du mausolée de Cecilia Metella, pour finir par faire tomber, froidement, le Septizonium de Sévère.

En vérité, la Renaissance nous a-t-elle donné autant qu’elle nous coûte ? Ces grands bâtisseurs ont été de terribles démolisseurs ; leur fièvre de créer n’a d’égale que leur rage de détruire. Et alors, de ce grand carnage, de tous ces débris exhumés et meurtris, commence à s’exhaler un sentiment nouveau : une majesté de tristesse plane sur cette poussière des siècles ; l’homme, pour la première fois peut-être, découvre la poésie des ruines. Ce ne sont pas des Français, quoi que Chateaubriand prétende, qui ont l’honneur de l’invention. Montaigne, du Bellay ne sont pas les premiers qui se soient écriés devant les pierres de Rome :


Sacrés coteaux, et vous, saintes ruines !...


D’autres, Pétrarque, Pogge, avaient dit avant eux la plainte qui s’élève de cet immense tombeau ; avant eux, ils avaient chanté ce grand chant de deuil de l’histoire, cette angoisse qui monte du passé comme d’un cimetière, et qui nous fait sentir à Rome plus qu’ailleurs, parmi plus de grandeurs fracassées, la vanité de notre existence, la fatalité de la vie, la brièveté, l’universelle fragilité des choses.

Parmi les images de son livre, M. Rodocanachi en publie quelques-unes qui expriment d’une manière pénétrante ce sentiment nouveau. Ce sont les cahiers d’un artiste qui passe, avec raison, pour un des plus méchans peintres de l’école hollandaise : venu à Rome pour y chercher le nouvel Évangile de l’art, Martin Heemskerk s’y infecta d’un détestable académisme. Les idées du pauvre Batave grimacent pitoyablement, dans leur peau étrangère de nudités gréco-romaines. Pourtant, ce barbouilleur n’a pas perdu son temps dans la ville divine. Il y a dessiné, au cours de ses flâneries, un album de croquis, vues de sites, de palais, de ruines, qui forment un document unique sur la topographie romaine et sur l’état d’esprit d’un pèlerin de ce temps-là

On trouve dans cet album les vestiges de monumens aujourd’hui anéantis ; on y entre dans l’intimité des collections romaines. Comme toujours, — comme il arriva chez nous pendant la Révolution, — ces grandes crises de destruction sont l’âge d’or des amateurs ; l’iconoclaste est le cousin du fondateur de musée. Pourtant, le Romain de la Renaissance ne prend pas grand soin de ses « anticaglie. » Il les goûte en artiste plus qu’en archéologue ; il les entasse sous un portique, dans un désordre pittoresque, ou les espace dans sa villa, sur un fond de verdure sombre, — peuple de blancheurs élégiaques et de déités virgiliennes, murmurant vaguement des églogues sans paroles et qui, devant quelque profond bosco, baignées et à demi reprises par la Nature, composent des Piranèse et des Hubert Robert.

Un grand panorama de Rome, que M. Rodocanachi reproduit et commente après de Rossi, occupe trois feuillets de ce précieux album. L’artiste s’est placé sur un observatoire qui devait être un lieu classique, connu des touristes et des guides : c’était ce promontoire de la roche Tarpéienne où le Pogge aimait à s’asseoir pour contempler les ruines, et méditer sur les changemens de la fortune. On embrasse de là toute la ville : vaste paysage de mélancolies ! Du point où il était, Heemskerk voyait déjà disparaître deux Romes : celle de l’antiquité et celle du moyen âge. La raison, avec ses alignemens implacables, chassait de partout la légende. Elle détruisait, avec les ruines, leur flore de « merveilles, » la ville fabuleuse du folk-lore, la ville de Tannhaüser et de l’enchanteur Virgile, celle de la Sibylle et de la Vierge de l’Ara Cœli, où la Madone apparaissait dans un nimbe à César, où Néron, du haut de la tour des Colonna, assistait en chantant à l’incendie de Rome ; où les dompteurs équestres du Monte-Cavallo étaient deux « philosophes, » deux jeunes gymnosophistes, Phidias et Praxitèle, qui venaient annoncer une vérité nouvelle ; et où la Vénus ténébreuse des tentations nocturnes étouffait dans ses bras d’airain le jeune époux imprudent qui par jeu lui passait au doigt son anneau de fiançailles.

Ce monde-là s’évanouissait derrière l’horizon, et le néophyte néerlandais n’en a plus le souvenir. S’il revenait aujourd’hui rêver à la même place, s’y orienterait-il encore ? Reconnaîtrait-il son Forum, excavé jusqu’à l’os par la science moderne, et son Capitole écrasé par le monument national ? Qu’a-t-on fait en élevant cette masse orgueilleuse, des contours de l’ancienne ville, de ses profils défigurés ? Que reste-t-il de l’ondulation des collines romaines, des plis de ce grand linceul roulé sur un ossuaire ? Sans doute, la vie a ses droits, elle a ses exigences : elles sont cruelles à la beauté. La nouvelle Italie a repris à son compte le rêve impérialiste du Rovere et de son architecte : elle en a fait une dure et victorieuse réalité. On en conviendra en lisant ce beau chapitre de M. Rodocanachi : la Renaissance a tracé le programme de l’avenir ; la « troisième Rome, » sur plus d’un point, accomplit les plans de la seconde. Celle-ci prévoyait-elle ce qu’elle y perdrait de sa poésie ? Le progrès coûte cher. On songe, devant ce dessin du pèlerin hollandais, et en le comparant à ce que nous voyons, à la prophétie de saint Benoît, rendant courage à un de ses moines consterné par l’approche menaçante de Totila : « Rassure-toi, mon enfant : la destruction de Rome ne sera pas l’œuvre des barbares. »


LOUIS GILLET.


UN SALON D’HIER

C’est très difficile, quand on a fait un livre et qu’il a eu du succès, de n’en pas faire un second, et quand on a commencé d’écrire ses Mémoires, de ne pas continuer par écrire les Mémoires des autres. Le livre que publiait, il y a un an, le directeur du Gaulois sous ce titre : Ce que mes yeux ont vu, fut, si je ne me trompe, le plus grand succès de librairie de l’année. Le public avait estimé, non sans raison, qu’après quarante ans et plus de vie parisienne et de journalisme, un témoin placé aux premières loges, et qui avait ses entrées dans les coulisses, devait avoir de ses yeux vu de bien curieux spectacles. Ce premier livre était écrit un peu au hasard, sans plan bien déterminé et sans autre dessein que d’égrener les souvenirs à mesure qu’ils se présentaient. Cette fois, pour mettre plus d’ordre dans sa narration, M. Arthur Meyer a adopté un cadre suffisamment précis : celui d’un salon qui fut, parmi ceux d’hier, un des plus brillans. Il s’y tient, mais il ne s’y’confine pas. Il regarde par les fenêtres. Il recueille les bruits qui viennent du dehors. Il répète ce qu’il a entendu, ou du moins ce qu’il en peut dire. C’est le titre même de son nouveau volume : Ce que je peux dire[2]. Il se trouve que, de tant de gens qu’il a connus, il ne peut ou il ne veut dire que du bien. Cette bienveillance universelle nous cause-t-elle quelque déception ? Ou n’est-elle pas plutôt ici la marque tout à fait originale du mémorialiste ? Le plus ordinaire aliment des Mémoires, c’est la médisance. La postérité ne s’amuse qu’aux potins et les préfère scandaleux : c’est en quoi elle est pareille aux contemporains. Ici règne un optimisme sans mélange. Tous les hommes sont intelligens, actifs, spirituels, tous les orateurs sont éloquens, tous les écrivains écrivent en français, et toutes les femmes au corsage fleuri n’ont jamais eu que des relations innocentes. On est charmé — et un peu surpris — de trouver tant d’ingénuité chez un vieux Parisien.

C’est probablement la partie du volume la plus actuelle qui attirera le plus grand nombre de lecteurs : l’historique de la ligue de la « Patrie française, » les dessous de l’alliance russe, une conversation avec M. Constans, le jour qu’il fit arrêter le duc d’Orléans, etc. Pour moi, je goûte surtout les pages qui évoquent des souvenirs plus lointains et font revivre une société disparue. M. Arthur Meyer est de ceux qui ne se lassent pas de regretter la politesse et le raffinement de cette société. Justement voici quatre pages consacrées à dénombrer et passer en revue les jeunes élégans de ce temps-là Quels étaient donc les divertissemens ordinaires de cette jeunesse dorée, — du moins ceux que l’on peut dire ? On commençait par aller voir Mlle Rigolboche dans son numéro sensationnel, le Grand Écart ; puis on se répandait, durant les entr’actes, dans les loges des fameuses demi-mondaines, dont chacun était, avait été, ou allait être le protecteur. La petite fête s’achève dans une échoppe à l’aspect minable, où, par une aimable ironie, se danse la polka des Dindons. « Sur une plaque de tôle, chauffée à blanc, apparaissent quatre dindons. Les malheureuses bêtes, pour échapper au contact qui les brûle, lèvent une patte, puis la laissent retomber pour relever l’autre, et ce sont des contorsions et des petits cris jusqu’à ce que le barnum, pour ne pas ruiner son matériel, ralentisse et éteigne le feu. Ce petit jeu, d’une férocité relative, suffit à chatouiller dans leur épiderme ces jeunes gens, les derniers qui aient connu la joie de vivre... » Certes je plains une jeunesse qui ignore la joie de vivre. Mais j’ai mon opinion faite sur celle qui demandait ses joies au Cancan de Mlle Rigolboche et à la polka des Dindons.

L’auteur de Ce que je peux dire se plaît à reconstituer les décors d’autrefois, depuis le boulevard du Crime et les redoutes d’Arsène Houssaye jusqu’au cabaret artistique du Chat Noir. Les anecdotes foisonnent dans son livre. Et on ne cesse de saluer au passage les célébrités, depuis Sainte-Beuve et Dumas fils jusqu’à nos plus notoires contemporains. L’index des noms cités ne remplit pas moins de vingt pages. Ce groupement de figures toutes connues, mais qu’on ne s’attendait pas toujours à reconnaître ensemble, fait un peu songer à ces compositions ingénieuses où le peintre s’est appliqué à réunir le plus grand nombre possible de notabilités parisiennes, qui s’y pressent et s’y serrent, dans le cadre d’un soir de première, ou dans l’apothéose d’un retour des courses.

Il va sans dire que la figure à laquelle on revient sans cesse est celle du personnage central, de la femme que son biographe, dans la première partie du Livre, appelle : la dame aux Violettes. Eut-elle d’ailleurs réellement ce surnom, ou n’est-il ici que par analogie avec la dame aux Camélias ? Un portrait d’Amaury Duval nous la montre à l’époque qui dut être celle de sa plus grande beauté. Il donne en effet l’idée d’une extrême séduction. Le visage encadré de bandeaux noirs est d’un ovale très délicat, les traits réguliers et fins, l’ensemble tout à fait distingué. Je remarque, comme signe caractéristique, la largeur du front, qui a toujours passé pour preuve d’intelligence. Et comment douter qu’une telle femme ait été supérieurement intelligente ? Le regard, très profond, semble suivre un rêve à l’horizon. Et ce rêve, que serait-il sinon la paradoxale merveille d’une telle existence ?

Quand elle arrive à Paris, nous dit-on, s’échappant de la petite maison paternelle où avait gamine son enfance, la future dame aux Violettes a quinze ans : c’est Manon, c’est Musette ou Marguerite Gautier. Repassons à l’époque où, devenue la comtesse de Loynes, elle est riche et titrée. Elle a alors un des salons les plus brillans de Paris. Les savans s’y coudoient avec les boulevardiers et les généraux avec les hommes politiques. Renan y dîne chaque semaine. Et si l’on se demande ce que l’auteur des Origines du Christianisme allait faire là, on peut répondre qu’il y trouvait l’auteur des Origines de la France contemporaine pour lui donner la réplique. Taine était en effet, lui aussi, un familier de la maison. Les historiens, les philosophes, les moralistes s’y rencontraient avec les auteurs dramatiques et les romanciers. C’était une faveur très recherchée d’y être admis. Et ceux qui, priés ailleurs, daignaient ou dédaignaient, sollicitaient ici une invitation.

L’usage veut, aujourd’hui, qu’on gémisse sur la disparition des salons. M. Arthur Meyer n’y manque pas. Pourtant je suis bien assuré que les salons du XIXe siècle auront, eux aussi, leurs panégyristes. Voilà déjà celui de la comtesse de Loynes portraituré.

C’était, à en juger par la liste de ses hôtes, un salon bien pensant. Les conversations, si l’on s’en rapporte au témoignage de l’historiographe qui y fit sa partie, y prenaient volontiers un tour relevé. Sans doute, l’auteur n’a relaté que les plus sérieuses de ces conversations et on y dut échanger des propos plus frivoles. Il n’en reste pas moins curieux que les spécimens qui nous en sont donnés aient tous un certain air de gravité. Pendant un temps, la politique en fut le thème habituel, et on choisissait à table les sujets qui devaient ensuite être traités dans les réunions publiques. Il y a un entretien sur les mérites comparés des dix écrivains français les plus illustres qui ressemble à un débat de professionnels, sinon de professeurs. Ici et là on constate que les convives, une fois qu’ils ont pris la parole, ne la cèdent pas volontiers. Ils exposent, ils dissertent. Apparemment c’est que les femmes n’avaient pas ici leur place : on était entre hommes et la conversation s’en ressentait.

Peu de salons, de nos jours, semblent avoir eu une influence plus réelle. Le but de la maîtresse de maison avait, paraît-il, été, depuis longtemps, d’exercer « une maîtrise souveraine sur les événemens de son pays, d’y jouer un rôle décisif et d’être, dans la coulisse, une sorte d’Égérie toute-puissante. » Noble but, que la comtesse de Loynes atteignit ! « Elle a fait, comme en se jouant, des députés, des sénateurs, des opposans, des présidons de ligues et de conseil municipal, des directeurs de revues, de journaux, de théâtres. Elle a fait des académiciens, elle faillit faire un César. » Par là, elle poursuivait le « relèvement de notre pays. » Son biographe y insiste. On comptait avec son opinion, en littérature, en politique, en religion. Un tel résultat, surtout quand on songe au point de départ, est tout à fait remarquable.

La vie, pour qui sait la regarder, et sans qu’il soit pour aucun de nous besoin d’aller chercher fort loin ses exemples, n’est rien de plat ni d’ennuyeux. Telle est, me semble-t-il, l’opinion dernière qu’en a l’auteur de Ce que je peux dire. Il y assiste comme à une comédie. C’est l’amateur de théâtre qui a vu beaucoup de pièces et qui s’y amuse toujours. Après cela, est-il dupe du spectacle autant que son empressement à y applaudir le ferait croire ? On se le demande en fermant le livre, et cela ne laisse pas d’ajouter au plaisir de la lecture un certain piquant.


R. D.

  1. Rome au temps de Jules II et de Léon A. par M. E. Rodocanachi, 1 vol. 4° ; Hachette, 1912.
  2. Ce que je peux dire, par M. Arthur Meyer, 1 vol. in-16 ; Plon.