Essais et Notices. — Revue étrangère

REVUE ÉTRANGÈRE.

Nous signalions l’autre jour le mouvement d’études sérieuses qui s’accroît et se propage en Allemagne ; en voici de nouveaux témoignages que nous nous empressons de recueillir. Un libraire de Leipzig, M. Hirzel, qui se distingue par son activité et par le choix de ses publications, vient de faire paraître deux ouvrages qui ne peuvent manquer de saisir vivement l’attention des penseurs ; l’un est une Histoire de la Logique dans l’Occident par M. Charles Prantl[1], professeur à l’université de Munich ; l’autre est une Philosophie du Christianisme, par M. Christian Weisse[2].

En publiant son œuvre, qui est évidemment le fruit de longues années de travail, M. Charles Prantl remarque avec une satisfaction très allemande qu’il traite un sujet tout nouveau (invia doctorum pedibus peragro loca), et qu’il n’a trouvé que d’insuffisantes ressources chez les écrivains qui l’ont précédé. Ramus dans ses Scholæ dlalecticæ, Gassendi dans son livre intitulé De Logicæ origine et varietate, avaient donné sans doute des indications fort utiles ; mais M. Prantl est un de ces esprits acharnés qui croient que rien n’est fait tant qu’il reste à faire quelque chose ; il prend son sujet dès les plus lointaines origines et ne nous fait grâce d’aucun détail. L’histoire de la philosophie ancienne a été, de nos jours surtout, l’objet de bien des travaux approfondis ; a-t-on étudié les procédés de l’esprit humain dans les différentes écoles avec autant de soin et d’attention qu’on étudiait ces écoles même et leurs doctrines générales ? M. Prantl ne le croit pas. Rechercher ce qu’a été l’art de penser chez les Éléates, chez les Mégariens, dans l’école de Socrate et de ses glorieux successeurs, telle est la tâche qu’il se donne. Cet art de penser, tantôt il est formulé, chez Aristote par exemple, avec une force et une précision supérieure, tantôt il s’exerce naïvement sans se rendre compte à lui-même des procédés qu’il emploie ; le docte critique veut découvrir ces secrets et montrer quelles phases de progrès ou de décadence la logique a traversées dans l’Occident depuis Parménide et Zenon jusqu’à Kant et Hegel. Le premier volume que nous avons sous les yeux embrasse toute la philosophie ancienne, et s’arrête au seuil du moyen âge avec Boèce ; le second, qui doit paraître bientôt, comprendra la scolastique et la philosophie moderne. C’est à coup sûr un tableau instructif que cette histoire des procédés de l’esprit chez les penseurs de la Grèce et des écoles alexandrines ; M. Prantl y a déployé une science incontestable et quelquefois des vues ingénieuses et fécondes. Je ne dirai pas que le livre soit bien fait, qu’il soit composé avec art, que la logique, sujet de ces longues investigations, apparaisse suffisamment dans l’emploi et la distribution des matériaux, mais certainement c’est là un manuel qu’on ne pourra se dispenser de consulter chaque fois qu’on s’occupera de l’art de philosopher chez les anciens. M. Prantl s’excuse quelque part d’avoir laissé de côté la logique des écoles orientales, bien que les traditions de l’Asie aient exercé une influence manifeste sur les premiers développemens de la philosophie hellénique ; il prévient aussi, en demandant grâce, qu’il n’a parlé qu’accessoirement des logiciens arabes du moyen âge. Qu’il se rassure : ce n’est pas l’insuffisance des documens qu’on pourra lui reprocher. Je regrette pour ma part qu’il ait accumulé tant de choses. On étouffe dans cet arsenal de formules ; on voudrait y voir circuler un peu d’air, et l’on est tenté de s’écrier avec Goethe : mehr Licht ! Après tout, M. Prantl a remué beaucoup de faits, beaucoup d’idées, et cette abondance d’un écrivain qui ne sait se borner, défaut si grave chez nous, sera beaucoup moins remarquée chez nos voisins. On sait de reste que l’Allemagne ne ressemble pas à notre immortel fabuliste, et ce n’est pas elle qui dirait : Les longs ouvrages me font peur.

Que de faits aussi, que d’idées et de formules dans l’ouvrage de M. Christian Weisse ! Heureusement l’érudition de l’auteur s’applique à un fonds plus riche et plus varié. Il ne s’agit pas de consulter sur un même point l’opinion de toutes les écoles, il s’agit d’établir par la raison et par l’histoire la philosophie du christianisme. La philosophie du christianisme ! M. Weisse ne s’inquiète pas de savoir si ces mots sonneront mal aujourd’hui au milieu des passions contraires entretenues par les ennemis de la raison ; il est philosophe, il est chrétien, et il poursuit son œuvre. Dès la première page de son livre, il réfute l’intolérance et le fanatisme en rappelant qu’à toutes les époques où le christianisme a vécu d’une vie complète, il a eu sa philosophie. Cette philosophie se révèle déjà, et avec quelle sublimité ! chez saint Jean et saint Paul ; elle se développe chez les pères, et elle produit sous la plume de saint Augustin des monumens immortels. Que sont les travaux des scolastiques et des mystiques du moyen âge, sinon une série de systèmes philosophiques inspirés par la religion du Christ ? Des apôtres à saint Augustin, de saint Augustin à saint Thomas, de saint Thomas à Tauler, à Bossuet, à Leibnitz, à Schleiermacher, si cette tradition s’interrompt quelquefois, elle n’est jamais brisée. M. Weisse a raison de s’appuyer sur ces glorieux témoignages ; la meilleure partie de son livre incontestablement, c’est celle qui déroule devant nous ces grands et audacieux efforts de l’intelligence humaine. J’aurais même désiré qu’il fît une part plus large à ce développement historique de la philosophie chrétienne. Quand il nous donne ses propres commentaires des dogmes, il tombe souvent dans le vague ; l’histoire le contient et le redresse.

On demandera à quel point de vue s’est placé M. Christian Weisse et de quelle école il relève. M. Weisse est un de ces nobles esprits qu’avaient séduits d’abord la mystique grandeur de l’idéalisme hégélien, et qui bientôt, effrayés des conséquences d’une doctrine qui anéantit la liberté humaine, n’ont conservé de l’inspiration du maître que l’enthousiasme de la science et l’ardent désir de concilier la philosophie et la religion. Les ouvrages de M. Weisse sont nombreux ; un des plus remarquables sans contredit est celui où il revendique contre Hegel le droit de l’individu et l’immortalité de la conscience. M. Weisse reprend donc la philosophie au point où elle semblait parvenue lorsque Hegel apparaissait aux esprits comme le créateur d’un système qui unissait la raison et la foi. Hegel n’a pas réalisé, on le sait trop, les sublimes espérances qu’il avait fait concevoir ; M. Weisse est-il mieux inspiré ? Il l’est très certainement si l’on considère, non pas l’éclat du génie, mais la justesse des intentions. Aucune trace de panthéisme dans le système qu’il expose, à moins que ce ne soit ce prétendu panthéisme que certains esprits aperçoivent partout, le panthéisme dont saint Paul et saint Jean sont remplis. L’homme est libre dans la doctrine de M. Weisse, et toutefois il dépend d’un pouvoir supérieur vers lequel l’emportent les aspirations de son amour. La religion n’est pas pour lui, comme chez Hegel, la conscience de sa propre divinité ; elle naît au contraire du sentiment de sa faiblesse, en même temps qu’elle atteste la dignité de son être. En un mot, nous ne sommes pas des dieux longtemps emprisonnés dans la matière et affranchis enfin après une captivité de six mille ans par l’audacieux philosophe de Berlin ; mais si l’esprit humain n’est pas dieu, ne croyez pas cependant qu’il soit privé, comme le veut de nos jours une théologie sceptique, de cette lumière céleste qui éclaire tout homme venant en ce monde ; il porte en lui la marque de la main qui l’a formé, et c’est en s’étudiant lui-même qu’il peut s’élever à la connaissance du divin maître et de ses attributs. L’étude de Dieu, l’étude métaphysique du Père, du Fils, du Saint-Esprit, l’étude psychologique, si je puis ainsi parler, de la bonté, de la justice et de la providence infinie, voilà le sujet de M. Christian Weisse dans ce premier volume ; le second s’attaquera à des problèmes plus périlleux encore : il essaiera une explication philosophique des dogmes fondamentaux du christianisme, le péché originel et la rédemption. Un livre qui traite de matières si hautes, qui discute les questions les plus ardues de la métaphysique et de la théologie, soulèvera sans doute plus d’une objection sérieuse. Quant à nous, sans entrer dans le fond des choses, nous lui reprocherons bien des défauts de mise en œuvre, bien des obscurités de style et un amas de dissertations abstruses. Il n’en est pas moins vrai que cette lecture élève l’âme et la transporte en des régions idéales dont la philosophie allemande avait perdu la voie. Quel qu’en puisse être le succès, nous félicitons l’auteur de cette audacieuse tentative ; il y a là, on ne peut le nier, un symptôme éclatant du retour à ce spiritualisme chrétien qui est en définitive le vrai génie de l’Allemagne.

C’est encore l’éditeur Hirzel qui publie un ouvrage d’un ordre bien différent, mais qui représente aussi avec éclat les plus glorieuses facultés du génie germanique ; je parle du Dictionnaire allemand de MM. Jacob et Wilhelm Grimm[3]. Ce grand ouvrage est le résumé de toutes les recherches qui occupent depuis quarante ans les deux infatigables philologues ; leur vie entière est là. On sait avec quelle patience, avec quelle sagacité lumineuse, M. Jacob Grimm et son frère ont scruté les antiquités du droit, de la mythologie et de la littérature germaniques ; en exhumant toutes ces richesses, ils ont eu maintes occasions de noter les transformations de la langue, de marquer le sens primitif d’un mot et de suivre ses destinées dans le cours des âges. Tout cela se retrouve dans le dictionnaire qu’ils publient aujourd’hui, dictionnaire sans précédens, dictionnaire impossible jusque-là, car il ne pouvait naître avant les immenses travaux de la philologie du xixe siècle, et il exigeait toute une carrière comme celle de Jacob Grimm assisté de son digne frère.

Quelle est l’inspiration de M. Jacob Grimm ? Un amour passionné de la langue de son pays. Ce n’est pas le grammairien d’autrefois, défiant, méticuleux, voyant partout des solécismes et châtiant le peuple avec sa férule ; ce n’est pas le philosophe scythe émondant à coups de serpette le feuillage trop touffu ; il a foi dans l’idiome du peuple, il recueille avec piété les termes, les locutions, les tours de phrase que tout le monde emploie, il interroge les documens primitifs et les livres populaires aussi bien que les œuvres classiques des maîtres, il étend même, autant qu’il le peut, les limites de son domaine ; tous les pays où la langue allemande est parlée lui fournissent des indications, et le romancier populaire de la Suisse allemande, Jérémie Gotthelf, est invoqué à côté de Luther et de Goethe.

Ceux qui veulent connaître dans son fond le plus intime le génie des idiomes germaniques ne sauraient choisir un autre guide que celui-là ; c’est à la fois, dans le même tableau, l’histoire et la philosophie de la langue. Sous la gravité de la science, on sent à chaque page l’enthousiasme de la poésie. — Voyez cette montagne immense, dit quelque part Henri Heine, c’est l’érudition de Jacob Grimm ; voyez au pied de la montagne la source fraîche et limpide qui en sort, c’est l’imagination de Jacob Grimm. — Rien de plus vrai ; cette fraîcheur de pensée, cet enthousiasme poétique et national éclatent dans l’abondance et le choix des citations littéraires qui viennent expliquer l’histoire des mots. La préface est un chef-d’œuvre d’exposition : l’éminent philologue, souvent un peu embarrassé de ses richesses, a rarement montré dans ses autres ouvrages la netteté et la précision dont il fait preuve ici. On y trouvera une explication éloquente et candide des principes qui l’ont dirigé, en même temps qu’un résumé rapide et substantiel des travaux analogues accomplis en Allemagne avant la création de la philologie comparée. C’est un immense travail qu’ont entrepris MM. Wilhelm et Jacob Grimm : le premier volume, le seul qui soit achevé, ne termine pas la lettre B ; mais nous n’avons pas besoin d’adresser aux auteurs une parole d’encouragement. Leur érudition est riche de trésors amassés, leur juvénile ardeur ne se lasse pas, et on peut affirmer que les deux illustres frères auront bientôt élevé un monument durable à la langue des nations germaniques.

Saint-René TAILLANDIER.


Svensk och Ryss[4] ! (Suédois et Russes). — S’il était besoin, outre les nombreux témoignages que nous avons invoqués dans la Revue, de démontrer par d’autres preuves encore que les sympathies en faveur de la France sont en Suède aussi nombreuses qu’elles l’ont jamais été, aussi nombreuses et aussi vives qu’elles l’étaient avant 1812, et qu’après avoir rebroussé à cette époque vers la Russie, sous une pression du moment, l’opinion publique en Suède a repris de notre temps son cours naturel, mille nouveaux indices nous ôteraient toute incertitude. Voici par exemple une publication suédoise, essentiellement populaire, qui se répand à bon marché, dont le titre est une menace, et qui n’est tout entière elle-même qu’un cri de guerre. C’est un petit volume de cent cinquante pages, dont la couverture montre un bouclier, des glaives et un vigoureux Suédois terrassant une poignée de Moscovites, avec cette légende : « Non pas un contre sept, ce serait peu ; un contre vingt ! « et cette autre, tirée d’une belle poésie de Tegner en l’honneur de Charles XII : « Hors du chemin, Moscovites ! Ur vægen, Moscovist er ! » L’éditeur n’a fait que réunir les témoignages les plus connus de la haine qui a toujours divisé Suédois et Russes, chants nationaux, récits populaires, poésies patriotiques. Rangées selon la suite des temps, ces voix, qui respirent souvent la colère et la vengeance, ne laissent pas de produire une vive impression et donnent bien à ce petit livre le caractère national et populaire qu’il cherchait. Du xive siècle à l’an 1835, voilà quelles ont été les antipathies d’une nation tout entière contre la Russie voisine : est-il possible que les vrais intérêts d’un peuple ne soient pas d’accord avec ses sentimens, si longtemps et si uniformément exprimés ?

Un des premiers récits contenus dans le volume suédois met en scène le défenseur de Wiborg, le célèbre Knut Posse. En l’an de grâce 1395, Knut Posse (un des grands noms de la noblesse suédoise) passait aux yeux de ses compatriotes, à Stockholm, pour un redoutable sorcier, parce que, pendant un long séjour dans les pays étrangers, et surtout à Paris, il avait appris beaucoup des secrets de la nature. Tout à coup la nouvelle se répand que la province (alors suédoise) de Finlande est envahie par ses farouches voisins les Russes. On ne parle qu’avec horreur des excès commis par ces hordes asiatiques : ils rôtissent leurs prisonniers à petit feu, arrachent le sein des femmes avec des tenailles, et se montrent enfin ce que peuvent être des païens sans foi ni loi. Le jeune Svante Sture Nilsson les a bien poursuivis une fois, mais c’est à peine s’il a pu les atteindre ; ils ont disparu devant lui, se sont dispersés dans leurs déserts, puis, revenant en hordes innombrables, ont inondé la Finlande comme des nuées de sauterelles. Sténon Sture, l’administrateur du royaume, se prépare donc à aller les combattre lui-même. Il écrit d’abord à l’archevêque et au chapitre d’Upsal pour obtenir la bannière de saint Éric et la protection divine contre les ennemis de la foi, et puis il s’embarque. Pendant ce temps-là, Knut Posse, qui n’avait pas attendu si tard pour passer en Finlande, combattait les Russes comme on combat les bêtes sauvages, et se faisait si bien redouter par eux, qu’ils fuyaient tous quand ils l’apercevaient de loin. Toutefois son armée s’épuise, et il ne lui arrive de Suède aucun renfort, tandis que les Russes amènent chaque mois des hordes nouvelles. Il ne lui reste bientôt plus de ses braves compagnons d’armes que deux cents hommes, quand l’ennemi en compte des milliers. Il se retire donc dans les murs de Wiborg, non loin de l’emplacement où s’élèvera plus tard Saint-Pétersbourg, et il s’y défend énergiquement, de la Saint-Martin à la Saint-André, en attendant l’arrivée de Sténon Sture et de son armée. Les Russes font bien quelquefois des brèches à ses murailles, mais il les répare avec une incroyable rapidité… Il finit cependant par voir que sa défense ne pourra pas se prolonger beaucoup, et alors il a recours à un expédient. Au nombre des connaissances secrètes qu’il a acquises pendant ses lointains voyages, il compte celle de la fabrication redoutable d’une poussière noire qui éclate au contact du feu et renverse tout autour d’elle. C’est la poudre à canon, que le génie industrieux de l’Occident vient d’inventer. Il rapporte ce secret et imagine de s’en servir pour la première fois contre les Russes. Aidé fidèlement par un guerrier suédois nommé Winholth, il lui confie la défense des murailles, pendant que lui-même, assis devant sa chaudière bouillonnante ou devant le mortier où il pile et broie tout le jour, il fabrique l’horrible matière, à laquelle il ne faut plus qu’une étincelle pour renverser maisons, tours et murailles. Par son ordre, la chaudière est placée dans un trou pratiqué sous la tour principale, dont les autres fortifications dépendent, et un de ses serviteurs est chargé d’y mettre le feu quand il en donnera le signal. — C’était le matin de la Saint-André, le 30 novembre 1395. Les Russes, avec de grands cris et au son des trompes, se précipitent vers la ville, appliquent leurs échelles contre la grande tour qui donne entrée dans la place, et commencent l’assaut. Alors Knut Posse, sans s’émouvoir, assemble sa petite troupe dans la cour du château ; il déploie fièrement la bannière suédoise, qui porte les images de saint Éric et de saint Olaf, et il la fixe devant l’ennemi, qu’il laisse sans se troubler gravir les premiers murs. Cela fait, il donne le signal. La tour s’écroule, et les murs qui l’entouraient écrasent des milliers de Russes. Ce fut ce qu’on appela l’explosion de Wiborg. Le rusé vainqueur reçut de ses compatriotes de grands éloges et de riches domaines en Finlande, et les Russes chantèrent pendant bien longtemps dans leurs litanies : « De l’explosion de Wiborg et de Knut Posse préservez-nous, Seigneur ! »

Un second récit contient encore un épisode de ces guerres incessantes en Finlande ; celui-là date de 1335. La Finlande mettait fréquemment aux prises, il est vrai, Suédois et Russes ; mais, toute suédoise par la langue, la civilisation, la religion et le cœur, cette belle et riche province résistait facilement après tout, bien défendue non pas seulement par le courage de ses habitans, mais aussi par la configuration même de son territoire, entrecoupé de lacs et de forêts.

Charles XII ne pouvait manquer d’avoir sa place dans cette galerie toute suédoise. Son imprudence, il est vrai, a éveillé la Russie, jusque-là peu puissante, et ses victoires ont instruit ses ennemis ; mais les Suédois ont oublié ses fautes pour ne se rappeler que son héroïque ardeur et son courage. Je me souviens d’avoir entendu l’an dernier, sur la principale scène de Stockholm, un acteur intelligent, prenant le vêtement et la physionomie de Charles XII, ses grosses bottes et sa houppelande de drap bleu, réciter avec talent les beaux vers de M. Ridderstad sur Charles XII à Frederikshall, un monologue au bruit du canon. Il fallait entendre les applaudissemens de toute la salle à cette voix du héros dans lequel les Suédois prétendent retrouver leur image. Les rudes apostrophes à la Russie ne manquaient pas dans cette ardente poésie ; le parterre les saisissait avec enthousiasme, et les théâtres de la province, répétant les mêmes scènes, offraient les mêmes échos.

Charles XII donc, le héros de la Suède contre la Russie, est représenté dans cette série de souvenirs par les récits d’Holofzin et de Narva, et par quelques poésies détachées. C’est sans doute parce qu’il est su par cœur dans toutes les parties de la Suède que l’éditeur n’a pas inséré le beau morceau de Tegner, belle, simple et vivante poésie :

Kung Carl, den unga hjelte,
Han stod i roek och dam ;
..........

« Le roi Charles, le jeune héros, il est debout au milieu de la fumée et de la poussière. Il tire son épée du fourreau et il s’élance dans la mêlée. — Voyons, s’écrie-il, voyons s’il mord bien, l’acier suédois ! Hors d’ici, Moscovites, et courage, mes garçons bleus ! — Dans sa colère, un contre dix, il les engage, le glorieux fils des Vasas. Les Russes tombent ou prennent la fuite, et c’est là son coup d’essai. Trois rois ensemble n’ont pas dicté au jeune roi leur volonté. Tranquille il résiste à l’Europe, imberbe dieu de la foudre… »

Ce souvenir du roi Charles, présent au cœur de tous les Suédois, et l’un de ceux qui s’élèvent comme d’infranchissables barrières, quelques efforts qu’on ait pu tenter, entre la Russie et la Suède, un poète contemporain vient de l’évoquer récemment avec une certaine énergie en saluant de ses rimes improvisées l’arrivée du général Canrobert : « … Héros de l’Alma, dit-il, d’un courage et d’une force d’âme antiques, sois le bien-venu ! Nous aussi, nous détestons le nom russe. Comme la France, nous trouverons dans notre passé de grandes leçons. Nous avons, nous aussi, notre campagne de Russie à venger. »

Aussi bien que Charles XII, Gustave III, l’ami déclaré de la France, le correspondant spirituel de Marmontel et de Voltaire, de Mme de Staël, de Mme de Boufflers et de Mme d’Egmont, a combattu la Russie. La journée d’Hogland, restée populaire, consacre ce souvenir.

D’ailleurs la mémoire des batailles n’est pas la seule que ce petit livre invoque. Celle des perfidies de la diplomatie ou de la police moscovite y prend aussi sa place. Ou y trouve par exemple la narration du meurtre de ce malheureux Malcolm Sinclair, qui, chargé par le gouvernement suédois d’aller à Constantinople liquider les dettes laissées par Charles XII et porter au divan des instructions secrètes relatives à la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg, fut assassiné dans un bois près de Naumbourg en Silésie, le 17 juin 1739, par des officiers russes. Il était accompagné d’un marchand français nommé Couturier, à qui les meurtriers, en le rassurant, expliquèrent en mauvais latin le motif de sa mort : Ne timeas ! Peccatum esset contra Spiritum Sanctum male facere viro probo sicut te (sic). Iste habuit quod merebat ; erat enim inimicus magistri ; inimicus magistri est inimicus Dei, et puto nos non peccasse interficiendo eum. Ce mélange de superstition et de crime, cette insulte manifeste au droit des gens, au respect des nations, firent en Suède une vive impression sur les esprits. Cent preuves confirmèrent les premiers soupçons qui s’étaient élevés contre la Russie, et cet acte de brigandage devint le motif de nombreux chants populaires en Suède, même en Angleterre et en Allemagne, qui ranimèrent les haines nationales contre les Russes.

La conquête de la Finlande en 1809, la perte de Svéaborg, achetée par les roubles russes, et l’espérance enfin d’un meilleur et plus glorieux avenir, voilà quels traits accompagnent les témoignages suédois des derniers temps. Le livre finit par une pièce intitulée Vaticinium, la même qui fut prononcée jadis à l’une de ces réunions d’étudians Scandinaves ayant pour but de rapprocher ensemble les trois peuples du Nord. Il y avait là des jeunes gens de chacune des universités du Nord. Ceux de la Finlande manquaient seuls depuis quelques années, ou bien, si quelques-uns s’aventuraient en échappant à la police, ils étaient punis au retour. La Finlande néanmoins, la chère Suomi, n’était jamais oubliée dans ces assemblées fraternelles, et des espérances hardies, anticipant sur l’avenir, en rêvaient déjà la nouvelle conquête. « Finlande ! s’écrie M. Strandberg, tu es toujours notre sœur, et la brise qui nous vient d’Orient nous apporte les vœux de plus d’un ami. C’est de là que chaque matin nous arrivent les rayons du soleil ! Bien que nos frères soient courbés sous le joug, le langage les trahit, et, même après une longue séparation, à ce signe vous les reconnaîtrez. — Un soir, j’espère, nous ferons voile vers cette côte ; nous irons prendre au lit l’astre du jour. Nos escadrons couvriront le rivage. En avant ! Nous aurons bientôt tranché les liens qui retiennent les mains de nos frères ! — Avant le coucher du soleil, amis, le Cosaque sera gisant sur la terre. Le nom de ce jour-là sera pour nous un titre d’honneur, et le roi Charles, du haut des cieux, où il tient le solennel chapitre des braves, homme par homme, nous appellera tous, et de chaque étoile que laissera tomber sa main entr’ouverte fera pour chacun de nous une médaille d’honneur ! »

a. geffroy.


Art, Scenery and Philosophy in Europe (Art. Sites et Philosophie d’Europe), etc., par H. B. Wallace, de Philadelphie[5]. — Ces fragmens, réunis et publiés après la mort de l’auteur, révèlent un aimable enthousiasme et une chaleur d’admiration pour le beau dans l’art et dans la nature, qui dénotent un esprit sincère et bien intentionné. M. Wallace était un jeune avocat américain qui paraît s’être enflammé à première vue d’un ardent amour pour les chefs-d’œuvre de l’art et tout en même temps du désir d’exposer les lois de la beauté plastique. Son noviciat à peine commencé, il se lance dans des critiques et des théories du genre le plus ardu. Un peu plus d’expérience aurait sans doute modéré cet excès d’audace, car M. Wallace semble avoir possédé un certain sentiment de l’art aussi bien que de remarquables capacités intellectuelles, et on peut croire que cette assurance exagérée provenait plus encore d’une éducation première défectueuse que d’une disposition présomptueuse. Pour les natures bien douées, le temps et les voyages corrigent souvent ce qu’il y a d’erroné dans les enseignemens nationaux, qui, à tout le moins, tendent à circonscrire l’esprit plutôt qu’à l’élargir. Il n’est pas moins assez difficile de s’expliquer la publication d’une œuvre aussi incomplète. Nous ne prétendons pas deviner jusqu’à quel point elle peut être suffisante pour répondre aux goûts des compatriotes de l’écrivain et pour satisfaire aux exigences de leurs lumières actuelles en matière de beaux-arts ; mais en regard des vues et des idées esthétiques qui circulent de ce côté de l’Atlantique, on ne voit plus guère ce qui a pu mériter la publicité à des fragmens aussi crus et à un langage aussi imparfait et aussi peu soigneux. Peut-être la précipitation, qui semble être l’état normal de la vie américaine, a-t-elle poussé les éditeurs à se hâter d’imprimer ce que l’auteur lui-même, s’il eût vécu, eût gardé en portefeuille pour le revoir et le méditer. Tel qu’on nous l’a donné, le volume, quoiqu’il ne soit pas absolument sans renfermer quelques justes aperçus, ne saurait rendre qu’un faible témoignage aux talens et aux connaissances de M. Wallace, et il confirme mal ce que des plumes amies racontent de ses études et de ses capacités dans les notices louangeuses qui remplissent les trente premières pages.

Le volume s’ouvre par quatre morceaux de peu d’étendue, où sont traités les plus mystérieux problèmes de l’esthétique. Le premier développe l’idée que l’art est une émanation du sentiment religieux ; le second est consacré à démontrer que l’art est symbolique et non imitatif ; le troisième nous donne la loi du développement de l’architecture gothique ; dans le quatrième, l’auteur recherche les principes du beau dans les œuvres d’art. Si les conclusions de ces essais étaient vraiment satisfaisantes, et si M. Wallace avait été aussi profond et aussi judicieux qu’il a été concis et rapide dans ses jugemens, nous aurions ainsi, dans quatre fois vingt pages de lecture facile, la solution de ces questions intéressantes et ardues. Malheureusement les difficultés du sujet ne paraissent paus avoir épouvanté l’auteur, probablement parce qu’il ne les apercevait pas ; au lieu de l’arrêter dans ses raisonnemens, elles l’entraînent seulement à se contredire lui-même. Ainsi, au commencement de son premier essai, il écrit ces mots : « La faculté créatrice qui fait l’artiste est une faculté distincte et indépendante, originale et naturelle, un don accordé à quelques-uns et refusé aux autres, qui implique sans doute une organisation cérébrale ou au moins un développement d’espèce particulière. » Et deux pages plus loin, dans le même essai, il attribue au même instinct une tout autre origine. Nous lisons que « la faculté artistique n’est pas autre chose qu’un intense sentiment religieux qui opère imaginativement, ou une vive imagination agissant sous l’influence d’un sentiment religieux qui l’échauffé et l’élève. » Un déploiement aussi formidable d’inconséquence au début du premier et du principal morceau donne une mauvaise idée des pages qui restent à lire, et de fait elles sont remplies d’idées mal digérées et d’assertions précipitées. On y trouve pourtant, comme nous l’avons dit, des passages disséminés qui indiquent confusément quelques vagues perceptions dans le sens de l’art, et probablement une certaine fibre pour le sentir ; mais, quoique cette aptitude naturelle et toute spéciale à recevoir des impressions plastiques soit aussi indispensable à celui qui juge qu’à celui qui pratique, elle a besoin chez l’un et chez l’autre d’être complétée par une forte dose d’instruction technique. Et, à vrai dire, pour pouvoir réellement apprécier une œuvre, il faut à peu de chose près la même éducation que pour pouvoir la produire. Sans cette préparation, on peut, quand on est docte en d’autres matières, écrire des choses très sagaces au sujet d’une peinture ; néanmoins, si l’on ne donne pas dans le faux, on n’entre qu’à peine dans le vrai, ou l’on reste tout à fait à côté. M. Wallace ne diffère pas de la grande majorité des lettrés qui ont prononcé sur l’art sans en avoir fait une étude pratique. Ses remarques et ses jugemens nous semblent superficiels et nullement concluans.

À la suite de ces quatre essais viennent des observations sur les cathédrales du continent, des souvenirs d’un voyage en Suisse et en Italie, des notes sur les peintres italiens, et enfin une lettre inachevée sur la philosophie de M. Auguste Comte. Il est clair que l’esprit de M. Wallace n’avait rien d’exclusif, et nous pouvons concevoir une intelligence largement douée qui toucherait avec puissance, quoique en passant, à tous ces divers sujets, pour faire jaillir de chacun d’eux une succession d’étincelles électriques, ou pour les enchaîner tous dans une même harmonie. Il faut toutefois dans ces pages nous contenter de la bonne volonté et de la jouissance évidente avec laquelle l’auteur épanche ses sensations. Çà et là, comme l’ardeur de son enthousiasme eût pu le faire présumer, il s’est abandonné à des élans de description poétique ; mais ce sont là les parties les moins attrayantes de son livre, et l’enflure de ces passages pourrait même donner des doutes sur la vérité de son sentiment général pour l’art. En tout cas, il est loin d’être un maître dans son propre art d’écrivain, et quand il quitte le beau style pour un ton plus simple, sa prose est gauche et mal construite, malgré l’abondance aventureuse avec laquelle elle s’épanche. Néanmoins la jeunesse est si visible dans ces défauts, qu’ils appellent l’indulgence, et ce n’est que justice peut-être de supposer que la maturité, en arrivant à l’auteur, lui aurait fait produire de bien meilleurs fruits.

Les pages sur la philosophie de M. Comte ne sont que la première ébauche d’une lettre qui, à la mort de M. Wallace, a été trouvée dans ses papiers. Nous les mentionnons seulement pour en extraire un ou deux passages qui sont remarquables comme venant d’un citoyen des États-Unis. Après avoir énergiquement soutenu que la philosophie positive était applicable et devait être appliquée à l’ordre des phénomènes moraux, il s’attaque virilement aux théories sociales du jour, et donne un franc démenti aux axiomes des démocrates républicains ou socialistes et autres docteurs du corps politique. Ainsi les dogmes populaires, que « tous les hommes ont des droits égaux, » et que tout pouvoir politique ne « peut procéder légitimement que du consentement des gouvernés, » sont traités par lui de sophismes métaphysiques. Plus loin il ajoute : « Quant à ces maximes démocratiques sur les droits de l’homme, elles sont clairement fausses et pernicieuses, parce qu’elles sont de la pure métaphysique, et parce qu’elles ne s’accordent pas avec les phénomènes des sociétés tels qu’ils sont consignés dans l’histoire. Que ces notions ne représentent aucunement les lois implantées dans la nature de l’homme en tant qu’être social, cela résulte clairement du fait que jamais la société n’a obéi à de telles règles, et qu’elle n’a jamais été compatible avec elles. »

Des principes de ce genre sont faits pour frapper chez un citoyen de la république modèle. On se fût à peine attendu à les entendre sortir d’une telle bouche ; mais nous ne serons peut-être pas dans l’erreur en supposant que M. Wallace avait appris à douter des vérités républicaines en contemplant de près leurs conséquences pratiques.

w. h. darley.

V. De Mars.

  1. Geschichte der Logik im Abendlande, von Carl Prantl ; premier vol., Leipzig 1836.
  2. Philosophische Dogmatik oder Philosophie des Christenthums, von Ch. Weisse ; premier vol., Leipzig 1855. Hirzel. Paris, Glaeser, rue Jacob, 9.
  3. Deutsches Wörterbuch, von Jacob Grimm und Wilhelm Grimm. Premier vol. et neuf livraisons du deuxième vol ; Leipzig, chez Hirzel, 1854-1855.
  4. Un volume in-12, Stockholm 1835.
  5. 1 vol. in-8o, Philadelphie, Herman Horace Binney Hooker, 1855.