Essais et Notices, 1862/04


destinée à devenir l’asile universel et à comprendre le monde, comme le mundus réunissait toutes les immigrations diverses. Dès l’origine de cette histoire, un naïf emblème donnait une forte idée de cette puissance d’assimilation et de cette soif d’unité au service desquelles Rome allait déployer une force si intense. — De quelle manière son action devait-elle se développer ? De la manière la plus libérale, en se faisant toute à tous, c’est-à-dire en distribuant tout d’abord autour d’elle par une répartition inégale, mais constante, les démembremens du précieux droit de cité. L’aristocratie romaine croyait diviser par là. et dominer en divisant ; mais il arriva que les Latins prétendant au droit de cité, les Italiens au droit latin, la guerre sociale abattit toute barrière devant les uns et les autres ; fort contraire à l’esprit exclusif de la cité grecque, qui avait péri pour n’avoir pas voulu s’étendre, le génie héroïque et vraiment libéral de Rome allait se livrer sans réserve, au risque de se disperser dans une diffusion infinie. L’aristocratie s’était vainement opposée à ce mouvement énergique d’assimilation qui, en provoquant une réaction inévitable, avait accéléré à l’intérieur le progrès vers l’égalité. Ce dernier progrès, la démocratie romaine l’avait voulu des les premiers temps avec passion ; elle le réalisa autant que cela était possible dans un état de civilisation qui reposait sur le paganisme et sur l’esclavage, et ce fut son triomphe. Comment la liberté politique s’accommoda de ce triomphe, le passage de la république à l’empire suffit pour le montrer.

C’est un des mérites de M. Amédée Thierry d’avoir compris et montré par ses travaux quelle place importante doit occuper l’étude du droit dans l’interprétation de l’histoire. M. Amédée Thierry n’a eu qu’à se rappeler et à résumer les curieuses études insérées par lui jadis dans nos recueils de législation et de jurisprudence pour nous donner aujourd’hui de la révolution impériale un commentaire qui, reproduisant ces études publiées il y a vingt ans, échappe dans notre temps à des interprétations combattues par sa véritable date. Il y a fort bien montré comment, la cité ayant dû s’ouvrir aux populations diverses de l’Italie et des provinces, ces nouveau-venus, ont accéléré par une pression nouvelle un mouvement déjà très rapide à l’intérieur vers l’égalité. Puis, prenant les textes rédigés plus tard par les grands jurisconsultes romains, textes qui contiennent dans son expression la plus rigoureuse la formule légale de l’empire, il commente cette formule, expression rigoureuse elle-même des faits qui se sont accomplis, et nous fait voir clairement la démocratie enivrée, sacrifiant, pour obtenir l’extrême égalité, tous ses pouvoirs et tous ses droits, les rejetant loin d’elle tous l’un après l’autre et les accumulant sur une seule personne, l’empereur chargé de réaliser et de maintenir une formidable unité. Un jour, pendant un de ses voyages sur mer, Auguste se vit abordé par un navire d’Alexandrie. Équipage et passagers demandèrent à être admis devant lui et s’y présentèrent, comme devant un dieu, vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs, au milieu de la fumée de l’encens et des parfums : « O césar ! lui disaient-ils, c’est par toi que nous vivons, par toi que nous naviguons, par toi que nous jouissons de notre liberté et de nos biens ! » Auguste, par une réponse muette dont ils comprirent vivement le sens, leur fit distribuer à tous la toge romaine et fit prendre à son équipage romain le pallium grec ; il voulut aussi que d’un navire à l’autre on échangeât les idiomes, que les Romains parlassent la langue des Grecs, et les Alexandrins le latin. Ainsi grandissait la majesté de l’empire, aux acclamations de tant de peuples qui demandaient à Rome de les admettre au partage de sa civilisation supérieure, dût sa propre liberté y périr. « Ainsi le voulait, dit M. Amédée Thierry, le progrès du monde ; l’ambition de César l’avait mieux compris que la vertu des derniers Romains. »

Assisté par le christianisme, l’empire a du moins, il faut le reconnaître, fondé la liberté civile, que le monde ne connaissait pas avant lui. L’histoire de l’empire nous touche donc plus intimement encore, à vrai dire, que celle de la république. Au point de vue un peu étroit de la morale éloquente et didactique, point de vue qui a préoccupé la plupart des historiens du XVIIe et du XVIIIe siècle, alors qu’on représentait Sésostris arrêtant par pure modération l’élan de sa conquête, les vertus de la république romaine, racontées par Tite-Live et Plutarque, avaient assurément leur prix ; mais nous avons eu depuis les vertus chrétiennes, qui ont, elles aussi, créé des héros. Au point de vue de la vérité historique et de la philosophie morale, qui intéresse pardessus tout nos modernes écrivains, le développement politique dont la constitution républicaine a été l’objet n’a produit en définitive ses résultats que pendant la période impériale, sans la connaissance de laquelle il resterait, peu s’en faut, lettre morte. L’empire a été, comme dit Plutarque, « l’ancre du monde prêt à flotter. » Bien plus, sa grande unité a été le creuset dans lequel s’est faite, dit avec raison M. Amédée Thierry, la refonte des nations ; c’est là en effet qu’a eu lieu la transformation des peuples en nations modernes, et M. Thierry a consacré bien justement la meilleure partie de son livre à observer de près, comme le chimiste habile, cette intime opération qui a fixé à l’avance les destinées de l’Europe moderne.

En exposant les principaux traits de l’histoire impériale, M. Thierry avait deux mouvemens distincts à suivre : d’une part celui qui amenait les peuples dans le cercle d’action de l’empire, d’autre part celui par lequel cette action s’exerçait. L’étude de la première question a entraîné le savant auteur dans des recherches entièrement nouvelles. Personne encore n’avait osé interroger patiemment cette masse confuse de peuples qui se presse dès le Ier siècle sur toutes les frontières impériales, qui s’agite, se divise, se groupe de cent façons diverses, et qui peu à peu réclame sa place dans le monde civilisé et chrétien. À travers cette obscurité, M. Thierry distingue deux révolutions principales qui compromirent gravement l’œuvre d’assimilation à laquelle travaillait l’empire. « Une première fois, dit-il, sous l’influence religieuse de l’odinisme, les nations Scandinaves, rejetées vers l’est et le midi, forcent la civilisation à recommencer son œuvre. Une seconde fois ce sont les hordes nomades de l’Asie qui viennent avec les nations finnoises écraser les races européennes, en partie civilisées, et les précipitent sur l’empire romain. Il y a dès lors une lutte, à l’intérieur même de cet empire, entre Rome et des peuples façonnés par elle, mais qui ne sont encore qu’à demi Romains. Dans cette lutte domestique, la forme politique périt, l’unité du gouvernement est brisée, et de l’organisation des peuples barbares jetés sur le territoire romain sortent les nations modernes. » Sur ces migrations gothiques et finnoises, on a bien peu de lumières et c’est une raison pour accueillir avec intérêt les conjectures et les systèmes, quand ils s’appuient sur l’étude et la réflexion. L’ouvrage de M. Amédée Thierry mériterait, pour cette partie et pour les autres, une étude critique étendue. Sans dépasser les limites d’un simple exposé tel que nous entendons le donner ici, nous pouvons dire qu’il a décrit avec une certitude fondée sur les meilleurs textes l’habile travail par lequel l’empire romain, cédant à un instinct ou plutôt à une mission providentielle, a su gagner ces peuples et les retenir par des attaches communes. Or l’histoire de ce travail grandiose n’est autre que celle de l’administration municipale et du gouvernement civil. Rome, en distribuant autour d’elle différens droits politiques, a fondé la future indépendance, a créé, pour ainsi parler, la personnalité des peuples destinés à figurer sur la scène moderne, en même temps qu’elle les rattachait à elle-même par une même sorte de liens ; les pouvoirs municipaux ont été les germes de ces individualités nouvelles, filles de Rome ; ils ont été les nœuds qui ont retenu les nations modernes fixées au sol pendant les premières et terribles tempêtes du moyen âge, les premières enveloppes enfin des institutions politiques modernes. Et quant à l’administration publique et au gouvernement purement civil, c’est de la Rome impériale aussi que la société européenne a reçu les plus directs enseignemens. L’auteur du Tableau de l’Empire a consacré un chapitre ingénieux aux transformations par lesquelles le droit local de la Rome primitive est devenu une formule générale applicable à toutes les sociétés. Il a montré comment, le droit primitif de l’ancienne aristocratie romaine devenant insuffisant en présence des nécessités qui découlaient de la conquête, on se vit amené à comparer les législations les plus considérables des nations conquises ; en les comparant, on reconnut certains traités analogues ou identiques dans ces législations diverses, et l’on tira peu à peu de ces règles communes un droit commun qui fut le droit des gens, jus gentium ; puis on s’élança vers des spéculations abstraites, l’élément importé de la philosophie grecque venant développer la faculté de l’abstraction, dont l’usage avait été jusque-là peu familier à l’esprit romain ; on s’éleva ainsi jusqu’au droit naturel, et c’est le résultat de tout ce travail intellectuel et moral qui se traduit dans les écrits des jurisconsultes romains en axiomes dignes du beau nom de raison écrite. L’empire fut la période pendant laquelle ces règles furent rédigées en même temps qu’appliquées.

Nous en avons assez dit peut-être pour faire comprendre dès à présent quel est le caractère particulier du volume que M. Amédée Thierry vient de publier. L’histoire classique y est considérée d’un point de vue nouveau ; l’auteur y a observé et suivi surtout les institutions issues de la démocratie romaine, et il est bien vrai que ces institutions, étudiées dans leurs origines, dans leur formation, dans leurs applications premières, présentent une idée exacte de la vie politique et morale que Rome a su faire naître et communiquer ensuite au reste du monde.


A. GEFFROY


ESSAI SUR LA SITUATION RUSSE, par M. N. Ogarof ; Londres, chez Trubner, 1862 ;


Depuis qu’une certaine lumière commence à se faire en Russie et que la situation de cet immense empire devient l’objet d’une attention croissante