Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/13

Essais de morale et de politique
Chapitre XIII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 114-121).
XIII. De la bonté, soit naturelle, soit acquise.

J’entends par ce mot de bonté, une affection ou un sentiment qui nous porte à souhaiter que nos semblables soient heureux, et qui a pour objet le bien général de l’humanité. C’est ce que les Grecs appelloient philanthropie ; car le terme d’humanité qu’on y a substitué dans les langues modernes, n’a ni une signification assez étendue, ni assez de force pour rendre mon idée. J’appelle simplement bonté, l’habitude de faire du bien, et bonté naturelle, l’inclination ou le penchant à en faire. C’est la plus noble faculté de l’âme humaine, et la plus grande des vertus ; elle assimile l’homme à la divinité, dont elle est le principal attribut. La bonté morale répond à la charité chrétienne, et n’est pas susceptible d’excès, mais seulement d’erreur et de méprise, par rapport à son objet. C’est une ambition excessive qui a causé la chute des anges, et un désir excessif de savoir qui a causé celle de l’homme ; mais, dans la charité, il ne peut y avoir d’excès ; jamais ange ni homme ne peut courir de risque en s’y livrant tout entier. L’inclination à faire du bien, ou la bonté dispositive, est si profondément enracinée dans la nature humaine, que, lorsqu’elle ne s’exerce point envers les hommes, elle s’exerce envers les animaux, comme on en voit des exemples parmi les Turcs ; peuple qui, bien que cruel, pousse la sensibilité pour les bêtes mêmes, jusqu’au point de faire l’aumône aux chiens et aux oiseaux : en sorte qu’au rapport du baron de Busbek, un orfevre vénitien courut risque d’être lapidé par le peuple de Constantinople, pour avoir mis une espèce de bâillon à un oiseau qui avoit un bec extrêmement long. Cependant cette vertu même, je veux dire la bonté, la charité, a ses erreurs et ses méprises : les Italiens ont même à ce sujet cet odieux proverbe : il est si bon qu’il n’est bon à rien : et Nicolas Machiavel, un de leurs docteurs, a bien eu l’impudence d’avancer, en termes clairs et formels, que le christianisme avoit été nuisible aux hommes très bons, et en avoit fait la proie des hommes injustes et tyranniques. Ce qui le faisoit parler ainsi, c’est qu’en effet jamais religion, loi ou secte, n’a exalté la bonté ou la charité autant que l’a fait la religion chrétienne. Ainsi, pour éviter tout à la fois le scandale et le danger, il est bon de connoître les erreurs qu’un sentiment si louable en lui-même peut faire commettre. Ne négligez aucune occasion ni aucun moyen pour faire du bien aux hommes, mais sans être esclave de leurs fantaisies, ni la dupe de leur visage composé ; ce qui seroit pure facilité ou molesse de caractère, c’est-à-dire, une vraie foiblesse et une vraie servitude pour les âmes honnêtes. Ne donnez pas non plus une perle au coq d’Esope, qui préféreroit un grain d’orge. Le meilleur précepte en ce genre, c’est l’exemple de Dieu même qui fait luire son soleil et tomber sa pluie sur le juste et l’injuste indistinctement ; mais qui ne dispense pas à tous, en même mesure les richesses, les honneurs ou les talens. Les biens, qui sont naturellement communs, doivent être communiqués à tous sans distinction. Mais ceux qui, de leur nature, sont moins communs, ne doivent être donnés qu’avec choix. Prenez garde aussi, en faisant la copie, de briser l’original : car la théologie même nous apprend que l’amour de nous-même est l’original, et que l’amour du prochain n’est que la copie. Vends tout ce que tu as ; donnes-en le produit au pauvre, et suis-moi : oui, mais ne vends tout ce que tu as, qu’autant que tu es bien décidé à me suivre : c’est-à-dire, ne prends ce parti extrême qu’en embrassant un genre de vie où tu puisses faire, avec de petits moyens, autant de bien que d’autres en feroient avec les plus grandes richesses : autrement, en voulant grossir le ruisseau, tu tarirois la source.

Non-seulement on observe dans plusieurs individus une habitude de bonté dirigée par la raison ; mais il en est aussi qui ont une inclination naturelle à faire du bien, et d’autres encore qui ont un désir naturel de nuire, et qui semblent se plaire à faire le mal. Le plus foible degré de cette malignité naturelle, c’est un caractère morose, revêche, difficile, contrariant, agressif, malicieux. Mais le plus marqué se décèle par l’envie, et dégénère en méchanceté, proprement dite. Les hommes de ce caractère se réjouissent des disgrâces et des fautes d’autrui : c’est pour eux une sorte de fête, et ils ne manquent guère de les aggraver. Ils cherchent les malheureux dont le cœur est blessé, non comme ces chiens qui lèchoient les plaies du Lazare, mais plutôt comme les mouches qui s’attachent aux parties excoriées et qui enveniment les plaies. Ce sont de vrais misanthropes qui, sans avoir dans leur jardin un arbre aussi commode que celui qu’offroit aux Athéniens certain philosophe atrabilaire, voudroient néanmoins mener pendre tous les hommes. C’est pourtant de ce bois même que se font les grands politiques. Car les hommes de cette trempe peuvent être comparés à ces bois courbes qui sont bons pour faire des vaisseaux destinés à être violemment agités, mais qui ne valent rien pour la construction des maisons, qui doivent rester immobiles.

La bonté se manifeste par différentes espèces d’effets et de signes qui lui sont propres et qui la caractérisent. Par exemple, un homme civil, gracieux et empressé pour les étrangers, annonce, par cette conduite, qu’il se croit citoyen du monde entier ; que son cœur n’est point une sorte d’île séparée de toute autre terre, mais un continent qui tient à tous les autres. S’il est plein de commisération pour les infortunés, il montre que son cœur est semblable à cet arbre si précieux, qui est blessé lui-même, lorsqu’il donne le baume. S’il pardonne aisément les offenses, c’est une preuve que son âme est tellement élevée au dessus des injures, que les traits de la malignité ne peuvent y atteindre. S’il est sensible aux plus légers services, cette délicatesse prouve qu’il regarde plutôt aux intentions des hommes qu’à leurs mains, on à leur bourse. Si enfin il s’élève au degré sublime de charité de Saint Paul ; qui souhaitoit d’être anathème en Jésus-Christ, pour assurer le salut de ses frères ; cet héroïque désir annonce en lui une nature toute divine, et une espèce de conformité avec Jésus-Christ.