Essais d’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne/05


Essais d’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 1145-1192).
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ESSAIS


D'HISTOIRE PARLEMENTAIRE.




II.

WILLIAM PITT.

Seconde partie.[1]




I. Memoirs of the life of the right honorable William Pitt, by lord George Tomline, lord bishop of Winchester.

II. The public and private Life of lord chancellor Eldon, whith selections from his correspondence, by Horace Twiss. 1844.

III. Diaries and Correspondence of James Harris, first earl of Malmesbury. 1844.


La retraite de Pitt abandonnant volontairement la direction des affaires pour ne pas associer son nom à des actes devenus inévitables, mais restant le chef du parti du gouvernement, conseillant ses successeurs et les protégeant de son autorité morale, n’était pas un résultat qui pût satisfaire l’opposition. Les adversaires du ministère auraient voulu qu’une véritable défaite parlementaire l’éloignât définitivement du pouvoir. Les tentatives auxquelles ils se livrèrent pour atteindre ce but n’eurent d’autre effet que de montrer plus clairement combien était forte la position que Pitt continuait à occuper.

Peu de jours après l’installation des nouveaux ministres, le 25 mars 1801, Grey demanda une enquête sur l’état du pays. Il attaqua vivement toute la politique du cabinet démissionnaire, politique dont les conséquences se résumaient, suivant lui, en 270 millions sterling ajoutés à la dette publique, et en 17 millions de taxes nouvelles. Il manifesta une vive admiration pour le premier consul, et fit même l’éloge de la confédération maritime du Nord, qui n’était pas encore dissoute à cette époque. Il blâma Pitt d’avoir pris envers les catholiques d’Irlande, à l’insu du roi, les engagemens qui étaient devenus le motif de sa démission. Ces accusations, appuyées par Whitbread, furent longuement réfutées par Dundas. Aux sacrifices que l’Angleterre avait dû subir, il opposa les avantages dont ils avaient été le prix ; il rappela 78 vaisseaux de ligne, 181 frégates, 234 autres bâtimens de guerre de moindre grandeur enlevés à la France, détruits ou conduits dans les ports anglais, sans compter plus de 800 navires appartenant à des particuliers, sans compter 76 vaisseaux espagnols et 15 vaisseaux hollandais, auxiliaires de la marine française. Il contesta d’ailleurs l’exactitude des considérations dans lesquelles Grey était entré sur les causes de la dissolution du précédent ministère. C’était à Pitt qu’il appartenait naturellement de traiter cette dernière question : il prit la parole après Dundas. Tout en niant de la manière la plus absolue qu’il eût jamais fait aucune promesse aux Irlandais, tout en se défendant d’avoir jamais pensé à une prétendue émancipation des catholiques, expression qu’il repoussait de toutes ses forces parce qu’elle supposait une injustice à réparer, un droit à reconnaître, il répéta qu’à titre de libéralité, de convenance, et moyennant des garanties pour la religion anglicane, il avait voulu admettre ces mêmes catholiques à quelques avantages dont ils étaient encore privés. Il protesta que son intention positive était toujours de faire pour eux, en temps opportun, tout ce qui serait compatible avec le maintien de la tranquillité publique. Il refusa d’en dire davantage sur les causes qui l’avaient décidé à se retirer, repoussant comme une doctrine dangereuse pour la monarchie celle qui dénierait au roi la faculté de changer ses conseillers et aux ministres le droit de se séparer de la couronne sans révéler hautement les motifs de leur retraite. Il vanta la sagesse, la capacité des membres du nouveau cabinet, et reprocha à plusieurs de ses amis de ne pas leur témoigner toute la confiance dont ils étaient dignes. La motion de Grey fut rejetée par une majorité de 186 voix. La majorité qui rejeta, à la chambre des lords, une motion analogue, fut proportionnellement aussi forte.

Les ennemis de Pitt ne furent pas découragés par un échec aussi complet. Dans le cours de la session suivante, celle de 1802, ils revinrent plusieurs fois à la charge pour essayer d’infliger une flétrissure parlementaire à l’ancienne administration. Whitbread se livra contre le système financier que Pitt avait suivi pendant la guerre à une critique détaillée que ce dernier réfuta avec beaucoup de talent et de succès. Sir Francis Burdett demanda une enquête sur l’ensemble des actes du précédent cabinet ; il ne put pas rallier quarante voix à cette motion agressive. Enfin, John Nicholls ayant proposé de remercier le roi d’avoir éloigné Pitt de ses conseils, non-seulement sa proposition ne fut pas adoptée, mais une résolution qui reconnaissait la sagesse, l’énergie, la fermeté dont le ministère ainsi dénoncé avait donné tant de preuves, fut votée, avec le concours du nouveau cabinet et malgré les efforts désespérés de l’opposition, par une majorité qui comprenait les quatre cinquièmes de la chambre. On vota ensuite des remerciemens à Pitt, et l’anniversaire de sa naissance, survenu peu de jours après, fut célébré dans un banquet très nombreux où se réunirent la plupart des hommes éminens du pays. Ainsi, tout ce qu’on tenta pour l’abattre ou pour l’humilier ne servait qu’à mieux faire ressortir la puissance morale qu’il avait conservée tout entière en quittant les fonctions ministérielles.

Cette puissance, il continuait à en faire usage pour soutenir le cabinet. Bien qu’il affectât de ne pas confondre entièrement sa propre politique avec celle des dépositaires actuels du pouvoir, il les défendait contre ses amis les plus ardens, qui les accusaient de faiblesse et d’impuissance. Windham, Canning, dans la chambre des communes, lord Grenville et les anciens disciples de Burke dans la chambre des lords, leur reprochaient de ne pas soutenir avec assez de vigueur les intérêts et la dignité de l’Angleterre, et blâmaient amèrement les conditions de la paix conclue avec la France, de cette paix si vivement approuvée d’abord par la presque unanimité du pays. Pitt entreprit de les justifier. Tout en laissant entendre qu’à son avis on eût pu obtenir des stipulations plus avantageuses, il exprima l’opinion que celles même qu’on avait acceptées étaient préférables à la continuation de la guerre. Il fit valoir l’importance des deux îles cédées à l’Angleterre pour l’accroissement de sa puissance maritime. Il rappela ce qu’il avait dit si souvent, que la restauration de la monarchie française, quelque désirable qu’elle pût être, n’avait jamais été, dans sa pensée, la condition absolue d’une pacification, et que le but constamment indiqué était une garantie contre les dangers dont la France révolutionnaire menaçait l’Angleterre et l’Europe. Il fit remarquer que si, par la faute des autres puissances, ce but n’avait pas été atteint complètement, on pouvait au moins se rassurer jusqu’à un certain point en voyant, sous le gouvernement auquel la France s’était soumise, le jacobinisme dépouillé de ce prestige de liberté qui exerçait naguère sur les autres peuples une si funeste influence. Il dit enfin que la différence des circonstances expliquait parfaitement qu’on acceptât comme suffisant ce qui n’avait pas semblé tel à une autre époque. C’était, à vrai dire, le langage de la résignation, plutôt que le témoignage d’une adhésion bien cordiale. L’ancienne opposition, entraînée par sa bienveillance pour la révolution française, donna à la paix d’Amiens une approbation plus explicite, Fox, loin de regretter comme Pitt que le rétablissement du trône des Bourbons n’eût pas été possible, s’abandonna à de violentes déclamations contre cette famille, dont la restauration, s’écria-t-il par une sorte de mouvement prophétique, aurait été suivie d’une alliance de tous les souverains contre tout peuple opprimé par un d’entre eux. Fox et ses amis eussent voulu que la signature du traité d’Amiens amenât immédiatement la réduction des forces militaires et maritimes sur le pied de paix. Pitt se joignit encore aux ministres pour démontrer l’imprudence d’une telle précipitation.

La position dans laquelle il se maintenait ainsi était grande et imposante ; elle était faite certainement pour satisfaire cet orgueil élevé qui, avec le goût du pouvoir, était la seule passion de son ame ; mais il ne pouvait la conserver long-temps. Addington, quels que fussent les liens d’amitié et de reconnaissance qui l’unissaient à son prédécesseur, quelque avantage qu’il trouvât à être ainsi appuyé par lui, devait nécessairement, à la longue, se sentir humilié de n’être considéré en quelque sorte que comme son délégué, comme le représentant provisoire de son système, de passer pour n’avoir d’autre force que celle qu’il recevait de sa protection ; il était impossible qu’il n’essayât pas d’alléger le joug et, sans rompre avec son puissant ami, de se créer une existence indépendante, de se dégager peu à peu d’une solidarité d’autant plus pesante pour lui que Pitt, nous l’avons dit, n’en acceptait pas toutes les charges. Il était également impossible que Pitt, habitué à dominer le parti du gouvernement, et qui, sans se l’avouer peut-être à lui-même, n’avait pas renoncé pour bien long-temps à la direction officielle du pouvoir, vît avec indifférence celui qu’il avait pour ainsi dire appelé au ministère essayer de créer, dans le sein de ce parti, un autre centre d’influence, et qu’il ne considérât pas comme des actes d’ingratitude les tentatives que ferait Addington pour se rendre indépendant. Ces tendances réciproques de l’ancien et du nouveau ministre étaient conformes aux lois invariables de la nature humaine ; elles devaient se développer tôt ou tard, même sans aucune impulsion extérieure ; mais, comme il arrive presque toujours, l’action malfaisante d’une partie des adhérens exclusifs de chacun de ces deux hommes d’état précipita une rupture que leur modération et leur expérience auraient probablement retardée.

D’une part, les amis les plus ardens de Pitt, ceux qui voyaient dans son génie et dans son énergie éprouvée le seul moyen de salut qui restât à l’Angleterre, ne croyant pas à la possibilité d’une paix solide avec la France, s’indignaient des conditions du traité d’Amiens, appelaient de tous leurs vœux le renouvellement de la guerre, et ne cessaient d’accuser la faiblesse, l’impéritie, l’insuffisance du cabinet. Pitt, comme nous l’avons vu, était loin de s’associer à ces agressions ; il les repoussait même quelquefois ; mais ses réfutations, s’adressant à des hommes dont le tort principal était de vouloir lui rendre trop promptement le pouvoir, n’avaient naturellement pas une grande vivacité ; c’étaient des conseils de prudence plutôt que l’expression d’un blâme sévère, et il n’en conservait pas moins des rapports bienveillans avec ceux qu’il combattait ainsi. D’un autre côté, certains membres de l’ancienne opposition qui peut-être avaient plus d’une fois regretté de s’être engagés dans un parti constamment vaincu, mais qui n’eussent pu sans honte se rapprocher du gouvernement tant qu’il avait à sa tête le ministre si violemment dénoncé par eux à la haine publique, commençaient à entrevoir la possibilité de se rallier à l’administration nouvelle. Sheridan particulièrement, à qui le désordre de sa fortune privée ne laissait pas une entière indépendance, penchait fortement dans ce sens et s’efforçait d’y entraîner ses amis politiques ; il travaillait même à concilier au cabinet l’appui du prince de Galles dont il possédait la confiance, et qui, depuis quelques années, était rentré dans les rangs de l’opposition. Cependant, pour cacher aux autres, pour se dissimuler à eux-mêmes les motifs plus ou moins désintéressés d’un tel changement, pour se mettre à l’abri du reproche d’inconséquence, ces néophytes du parti ministériel s’attachaient à signaler une grande différence entre la politique d’Addington et celle de Pitt ; et ils continuaient à diriger contre ce dernier des accusations aussi violentes que celles dont ils l’avaient poursuivi lorsqu’il était au pouvoir. Addington, croyant trouver dans l’adhésion de ces nouveaux auxiliaires la force dont il avait besoin, ne mit pas toujours à défendre Pitt contre leurs injures la chaleur qu’on eut pu attendre de sa part ; quelquefois même il laissa passer ces violentes déclamations sans y faire aucune réponse, et Pitt en fut vivement blessé. Il y avait donc de part et d’autre des torts légers sans doute en eux-mêmes, mais qui n’en devaient pas moins entraîner avant peu de graves conséquences. Quelles que fussent les dispositions personnelles de l’ancien et du nouveau ministre, leur situation les condamnait à devenir tôt ou tard ennemis. Chacun des deux comptait parmi ses partisans les plus dévoués les adversaires déclarés et passionnés de son rival. Il n’en fallait pas davantage pour rendre une rupture inévitable et prochaine. De grands évènemens survenus sur ces entrefaites parurent d’abord devoir l’empêcher, mais ne firent en réalité que l’accélérer.

Quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis la conclusion du traité d’Amiens, et déjà les faits venaient confirmer l’opinion de ceux qui n’avaient voulu y voir, au lieu de la pacification durable dont le cabinet ne cessait de se faire honneur, qu’une trêve rendue nécessaire en Angleterre par la lassitude des peuples, par l’affaissement momentané de l’esprit public, et en France par les besoins d’un gouvernement nouveau à qui quelques instans de paix devaient donner plus de facilité pour s’établir. La guerre n’avait pas eu, entre les deux états, des résultats assez décisifs ; elle n’avait pas assez épuisé leurs forces ; les chances de la lutte avaient été trop variées, et chacun des deux peuples avait obtenu trop de triomphes sur son élément particulier, pour qu’ils pussent long-temps accepter comme définitive une transaction qui, livrant à l’un l’empire du continent, laissait à l’autre une supériorité maritime incontestable. L’Angleterre, traitant seule après que tous ses alliés l’avaient abandonnée, n’avait pu obtenir des stipulations qui missent à l’abri de l’ambition du premier consul les états continentaux placés à sa portée. Ce n’était pas cependant sans une irritation profonde qu’elle le voyait étendre de tous côtés sa domination et son influence, intervenir avec une autorité toute-puissante dans les nouveaux arrangemens territoriaux de l’Allemagne, s’ériger officiellement en médiateur de la Suisse troublée par la guerre civile, et la pacifier en lui imposant une constitution nouvelle, réunir à la France le Piémont, le Valais, l’île d’Elbe, accepter la présidence de la république d’Italie, créer un roi d’Étrurie, enfin, au-delà des mers, acheter la Louisiane des Espagnols en même temps qu’il soumettait Saint-Domingue et la Guadeloupe insurgées. L’Angleterre, condamnée à assister au spectacle de ces agrandissemens continuels, se voyait encore réduite, aux termes du traité, à la douloureuse obligation de restituer l’une après l’autre à la France et à ses alliés les innombrables colonies qu’elle leur avait prises dans toutes les parties du monde. Deux de ces conquêtes lui tenaient particulièrement à cœur, et elle -avait vainement essayé pendant les négociations de se les faire céder nous voulons parler du Cap et de Malte. Le Cap fut rendu aux Hollandais. Quant à Malte, qui devait être évacuée dans le terme de trois mois, le gouvernement britannique laissa d’abord expirer ce délai sous prétexte de réclamer des sûretés pour l’indépendance de l’île. Bientôt, cédant aux clameurs de l’opinion publique, qui, déjà éveillée, dénonçait comme une trahison l’abandon de cette clé de la Méditerranée, il parla de la garder au moins pour quelques années. Aux plaintes de la France, qui rappelait le texte du traité, on répondait que, le gouvernement français ayant, par ses envahissemens récens, changé la position relative dans laquelle il se trouvait au moment de la conclusion de la paix et dérangé à son profit l’équilibre politique, l’Angleterre n’était pas tenue de se conformer rigoureusement à la lettre d’un traité fondé sur la supposition d’un état de choses qu’on avait si gravement altéré.

La querelle ne tarda pas à s’aigrir. Des deux côtés de la Manche, on en suivait les phases avec un vif intérêt. Les esprits s’irritaient. Déjà, en Angleterre, on semblait las et humilié de cette paix qu’on avait tant désirée et saluée de si vives acclamations. D’un autre côté, le premier consul, exaspéré par les violences, les injures, les sarcasmes de la presse anglaise, faisait demander au ministère anglais la répression et le châtiment des outrages dont il était l’objet, le renvoi des princes français aussi bien que des principaux émigrés, coupables, à ses yeux, d’avoir inspiré ces outrages ; et tandis qu’à Londres ces réclamations arrogantes provoquaient une vive indignation, non-seulement contre le gouvernement français, mais contre le ministère, qui ne les repoussait pas avec assez d’énergie, Bonaparte, dans son ignorance de l’esprit anglais et de la législation britannique, s’étonnait, s’irritait du peu d’accueil fait à ses demandes, et se livrait à des emportemens qui devaient rendre toute conciliation impossible. On négociait encore ; mais déjà la guerre était devenue tellement probable, que, de part et d’autre, on s’y préparait, et que le gouvernement anglais avait cru devoir entretenir le parlement de ses inquiétudes pour en obtenir les subsides jugés nécessaires à la sûreté de l’état.

Le ministère, qui, à défaut d’autres titres plus brillans, avait pu jusqu’alors se prévaloir du rétablissement de la paix, était donc sur le point de voir disparaître le seul résultat qui lui eût d’abord concilié la faveur publique. Les évènemens justifiaient les prédictions de ses adversaires. Formé pour remplir une mission pacifique, il semblait peu capable de supporter les épreuves terribles dont il était menacé. S’il se recommandait en général par l’honnêteté et la modération des sentimens, s’il comptait même dans son sein quelques hommes d’un vrai mérite et qui, plus tard, aidés par un heureux concours de circonstances, devaient occuper avec éclat les positions principales dans le gouvernement de leur pays, ces hommes, encore jeunes à cette époque, dépourvus du prestige des grands services autant que de celui des talens éminens, et n’y suppléant pas même par de hautes positions aristocratiques, paraissaient surtout bien inférieurs à leur situation en présence de leurs prédécesseurs et des chefs de l’opposition. Auprès de Pitt, de Fox et même de leurs principaux lieutenans, Addington et ses collègues semblaient bien médiocres, bien insuffisans. Ils ne pouvaient plus, d’ailleurs, compter d’une manière absolue sur l’appui de Pitt : déjà quelques symptômes de dissidence s’étaient manifestés entre eux et lui. Dans les élections qui venaient d’avoir lieu pour le renouvellement de la chambre des communes, on avait éprouvé les fâcheux effets de cette situation équivoque, qui coupait pour ainsi dire en deux le grand parti maître du pouvoir depuis vingt ans. L’administration n’avait pu exercer beaucoup d’influence sur les choix, et peut-être même elle n’en avait point eu le désir, parce qu’elle ne savait pas précisément dans quelle opinion elle devait s’attendre à trouver le plus d’auxiliaires et le plus d’ennemis. Le parti de l’ancienne opposition avait profité de cette inaction du gouvernement, qui renonçait ainsi à son devoir d’initiative et de direction suprême. Fox, sans acquérir à beaucoup près la majorité, avait vu grossir les rangs de la minorité si faible à laquelle il était réduit depuis dix ans.

On sentait qu’une main plus vigoureuse était nécessaire pour soutenir l’action du gouvernement au milieu des nouveaux orages qui allaient éclater, et cette main ne pouvait être que celle de Pitt. La voix publique, le sentiment du danger commun, le rappelaient aux affaires ; quelques-uns même des membres du ministère, entre autres le duc de Portland, dissimulaient assez peu les vœux qu’ils formaient pour qu’il reprît bientôt une place où son énergie devenait nécessaire. Ses partisans exclusifs, les plus jeunes surtout, et Canning plus que tous les autres, le pressaient de se mettre à la tête du mouvement d’opinion qui le reportait au pouvoir. Pitt convenait avec eux de la faiblesse, de l’insuffisance du cabinet, de l’imminence et presque de la nécessité de la guerre ; il leur avouait que, dans sa propre conviction, le moment était arrivé où il eût pu utilement pour le pays rentrer au ministère ; mais il leur faisait remarquer que, s’étant engagé, imprudemment peut-être, à soutenir Addington, qu’il avait déterminé par cette promesse à se charger du fardeau des affaires, il ne pouvait honorablement travailler à le renverser ; il leur donnait à entendre que, pour être en mesure de reprendre, sans manquer à son caractère, la direction du gouvernement, il fallait ou qu’Addington l’en sollicitât, ou qu’il y fût appelé par la volonté hautement proclamée du roi et du parlement.

De pareilles objections semblaient moins avoir pour objet de refroidir le zèle impatient de Canning et de ses amis que de leur indiquer les moyens les plus sûrs d’atteindre le but qu’ils avaient en vue. Ils travaillèrent dès-lors à préparer des manifestations d’opinions assez imposantes pour décider la retraite d’Addington et le retour triomphant de Pitt ; mais leurs démarches trop précipitées n’obtinrent pas, de la part de tous les personnages considérables qu’ils s’efforcèrent d’y associer, le concours empressé qu’ils avaient espéré. Pitt, d’ailleurs, craignant d’être compromis par ces intrigues, en témoignait parfois quelque mécontentement et obligeait ses amis à en interrompre le cours. D’autres fois, affectant de se tenir à l’écart, d’ignorer même ce qui se passait, il éludait les confidences de ses partisans trop ardens, évitait de les voir, et refusait même de recevoir leurs visites. Il ne mettait pas moins de soin à modifier peu à peu les relations intimes qu’il avait d’abord formées avec Addington, et que ce dernier, par un calcul facile à comprendre, s’efforçait d’autant plus d’entretenir qu’il voyait Pitt plus enclin à s’en dégager. Pour se soustraire sans trop de mauvaise grace à ces communications journalières, à ces demandes de conseils par lesquelles on essayait de l’enchaîner à la politique du ministère, non-seulement Pitt ne paraissait plus au parlement, mais il ne venait même plus à Londres, et il passa un hiver entier dans une de ses terres, n’y recevant qu’un petit nombre de visiteurs. Cependant, pour ménager à tout évènement les dispositions personnelles du roi, il disait, il faisait dire qu’il avait renoncé à reproduire la question des catholiques. Cette situation avait quelque chose de faux et de pénible. On regrette de voir un tel homme conduit, par l’entraînement des circonstances, à user dans ces mesquins expédiens les ressources de son esprit ; on voudrait le voir, en présence des dangers de la patrie, moins préoccupé du soin de sa propre renommée ; mais Pitt, capable de tous les autres genres de désintéressement, ne sut jamais faire abstraction de ce qu’il appelait la dignité de son caractère. L’orgueil était sa seule faiblesse.

Au point où les choses en étaient venues, il n’y avait pour Addington d’autre alternative raisonnable et honorable que de se retirer purement et simplement pour faire place à Pitt ou d’accepter sous ses ordres, en lui remettant la direction du cabinet, les fonctions qu’il voudrait lui confier. Pour se résigner à un tel sacrifice, il eût fallu un degré de dévouement au bien public, une abnégation d’amour-propre qui sont peut-être au-dessus des forces humaines. Addington, que son honnêteté et son bon sens ne mettaient pas à l’abri d’une certaine vanité, ne sut pas s’élever à un effort aussi héroïque. Ne pouvant se faire absolument illusion sur les nécessités de la situation, il essaya de transiger avec ces nécessités ; il conçut la pensée d’une réorganisation du ministère dans laquelle Pitt aurait figuré comme secrétaire d’état et aurait fait entrer avec lui un de ses amis. Addington lui-même, abandonnant à quelque grand seigneur le titre de premier lord de la trésorerie, eût pris, comme Pitt, une secrétairerie d’état ; le reste du conseil aurait été conservé, en sorte que Pitt s’y serait trouvé presque isolé, ou du moins dans un état de minorité calculé pour l’empêcher de reconquérir son ancien ascendant. Lord Melville (Dundas), que son impatience de rentrer au pouvoir sembla priver, en cette circonstance, de sa sagacité ordinaire, se chargea de porter cette singulière proposition à Pitt, qui la rejeta avec le dédain qu’elle méritait, déclarant qu’à tous égards elle était trop peu admissible pour qu’il pût y avoir lieu à la discuter. Addington, ramené à des idées un peu plus sensées par ce sévère avertissement, lui fit alors offrir de lui rendre son ancienne place dans le ministère, où auraient été admis aussi plusieurs de ses adhérens. Enfin, ne recevant point de réponse à cette nouvelle communication, il lui demanda une entrevue pour conférer verbalement avec lui. Ils se rencontrèrent en effet dans la maison de campagne d’un ami commun. Dans les entretiens qu’ils eurent ensemble pendant plusieurs jours consécutifs, Pitt, après avoir posé en principe qu’il ne considérerait comme sérieuses d’autres propositions que celles qui lui seraient faites de la part du roi, consentit pourtant à entrer en explication sur ce qu’il pourrait éventuellement accepter. Une difficulté grave s’éleva aussitôt. Addington ayant demandé que lord Grenville, lord Spencer et Windham, qui s’étaient déclarés les adversaires les plus vifs de sa politique, ne fassent pas admis dans la nouvelle administration, Pitt répondit qu’il lui était impossible de se séparer d’eux. Addington repartit pour Londres sans avoir arrêté aucune résolution, bien que disposé en apparence à céder sur ce point capital ; mais après avoir consulté ses collègues, il écrivit à Pitt que ces derniers se refusaient absolument à la concession qu’il exigeait. Les choses n’allèrent pas plus loin.

C’est d’après la version donnée par Pitt lui-même que nous venons de raconter cette négociation. La version d’Addington n’en différait que par un seul détail vraiment essentiel : il affirmait que Pitt lui avait fait les premières avances. Ces contradictions ne sont que trop ordinaires dans de semblables conjonctures, et il est facile de les expliquer, sans inculper la bonne foi d’aucun des intéressés, par l’intervention des intermédiaires subalternes qui, pour faciliter un rapprochement, exagèrent successivement à chacun les dispositions conciliantes de son adversaire. Quoi qu’il en soit, Pitt et Addington, blessés l’un et l’autre dans leur amour-propre, engagèrent, pour constater et rectifier les faits, une correspondance dans laquelle ils ne purent se mettre d’accord et qui acheva de les brouiller. Le roi, instruit de ce qui s’était passé par les informations nécessairement un peu partiales d’Addington, témoigna un mécontentement très vif contre l’ancien ministre, qui avait voulu, disait-il, mettre sa couronne en commission. Pitt connaissait trop bien George III pour n’avoir pas prévu que sa jalouse défiance s’effaroucherait de pourparlers ouverts à son insu dans le but de préparer un changement de cabinet : c’est probablement pour prévenir cet inconvénient que, par une précaution trop insuffisante, il avait exigé, avant d’entrer en explication, que les propositions formelles sur lesquelles on pourrait avoir à négocier vinssent du roi lui-même.

Il était désormais évident que, pour reprendre le pouvoir, Pitt devrait le reconquérir sur ceux qui l’exerçaient en ce moment et qu’il n’avait pas même à compter pour cela sur le concours de la volonté royale. Le plan qu’il s’était tracé et qui plaisait à son orgueil comme il convenait à ses habitudes d’homme de gouvernement, n’avait donc plus d’application possible. Tôt ou tard, comme il arrive infailliblement à ceux qui ont quitté la direction des affaires publiques sans y renoncer pour toujours, il allait se trouver jeté dans l’opposition.

Cependant tout espoir de conserver la paix avec la France avait disparu. L’ambassadeur britannique avait remis au gouvernement du premier consul un ultimatum qui demandait l’occupation de Malte pendant dix ans par les forces anglaises ; puis, pour en tenir lieu, la cession à l’Angleterre de l’île voisine de Lampedouse appartenant au roi de Naples, une indemnité en Italie pour le roi de Sardaigne dépouillé de ses états continentaux, et de plus, l’évacuation immédiate de la Hollande et de la Suisse par les troupes françaises. Cet ultimatum n’ayant pas été accepté, l’ambassadeur quitta Paris le 12 mai 1803. Le cabinet de Londres donna l’ordre de saisir immédiatement tous les vaisseaux français, et par une représaille dont on se montra naïvement indigné en Angleterre, le premier consul fit arrêter les Anglais qui voyageaient en ce moment en France. Ainsi recommença, par des procédés si peu dignes de deux nations civilisées, la terrible guerre qui ne devait plus finir que lorsqu’elle aurait amené la ruine d’une des parties belligérantes. La Hollande, soumise à l’influence absolue du gouvernement du premier consul, ne tarda pas à s’y trouver entraînée, le cabinet de Londres ayant annoncé que, dans l’état actuel des choses, il ne pouvait voir en elle une puissance indépendante.

Le ministère anglais mit, suivant l’usage, sous les yeux du parlement, les pièces de la négociation qui avait précédé la rupture. Les adresses ordinaires d’adhésion furent votées à d’immenses majorités, malgré les efforts de Fox et de ses amis pour y faire introduire des amendemens d’un caractère pacifique. Pitt prit part à la discussion ; il soutint que les usurpations de la France justifiaient complètement la rupture du traité d’Amiens. Il insista sur la nécessité d’organiser, dès le premier moment, un système financier et militaire qui, en proportion avec les besoins d’une guerre longue et difficile, eût tout à la fois pour effet d’encourager la nation et de donner à l’Europe la conviction que l’Angleterre ne reculerait pas dans la lutte qu’elle venait d’entreprendre. Jamais, dit-on, il n’avait parlé avec plus de force et d’éloquence, et ce discours, dont par suite d’un incident malencontreux on n’a pas conservé le texte, fut, à plusieurs reprises, couvert d’unanimes applaudissemens. On remarqua que Pitt s’y était abstenu d’énoncer aucune opinion sur la politique du ministère, et on vit dans cette réserve l’équivalent d’un blâme indirect.

Peu de jours après, Fox ayant proposé d’inviter le roi à accepter la médiation offerte par l’empereur Alexandre, Pitt, tout en parlant avec éloge de la démarche amicale du cabinet de Saint-Pétersbourg, et même en conseillant au ministère de chercher à se rapprocher de la Russie, repoussa, comme intempestive, cette motion qui fut retirée. Rien n’annonçait encore que personnellement Pitt voulût se mettre en état d’hostilité formelle contre le cabinet. Néanmoins, ses amis les plus zélés se disposaient évidemment à commencer l’attaque. Addington, ainsi menacé, se crut forcé de chercher des auxiliaires parmi les hommes qu’il avait long-temps combattus. Le public n’apprit pas sans une extrême surprise que Tierney venait d’être appelé au poste lucratif de trésorier de la marine. Ce choix n’était pas heureux. Malgré une facilité et un talent de parole incontestables, Tierney, jeune encore, et très inférieur aux chefs principaux de son parti, n’était pas en mesure d’assurer leur appui au ministère dans les rangs duquel il venait seul se placer. La violente opposition qu’il avait faite au ministère de Pitt, avec qui il s’était battu en duel sept ans auparavant, ne semblait pas, d’ailleurs, devoir le désigner aux préférences d’Addington. Pitt vit dans une telle alliance l’intention de ne plus garder envers lui aucun ménagement, et il en conçut un ressentiment très vif.

Le colonel Patten, membre de ce qu’on appelait la nouvelle opposition, proposa à la chambre des communes de porter contre les ministres un vote de censure fondé sur ce qu’ils auraient trompé la nation et trahi les intérêts du pays en entretenant dans le public des espérances de paix lorsqu’ils connaissaient déjà les vues agressives de la France, et en restituant à la Hollande le cap de Bonne-Espérance à une époque où le renouvellement de la guerre était déjà plus que probable. Pitt, au lieu d’appuyer ou de combattre la proposition, demanda qu’elle fût écartée par la question préalable, attendu qu’à son avis ni les reproches adressés au cabinet, ni les argumens qu’il y opposait, n’étaient suffisamment justifiés. Ce terme moyen, repoussé également par le ministère et par la nouvelle opposition dont Canning fut, en cette circonstance, l’organe le plus énergique, fut rejeté à l’immense majorité de 333 voix contre 56. Pitt se retira alors avec ses adhérens les plus intimes. Beaucoup de membres de l’ancienne opposition, qui ne voulaient ni voter en faveur d’Addington, ni soutenir une résolution conçue dans un esprit contraire à la paix, se retirèrent également. Le ministère resta ainsi en présence de ce qu’il y avait de plus impatient et de plus ardent dans le parti de la guerre la victoire, dès-lors, n’était pas douteuse ; 275 voix se prononcèrent contre la proposition du colonel Patten, qui ne réunit que 34 suffrages.

La conduite que Pitt tint en cette circonstance fut sévèrement blâmée par toutes les opinions. On trouva qu’elle manquait non-seulement de netteté et de franchise, mais encore d’habileté, et qu’il avait amoindri sa position en provoquant un vote qui avait permis de compter les voix si peu nombreuses dont il pouvait disposer d’une manière absolue. Addington, après cet éclat, put croire que son ministère était enfin affermi dans une position indépendante. Il avait déclaré que, si la chambre lui donnait tort, il obéirait, en se retirant, à la volonté qu’elle aurait ainsi manifestée. L’optimisme, si commun chez les dépositaires du pouvoir, devait donc lui faire supposer que la majorité venait de donner à son système une sanction solennelle et de s’engager envers lui. Ce qui était vrai, c’est que ses nombreux adversaires n’avaient pas encore trouvé un terrain sur lequel ils pussent se coaliser.

Les opérations militaires avaient commencé. Une armée française commandée par le général Mortier avait pris possession du Hanovre sans aucune résistance. En Amérique, les Anglais s’emparèrent presque aussi facilement des îles françaises de Sainte-Lucie, de Tabago, de Saint-Pierre et Miquelon, et des établissemens hollandais de Demerari, d’Essequibo et de Berbice. Dans les Indes orientales, où l’Angleterre avait à lutter, non pas contre les forces de la France, mais contre une confédération de princes indigènes liés à ses intérêts, les victoires d’Arthur Wellesley, brillant prélude de ses grandes destinées, brisèrent cette confédération, procurèrent à la compagnie une immense extension de territoire, et achevèrent de placer la vaste péninsule sous son contrôle absolu. Sur les côtes mêmes de la France, Dieppe et Granville furent bombardés, aussi bien que quelques ports hollandais. Cette guerre engagée avec tant de passion n’avait pourtant donné lieu encore à aucun choc grave et décisif, parce qu’un véritable champ de bataille manquait aux parties belligérantes, parce que chacune des deux, dominant presque exclusivement sur l’élément qui lui est propre, n’avait aucun moyen d’y attirer son ennemie. La formation d’une nouvelle coalition continentale dirigée par le cabinet de Londres contre le premier consul, le débarquement d’une armée française en Angleterre pouvaient seuls leur permettre de se prendre enfin corps à corps. Les élémens d’une coalition n’étaient pas mûrs alors, bien que l’effroi excité par l’ambition de Bonaparte ne dût pas tarder à en développer le germe. N’ayant pas encore à se prémunir, sous ce rapport, contre un danger immédiat, le premier consul se livrait avec ardeur aux préparatifs, si souvent repris et abandonnés depuis quelques années, d’une descente sur le territoire britannique. Une nombreuse et belle armée était réunie au camp de Boulogne, où le général Soult lui donnait cette puissante organisation qui devait la mettre en état d’exécuter plus tard de si grandes choses sur un autre théâtre. La flottille destinée à la transporter se rassemblait à Boulogne même, et à Brest une forte escadre se tenait prête à couvrir ses mouvemens. Quoique les Anglais affectassent de parler de ces préparatifs avec une sorte de dédain, et de désirer même une tentative qui, selon eux, ne pouvait aboutir qu’à la ruine de l’ennemi, les dispositions défensives auxquelles ils avaient recours prouvaient combien ils se préoccupaient des projets de la France. Leur attitude n’indiquait d’ailleurs ni l’abattement, ni la terreur. Rien ne rappelait le honteux spectacle que l’Angleterre avait présenté soixante ans auparavant, lorsque tout le monde s’accordait à reconnaître que l’invasion de cinq ou six mille Français eût suffi pour y déterminer une contre-révolution. En présence de toutes les forces du premier consul, la nation britannique se disposait courageusement à faire face aux dangers qui la menaçaient, et quatre cent mille volontaires enrégimentés s’apprêtaient à seconder les efforts de l’armée et de la milice.

Pitt ne restait pas étranger à ce grand mouvement patriotique. Cessant de voir une sinécure dans sa dignité de gardien des cinq ports, il formait en cette qualité un corps de trois mille hommes, dont il eut même un moment la pensée de prendre le commandement direct ; il s’occupait avec activité des détails de l’organisation, et étonnait les officiers de l’armée par sa rapide intelligence des choses militaires. Ces fonctions, si nouvelles pour lui, ne l’absorbaient pas tout entier. Dans la chambre des communes, il prit une part active à toutes les discussions engagées sur les moyens de repousser l’ennemi. Il appuya les mesures proposées par les ministres, tout en faisant comprendre, dans un langage quelquefois hautain, qu’il ne les trouvait pas assez complètes, que le gouvernement n’avait pas à un assez haut degré le sentiment des périls publics, et n’y appliquait pas des remèdes assez vigoureux. Addington ayant présenté un plan pour le rétablissement de l’impôt du revenu aboli après le traité d’Amiens, Pitt proposa d’y introduire des adoucissemens qu’Addington repoussa d’abord avec vivacité, qu’il fit même rejeter par une majorité très considérable, et dont il finit, après un plus mûr examen, par demander lui-même et par obtenir l’adoption.

On se demandait généralement si le ministère serait en état de surmonter les difficultés de la situation. Il s’efforçait de faire preuve d’énergie, soit contre les ennemis du dedans dont, à Londres et à Dublin, il réprimait les complots et les tentatives d’insurrection par d’assez nombreuses exécutions capitales, soit contre ceux du dehors, en organisant la défense du territoire menacé ; mais on lui reprochait de ne pas porter dans ses mesures l’activité, la hardiesse, les grandes vues qui pouvaient en assurer l’efficacité, et sa popularité, déjà bien compromise, s’affaiblissait de plus en plus. Il essaya de se fortifier par l’adjonction de quelques nouveaux membres ; ces modifications insignifiantes n’eurent aucun effet sensible.

L’ancienne opposition, celle de Fox, et la nouvelle opposition, celle qu’on appelait le parti Grenville, parce que lord Grenville et son frère Thomas Grenville en étaient les chefs, s’étaient déjà mises d’accord pour renverser le cabinet. Parties de points bien différens et malgré des antécédens absolument contraires, ces deux oppositions n’étaient plus séparées que par des nuances qui tendaient à s’effacer. Pour compléter cette coalition et la rendre irrésistible, il ne manquait que l’adhésion de Pitt ; mais malgré de vives instances, dont Canning était l’organe le plus actif, Pitt hésitait à faire un pas qui, en lui donnant pour alliés ses adversaires de vingt années, pouvait compliquer et embarrasser son avenir. Vainement on lui disait que Fox et lord Grenville, unis pour combattre Addington, ne s’étaient pas engagés à confondre définitivement leur existence politique et à entrer ensemble au ministère : de telles réserves lui paraissaient illusoires. Cependant, il était dès lors bien décidé à ne plus soutenir Addington. Des pamphlets publiés de part et d’autre par des amis imprudens pour expliquer les négociations qui avaient eu lieu, quelques mois auparavant, entre les deux hommes d’état, avaient achevé de les exaspérer l’un contre l’autre, et une réconciliation paraissait tout-à-fait impossible.

A l’ouverture de la session suivante, Pitt se maintint encore quelque temps dans cette position incertaine. Il s’abstint de prendre part, à plusieurs débats dans lesquels la politique générale de l’administration fut violemment combattue. Des mesures ayant été proposées pour compléter l’organisation des corps de volontaires, il se plaignit de ce qu’on ne donnait pas assez de soins à l’instruction militaire et à la discipline de ces corps, mais il défendit l’institution même contre les attaques de Windham ; il soutint qu’en la perfectionnant on pouvait en tirer un grand parti, et il indiqua les moyens de l’améliorer. Il dénonça aussi la mollesse avec laquelle on procédait aux armemens maritimes, protestant d’ailleurs contre la supposition que ces observations critiques pussent lui être inspirées par des préventions personnelles, par des calculs de parti auxquels il se serait reproché de se laisser entraîner dans un moment où toute autre pensée devait s’absorber dans celle de la défense commune.

La modération même avec laquelle Pitt signalait les fautes du cabinet était faite pour donner plus de force à ses agressions ; mais le moment était arrivé où ces manifestations devaient prendre un caractère plus décidé et plus hostile. Après avoir long-temps résisté à la plupart de ses amis qui le poussaient à s’unir à l’opposition et dont les excitations passionnées n’étaient combattues auprès de lui que par les conseils du sage Wilberforce, il céda enfin. Il craignait, peut-être, qu’une plus longue résistance de sa part ne décidât ses partisans à l’abandonner pour se rallier, soit à Fox, soit à lord Grenville. On a dit aussi qu’il éprouvait quelque inquiétude de l’ascendant qu’Addington prenait peu à peu sur l’esprit du roi. Enfin, il ne serait pas juste de méconnaître qu’aux intérêts personnels dont Pitt subissait l’influence, il se mêlait en réalité des considérations d’intérêt public assez puissantes, assez évidentes pour lui faire illusion à lui-même sur les motifs de sa conduite, pour lui présenter comme l’accomplissement d’un devoir ce qui n’était, à certains égards, qu’une satisfaction donnée à ses passions. Il lui était permis de penser, bien d’autres pensaient avec lui que l’Angleterre réclamait le secours de sa main puissante pour la défendre contre les immenses périls dont elle était menacée et qu’aggravait encore l’état précaire de la santé du roi, livré alors à un nouvel accès de sa terrible maladie qui, s’il s’était prolongé davantage, eût soulevé, de nouveau la question de la régence.

Pitt se décida donc à joindre ses efforts à ceux des autres adversaires du cabinet. Dès lors, le résultat de la lutte ne fut plus douteux. Les trois partis coalisés, celui de Fox, celui de lord Grenville et celui des adhéreras immédiats de Pitt, comprenaient, sauf de très rares exceptions, tout ce que l’Angleterre renfermait de personnages considérables par le rang, la naissance, l’importance personnelle et le talent. Dans l’une comme dans l’autre chambre, les ministres ne pouvaient plus compter que sur la masse de ces homme timides, que toute idée d’opposition effraie, qui voient un danger et presque un crime dans les mouvemens toujours tumultueux des partis, qui, après avoir accepté un ministère, lui conservent leur appui tant qu’il est maintenu au pouvoir, mais qui ne sont pas capables de rendre cet appui bien efficace lorsqu’il est isolé. Réunis à cette autre classe d’hommes que leur position officielle et subordonnée place dans la dépendance presque nécessaire des dépositaires de l’autorité, et au très petit nombre de membres de l’ancienne opposition qui s’en étaient séparés, à l’exemple de Tierney et de Sheridan, ils formaient encore une majorité numérique en faveur du cabinet, mais cette majorité était trop faible pour balancer long-temps les forces de la coalition.

Cette coalition, il est vrai, n’était pas franche et complète. Pitt, averti sans doute par le souvenir de celle dont il avait si glorieusement triomphé au début de sa carrière, s’efforçait d’éviter les fautes sous lesquelles avait alors péri pour long-temps la popularité de Fox. Après lui avoir si souvent reproché de trahir son passé et ses propres sentimens en s’alliant à lord North, à un adversaire séparé de lui par des injures mortelles, il ne voulait pas s’exposer à une semblable accusation. Il n’eut donc ni avec lui ni avec les whigs aucune communication directe, il eut soin de ne se lier à son égard par aucun engagement, et tout en promettant, si jamais il était appelé à former un cabinet, de le désigner au roi parmi les hommes qu’il conviendrait d’y admettre, il déclara qu’il ne s’engageait pas à le faire accepter. C’était seulement par l’intermédiaire de Canning et de lord Leveson Granville, celui qu’on a vu depuis ambassadeur à Paris, qu’il communiquait avec son ancien rival. Lord Granville, moins circonspect, était à la fois en rapport avec Pitt et avec Fox, et formait en quelque sorte le nœud de cette confédération.

Le premier acte par lequel Pitt proclama la détermination qu’il avait prise de se mettre en guerre ouverte avec le ministère fut très significatif. Le 15 mars 1804, il proposa de prier le roi de faire communiquer à la chambre des communes un état détaillé du nombre des vaisseaux de guerre comparé à ce qu’il était en 1792, et des dispositions prises, tant par le précédent cabinet que par le cabinet alors existant, pour entretenir ou augmenter cette force. Il ne dissimula pas que le but de sa motion était de prouver la coupable négligence de l’amirauté et l’incapacité administrative de l’homme qui la dirigeait, de lord Saint-Vincent, incapacité égale à ses talens militaires. La motion fut soutenue par Fox et par plusieurs autres whigs. Cependant, fidèles à leur prédilection pour les opinions politiques de lord Saint-Vincent, qu’ils affectaient de séparer toujours des autres membres du cabinet, ils exprimèrent l’espérance de voir l’enquête tourner à son honneur. Addington se prononça contre une proposition qui ne lui paraissait propre qu’à faire perdre du temps sans aucun avantage, et il défendit le premier lord de l’amirauté contre les imputations dont il avait été l’objet. Tierney, Sheridan, avaient déjà répondu avec beaucoup de vivacité à l’argumentation de Pitt ; Sheridan, particulièrement, n’avait pas craint de le représenter comme obéissant aux inspirations d’une ambition factieuse. Le zèle ministériel dont Sheridan se montrait animé depuis quelque temps prêtait trop aux interprétations malveillantes pour qu’il n’y eût pas, de sa part, quelque imprudence à provoquer des représailles par de telles personnalités. Quelques plaisanteries mordantes que Pitt lui jeta au milieu d’une réplique pleine de faits et de calculs précis furent accueillies par les rires approbateurs d’une grande partie de la chambre. Néanmoins une majorité de 201 voix contre 130 refusa l’enquête demandée.

Pitt s’était enfin engagé. L’étonnement des hommes habitués à le considérer comme le représentant du pouvoir, comme l’adversaire permanent de toute opposition, était bien grand. Parmi ceux qu’on appelait les amis du roi, on s’indignait de le voir marcher sur la même ligne que Fox, on disait qu’il se perdait, que toute son existence politique était compromise par une telle faute. Pitt ne pouvait plus reculer. Bientôt après, on le vit combattre un bill proposé par le ministère pour l’augmentation de la milice irlandaise, augmentation qui, à ce qu’il prétendait, contribuerait beaucoup moins efficacement à la sûreté du royaume que la formation d’une armée de réserve dont on avait eu un moment la pensée. Le bill ne passa qu’à une très faible majorité.

Le ministère était fortement ébranlé. La coalition résolut de lui livrer une attaque décisive qui mettrait complètement en évidence l’accord des partis réunis pour le renverser. Le 23 avril, Fox demanda que la chambre se formât en comité général à l’effet de réviser tous les actes passés pour la défense du territoire, et de rechercher les autres mesures qui pourraient être nécessaires. Les explications qu’il donna en développant sa proposition ne permirent pas de douter qu’il ne fallût la considérer comme un acte d’accusation dressé contre l’inhabileté et la faiblesse du gouvernement. Pitt parla dans le même sens avec beaucoup de talent, de vivacité, presque de violence. Il s’étendit longuement sur l’état du pays, sur les dangers auxquels il se trouvait exposé par l’insuffisance des dispositions faites pour résister à une invasion. Il applaudit à la motion de Fox comme au meilleur moyen d’établir, pour le salut de l’Angleterre, une complète union entre tous les hommes à qui l’expérience des douze mois écoulés depuis la rupture de la paix d’Amiens avait donné la conviction que les ministres manquaient absolument de l’énergie réclamée par les circonstances. D’accord avec Fox sur tous les autres points, il ne différa de son opinion que sur une question théorique qui se rattachait à l’ensemble de leurs doctrines respectives : Fox avait contesté au roi le droit d’appeler ses sujets, sans le concours du parlement, à prendre les armes pour repousser l’ennemi ; Pitt soutint que ce droit, fondé sur une nécessité évidente, était inhérent à la prérogative royale. Windham se prononça aussi pour l’enquête. Les ministres et leurs adhérens s’efforcèrent de prouver que rien, dans les conjonctures où l’on se trouvait alors, ne justifiait un procédé aussi extraordinaire, aussi propre à agiter le pays et à ébranler le pouvoir ; le procureur-général Perceval qualifia en termes piquans et sévères l’étrange alliance qui constituait la coalition dont le ministère avait à repousser les attaques. Cette objection était singulièrement déplacée de la part d’une administration dans laquelle Tierney siégeait à côté d’Addington : aussi donna-t-elle lieu à de dures répliques. La proposition de Fox finit par être rejetée, mais elle obtint une minorité imposante, 204 voix contre 256. Le surlendemain, dans un débat relatif à l’organisation de l’armée de réserve, le ministère, combattu également par Pitt et par Fox, n’eut qu’une majorité plus faible encore : M voix se prononcèrent en sa faveur, 203 en faveur de la coalition. Ce fut le signal de la mort du cabinet. Devant cette opposition si supérieure en force morale, et déjà presque égale en nombre, Addington comprit qu’il ne pouvait plus lutter. Le 30 avril, au moment où allaient s’ouvrir, dans les deux chambres, des discussions qui eussent reproduit les attaques dirigées contre le système des ministres, ceux-ci en demandèrent l’ajournement, en donnant à entendre qu’ils avaient remis au roi leurs démissions, et que des négociations étaient ouvertes pour leur trouver des successeurs.

Les esprits étaient dans une vive anxiété. On s’attendait généralement à la formation d’un cabinet pris dans les trois fractions parlementaires dont se composait la coalition, et qui eût, par conséquent, représenté tous les partis, toutes les opinions. On se rappelait qu’au commencement de la guerre de sept ans, c’était une combinaison semblable qui, en réunissant comme en un faisceau toutes les forces du pays, avait préparé les glorieux triomphes d’une lutte engagée d’abord sous des auspices assez défavorables. Un autre Pitt, un autre Fox, avaient alors mis fin à une longue rivalité et, par leur réconciliation, avaient rendu possible la formation d’un gouvernement qui fit la gloire et la, puissance de l’Angleterre. On se plaisait à penser que leurs enfans allaient suivre cet exemple, comme si les analogies apparentes des situations n’eussent pas caché d’énormes différences, comme si les rivalités personnelles qui divisaient cinquante ans auparavant les hommes d’état anglais en coteries mobiles et variables eussent eu le moindre rapport avec les grands et glorieux partis fondés depuis sur des oppositions radicales de principes et d’intérêts permanens, comme si enfin l’union du premier Pitt avec le premier Fox n’avait pas eu pour condition, de la part de celui-ci, une soumission entière, absolue, humiliante, que son illustre fils n’eût acceptée à aucun prix.

George III avait d’ailleurs d’autres pensées. Ce prince qui, dans les intervalles des accès de sa déplorable maladie, conservait une force de volonté, une suite d’idées et même une sagacité vraiment remarquables, était bien décidé à ne pas se livrer d’une manière absolue à la coalition. Le ministère qu’elle combattait avait fini par obtenir toute sa confiance. La douceur des manières d’Addington, son ton de respectueuse déférence, plaisaient à un monarque qui avait dû subir pendant vingt ans l’esprit de domination et les formes altières de Pitt. Il aimait, dans le chancelier lord Eldon, cet attachement instinctif, tenace, un peu aveugle aux idées et aux institutions anciennes, ces doctrines du pur torysme qui formaient le trait principal de sa propre politique. Fort mécontent de l’attitude que Pitt avait prise depuis quelques mois, il comprenait pourtant la nécessité de recourir à lui pour fortifier une administration évidemment trop faible ; mais il n’aurait voulu ni lui abandonner toute l’autorité, ni surtout admettre avec lui dans son conseil les nouveaux auxiliaires de cet homme d’état. Il eût désiré le réunir à Addington dans un même cabinet, et il paraît même que, plus d’un mois avant l’époque à laquelle nous sommes parvenu, lord Eldon était entré, à ce sujet, en communication avec l’ancien ministre. Ces tentatives n’avaient pas eu de suite, soit que l’état de la santé du roi les eût fait abandonner, soit qu’on eût reconnu l’impossibilité d’arriver à un résultat.

Pitt cependant n’avait pas rompu ses relations avec le chancelier. La veille du jour où il appuya avec tant de véhémence l’attaque de Fox contre le ministère, il avait écrit à lord Eldon pour le prier de remettre au roi une lettre par laquelle, en annonçant la démarche décisive qu’il se proposait de faire, il déclarait d’ailleurs qu’il n’avait d’engagement avec personne. C’était, en quelque sorte, provoquer des propositions qui ne se firent pas attendre. Addington ayant pris enfin la résolution de se retirer, le chancelier fut envoyé à Pitt pour l’inviter à former un ministère, et, après quelques pourparlers dont les détails ne sont pas connus, Pitt le chargea de mettre sous les yeux du roi un mémoire qui contenait le développement de ses idées sur le système à adopter. Suivant lui, le nouveau cabinet devait comprendre les chefs principaux des grands partis qui divisaient le parlement : c’était le seul moyen de donner au pouvoir la force dont il avait besoin pour soutenir au dehors une guerre terrible, destinée, suivant toute apparence, à durer bien long-temps encore, et pour conserver la tranquillité intérieure, menacée surtout par la situation de l’Irlande. De pareilles idées n’étaient rien moins que conformes à la pensée de George III. Aussi reçut-il avec humeur une communication qui lui parut également dépourvue de bon sens et de sincérité : c’est ainsi qu’il la qualifia dans un billet écrit à lord Eldon. Cependant, après un nouvel échange d’explications qui calmèrent ce premier mécontentement, Pitt fut admis en présence du roi. Comme il avait renoncé à reproduire le projet de l’émancipation des catholiques, qui avait été trois ans auparavant le motif ou le prétexte de sa retraite, comme sur tous les autres points de la politique pratique ses vues étaient en accord avec celles du monarque, aucune question de principe ne se mêla à la négociation. Les questions personnelles restaient seules à résoudre ; elles étaient graves. Pitt se crut obligé de demander que lord Grenville et même Fox entrassent avec lui dans le nouveau cabinet. Aux considérations générales qu’il avait déjà fait valoir pour démontrer les avantages de cette combinaison, il en ajouta de spéciales tirées du délabrement de sa santé, qui imposait, en quelque sorte, au roi le devoir de se concilier d’avance des hommes que peut-être une nécessité absolue l’obligerait bientôt à appeler dans son conseil. C’était lire dans l’avenir avec une singulière précision. Après quelques objections, George III consentit d’assez bonne grace à ce que lord Grenville fît partie du ministère ; mais les préventions qu’il nourrissait contre Fox ne purent être surmontées, et à toutes les instances de Pitt il opposa un refus tellement péremptoire, que celui-ci, ne jugeant pas convenable d’insister, se résigna, sans beaucoup de regret peut-être, à laisser le chef de l’opposition en dehors de ses arrangemens.

En sortant du cabinet du roi, Pitt fit annoncer à Fox et à lord Grenville le résultat de cette audience. Fox s’y attendait. Dès la veille, il avait remis à Thomas Grenville, frère de lord Grenville et leur intermédiaire habituel, une note par laquelle il les engageait l’un et l’autre, dans le cas où, comme cela était probable, le roi le frapperait lui-même d’exclusion, à accepter néanmoins les offres qui pourraient leur être faites. Loin de manifester aucun dépit en recevant la communication de Pitt, il répondit qu’il n’était plus d’âge à regretter bien vivement de ne pas être appelé aux fonctions publiques, mais qu’il avait des amis à qui il conseillerait de se rattacher au gouvernement, et qu’il espérait que Pitt leur ferait place dans son cabinet. Pitt, touché d’un procédé aussi franc et aussi généreux, s’empressa de lui faire demander un entretien pour s’entendre avec lui sur l’accomplissement du vœu qu’il venait d’exprimer. Fox y consentit, et l’entrevue devait avoir lieu le lendemain matin, quand Grey et les autres adhérens de Fox, pour qui il avait voulu stipuler, résolurent à l’unanimité de ne pas entrer sans lui dans l’administration ; lord Grenville, de son côté, fit, en termes secs et blessans, une déclaration conçue dans le même sens. L’entrevue projetée entre Pitt et Fox n’avait dès-lors plus d’objet ; ce dernier retira le consentement qu’il y avait donné. Pitt s’efforça de changer la détermination de lord Grenville, mais lord Grenville fut inébranlable ; depuis long-temps, à ce qu’on prétend, il aspirait à s’émanciper de la position subordonnée où il s’était trouvé dans le ministère dont ils avaient fait partie ensemble pendant tant d’années. Pitt dut bientôt reconnaître qu’il n’était plus possible de le regagner. « Eh bien ! s’écria-t-il avec un dépit qui prouve à quel point les difficultés de la situation et les souffrances physiques avaient fini par altérer la sérénité habituelle de son caractère ; eh bien ! je prouverai à cet homme orgueilleux que, pour le service et avec la confiance du roi, je puis me passer de lui ; ma santé est telle d’ailleurs, qu’il pourra m’en coûter la vie. »

Les personnages politiques qui, comme Windham, suivaient depuis quelque temps la bannière de lord Grenville s’étant associés à son refus, Pitt se vit forcé de modifier gravement le plan qu’il avait d’abord formé pour la composition de son ministère. On s’était attendu à un renouvellement complet du cabinet ; Pitt dut y conserver la plupart des collègues d’Addington. L’amiral lord Saint-Vincent, les secrétaires d’état Yorke et lord Hobart, furent les seuls qui se retirèrent ; le duc de Portland, lord Eldon, lord Westmoreland, lord Chatham, lord Castlereagh, lord Hardwicke, conservèrent leurs fonctions de président du conseil, de chancelier, de garde-du-sceau privé, de grand-maître de l’artillerie, de président du bureau de contrôle et de vice-roi d’Irlande. Lord Hawkesbury passa de la secrétairerie d’état des affaires étrangères à celle de l’intérieur. Pitt, redevenant lui-même chef du gouvernement en qualité de premier lord de la trésorerie et de chancelier de l’échiquier, fit nommer lord Harrowby et lord Camden secrétaires d’état des affaires étrangères et des colonies, lord Melville premier lord de l’amirauté, et lord Malgrave chancelier du duché de Lancastre avec voix dans le cabinet. William Dundas, fils de lord Melville, devint secrétaire de la guerre ; Canning, trésorier de la marine, et Huskisson, secrétaire de la trésorerie.

C’est le 12 mai 1804 que fut annoncée officiellement la formation de ce ministère. La composition du nouveau cabinet excita généralement une surprise qui n’était rien moins que de la satisfaction. Les espérances exagérées que l’opinion publique s’était plu à fonder sur les résultats du concours de tous les hommes éminens un moment réunis dans la coalition se trouvaient complètement déçues. En reprenant la direction du gouvernement, non-seulement Pitt n’y ramenait aucun de ses anciens adversaires, mais il se séparait d’une portion considérable du parti dont il avait été si long-temps le chef unique, il laissait dans les rangs ennemis plusieurs de ses principaux lieutenans qui l’accusaient hautement d’avoir manqué de loyauté en n’exigeant pas l’admission de Fox dans le ministère. En vain ses amis rappelaient qu’il n’y avait eu entre lui et Fox aucune promesse, aucun engagement ; en vain disaient-ils qu’après avoir sincèrement essayé de surmonter les répugnances que son ancien rival inspirait au roi, il n’avait pas dû, lorsqu’il en avait reconnu l’impossibilité, pousser plus loin une insistance qui eût jeté l’Angleterre dans l’anarchie. L’opinion publique, toujours portée à mettre en doute la bonne foi et le désintéressement des hommes politiques, n’admettait pas ces explications : en voyant Pitt lutter avec Fox contre le ministère qui venait de succomber, on s’était persuadé qu’ils avaient étroitement uni leurs intérêts et leurs chances d’avenir ; on repoussait comme de vaines subtilités les distinctions destinées à prouver qu’ils avaient pu combattre l’un à côté de l’autre sans contracter une véritable alliance, et cette alliance, on en imputait naturellement la rupture à celui qui recueillait seul les fruits de la victoire commune, à celui que ses anciens amis eux-mêmes dénonçaient si violemment. De telles accusations étaient peu logiques, et pourtant on ne peut pas dire que le sentiment dont elles émanaient fût absolument faux : ce sentiment, c’était celui de la solidarité que toute coalition établit entre les hommes et les partis qui y prennent part. Quelles que soient les précautions de forme, les restrictions de langage par lesquelles ils essaient quelquefois de décliner cette responsabilité, ils ne parviennent jamais à s’y soustraire complètement, parce que les faits surpassent en puissance les paroles les plus habilement arrangées, parce qu’on se rappelle encore les uns lorsque les autres sont depuis long-temps oubliées. Il ne faut pas sans doute en induire la réprobation absolue des coalitions ; ce qui est vrai, c’est que, comme on l’a dit des guerres civiles, si elles ne sont pas toujours le pire des maux, elles sont au moins le pire des remèdes.

Pitt en fit l’épreuve. La force morale qu’il avait acquise en consacrant vingt années de sa vie politique à la défense du pouvoir et des principes d’autorité se trouva compromise par quelques mois d’opposition. La confiance sans bornes, le respect presque superstitieux qu’il inspirait au grand parti dont il était en quelque sorte le créateur et qu’il venait de diviser, furent ébranlés. Ceux même qui se rallièrent autour de lui, étonnés d’avoir eu un moment à le combattre, crurent moins à son infaillibilité. Par une conséquence nécessaire, l’ancienne opposition gagna en force et en crédit tout ce que perdait le parti du gouvernement. Elle vit rentrer dans son sein le petit nombre de ses membres qui s’étaient joints à Addington ; lord Grenville et ses amis, emportés par leurs ressentimens contre Pitt, se confondirent complètement avec elle ; Addington même, et la faible fraction de la chambre des communes qui recevait ses inspirations, s’en rapprochèrent jusqu’à un certain point. Avec de tels auxiliaires, Fox, naturellement confiant, pouvait espérer une victoire prochaine.

Telles étaient les circonstances dans lesquelles Pitt, toujours ferme, inébranlable, mais malade, épuisé par le travail, aigri par tant de contrariétés, reprenait la direction de la politique de son pays au milieu d’une guerre extérieure dont les difficultés et les dangers eussent suffi pour absorber toute la puissance de son génie. Lorsque sa pensée se reportait à vingt années en arrière, elle devait être douloureusement frappée du contraste de sa situation actuelle avec celle où il s’était trouvé lorsqu’au début de sa carrière, à l’âge où d’ordinaire les hommes ne sont pas encore nés à la vie politique, on l’avait vu, vainqueur d’une autre coalition de partis, commencer avec tant d’éclat son glorieux et long ministère.

Ce que les partis coalisés avaient particulièrement reproché à Addington, c’était la faiblesse, l’insuffisance du système combiné pour la défense du territoire britannique, système dans lequel il faisait, disait-on, une trop large part à l’organisation des volontaires comparativement aux forces régulières. Pitt, à peine entré dans l’exercice de ses fonctions ministérielles, s’empressa de proposer à la chambre des communes la formation d’une armée de réserve composée d’hommes levés dans chaque paroisse en proportion de sa population, et destinée à fournir annuellement douze mille recrues à l’armée de ligne. Addington et ses amis combattirent, comme on devait s’y attendre, ce nouveau projet. Fox et Windham, sans en désapprouver l’ensemble, y firent de nombreuses objections, et Grey réussit, dans un moment ou la plupart des amis du cabinet étaient absens de la chambre, à faire résoudre dans le sens de l’opposition une question incidente. Pitt en ressentit une extrême irritation ; l’opposition, au contraire, encouragée par ce petit succès, conçut l’espoir de faire rejeter le bill, et la discussion prit un caractère de violence qui mit au grand jour l’exaspération des esprits. Sheridan se fit surtout remarquer par ses emportemens et par ses sarcasmes. Rappelant qu’Addington s’était cru obligé de se retirer lorsqu’il n’avait plus été appuyé que par une faible majorité, il en tira la conséquence que Pitt était tenu de suivre cet exemple. Pitt répondit que le rejet même de sa proposition ne le déterminerait pas à donner sa démission, tant qu’il conserverait l’espérance d’être utile à son pays en gardant le pouvoir. Comme il y avait eu, dans le cours du débat, des allusions malveillantes au refus fait par le roi d’admettre Fox dans le conseil, il déclara qu’il n’entrerait dans aucun éclaircissement sur cette application d’une prérogative incontestable de la couronne. Il protesta que, pour son compte, il avait vivement désiré une administration établie sur de plus larges bases, mais il ajouta que le spectacle même de la délibération dans laquelle on était alors engagé l’amenait à douter de la possibilité qu’il y aurait eu de mettre d’accord un cabinet composé d’élémens aussi hétérogènes. Il se plaignit avec quelque émotion de la conduite de certains personnages qui, après lui avoir témoigné naguère une confiance illimitée, après avoir dit hautement que sa rentrée au ministère suffirait pour calmer leurs anxiétés sur l’état du pays, venaient de se séparer de lui par le seul motif qu’il ne comptait pas au nombre de ses collègues un homme dont ils ne pouvaient défendre si chaudement la cause sans contredire leur passé. Ces personnalités amenèrent des répliques passionnées. Le bill, appuyé par Canning et par lord Castlereagh, passa pourtant, mais il ne s’en était fallu que de trente voix que Grey n’en fit voter le rejet, et la majorité définitive qui le sanctionna fut seulement de 265 voix contre 223. A la chambre des lords, où lord Grenville le combattit aussi, il réunit un peu plus des deux tiers des suffrages.

Ce résultat péniblement obtenu mettait en évidence les difficultés de la situation du nouveau ministère. Il faut pourtant remarquer que, sur cette question, des engagemens pris d’avance avaient modifié les rapports généraux des partis dans un sens contraire au gouvernement. Pitt emporta avec plus de facilité quelques votes financiers qu’il eut ensuite à demander, particulièrement pour payer un nouvel arriéré de la liste civile.

La session tirait à sa fin. Elle se termina, en quelque sorte, par la résurrection d’une question importante qui, après avoir puissamment agité les esprits quinze ans auparavant, semblait depuis quelque temps ensevelie sous l’indifférence publique : la question de l’abolition de la traite. Compromise par la réaction que la révolution française avait excitée contre toutes les idées généreuses et libérales, elle était tombée dans une telle défaveur qu’on n’osait presque plus en entretenir la chambre des communes. L’année précédente, Wilberforce lui-même avait cru devoir s’abstenir de reproduire sa motion annuelle. On vit alors un exemple de ce singulier phénomène qui précède presque toujours l’accomplissement des grandes réformes et des innovations hardies. L’esprit public, au moment même où il semble y renoncer après de longues et inutiles tentatives, ne fait en réalité que se recueillir pour l’effort décisif qui doit en assurer le triomphe. Tout à coup les préjugés qui avaient paralysé jusqu’alors l’énergie des amis des noirs parurent se dissiper. Les objections tirées du danger des idées d’émancipation propagées par le jacobinisme, et des désastres qui en étaient résultés dans les colonies françaises, perdirent de leur puissance. Enfin, l’opiniâtre résistance des propriétaires des colonies et de leurs partisans vint elle-même à faiblir, non par l’effet de leur conversion aux principes de la philanthropie, mais parce qu’une circonstance singulière donna subitement une autre direction à leurs préoccupations intéressées. Les armes de l’Angleterre avaient conquis les vastes plaines de la Guyane ; les colons des Antilles craignirent que si la traite introduisait dans cette contrée encore presque déserte une nombreuse population ouvrière, les produits tropicaux dont ils avaient eu jusqu’alors le monopole ne devinssent l’objet d’une concurrence qui en diminuerait la valeur. Dès-lors la traite leur apparut sous un aspect tout différent. Wilberforce, s’emparant avec ardeur de cet heureux concours de circonstances, présenta de nouveau sa proposition d’abolition. Elle obtint, comme à l’ordinaire, le concours de Pitt et de Fox, et bien que combattue par Addington, qui en contesta l’opportunité, par Windham et lord Castlereagh, qui nièrent l’efficacité de la mesure tant que les autres gouvernemens ne s’y seraient pas associés, elle fut adoptée par plus des deux tiers de l’assemblée. Portée aussitôt à la chambre des lords, elle ne put y être mise en délibération à une époque aussi avancée de la session, et on convint d’un commun accord de l’ajourner à l’année suivante.

La guerre ne fut pas conduite, cette année, bien activement. Gorée, repris par les Français, fut reconquis deux mois après par une seule frégate anglaise. L’établissement hollandais de Surinam, dans la Guyane, se rendit aux forces britanniques. Une escadre française commandée par l’amiral Linois fut battue dans la mer des Indes. Tous les regards restaient fixés sur le camp de Boulogne et sur les immenses préparatifs qui s’y poursuivaient. On s’en préoccupait d’autant plus à Londres qu’on n’avait pu parvenir à empêcher la concentration de la flottille destinée au transport de la redoutable armée depuis si long-temps rassemblée sur les côtes de la Manche. Nelson osa l’attaquer jusque dans le port avec des bateaux sous-marins préparés à cet effet. Cette tentative audacieuse, renouvelée à plusieurs reprises, échoua complètement.

L’attitude défensive qui faisait peser sur l’Angleterre le fardeau de la guerre sans susciter à la France le moindre danger sérieux, ne pouvait convenir au génie de Pitt. Quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis sa rentrée aux affaires que tout avait changé de face. Jusqu’alors l’Espagne, malgré l’alliance offensive et défensive qui la liait à la France, était restée étrangère aux hostilités. Le gouvernement français l’avait dispensée, moyennant le paiement d’un énorme subside, de lui fournir les secours en hommes et en vaisseaux auxquels l’obligeait le traité de Saint-Ildefonse, et le cabinet de Londres lui-même, informé de cet arrangement, avait jugé plus conforme à ses intérêts de ne pas y voir un motif de rupture. Le principal motif de cette tolérance singulière, c’est la crainte qu’il éprouvait d’exposer le Portugal, son allié, à une attaque que ce royaume n’était pas en état de repousser. Cependant, s’apercevant bientôt que l’Espagne n’observait pas scrupuleusement l’espèce de neutralité dans laquelle son gouvernement avait déclaré vouloir se renfermer, qu’elle se livrait à de grands préparatifs maritimes, et qu’elle donnait passage sur son territoire aux matelots envoyés pour renforcer les escadres françaises qui venaient relâcher sur ses côtes, Pitt fit entendre à la cour de Madrid de menaçantes remontrances. On y répondit d’une manière évasive et peu satisfaisante. En ce moment même, quatre frégates parties des colonies espagnoles traversaient l’Océan avec de riches cargaisons destinées à la métropole. On se persuada à Londres que le gouvernement espagnol n’attendait, pour manifester ses intentions hostiles, que l’arrivée de ce trésor en lieu de sûreté, et on résolut de le prévenir. En exécution des ordres donnés à cet effet, les frégates furent attaquées, le 5 octobre, à peu de distance des côtes d’Espagne. L’une des quatre périt en se défendant, les trois autres furent conduites en Angleterre, et, le 12 décembre, l’Espagne répondit à cette odieuse agression par une déclaration de guerre formelle.

La France acquérait ainsi un allié dont les forces navales, encore considérables malgré toutes les pertes éprouvées dans les guerres précédentes, pouvaient lui donner les moyens de lutter moins désavantageusement contre la supériorité maritime de l’Angleterre et faciliter même l’expédition préparée à Boulogne. Pitt, cependant, travaillait de tous ses efforts à détourner la menace toujours suspendue sur son pays en formant une nouvelle coalition continentale qui reportât sur la France les périls de la guerre. La politique suivie par le chef du gouvernement français le servit merveilleusement dans ce projet. Napoléon avait, peu de mois auparavant, substitué au titre d’abord décennal, puis viager de premier consul, la couronne héréditaire d’empereur. Cette élévation prodigieuse, loin de calmer son ambition, n’avait fait que la rendre plus active, et son attitude à l’égard des gouvernemens étrangers devenait de plus en plus hautaine et provoquante. L’exécution du duc d’Enghien, enlevé en pleine paix sur le territoire d’un souverain allemand, venait de soulever en Europe une indignation mêlée de terreur. Cette insulte à l’indépendance des états faibles, cet attentat au droit des gens paraissaient d’autant plus effrayans, que d’autres actes analogues, bien que moins graves, tendaient à y faire voir le résultat d’un système. Sous prétexte que les agens anglais accrédités auprès des cours continentales y tramaient des complots contre la tranquillité intérieure de la France et contre la vie de son nouveau monarque, Napoléon leur avait déclaré une guerre personnelle. Il fit enlever, par un détachement de l’armée française stationnée en Hanovre, le ministre britannique qui résidait dans le cercle de la Basse-Saxe. Celui qui résidait à Stuttgardt put à peine, par une prompte fuite, se dérober à un sort semblable. Celui qui représentait le cabinet de Londres auprès de la cour de Munich fut également expulsé. Les petits états germaniques courbaient la tête sous une dictature à laquelle ils n’étaient pas en mesure de résister, et qui, d’ailleurs, s’était fait agréer de leurs souverains en leur ménageant des agrandissemens de territoire ; mais un sourd mécontentement fermentait dans les populations, et les puissances plus considérables ou mieux placées pour résister au dominateur de la France commençaient à chercher sérieusement les moyens de le contenir.

Depuis long-temps déjà, de graves contestations s’étaient élevées entre le cabinet des Tuileries et la cour de Saint-Pétersbourg. L’empereur Alexandre n’avait cessé de réclamer une indemnité pour le roi de Sardaigne, l’évacuation et la neutralité du royaume de Naples, encore occupé par les Français, un arrangement à l’amiable des affaires de l’Italie, enfin la retraite de l’armée qui occupait le Hanovre, et la neutralité réelle du corps germanique. Ne pouvant obtenir sur ces points délicats une réponse satisfaisante qu’on lui avait long-temps laissé espérer et poussé à bout par l’assassinat du duc d’Enghien tondre lequel il fit entendre les plus vives protestations, l’empereur Alexandre rappela sa légation de Paris. Le cabinet de Londres s’empressa d’envoyer à Saint-Pétersbourg un ambassadeur qui devait profiter de l’irritation de l’empereur pour le pousser à une rupture ouverte avec la France et pour concerter avec lui le plan d’une confédération dans laquelle on entrevoyait dès-lors la possibilité de faire entrer plusieurs autres états. Le jeune roi de Suède, animé d’une haine particulière contre le gouvernement français, avait déjà rompu violemment les relations qui s’étaient établies entre les deux pays pendant sa minorité et allait au-devant des offres du cabinet de Londres. L’Autriche, plus lente, plus circonspecte, plus difficile à remuer, ne pouvait cependant assister avec indifférence aux progrès de l’influence française en Italie et en Allemagne ; et elle laissait apercevoir une disposition non équivoque à se joindre, dès qu’elle pourrait le faire avec quelque apparence de succès, aux efforts tentés pour arrêter les prodigieux développemens d’une puissance déjà gigantesque. La Prusse elle-même, trop peu ménagée par Napoléon, manifestait de temps en temps un mécontentement et une inquiétude dont on espérait tirer parti pour l’entraîner aussi à la guerre.

Des négociations couvertes d’un profond mystère se suivaient entre les divers états qui préparaient une nouvelle coalition contre la France. Pitt, déjà certain d’avoir bientôt des auxiliaires, se livrait à de vastes espérances et formait les projets les plus hardis. Il semblait, lorsqu’il en parlait à ses confidens intimes, avoir retrouvé la confiance et la vigueur de la jeunesse. Sur ces entrefaites, Napoléon, soit qu’il voulût faire parade, comme en d’autres circonstances, de sentimens pacifiques qui semblaient incompatibles avec les exigences de son ambition, soit par un empressement quelque peu puéril à traiter d’égal à égal, en vertu de son nouveau titre, avec une des premières têtes couronnées de l’Europe, écrivit directement à George III pour lui proposer la paix. La lettre était rédigée en termes très vagues. Aucune condition n’y était spécifiée ni même indiquée ; ce n’était qu’une banale déclamation sur les devoirs des souverains et les horreurs de la guerre. Le secrétaire d’état des affaires étrangères se borna à répondre à M. de Talleyrand que le gouvernement britannique ne pouvait prendre aucune détermination avant de s’être concerté avec celles des puissances continentales auxquelles il était lié par des rapports confidentiels, particulièrement avec la Russie. Une telle réponse n’était pas seulement un refus, c’était l’annonce de la coalition qui se préparait.

En même temps que Pitt se disposait à lutter vigoureusement contre les ennemis du dehors, il travaillait à fortifier son ministère et à lui donner dans le parlement une position plus assurée que celle qu’il avait eue pendant la précédente session. C’étaient moins des différences de principes que des ressentimens personnels qui l’avaient séparé d’Addington. Le roi, qui n’avait pas cessé de désirer et d’espérer la réunion de deux hommes dont, pour des motifs divers, il appréciait presque également les services, s’interposa pour les rapprocher. Il parvint à les réconcilier, et le 14 janvier 1805, Addington, élevé à la pairie sous le titre de vicomte Sidmouth, entra dans le cabinet comme président du conseil à la place du vieux duc de Portland qui se retira volontairement. Un de ses amis, lord Buckingham, jadis connu sous le nom de lord Temple, et frère aîné de lord Grenville, succéda, comme chancelier du duché de Lancastre, à lord Mulgrave, appelé à remplacer au département des affaires lord Harrowby, que l’état de sa santé venait d’obliger à la retraite. Vansittard et d’autres partisans d’Addington devinrent membres du conseil privé ou obtinrent des emplois inférieurs. L’expérience devait prouver bientôt que cette réorganisation du ministère, en le rendant moins homogène et en portant quelque atteinte à la considération des hommes qu’on voyait s’y réunir après des querelles si violentes et si récentes, n’avait pas beaucoup augmenté sa force réelle. Cependant, elle lui procura d’abord un renfort de quelques voix, et l’aida à surmonter les premières difficultés de la session qui s’ouvrit le lendemain.

La question de la guerre déclarée à l’Espagne fut aussitôt portée devant le parlement. Un projet d’adresse qui approuvait la conduite tenue en cette circonstance par le gouvernement ayant été présenté aux deux chambres, lord Grenville dans la chambre haute, et dans celle des communes Grey, Fox, Windham, blâmèrent énergiquement, comme un acte de mauvaise foi, comme contraire au droit des gens et aux usages de la civilisation, l’enlèvement des frégates espagnoles attaquées avant la déclaration de guerre. Grey, comparant la politique du précédent ministère avec celle qu’on avait adoptée depuis que Pitt était revenu au pouvoir, dit que, si on avait pu reprocher à Addington sa faiblesse et son irrésolution, son successeur pouvait, à aussi bon titre, être accusé de précipitation et de violence. Pitt défendit longuement, avec beaucoup d’éloquence et d’habileté, la marche qu’il avait cru devoir suivre. Il s’attacha à prouver qu’on avait usé envers l’Espagne d’une patience excessive, et qu’il n’existait aucun doute sur les intentions hostiles dont elle était animée au moment où l’on avait jugé nécessaire de diminuer, par une initiative énergique, les moyens qu’elle avait de les rendre effectives. Les autres ministres parlèrent dans le même sens, et une très forte majorité, écartant les amendemens de l’opposition, vota les projets d’adresses. Cette majorité se retrouva pour repousser les attaques dirigées, à plusieurs reprises, contre le système adopté à l’effet d’assurer la défense du pays en augmentant l’armée de réserve et en facilitant le recrutement de l’armée de ligne. Les mesures prises dans ce but n’avaient eu qu’un médiocre succès, et le principal argument qu’on fit valoir pour s’abstenir de les modifier, c’est que le peu de temps écoulé depuis qu’on les mettait en pratique ne permettait pas encore d’en apprécier complètement l’efficacité. Dans le cours des débats qui eurent lieu à ce sujet, Sheridan, rappelant d’une manière piquante la sévérité dédaigneuse avec laquelle Pitt appréciait naguère les préparatifs de défense du précédent cabinet, tourna en ridicule les espérances, si incomplètement justifiées, qu’on avait fondées sur son retour au pouvoir, et se livra contre lui à des sarcasmes si mordans, que Pitt, exaspéré, fut sur le point de l’appeler en duel.

Le gouvernement obtint, malgré une assez vive résistance, le renouvellement du bill voté sous la précédente administration pour suspendre les garanties de la liberté individuelle en Irlande, où de graves désordres avaient éclaté. Les subsides en hommes et en argent furent accordés sans difficulté. On vota cent vingt mille hommes pour l’armée de mer, et trois cent douze mille hommes pour l’armée de terre. Le budget, le dernier que Pitt ait présenté, dépassait la somme de 44 millions sterling, y compris la part afférente à l’Irlande. Sur cette énorme somme, la moitié fut demandée à l’emprunt ; de nouvelles taxes furent établies, celle du sel fut doublée, et l’impôt du revenu augmenté du quart, ce qui l’éleva au-dessus du taux de 6 pour 100. Quelques mois après, lorsque les négociations entamées pour former une coalition contre la France eurent amené ce grand résultat, un crédit de 3 millions et demi fut ouvert au gouvernement pour le mettre en état de satisfaire aux engagemens encore secrets dans lesquels il était entré avec quelques puissances. Fox, toujours ami de la paix, opposa à l’allocation de ce crédit des objections qui trouvèrent peu d’appui. Sous le poids de ces charges prodigieuses, hors de proportion avec tout ce qu’on avait vu, avec tout ce qu’on avait imaginé jusqu’alors, la richesse du pays, loin de s’épuiser, s’accroissait sans cesse par les progrès du commerce ; le produit de la plupart des impôts s’élevait, et Pitt, dont la sagacité avait su deviner les puissantes ressources de l’Angleterre, pouvait féliciter le parlement de l’état prospère des finances.

Entre le ministère et la nombreuse opposition qui le combattait, les discussions étaient vives, animées, personnelles ; mais elles n’avaient plus ce caractère de liberté et de franchise qui les rendait si admirables à l’époque où de grands partis, luttant sans ménagement et de toutes leurs forces pour des principes directement opposés, n’avaient à se préoccuper que des moyens de vaincre leurs adversaires. Depuis quatre années, ces partis s’étaient tellement mêlés, ils s’étaient brisés en tant de fractions, leurs chefs avaient si souvent changé ou modifié leurs alliances et leur langage, que chacun d’eux, en frappant l’ennemi, pouvait difficilement éviter de frapper aussi quelqu’un des siens. Addington en s’unissant de nouveau à Pitt, Grenville et Windham en se rangeant à côté de Fox, n’avaient pas renoncé à tous les dissentimens qui les séparaient si récemment encore de ces nouveaux alliés ; il n’avait surtout pas dépendu d’eux d’effacer les souvenirs qui donnaient à quelques-uns de ces rapprochemens le caractère d’une apostasie. On comprend facilement ce qu’une situation aussi contrainte devait souvent ôter de puissance et de liberté à l’argumentation. Ce principe d’affaiblissement existait, il est vrai, pour tous les partis ; mais celui du gouvernement en était particulièrement affecté, parce qu’on pardonne moins au pouvoir qu’à l’opposition de manquer d’esprit de suite et de logique. Pitt, pour ne pas compromettre une position déjà si peu assurée, pour ne pas s’exposer à diviser sa majorité incertaine et mélangée, était réduit à louvoyer et à éviter les questions nombreuses sur lesquelles ses adhérens n’étaient pas d’accord. Il voulut détourner Wilberforce de reproduire sa motion pour l’abolition de la traite. N’ayant pu l’y décider, il appuya, comme à l’ordinaire, cette motion ; mais, satisfait d’avoir ainsi accompli le devoir que lui imposaient les convenances aussi bien que ses engagemens antérieurs, il ne se crut pas tenu d’employer bien activement son influence pour agir sur les déterminations de la chambre, et, par un retour assez imprévu, une majorité de 7 voix rejeta la résolution qui avait été adoptée l’année précédente. Le moment n’était pourtant pas éloigné où cette grande réforme devait s’accomplir ; mais l’honneur n’en était pas réservé au ministère de Pitt ; c’était à Fox qu’il appartenait d’y attacher son nom.

Une autre question qui n’intéressait guère moins la civilisation et l’humanité, celle de l’émancipation des catholiques, devint pour le chef du ministère l’occasion d’une épreuve plus délicate. Ses adversaires, voulant le mettre en contradiction avec lui-même, soulevèrent cette question avec une solennité et un ensemble qu’on n’y avait pas encore portés jusqu’alors. Les deux chambres furent appelées presque simultanément à délibérer sur de nombreuses pétitions des catholiques d’Irlande. Dans l’une comme dans l’autre, les membres les plus éminens des oppositions coalisées, lord Grenville, lord Spencer, lord Holland, Fox, Grattan, luttèrent d’éloquence pour faire triompher les réclamations des Irlandais. Le chancelier lord Eldon, le secrétaire d’état de l’intérieur, lord Hawkesbury, le procureur-général Perceval, et plusieurs partisans zélés du cabinet, les combattirent au contraire avec force. Pitt dut s’expliquer aussi. En reprenant la direction des affaires, il s’était vu forcé de sacrifier sur ce point important ses sentimens personnels à la volonté du roi et aux convictions de la plupart de ses collègues. On lui reprochait d’avoir, par là, désavoué son passé, et abandonné, dans un intérêt d’ambition, les principes pour lesquels il s’était vanté, quelques années auparavant, de quitter le ministère. Il mit toute son habileté à se disculper de cette accusation, qui avait produit sur beaucoup d’esprits une impression assez vive. Protestant de nouveau contre les théories absolues qui présentaient l’état des catholiques comme une iniquité monstrueuse et leurs demandes comme la revendication d’un droit naturel et incontestable, il déclara, ainsi qu’il l’avait déjà fait à une autre époque, que la suppression des incapacités auxquelles ils étaient encore soumis lui paraissait praticable depuis l’union de l’Irlande à la Grande-Bretagne, moyennant certaines dispositions qui, en donnant action au gouvernement sur le clergé romain, constitueraient une garantie pour la sûreté de l’église protestante. De cette appréciation générale et abstraite, il passa à celle des circonstances que la politique devait prendre en considération. Après avoir établi que, pour être utile et salutaire, la mesure devrait être prise d’un commun accord, il constata que pour le moment cet accord était impossible, que l’opinion publique était même généralement contraire à la proposition, et que la discussion dont elle deviendrait l’objet ne pourrait que produire une irritation dangereuse. Il se prononça donc pour le rejet des pétitions, que la chambre des communes repoussa en effet, à la majorité de 336 voix contre 124. La chambre des lords les avait déjà écartées, à la majorité de 127 voix contre 49. La question de l’émancipation des catholiques ne devait plus cesser, à dater de ce jour, d’occuper le parlement, et d’être pour les partis un des principaux champs de bataille, jusqu’à l’époque où elle recevrait enfin une solution favorable, mais cette époque était encore très éloignée, et un nouvel obstacle venait de s’élever, bien propre à affaiblir les espérances des amis de la justice et de la tolérance religieuse. Le prince de Galles, quoique rentré ouvertement dans l’opposition depuis que Pitt était revenu au pouvoir, se déclara tout à coup contre les catholiques, qu’il avait jusqu’alors favorisés, e essaya d’engager Fox à les abandonner aussi. Fox s’y refusa ; il n’éta pas homme à accepter de telles capitulations.

Cette session, si péniblement conduite, et dans laquelle le cabinet prenait tant de soins pour éviter de mettre sa force véritable à une épreuve trop décisive, ne devait pourtant pas se terminer sans qu’il éprouvât un cruel échec. Une commission de la chambre des communes, instituée pour vérifier les abus imputés par la voix publique à l’administration de la marine, avait découvert, dans le cours de ses investigations, des faits qui semblaient faire peser une grave responsabilité sur lord Melville, premier lord de l’amirauté. Il paraissait certain que bien des années auparavant, à l’époque où il remplissait les fonctions de trésorier de la marine, il avait fait retirer irrégulièrement de la banque des sommes qui y étaient déposées pour le compte de l’état. Interrogé par les commissaires, il déclara que des raisons de service public ne lui permettaient pas d’expliquer la cause d’une partie de ces mouvemens de fonds ; quant aux autres, il ne put nier qu’ils n’eussent eu lieu pour son usage particulier. L’état, il est vrai, n’en avait éprouvé aucun dommage ; le capital, les intérêts même avaient été remboursés ; diverses circonstances étaient même alléguées pour justifier la bonne foi du ministre et pour établir qu’il avait pu se faire illusion sur l’irrégularité d’un pareil acte. Cette irrégularité n’en était pas moins réelle, et ce qui donnait à l’affaire un caractère plus sérieux, c’est que lord Melville, lorsqu’il siégeait à la chambre des communes, avait lui-même fait voter un bill qui, en augmentant le traitement des trésoriers de la marine, leur interdisait ces opérations équivoques consacrées jadis par l’usage comme un des bénéfices accessoires de leur emploi. La commission ayant résumé les faits dans un rapport spécial, l’opposition saisit avec ardeur l’occasion qui s’offrait de porter un grand coup au ministère. Elle haïssait dans lord Melville un des adversaires les plus persévérans de ses doctrines, un des plus utiles auxiliaires de Pitt, le seul de ses collègues actuels qui, par son expérience, son habileté pratique, son influence personnelle, pût alléger pour lui le fardeau des affaires. C’était plus qu’il n’en fallait pour décider l’opposition à engager contre le premier lord de l’amirauté une lutte qui pouvait détruire son existence politique, qui, en tout cas, devait porter une irréparable atteinte, à sa considération. Whitbread se chargea de commencer l’attaque. S’emparant clés conclusions du rapport, il proposa, le 8 avril, contre lord Melville, une suite de résolutions dont la principale portait qu’en faisant retirer de la banque, pour des motifs d’intérêt privé, des sommes à lui remises en sa qualité de trésorier de la marine et déposées à son compte dans cet établissement, il s’était rendu coupable d’une grave violation de la loi et de ses devoirs. Pitt, dans un discours très étudié et très développé, s’efforça moins de justifier complètement le premier lord de l’amirauté que d’ôter à l’acte qui lui était reproché le caractère de la criminalité positive ; il présenta cet acte comme une simple irrégularité dont les circonstances mêmes avaient besoin d’être éclaircies. Il demanda, à titre d’amendement, la formation d’un nouveau comité chargé d’examiner le rapport de la commission, et de présenter à la chambre les élémens d’une décision qui aurait ainsi été ajournée. Cet amendement fut combattu, non-seulement par tous les membres principaux de l’opposition, mais encore par Wilberforce qui, convaincu dans sa conscience de la culpabilité de lord Melville, imposa douloureusement silence à ses penchans personnels, à son amitié pour Pitt, et entraîna bien des suffrages indécis. Lord Melville, habilement, mais faiblement défendu, parce que sa cause était au moins équivoque, fut attaqué avec toute la violence de l’esprit de parti. Les orateurs de l’opposition, Fox lui-même, moins généreux cette fois qu’il n’appartenait à sa noble nature, ne surent pas garder dans leur langage cette gravité, cette mesure si nécessaires pour donner quelque dignité au rôle d’accusateur public ; ils parurent se livrer avec délices au plaisir de déshonorer un ennemi politique, vengeance non moins cruelle dans l’état de nos mœurs sociales, et peut-être plus odieuse en elle-même que les meurtres et les supplices d’une autre époque. Lorsqu’on alla enfin aux voix sur l’amendement de Pitt, les suffrages se trouvèrent partagés d’une manière absolument égale : c’était à l’orateur de la chambre qu’il appartenait de former la majorité par l’expression de son vote. Tous les regards étaient tournés vers lui. Sa pâleur, son émotion visible indiquaient assez ce qui se passait dans son ame. Après quelques momens d’un silence plein d’anxiété, il se prononça contre l’amendement que Pitt avait proposé et qui fut ainsi rejeté. C’était la condamnation implicite, mais non équivoque, de lord Melville. L’opposition, en entendant proclamer sa victoire, ne put contenir les bruyantes manifestations d’une joie vraiment scandaleuse dans une telle conjoncture. Pitt fut accablé, on vit des larmes couler de ses yeux, et il sortit brusquement de la salle entouré de quelques amis qui se pressaient autour de lui pour soustraire le spectacle de sa douleur à l’insultante curiosité d’adversaires peu généreux.

Le surlendemain, Pitt vint annoncer à la chambre des communes que lord Melville avait résigné ses fonctions ministérielles. On espérait que les choses en resteraient là, mais l’opposition poursuivit sa victoire. Whitbread voulait que le roi fût prié, par une adresse, de tenir à jamais lord Melville éloigné des emplois publics. Canning ayant fait remarquer qu’une telle manifestation contre un homme qui n’était pas légalement condamné serait bien étrange, Whitbread retira sa motion, mais il fit décider que la résolution qui venait d’être prise serait portée au roi par la chambre tout entière. Bientôt après, le 6 mai, Whitbread proposa de provoquer la radiation de lord Melville de la liste des conseillers privés. Pitt déclara d’une voix émue et en termes douloureux qu’accoutumé à faire passer ses devoirs publics avant ses affections personnelles, il avait déjà fait prendre cette mesure sévère contre son ancien collègue. Whitbread demanda si lord Melville était encore investi de quelques fonctions dont il pût être destitué. On répondit que les seules qui lui restassent étaient inamovibles. Enfin, le 11 juin, sur la motion de ce même Whitbread, lord Melville, après avoir été entendu dans sa défense, qu’il voulut prononcer en personne devant la chambre des communes, fut décrété d’accusation à la majorité de 238 voix contre 219. Pitt fit décider ensuite qu’il serait poursuivi devant la chambre des lords et non par les voies de la justice ordinaire, comme cela avait d’abord été convenu et comme le désirait l’opposition, qui, apparemment, comptait davantage sur l’efficacité de ce genre de poursuite.

Whitbread, encouragé par le succès, avait eu la pensée de comprendre Pitt lui-même dans ses attaques. La probité, le désintéressement de ce grand homme étaient trop bien établis pour que ses ennemis les plus ardens pussent avoir la hardiesse de les mettre en doute ; mais un fait qui ressortait du rapport de la commission d’enquête, c’est que, quelques années auparavant, il avait sanctionné l’avance faite par lord Melville à une maison de banque d’une somme de quarante mille livres sterling, destinée à faciliter des opérations qui devaient avoir pour résultat de soutenir le crédit public. Whitbread proposa de déclarer qu’il n’était résulté, qu’il n’avait même pu résulter de cette avance aucun dommage pour l’état, mais qu’elle était irrégulière et constituait un précédent dangereux. Quelque mitigée que fût une telle censure, les explications du ministre suffirent, non-seulement pour la faire repousser, mais pour lui attirer un vote d’approbation formelle.

Malgré ce triomphe personnel, l’effet général de cette discussion, la dernière dans laquelle Pitt ait pris la parole, fut pour lui un échec bien grave. On a cru long-temps que la chute de lord Melville avait blessé ses affections autant que les calculs de sa politique. On ne savait pas que leur intimité s’était beaucoup refroidie au milieu des reviremens de partis des dernières années ; mais bien que Pitt eût cessé de voir dans lord Melville un ami dévoué, les souvenirs d’une longue liaison ne pouvaient le laisser insensible à une aussi grande infortune. Il était évident d’ailleurs que c’était lui qu’on avait voulu frapper dans la personne du plus habile et du plus actif de ses lieutenans, de celui qu’à tort ou avec raison, l’opinion considérait comme son inséparable compagnon de fortune. En voyant ses efforts pour sauver lord Melville échouer si tristement, Pitt comprit qu’il avait perdu lui-même, dans le parlement, l’empire qu’il y avait si long-temps exercé, et qu’il ne pouvait plus compter, dans l’accomplissement des devoirs si difficiles dont il était chargé, sur cet assentiment complet, absolu, des grands pouvoirs de l’état qui avait fait naguère sa principale force.

Les conséquences de ce déplorable incident ne s’arrêtèrent pas là. Il jeta dans le ministère un germe de discorde qui devait bientôt aboutir à une rupture entre ses membres les plus considérables. La réconciliation de Pitt avec lord Sidmouth n’avait jamais été bien cordiale. Lord Sidmouth, après avoir été le chef d’un cabinet, ne subissait qu’à contre-cœur la suprématie de l’homme qui l’avait fait tomber de cette haute position. Pitt, de son côté, ne voyait pas, dit-on, sans déplaisir et sans inquiétude la faveur personnelle dont son rival continuait à jouir auprès du roi. L’affaire de lord Melville devint l’occasion ou le prétexte d’une scission qui, suivant toute apparence, n’eût pas tardé à éclater pour quelque autre motif. Le petit nombre de membres dont se composait le parti de lord Sidmouth vota constamment, dans cette affaire, avec l’opposition. Lord Sidmouth lui-même, lorsque Pitt croyait encore possible de satisfaire la chambre des communes par la démission du premier lord de l’amirauté, soutint avec beaucoup de vivacité qu’il fallait le rayer de la liste du conseil privé. Pitt s’y refusa d’abord. Un autre point de dissentiment vint aggraver la querelle. Lorsqu’on dut pourvoir au remplacement de lord Melville à la tête de l’amirauté, lord Sidmouth proposa d’y placer son ami lord Buckingham, chancelier du duché de Lancastre ; Pitt, sans avoir égard à cette proposition, fit donner pour successeur au ministre disgracié sir Charles Middleton, élevé à la pairie sous le nom de lord Barham. Lord Sidmouth, irrité, donna sa démission, aussi bien que lord Buckingham, Cependant, les mesures rigoureuses prises à l’égard de lord Melville leur ayant procuré une sorte de satisfaction, ils consentirent assez facilement à revenir sur cette démarche précipitée ; mais un tel raccommodement ne pouvait avoir une bien longue durée. Quelques semaines s’étaient à peine écoulées que lord Sidmouth et lord Buckingham exprimèrent de nouveau la volonté de se retirer, parce que Pitt, tout en promettant un emploi à un de leurs adhérens qui avait joué un rôle actif dans les poursuites dirigées contre lord Melville, refusait de le lui conférer immédiatement. Pitt, cette fois, n’essaya pas de les retenir. Le 5 juillet, deux jours avant la clôture de la session, lord Camden, secrétaire d’état des colonies, fut nommé président du conseil, lord Harrowby devint chancelier du duché de Lancastre, et lord Castlereagh secrétaire d’état des affaires étrangères.

Le ministère, perdant presque en même temps l’appui de l’habileté de lord Melville et du crédit de lord Sidmouth, se trouva réduit à un état de faiblesse auquel le génie même de son chef ne pouvait remédier complètement. Pitt ne voyait plus à ses côtés aucun homme doué de talens vraiment supérieurs. Une tentative qu’il fit pour se réconcilier avec lord Grenville n’eut pas de succès. Jamais, cependant, des auxiliaires capables de le comprendre, de le seconder, de le suppléer jusqu’à un certain point, ne lui avaient été plus indispensables. Sa santé, depuis quatre ans, s’était beaucoup affaiblie sous le poids des fatigues et des chagrins. En proie à des souffrances d’estomac presque continuelles et qui le privaient de tout appétit, il s’était habitué à chercher dans l’usage immodéré du vin le rétablissement de ses forces physiques, peut-être l’oubli momentané de ses peines morales. Cet entraînement déplorable avait fini par prendre le caractère d’un besoin impérieux, et en s’y livrant de plus en plus, Pitt achevait de ruiner sa constitution, déjà si débile. Son teint enflammé, la profonde altération de ses traits, jadis nobles et calmes, révélaient malheureusement à tous les yeux le triste changement de ses habitudes. Ses puissantes facultés intellectuelles luttaient pourtant avec énergie contre ce dépérissement. Au milieu des laborieuses complications de la session qui venait de se terminer, il n’avait cessé de travailler à organiser contre la France la coalition dont il avait posé les bases dès la fin de l’année précédente. Napoléon semblait se complaire à lui en faciliter les moyens en jetant chaque jour quelque nouveau défi aux puissances continentales. Il venait de se faire proclamer roi d’Italie et de réunir Gênes à son empire. C’est ainsi qu’il répondait aux réclamations du gouvernement russe et aux justes inquiétudes du cabinet de Vienne.

Le gouvernement britannique, d’accord depuis long-temps avec la Russie et la Suède, eut plus de peine à entraîner l’Autriche, toujours lente à se prononcer, lors même que ses intentions sont déjà arrêtées. Elle finit pourtant par suivre l’impulsion que l’Angleterre et la Russie s’efforçaient de lui donner, mais ces deux puissances furent moins heureuses dans leurs tentatives pour s’assurer la coopération de la Prusse. Promesses, récriminations, menaces même, tout fut impuissant auprès de Frédéric-Guillaume, attaché, malgré les excitations de sa famille, malgré le vœu de son peuple, à un système de neutralité dont l’expérience devait bientôt lui démontrer les dangers ou, pour mieux dire, l’impossibilité absolue en des circonstances aussi extrêmes. Les alliés, sans renoncer complètement à obtenir plus tard son concours, se virent donc obligés de concerter sans lui des projets et des opérations auxquels l’adhésion du cabinet de Berlin eût donné une tout autre efficacité. Nous n’entrerons pas dans le détail infini des négociations qui préparèrent ces arrangemens, des conventions particulières qui en réglèrent les détails. Il nous suffira d’indiquer les stipulations du traité conclu à Saint-Pétersbourg, le 1er avril 1805, entre la Russie et l’Angleterre, et qui servit de bases à tous les autres. Aux termes de ce traité, on devait réunir 500,000 hommes pour obliger la France à accepter des conditions compatibles avec l’équilibre et l’indépendance de l’Europe. L’Angleterre s’engageait à payer un subside de 1,250,000 livres sterling pour chaque centaine de mille hommes que mettraient sur pied ses alliés. Les Français devaient être contraints d’évacuer le Hanovre, le nord de l’Allemagne, l’Italie, l’île d’Elbe, et de laisser la Hollande aussi bien que la Suisse complètement indépendantes. Le Piémont serait rendu au roi de Sardaigne avec un arrondissement de territoire ; on pourvoirait, par des garanties expresses et efficaces, à la sûreté des différens états contre toute nouvelle usurpation. Dans le cas où la victoire couronnerait les efforts de la coalition, on promettait de n’imposer ni à la France, ni à aucun pays, un gouvernement autre que celui qu’appellerait le vœu national. Enfin, il était convenu que jusqu’à la conclusion de la paix aucune des parties contractantes ne s’approprierait la moindre portion des pays enlevés à l’ennemi, que ces pays seraient occupés soit au nom du gouvernement auquel ils appartenaient antérieurement et légitimement, soit au nom de l’alliance en général, et qu’après la fin de la guerre un congrès serait tenu pour fixer les principes du droit des gens comme aussi pour établir une sorte de fédération européenne.

La politique qui inspirait ces stipulations, comparée à celle qui avait dirigé les alliés au commencement des guerres de la révolution française, prouve que l’expérience les avait rendus, sinon plus modérés, au moins plus prudens et plus circonspects. Ils avaient fini par comprendre que l’appui de l’opinion publique leur était indispensable contre leur redoutable ennemi, et que la sympathie des peuples ne pouvait être obtenue qu’au prix de quelques manifestations de désintéressement et d’équité. C’était déjà pour le fond, et en grande partie même dans les détails, le système de l’alliance de 1813. Après avoir fixé ainsi le but de la coalition contre la France, on s’occupa d’en régler les moyens d’exécution. On arrêta un vaste plan d’opérations militaires qui, embrassant à la fois l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, portait sur ce dernier pays le principal effort des alliés. Tout était calculé avec une extrême précision, comme s’il était possible, en présence d’un ennemi actif et habile, de combiner aussi exactement les élémens innombrables du terrible jeu de la guerre.

Pendant que les confédérés se livraient à ces préparatifs, qu’ils faisaient de nouveaux efforts pour arracher la Prusse à la neutralité, que le cabinet de Vienne essayait d’entraîner dans son action la Bavière, déjà secrètement engagée avec la France, et que les Russes s’ébranlaient pour aller au secours des Autrichiens, l’empereur des Français, par un coup soudain et hardi, déconcertait en un moment ces plans si savamment élaborés. Le camp de Boulogne était levé ; 120,000 hommes d’excellentes troupes passaient le Rhin presqu’à l’improviste ; une autre armée française partie du Hanovre se portait non moins rapidement, avec les Bavarois, sur les derrières des forces autrichiennes déjà engagées en Souabe. Quinze jours après l’ouverture de la campagne, les impériaux, complètement battus dans une suite de rencontres partielles et enfermés dans Ulm, sous les ordres du général Mack, mettaient bas les armes devant Napoléon au nombre de plus de 20,000 ; l’archiduc Ferdinand, qui s’était échappé avec les débris de l’armée, se trouvait impuissant à couvrir la capitale de l’empire, et le 13 novembre Vienne était occupé par les Français avant que les Russes n’eussent eu le temps d’arriver sur le théâtre des hostilités.

Le plan de campagne des alliés était entièrement renversé. Il s’en fallait de beaucoup, cependant, que le résultat de la guerre fût décidé. Les forces russes étaient encore intactes. La principale armée 7utrichienne, celle que l’archiduc Charles commandait en Italie contre Masséna, n’avait pas été sérieusement entamée et pouvait, en se repliant sur l’Allemagne, placer Napoléon dans une position difficile. La Prusse, d’autant plus inquiète des succès des Français qu’ils n’avaient pas craint de violer la neutralité de son territoire pour se porter plus rapidement sur les positions des Autrichiens, commençait à prêter l’oreille aux pressantes instances des autres cours continentales, et prenait une attitude militaire qui semblait indiquer l’intention de renoncer enfin à la neutralité. L’empereur Alexandre s’était rendu à Berlin ; sa présence y avait ranimé l’ardeur du parti de la guerre ; le roi Frédéric-Guillaume, cédant enfin à l’entraînement de son peuple et de sa famille même, avait conclu avec lui, à Potsdam, une convention secrète qui préparait l’accession de la Prusse à la coalition, et déjà, comme premier gage de cette politique nouvelle, les Prussiens avaient occupé le Hanovre presque complètement évacué par les Français. Les alliés pouvaient donc concevoir encore de grandes espérances. L’Angleterre, en ce moment même, obtenait sur mer des avantages qui, sans être de nature à contribuer directement au succès de la coalition, compensaient au moins, dans l’intérêt particulier du cabinet de Londres, les désastres éprouvés en Allemagne par ses confédérés.

La guerre déclarée à l’Espagne par le gouvernement britannique avait eu pour premier effet de procurer à la marine française un auxiliaire qui lui avait permis de reparaître sur le champ de bataille avec des chances moins inégales. Ses escadres étaient sorties des ports Où, jusqu’alors, elles étaient restées bloquées. Réunies à celles de l’Espagne, elles s’étaient même montrées, sur plusieurs points, en nombre supérieur aux escadres britanniques. Les deux cours en avaient profité pour diriger sur les colonies anglaises des Antilles des expéditions dont le départ inattendu avait excité à Londres une grande frayeur, parce que les établissemens menacés étaient alors dépourvus de moyens suffisans de défense. Ces expéditions n’eurent pourtant d’autres résultats que la prise de quelques forts bientôt abandonnés et la rançon imposée à quelques îles. A l’approche des forces anglaises accourues d’Europe en toute hâte, les agresseurs s’empressèrent de lâcher prise. L’amiral français Villeneuve et l’amiral espagnol Gravina, vivement poursuivis par Nelson dont la présence, comme celle de Napoléon, suffisait pour fasciner et déconcerter ses adversaires, se crurent trop heureux de pouvoir, en traversant rapidement l’Océan, regagner le port de Cadix. L’amiral anglais Calder, qu’ils rencontrèrent auprès du cap Finistère, les attaqua, bien qu’avec des forces inférieures, et leur prit même deux vaisseaux ; mais comme il ne réussit pas à intercepter le reste, sa conduite fut sévèrement jugée par l’opinion publique, et un conseil de guerre devant lequel il fut traduit lui infligea un blâme formel : tant l’habitude de la victoire et ce sentiment de supériorité qui en est l’effet naturel avaient rendu la nation britannique exigeante envers ses marins !

C’est à Nelson qu’il était réservé de justifier encore une fois cette confiance fondée principalement sur le souvenir de ses précédentes victoires. N’ayant pu empêcher Villeneuve et Gravina de rentrer à Cadix, il les y poursuivit avec son infatigable activité. Il n’avait sous ses ordres que vingt-sept vaisseaux, ils en comptaient trente-trois. En exagérant à leurs yeux, par d’adroites manœuvres, son infériorité réelle, il parvint à les attirer hors du port et leur livra le 21 octobre, près du cap de Trafalgar, la bataille la plus décisive peut-être qui ait jamais été donnée sur mer dans les temps modernes. Des trente-trois bâtimens dont se composait l’escadre alliée, dix-sept furent pris avec Villeneuve lui-même ; un dix-huitième fut brûlé. Quatre autres, qui avaient d’abord réussi à s’échapper, se rendirent peu de jours après à une division anglaise qu’ils rencontrèrent. Nelson, blessé à mort, ne survécut pas à son triomphe, mais avant de mourir il avait accompli sa tâche. La marine espagnole avait pour ainsi dire cessé d’exister, et la marine française était réduite à un tel degré d’affaiblissement que, pendant le reste de la guerre, elle ne fut plus en mesure de combattre en ligne contre les Anglais.

Malgré la vive douleur que répandit dans toute l’Angleterre la mort d’un des héros les plus populaires qu’elle ait jamais vu naître, la victoire de Trafalgar excita un enthousiasme prodigieux et balança presque l’impression de découragement produite par les évènemens d’Allemagne. La situation du continent semblait, d’ailleurs, se présenter sous un aspect moins alarmant. Les Russes, enfin arrivés en Moravie, avaient rallié les débris de l’armée autrichienne, et la marche victorieuse des Français se trouvait enfin arrêtée. L’archiduc Charles accourait d’Italie avec une autre armée. Les Suédois marchaient sur l’Elbe. Les Prussiens se mettaient de tout côté en mouvement ; un négociateur, envoyé par eux au camp de Napoléon, se disposait à lui offrir la médiation de son gouvernement pour conclure la paix aux conditions proposées par les coalisés, et dans le cas prévu d’un refus, les forces de la Prusse devaient se joindre à celles des ennemis de la France. Napoléon pouvait se trouver ainsi entouré et accablé comme il le fut huit ans après dans la campagne de Saxe. Cette fois encore, son génie rompit le filet dans lequel on croyait déjà le tenir. Le 2 décembre, la bataille d’Austerlitz mit ses ennemis à ses pieds. Tandis que les Russes se retiraient précipitamment avec leur empereur sous la protection d’un armistice tacitement accordé, tandis que l’envoyé prussien changeait en félicitations la sommation menaçante qu’on l’avait chargé de présenter à l’empereur des Français, l’empereur d’Autriche venait, en personne, lui demander la paix jusque dans sa tente. Peu de jours après, le traité de Presbourg cédait au vainqueur les États Vénitiens et abandonnait l’Allemagne à sa toute-puissance.

Pitt était mourant lorsque ces accablantes nouvelles arrivèrent en Angleterre. Pendant tout l’automne, sa santé n’avait cessé de s’affaiblir. Au commencement de décembre, presque au moment où se livrait la bataille d’Austerlitz, les médecins l’envoyèrent aux eaux de Bath. L’amélioration très légère qu’elles apportèrent d’abord à son état ne se soutint pas, et la douleur qu’il éprouva en apprenant la défaite de la coalition qu’il avait eu tant de peine à former, en voyant renverser d’un seul coup toutes les combinaisons de sa politique, hâta un dénouement déjà inévitable. Il ne pouvait plus manger, il n’était plus même en état de prendre les eaux. Le 11 janvier 1806, on le ramena dans sa résidence de Putney. Le 14, il eut encore la force de se promener en voiture, mais le 20 les médecins reconnurent que sa vie était en danger. L’évêque de Lincoln se chargea de l’éclairer sur la gravité de son état. Dans ses derniers momens, il fit preuve d’une grande fermeté d’esprit et de dispositions très religieuses. C’est le 23 janvier 1806, le vingt-cinquième anniversaire de son entrée au parlement, qu’il rendit le dernier soupir. Il s’en fallait de quatre mois qu’il n’eût achevé sa quarante-septième année. Il n’avait pas encore atteint l’âge auquel lord Chatham avait commencé sa carrière ministérielle.

Dans les circonstances les plus ordinaires, la mort si prématurée d’un pareil homme eût excité de douloureux regrets. Au milieu des complications effrayantes de la politique extérieure, ce fut une consternation profonde qui s’empara des esprits. Le parlement s’était réuni deux jours avant l’évènement fatal. Sur la motion d’un membre appelé Henri Lascelles, la chambre des communes vota, à la majorité de 258 voix contre 89, une adresse par laquelle le roi était prié d’ordonner que Pitt fût enterré à Westminster aux frais de l’état, à côté de lord Chatham, et qu’on lui élevât un monument avec une inscription qui exprimerait les regrets publics pour une perte aussi grande qu’irréparable. Peu de jours après, la chambre, apprenant que Pitt avait laissé des dettes plus considérables que sa fortune, demanda au roi, par une autre adresse, de consacrer au paiement de ces dettes une somme de 40,000 livres sterling. Les funérailles, qu’on différa jusqu’au 22 février, et qui furent aussi célébrées aux frais de l’état, eurent beaucoup d’éclat. La foule qui s’y porta était immense, et on y remarquait trois des fils du roi, les ducs d’York, de Cumberland et de Cambridge.

Déjà, en ce moment, le cabinet avait cessé d’exister. Saisi d’une sorte de terreur panique en voyant disparaître son illustre chef, et succombant sous la conscience intime de son insuffisance, il s’était empressé, malgré les supplications du roi, de donner sa démission. George III avait été contraint, malgré ses répugnances, d’appeler Fox et lord Grenville à former une administration nouvelle. On sait que Fox ne survécut que six mois à son grand rival, et que peu de temps après le roi renvoya le cabinet dont il avait été l’ame pour s’entourer de nouveau des disciples de Pitt. En moins d’une année, l’Angleterre avait perdu quatre hommes bien grands à des titres divers : Pitt, Fox, Nelson, et le sage, l’habile Cornwallis, mort au moment où il prenait pour la seconde fois possession du gouvernement de l’Inde.

Ainsi s’éteignit tristement l’existence d’un des plus grands ministres, du plus grand ministre peut-être qui ait jamais présidé aux destinées de l’Angleterre. Sa carrière politique, si longue dans une aussi courte vie, se partage en deux parties bien distinctes. La première, celle qui précéda la guerre contre la France, a depuis long-temps réuni dans une admiration commune les adversaires des opinions de Pitt et ses partisans enthousiastes. Il n’en est pas ainsi de la période qui embrasse la lutte contre la révolution française, objet, encore aujourd’hui, d’appréciations bien diverses. Pendant cette période, Pitt eut à surmonter les difficultés d’une situation toute nouvelle sur laquelle aucune expérience ne pouvait l’éclairer. Il n’était peut-être pas donné à la prévoyance humaine de comprendre par avance la portée et les conséquences des évènemens prodigieux qui commençaient alors à s’accomplir. La sagacité de Pitt, il est impossible de le nier, fut d’abord en défaut. Il n’aperçut pas assez tôt les dangers dont l’état de la France menaçait l’Angleterre et l’Europe, telle qu’elle était alors, telle que l’intérêt anglais voulait qu’elle restât constituée. Lors même qu’il les eût aperçus, il n’en soupçonna pas d’abord toute l’immensité, et il se trompa plus d’une fois sur les moyens de les conjurer. Les premiers temps de cette lutte sont incontestablement la portion la moins brillante de son histoire ; mais il parut plus grand que jamais lorsque les victoires de la France et les revers, le désarmement successif des puissances continentales coalisées contre elle, eurent réduit le gouvernement britannique à un isolement aggravé encore par les troubles intérieurs, qui menaçaient de renverser la constitution et le trône. Aujourd’hui même, avec la connaissance que nous avons des faits accomplis, nous avons peine à concevoir son courage inébranlable au milieu de tant de revers, de mécomptes, de périls insurmontables en apparence, la persévérance invincible qui lui fit reprendre vingt fois une tâche vingt fois interrompue par la fortune, les ressources infinies et variées que son génie lui fit découvrir pour supporter le fardeau accablant d’une guerre dont les proportions et l’activité dépassaient de si loin tout ce qu’on avait vu jusqu’alors.

Pitt avait deux buts à atteindre, deux ennemis à combattre. Il fallait tout à la fois qu’il opposât une barrière efficace aux débordemens de la France révolutionnaire, et qu’il sauvât le pays des fureurs de l’anarchie démocratique. De ces deux buts, le second fut complètement atteint : la démocratie fut vaincue, et ce qui fait la gloire de Pitt, c’est que, s’il dut, pour triompher des ennemis de l’ordre social, recourir quelquefois à des mesures que la liberté n’eût pas avouées dans des temps ordinaires, jamais, du moins, il ne sortit des limites de la constitution, jamais il ne fit rien qu’avec le concours régulier du parlement, dont il eut même plutôt à contenir qu’à stimuler le zèle. Il réussit moins complètement sans doute à arrêter l’ambition et la fortune de la France. Il ne put empêcher la république et ensuite Napoléon de mettre à leurs pieds l’Europe continentale, mais il préserva l’Angleterre de cette humiliation, il lui assura, par une suite de victoires éclatantes, l’empire absolu de la mer qui devait être plus durable pour elle que ne le fut pour Napoléon la domination du continent ; enfin la dernière coalition qu’il dirigea, et dont les revers rendirent si douloureux ses derniers momens, fut en quelque sorte le germe de celle qui, neuf ans plus tard, renversa l’édifice de l’empire français. C’est en suivant les plans de Pitt, en marchant sur ses traces dans des conjonctures plus favorables, que des hommes bien inférieurs à lui obtinrent ces grands résultats refusés par la fortune à ses talens et à son courage.

Pitt possédait au plus haut degré la fermeté, l’intelligence, le calme, l’égalité d’ame, la persévérance dans les projets unie à cette souplesse d’un esprit fécond qui sait varier les moyens à mesure que le changement des circonstances en exige de nouveaux. L’abondance des idées, l’étendue, la finesse des aperçus, se conciliaient en lui avec une promptitude et une sûreté de résolution qu’elles excluent d’ordinaire. Bien que la haute philosophie de Burke lui fût étrangère, aussi bien que l’ardent libéralisme de Fox, il joignait aux facultés des esprits pratiques ces conceptions élevées que tant d’hommes d’état médiocres relèguent, avec un ridicule dédain, dans le domaine des utopies. Il ne cherchait pas la popularité, qu’il posséda pourtant pendant bien des années, mais il aimait la gloire. Il comprenait que la grandeur, les institutions libres et généreuses, ne sont pas seulement de belles et brillantes choses, que ce sont encore les plus solides bases de la prospérité d’un pays. Ami de la paix, dont mieux que personne il appréciait les avantages, disposé, pour la conserver ou pour la rétablir, à se mettre au-dessus des inspirations de l’amour-propre et même des exagérations de l’orgueil national, jamais pourtant, même dans les plus terribles extrémités, il n’admit la pensée de l’acheter au prix de conditions qui eussent dégradé l’Angleterre. Il savait que le premier des dangers pour un peuple puissant, c’est celui auquel il s’expose en se laissant humilier. Aussi long-temps que des circonstances impérieuses ne vinrent pas entraver les tendances naturelles de sa politique, on le vit favoriser toutes les pensées raisonnables de progrès, de réforme, d’affranchissement, parce que son admirable bon sens lui faisait comprendre que l’amélioration, le renouvellement continus sont les conditions essentielles de la conservation. Personne peut-être, et c’est là le trait distinctif de son caractère, personne n’a uni au même degré l’esprit de gouvernement et l’instinct du pouvoir à la profession sincère de principes modérément mais vraiment libéraux. Ce qui peut expliquer ce phénomène, c’est que ces principes étaient moins en lui l’effet d’un entraînement naturel que le produit d’une haute raison ; c’est qu’il était arrivé, par la force de son esprit, à la conviction ferme et immuable de ces nobles vérités que la plupart des hommes admettent seulement sous l’influence mobile et passagère d’une imagination exaltée, peu compatible avec l’habile direction des affaires publiques. Ce qui dominait en lui, c’étaient les calculs d’une vaste intelligence bien plus que des sentimens ou des penchans. Là fut le véritable principe de sa force ; là fut aussi, il faut le reconnaître, le principe de l’unique imperfection qu’on puisse signaler à côté de ses prodigieuses facultés, d’une sorte de sécheresse qui, dans ses procédés comme dans son langage, révélait trop souvent l’absence de cette chaleur d’ame à laquelle les Chatham et les Fox durent tant d’élans admirables, comme aussi tant d’égaremens.

C’est par l’effet de cette étonnante et singulière organisation que Pitt put, au sortir de l’enfance, gouverner son pays. Passant, pour ainsi dire, des bancs de l’école au ministère qu’il ne devait plus quitter, il n’eut pas de jeunesse. Il n’eut pas, en quelque sorte, de vie privée. La seule distraction à laquelle il se soit jamais livré dans ses courts momens de loisir, c’est la surveillance des travaux d’embellissement de ses domaines de Walmer et d’Holwood. Il n’aimait pas et ne fréquenta jamais le monde, bien que l’égalité de son humeur et la vivacité de sa conversation semblassent le préparer à y trouver du plaisir et des succès. Il ne fut jamais marié, et on ne lui connut de liaisons intimes avec aucune femme. Il eut des amis, il fut même pour eux affectueux et dévoué, et le souvenir qu’il laissa à quelques-uns d’entre eux, particulièrement à Wilberforce, dont la nature morale était pourtant si différente de la sienne, fait honneur à son cœur. Cependant on peut remarquer, comme une triste conséquence de sa position, que ces amitiés, généralement liées à des relations de partis, s’évanouirent presque toutes au milieu des évènemens qui, vers la fin de sa vie, compliquèrent et modifièrent ses alliances politiques. Jamais homme, d’ailleurs, ne se montra moins accessible aux ressentimens haineux, aux passions vindicatives, et ce trait de caractère lui fait d’autant plus d’honneur qu’il ne s’explique pas en lui, comme chez d’autres personnages politiques, par l’égoïsme et l’insensibilité.

Tel fut l’illustre Pitt ; telle est du moins l’idée que nous nous sommes faite de son ame et de son génie après avoir étudié ses actes et ses discours. Cette idée diffère à beaucoup d’égards de celle qui prévaut généralement en France sur le compte de ce grand homme. Si on a cessé de voir en lui, comme au temps de la convention et de l’empire, l’ennemi implacable et féroce de l’humanité et de la civilisation, on croit faire preuve de modération en se bornant à le signaler comme le principal auteur d’un système de machiavélisme fondé sur deux bases principales, la haine de la France et la plus complète indifférence à toute idée de libéralisme et de progrès. L’exposé que nous venons de faire aura peut-être pour effet de modifier cette sévère appréciation.


L. DE VIEL-CASTEL.

  1. Voyez les livraisons des 15 avril, 1er mai et 1er juin.