Essais/édition Michaud, 1907/Livre III/Chapitre 13



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 13
Texte 1595
Texte 1907
De l’Experience.


CHAPITRE XIII.

De l’Experience.


Il n’est desir plus naturel que le desir de cognoissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuuent mener. Quand la raison nous faut, nous y employons l’experience.

Per varios vsus artem experientia fecit :
Exemplo monstrante viam.

Qui est vn moyen de beaucoup plus foible et plus vil. Mais la verité est chose si grande, que nous ne deuons desdaigner aucune entremise qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous ne sçauons à laquelle nous prendre. L’experience n’en a pas moins. La consequence que nous voulons tirer de la conference des euenemens, est mal seure, d’autant qu’ils sont tousiours dissemblables. Il n’est aucune qualité si vniuerselle, en cette image des choses, que la diuersité et varieté. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus expres exemple de similitude, nous seruons de celuy des œufs. Toutesfois il s’est trouué des hommes, et notamment vn en Delphes, qui recognoissoit des marques de difference entre les ceufs, si qu’il n’en prenoit iamais l’vn pour l’autre. Et y ayant plusieurs poules, sçauoit iuger de laquelle estoit l’œuf. La dissimilitude s’ingere d’elle-mesme en nos ouurages, nul art peut arriuer à la similitude. Ny Perrozet ny autre, ne peut si soigneusement polir et blanchir l’enuers de ses cartes, qu’aucuns ioueurs ne les distinguent, à les voir seulement couler par les mains d’vn autre. La ressemblance ne faict pas tant, vn, comme la difference faict, autre. Nature s’est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable.Pourtant, l’opinion de celuy-là ne me plaist guere, qui pensoit par la multitude des loix, brider l’authorité des iuges, en leur taillant leurs morceaux. Il ne sentoit point, qu’il y a autant de liberté et d’estendue à l’interpretation des loix, qu’à leur façon. Et ceux-là se moquent, qui pensent appetisser nos debats, et les arrester, en nous r’appellant à l’expresse parolle de la Bible. D’autant que nostre esprit ne trouue pas le champ moins spatieux, à contre-roller le sens d’autruy, qu’à representer le sien : et comme s’il y auoit moins d’animosité et d’aspreté à gloser qu’à inuenter. Nous voyons, combien il se trompoit. Car nous auons en France, plus de loix que tout le reste du monde ensemble ; et plus qu’il n’en faudroit à regler tous les mondes d’Epicurus : Vt olim flagitijs, sic nunc legibus laboramus : et si auons tant laissé à opiner et decider à nos iuges, qu’il ne fut iamais liberté si puissante et si licencieuse. Qu’ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille especes et faicts particuliers, et y attacher cent mille loix ? Ce nombre n’a aucune proportion, auec l’infinic diuersité des actions humaines. La multiplication de nos inuentions, n’arriuera pas à la variation des exemples. Adioustez y en cent fois autant : il n’aduiendra pas pourtant, que des euenemens à venir, il s’en trouue aucun, qui en tout ce grand nombre de milliers d’euenemens choisis et enregistrez, en rencontre vn, auquel il se puisse ioindre et apparier, si exactement, qu’il n’y reste quelque circonstance et diuersité, qui requiere diuerse consideration de iugement. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpetuelle mutation, auec les loix fixes et immobiles. Les plus desirables, ce sont les plus rares, plus simples, et generales. Et encore crois-ie, qu’il vaudroit mieux n’en auoir point du tout, que de les auoir en tel nombre que nous auons.Nature les donne tousiours plus heureuses, que ne sont celles que nous nous donnons. Tesmoing la peinture de l’aage doré des poètes et l’estat où nous voyons viure les nations, qui n’en ont point d’autres. En voila, qui pour tous iuges, employent en leurs causes, le premier passant, qui voyage le long de leurs montaignes. Et ces autres, eslisent le iour du marché, quelqu’vn d’en— tr’eux, qui sur le champ decide tous leurs proces. Quel danger y auroit-il, que les plus sages vuidassent ainsi les nostres, selon les occurrences, et à l’œil ; sans obligation d’exemple, et de consequence ? À chaque pied son soulier. Le Roy Ferdinand, enuoyant des colonies aux Indes, prouueut sagement qu’on n’y menast aucuns escholiers de la iurisprudence de crainte, que les proces ne peuplassent en ce nouueau monde. Comme estant science de sa nature, generatrice d’altercation et diuision, iugeant auec Platon, que c’est vne mauuaise prouision de païs, que iurisconsultes, et medecins.Pourquoy est-ce, que notre langage commun, si aisé à tout autre vsage, deuient obscur et non intelligible, en contract et testament et que celuy qui s’exprime si clairement, quoy qu’il die et escriue, ne trouue en cela, aucune maniere de se declarer, qui ne tombe en doute et contradiction ? Si ce n’est, que les Princes de cet art s’appliquans d’vne peculiere attention, à trier des mots solemnes, et former des clauses artistes, ont tant poisé chasque syllabe, espluché si primement chasque espece de cousture, que les voila enfrasquez et embrouillez en l’infinité des figures, et si menuës partitions qu’elles ne peuuent plus tomber soubs aucun reglement et prescription, ny aucune certaine intelligence. Confusum est quid-quid vsque in puluerem sectum est. Qui a veu des enfans, essayans de renger à certain nombre, vne masse d’argent vif : plus ils le pressent et pestrissent, et s’estudient à le contraindre à leur loy, plus ils irritent la liberté de ce genereux metal : il fuit à leur art, et se va menuisant et esparpillant, au delà de tout conte. C’est de mesme ; car en subdiuisant ces subtilitez, on apprend aux hommes d’accroistre les doubtes on nous met en train, d’estendre et diuersifier les difficultez on les allonge, on les disperse. En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde, en incertitude et en querelle. Comme la terre se rend fertile, plus elle est esmiée et profondement remuée. Difficultatem facit doctrina. Nous doutions sur Vlpian, et redoutons encore sur Bartolus et Baldus. Il falloit effacer la trace de cette diuersité innumerable d’opinions non point s’en parer, et en entester la posterité. Ie ne sçay qu’en dire : mais il se sent par experience, que tant d’interpretations dissipent la verité, et la rompent. Aristote a escrit pour être entendu ; s’il ne l’a peu, moins le fera vn moins habille : et vn tiers, que celuy qui traicte sa propre imagination. Nous ouurons la matiere, et l’espandons en la destrempant. D’vn subiect nous en faisons mille et retombons en multipliant et subdiuisant, à l’infinité des atomes d’Epicurus. Iamais deux hommes ne iugerent pareillement de mesme chose. Et est impossible de voir deux opinions semblables exactement : non seulement en diuers hommes, mais en mesme homme, à diuerses heures. Ordinairement ie trouue à doubter, en ce que le commentaire n’a daigné toucher. Ie bronche plus volontiers en païs plat comme certains cheuaux, que ie cognois, qui choppent plus souvent en chemin vny.Qui ne diroit que les gloses augmentent les doubtes et l’ignorance, puis qu’il ne se voit aucun liure, soit humain, soit diuin, sur qui le monde s’embesongne, duquel l’interpretation face tarir la difficulté ? Le centiesme commentaire, le renuoye à son suiuant, plus espineux, et plus scabreux, que le premier ne l’auoit trouué. Quand est-il conuenu entre nous, ce liure en a assez, il n’y a meshuy plus que dire ? Cecy se voit mieux en la chicane. On donne authorité de loy à infinis docteurs, infinis arrests, et à autant d’interpretations. Trouuons nous pourtant quelque fin au besoin d’interpreter ? s’y voit-il quelque progrez et aduancement vers la tranquillité ? nous faut-il moins d’aduocats et de iuges, que lors que cette masse de droict, estoit encore en sa premiere enfance ? Au contraire, nous obscurcissons et enseuelissons l’intelligence. Nous ne la descouurons plus, qu’à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit. Il ne faict que fureter et quester ; et va sans cesse, tournoyant, bastissant, et s’empestrant, en sa besongne : comme nos vers à soye, et s’y estouffe. Mus in pice. Il pense remarquer de loing, ie ne sçay quelle apparence de clarté et verité imaginaire : mais pendant qu’il y court, tant de difficultez luy trauersent la voye, d’empeschemens et de nouuelles questes, qu’elles l’esgarent et l’enyurent. Non guere autrement, qu’il aduint aux chiens d’Esope, lesquels descouurans quelque apparence de corps mort flotter en mer, et ne le pouuans approcher, entreprindrent de boire cette eau, d’asseicher le passage, et s’y estoufferent. À quoy se rencontre, ce qu’vn Crates disoit des escrits de Heraclitus, qu’ils auoient besoin d’vn lecteur bon nageur, afin que la profondeur et pois de sa doctrine, ne l’engloutist et suffoquast.Ce n’est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict contenter de ce que d’autres, ou que nous-mesmes auons trouué en cette chasse de cognoissance : vn plus habile ne s’en contentera pas. Il y a tousiours place pour vn suiuant, ouy et pour nous mesmes, et route par ailleurs. Il n’y a point de fin en nos inquisitions. Nostre fin est en l’autre monde. C’est signe de racourcissement d’esprit, quand il se contente ou signe de lasseté. Nul esprit genereux, ne s’arreste en soy. Il pretend tousiours, et va outre ses forces. Il a des eslans au delà de ses effects. S’il ne s’auance, et ne se presse, et ne s’accule, et ne se choque et tourneuire, il n’est vif qu’à demy. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment, c’est admiration, chasse, ambiguité. Ce que declaroit assez Apollo, parlant tousiours à nous doublement, obscurement et obliquement ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. C’est vn mouuement irregulier, perpetuel, sans patron et sans but. Ses inuentions s’eschauffent, se suiuent, et s’entreproduisent l’vne l’autre.

Ainsi voit-on en vn ruisseau coulant,
Sans fin l’une eau, apres l’autre roulant,
Et tout de rang, d’vn elernel conduict ;
L’vne suit l’autre, et l’vne l’autre fuit.
Par celle-cy, celle-là est poussée,
Et celle-cy, par l’autre est deuancée :
Tousiours l’eau va dans l’eau, et tousiours est ce
Mesme ruisseau, et tousiours eau diuerse.

Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu’à interpreter les choses : et plus de liures sur les liures, que sur autre subiect. Nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires : d’autheurs, il en est grand cherté. Le principal et plus fameux sçauoir de nos siecles, est-ce pas sçauoir entendre les scanant ? Est-ce pas la fin commune et derniere de touts estudes ? Nos opinions s’entent les vnes sur les autres. La premiere sert de tige à la seconde la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de degré en degré. Et aduient de là, que le plus haut monté, a souuent plus d’honneur, que de merite. Car il n’est monté que d’vn grain, sur les espaules du penultime.Combien souuent, et sottement à l’auanture, ay-ie estendu mon liure à parler de soy ? Sottement, quand ce ne seroit que pour cette raison : Qu’il me deuoit souuenir, de ce que ie dy des autres, qui en font de mesmes. Que ces œillades si frequentes à leurs ouurages, tesmoignent que le cœur leur frissonne de son amour, et les rudoyements mesmes, desdaigneux dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises, et affetteries, d’vne faueur maternelle. Suiuant Aristote, à qui, et se priser et se mespriser, naissent souuent de pareil air d’arrogance. Car mon excuse : Que ie doy auoir en cela plus de liberté que les autres, d’autant qu’à poinct nommé, l’escry de moy, et de mes escrits, comme de mes autres actions : que mon theme se renuerse en soy : ie ne sçay, si chacun la prendra.I’ay veu en Allemagne, que Luther a laissé autant de diuisions et d’altercations, sur le doubte de ses opinions, et plus, qu’il n’en esmeut sur les escritures sainctes. Nostre contestation est verbale. Ie demande que c’est que nature, volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles, et se paye de mesme. Vne pierre c’est vn corps : mais qui presseroit Et corps qu’est-ce ? substance : et substance quoy ? ainsi de suitte acculeroit en fin le respondant au bout de son Calepin. On. eschange vn mot pour vn autre mot, et souuent plus incogneu. Ie scay mieux que c’est qu’homme, que ie ne sçay que c’est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à vn doute, ils m’en donnent trois. C’est la teste d’Hydra. Socrates demandoit à Memnon, que c’estoit que vertu : Il y a, dist Memnon, vertu d’homme et de femme, de magistrat et d’homme priué, d’enfant et de vieillart. Voicy qui va bien, s’escria Socrates : nous estions en cherche d’vne vertu, tu nous en apporte vn exaim. Nous communiquons vne question, on nous en redonne vne ruchée. Comme nul euenement et nulle forme, ressemble entierement à vne autre, aussi ne differe l’vne de l’autre entierement. Ingenieux meslange de Nature. Si nos faces n’estoient semblables, on ne sçauroit discerner l’homme de la beste : si elles n’estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner l’homme de l’homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude. Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l’experience, est tousiours defaillante et imparfaicte. On ioinct toutesfois les comparaisons par quelque bout. Ainsi seruent les loix ; et s’assortissent ainsin, à chacun de nos affaires, par quelque interpretation destournée, contrainte et biaise.Puisque les loix ethiques, qui regardent le deuoir particulier de chacun en soy, sont si diffi— ciles à dresser : comme nous voyons qu’elles sont : ce n’est pas merueille, si celles qui gouuernent tant de particuliers, le sont d’avantage. Considerez la forme de cette iustice qui nous regit ; c’est vn vray tesmoignage de l’humaine imbecillité : tant il y a de contradiction et d’erreur. Ce que nous trouuons faueur et rigueur en la iustice : et y en trouuons tant, que ie ne sçay si l’entre-deux s’y trouue si souuent : ce sont parties maladiues, et membres iniustes, du corps mesmes et essence de la iustice. Des païsans, viennent de m’aduertir en haste, qu’ils ont laissé presentement en vne forest qui est à moy, vn homme meurtry de cent coups, qui respire encores, et qui leur a demandé de l’eau par pitié, et du secours pour le sousleuer. Disent qu’ils n’ont osé l’approcher, et s’en sont fuis, de peur que les gens de la iustice ne les y attrapassent : et comme il se faict de ceux qu’on rencontre pres d’vn homme tué, ils n’eussent à rendre conte de cet accident, à leur totale ruyne : n’ayans ny suffisance, ny argent, pour deffendre leur innocence. Que leur cussé-ie dict ? Il est certain, que cet office d’humanité, les eust mis en peine.Combien auons nous descouuert d’innocens auoir esté punis : ie dis sans la coulpe des iuges ; et combien en y a-il eu, que nous n’avons pas descouuert ? Cecy est aduenu de mon temps. Certains sont condamnez à la mort pour vn homicide ; l’arrest sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct, les iuges sont aduertis par les officiers d’vne cour subalterne, voisine, qu’ils tiennent quelques prisonniers, lesquels aduoüent disertement cet homicide, et apportent à tout ce faict, vne lumiere indubitable. On delibere, si pourtant on doit interrompre et differer l’execution de l’arrest donné contre les premiers. On considere la nouuelleté de l’exemple, et sa consequence, pour accrocher les iugemens : Que la condemnation est iuridiquement passée ; les iuges priuez de repentance. Somme, ces pauures diables sont consacrez aux formules de la iustice. Philippus, ou quelque autre, prouueut à vn pareil inconuenient, en cette maniere. Il auoit condamné en grosses amendes, vn homme enuers vn autre, par vn iugement resolu. La verité se descouurant quelque temps apres, il se trouua qu’il auoit iniquement iugé. D’vn costé estoit la raison de la cause : de l’autre costé la raison des formes iudiciaires. Il satisfit aucunement à toutes les deux, laissant en son estat la sentence, et recompensant de sa bourse, l’interest du condamné. Mais il auoit affaire à vn accident reparable ; les miens furent pendus irreparablement. Combien ay-ie veu de condemnations, plus crimineuses que le crime ? Tout cecy me faict souuenir de ces anciennes opinions Qu’il est force de faire tort en detail, qui veut faire droict en gros ; et iniustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire iustice és grandes : Que l’humaine iustice est formée au modelle de la medecine, selon laquelle, tout ce qui est vtile est aussi iuste et honneste. Et de ce que tiennent les Stoïciens, que Nature mesme procede contre iustice, en la plus-part de ses ouurages. Et de ce que tiennent les Cyrenaïques, qu’il n’y a rien iuste de soy : que les coustumes et loix forment la iustice. Et les Theodoriens, qui trouuent iuste au sage le larrecin, le sacrilege, toute sorte de paillardise, s’il cognoist qu’elle luy soit profitable. Il n’y a remede. I’en suis là, comme Alcibiades, que ie ne me representeray iamais, que ie puisse, à homme qui decide de ma teste où mon honneur, et ma vie, depende de l’industrie et soing de mon procureur, plus que de mon innocence. Je me hazarderois à vne telle iustice, qui me recogneust du bien faict, comme du mal faict : où i’eusse autant à esperer, qu’à craindre. L’indemnité n’est pas monnoye suffisante, à vn homme qui faict mieux, que de ne faillir point. Nostre iustice ne nous presente que l’vne de ses mains ; et encore la gauche. Quiconque il soit, il en sort auecques perte.En la Chine, duquel royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des nostres, surpassent nos exemples, en plusieurs parties d’excellence et duquel l’histoire m’apprend, combien le monde est plus ample et plus diuers, que ny les anciens, ny nous, ne penetrons : les officiers deputez par le Prince, pour visiter l’estat de ses prouinces, comme ils punissent ceux, qui maluersent en leur charge, ils remunerent aussi de pure liberalité, ceux qui s’y sont bien portez outre la commune sorte, et outre la necessité de leur deuoir : on s’y presente, non pour se garantir seulement, mais pour y acquerir ny simplement pour estre payé, mais pour y estre estrené.Nul iuge n’a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme iuge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne, ou tierce, ou criminelle, ou ciuile. Nulle prison m’a receu, non pas seulement pour m’y promener. L’imagination m’en rend la veuë mesme du dehors, desplai— ! sante. Ie suis si affady apres la liberté, que qui me deffendroit l’accez de quelque coin des Indes, i’en viurois aucunement plus mal à mon aise. Et tant que ie trouueray terre, ou air ouuert ailleurs, ie ne croupiray en lieu, où il me faille cacher. Mon Dieu, que mal pourroy-ie souffrir la condition, où ie vois tant de gens, clouez à vn quartier de ce royaume, priuez de l’entrée des villes principales, et des courts, et de l’vsage des chemins publics, pour auoir querellé nos loix. Si celles que ie sers, me menassoient seulement le bout du doigt, ie m’en irois incontinent en trouuer d’autres, où que ce fust. Toute ma petite prudence, en ces guerres ciuiles où nous sommes, s’employe à ce, qu’elles n’interrompent ma liberté d’aller et venir.Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu’elles sont iustes, mais par ce qu’elles sont loix. C’est le fondement mystique de leur authorité elles n’en ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souuent faictes par des sots. Plus souuent par des gens, qui en haine d’equalité ont faute d’equité. Mais tousiours par des hommes, autheurs vains et irresolus. Il n’est rien si lourdement, et largement fautier, que les loix : ny si ordinairement. Quiconque leur obeit par ce qu’elles sont iustes, ne leur obeyt pas iustement par où il doit. Les nostres Françoises, prestent aucunement la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption, qui se voit en leur dispensation, et execution. Le commandement est si trouble, et inconstant, qu’il excuse aucunement, et la desobeissance, et le vice de l’interpretation, de l’administration, et de l’obseruation. Quel que soit donq le fruict que nous pouuons auoir de l’experience, à peine seruira beaucoup à nostre institution, celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal nostre profit, de celle, que nous auons de nous mesme, qui nous est plus familiere : et certes suffisante à nous instruire de ce qu’il nous faut. Ie m’estudie plus qu’autre subiect. C’est ma metaphysique, c’est ma physique.

Qua Deus hanc mundi temperet arte domum :
Qua venit exoriens, qua deficit, vnde coactis
Cornibus in plenum menstrua luna redit :
Vnde salo superant venti, quid flamine captet
Eurus, et in nubes vnde perennis aqua :
Sit ventura dies mundi quæ subruat arces,

Quærite quos agitat mundi labor.

En cette vniuersité, ie me laisse ignoramment et negligemment manier à la loy generale du monde. Ie la sçauray assez, quand ie la sentiray. Ma science ne luy peut faire changer de routte. Elle ne se diuersifiera pas pour moy : c’est folie de l’esperer. Et plus grande folie, de s’en mettre en peine : puis qu’elle est necessairement semblable, publique, et commune. La bonté et capacité du gouuerneur nous doit à pur et à plein descharger du soing de gouuernement. Les inquisitions et contemplations philosophiques, ne seruent que d’aliment à nostre curiosité. Les philosophes, auec grande raison, nous renuoyent aux regles de Nature. Mais elles n’ont que faire de si sublime cognoissance. Ils les falsifient, et nous presentent son visage peint, trop haut en couleur, et trop sophistiqué : d’où naissent tant de diuers pourtraits d’vn subiect si vniforme. Comme elle nous a fourny de pieds à marcher, aussi a elle de prudence à nous guider en la vie. Prudence non tant ingenieuse, robuste et pompeuse, comme celle de leur inuention : mais à l’aduenant, facile, quiete et salutaire. Et qui faict tresbien ce que l’autre dit en celuy, qui a l’heur, de sçauoir l’employer naïuement et ordonnément : c’est à dire naturellement. Le plus simplement se commettre à Nature, c’est s’y commettre le plus sagement. O que c’est vn doux et mol cheuet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer vne teste bien faicte.I’aymerois mieux m’entendre bien en moy, qu’en Ciceron. De l’experience que i’ay de moy, ie trouue assez dequoy me faire sage, si i’estoy bon escholier. Qui remet en sa memoire l’excez de sa cholere passee, et iusques où cette fleure l’emporta, voit la laideur de cette passion, mieux que dans Aristote, et en conçoit vne haine plus iuste. Qui se souuient des maux qu’il a couru, de ceux qui l’ont menassé, des legeres occasions qui l’ont remué d’vn estat à autre, se prepare par là, aux mutations futures, et à la recognoissance de sa condition. La vie de Cæsar n’a point plus d’exemple, que la nostre pour nous. Et. emperiere, et populaire : c’est tousiours vne vie, que tous accidents humains regardent. Escoutons y seulement : nous nous disons, tout ce, dequoy nous auons principalement besoing. Qui se souvient de s’estre tant et tant de fois mesconté de son propre iugement : est-il pas vn sot, de n’en entrer pour iamais en deffiance ? Quand ie me trouue conuaincu par la raison d’autruy, d’vne opinion fauce ; ie n’apprens pas tant, ce qu’il m’a dit de nouueau, et cette ignorance particuliere : ce seroit peu d’acquest : comme en general i’apprens ma debilité, et la trahison de mon entendement : d’où ie tire la reformation de toute la masse. En toutes mes autres erreurs, ie fais de mesme et sens de cette regle grande vtilité à la vie. Ie ne regarde pas l’espece et l’indiuidu, comme vne pierre où i’aye bronché. l’apprens à craindre mon alleure par tout, et m’attens à la regler. D’apprendre qu’on a dit ou fait vne sottise, ce n’est rien que cela. Il faut apprendre, qu’on n’est qu’vn sot. Instruction bien plus ample, et importante. Les faux pas, que ma memoire m’a fait si souuent, lors mesme qu’elle s’asseure le plus de soy, ne se sont pas inutilement perduz. Elle a beau me iurer à cette heure et m’asseurer : ie secoüe les oreilles la premiere opposition qu’on faict à son tesmoignage, me met en suspens. Et n’oserois me fier d’elle, en chose de poix : ny la garentir sur le faict d’autruy. Et n’estoit, que ce que ie fay par faute de memoire, les autres le font encore plus souuent, par faute de foy, ie prendrois tousiours en chose de faict, la verité de la bouche d’vn autre, plustost que de la mienne. Si chacun espioit de pres les effects et circonstances des passions qui les regentent, comme i’ay faict de celle à qui i’estois tombé en partage : il les verroit venir : et rallentiroit vn peu leur impetuosité et leur course. Elles ne nous sautent pas tousiours au collet d’vn prinsault, il y a de la menasse et des degrez.

Fluctus vti primo cæpit cum albescere vento,
Paulatim sese tollit mare, et altius vndas
Erigit, inde imo consurgit ad æthera fundo.

Le iugement tient chez moy vn siege magistral, au moins il s’en efforce soigneusement. Il laisse mes appetis aller leur train : et la haine et l’amitié, voire et celle que ie me porte à moy mesme, sans s’en alterer et corrompre. S’il ne peut reformer les autres parties selon soy, au moins ne se laisse il pas difformer à elles : il faict son ieu à part.

L’aduertissement à chacun de se cognoistre, doit estre d’vn important effect, puisque ce Dieu de science et de lumiere le fit planter au front de son temple comme comprenant tout ce qu’il auoit à nous conseiller. Platon dict aussi, que prudence n’est autre chose, que l’execution de cette ordonnance : et Socrates, le verifie par le menu en Xenophon. Les difficultez et l’obscurité, ne s’apperçoyuent en chacune science, que par ceux qui y ont entree. Car encore faut il quelque degré d’intelligence, à pouuoir renarquer qu’on ignore : et faut pousser à vne porte, pour sçauoir qu’elle nous est close. D’où naist cette Platonique subtilité, que ny ceux qui sçauent, n’ont à s’enquerir, d’autant qu’ils sçauent : ny ceux qui ne sçauent, d’autant que pour s’enquerir, il faut sçauoir, dequoy on s’enquiert. Ainsin, en cette cy de se cognoistre soymesme : ce que chacun se voit si resolu et satisfaict, ce que chacun y pense estre suffisamment entendu, signifie que chacun n’y entend rien du tout, comme Socrates apprend à Euthydeme. Moy, qui ne fais autre profession, y trouue vne profondeur et varieté si infinie, que mon apprentissage n’a autre fruict, que de me faire sentir, combien il me reste à apprendre. À ma foiblesse si souuent recognue, ie dois l’inclination que i’ay à la modestie à l’obeïssance des creances qui me sont prescrites à vne constante froideur et moderation d’opinions et la haine de cette arrogance importune et quereleuse, se croyant et fiant toute à soy, ennemie capitale de discipline et de verité. Oyez les regenter. Les premieres sottises qu’ils mettent en auant, c’est au style qu’on establit les religions et les loix. Nihil est turpius, quàm cognitioni et perceptioni assertionem approbationémque præcurrere. Aristarchus disoit, qu’anciennement, à peine se trouua-il sept sages au monde et que de son temps à peine se trouuoit-il sept ignorans. Aurions nous pas plus de raison que luy, de le dire en nostre temps ? L’affirmation et l’opiniastreté, sont signes exprez de bestise. Cestuy-ci aura donné du nez à terre, cent fois pour vn iour : le voyla sur ses ergots, aussi resolu et entier que deuant. Vous diriez qu’on luy a infus depuis, quelque nouuelle ame, et vigueur d’entendement. Et qu’il luy aduient, comme à cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouuelle fermeté, et se renforçoit par sa cheute.

Cui cum tetigere parentem,
Iam defecta vigent renouato robore membra.

Ce testu indocile, pense-il pas reprendre vn nouuel esprit, pour reprendre vne nouuelle dispute ? C’est par mon experience, que i’accuse l’humaine ignorance. Qui est, à mon aduis, le plus seur party de l’escole du monde. Ceux qui ne la veulent conclure en eux, par vn si vain exemple que le mien, ou que le leur, qu’ils la recognoissent par Socrates, le maistre des maistres. Car le philosophe Antisthenes, à ses disciples, Allons, disoit-il, vous et moy ouyr Socrates. Là ie seray disciple auec vous. Et soustenant ce dogme, de sa secte Stoïque, que la vertu suffisoit à rendre vne vie plainement heureuse, et n’ayant besoin de chose quelconque, sinon de la force de Socrates, adioustoit-il.Cette longue attention que i’employe à me considerer, me dresse à iuger aussi passablement des autres. Et est peu de choses, dequoy ie parle plus heureusement et excusablement. Il m’aduient souuent, de voir et distinguer plus exactement les conditions de mes amis, qu’ils ne font eux mesmes. I’en ay estonné quelqu’vn, par la pertinence de ma description : et l’ay aduerty de soy. Pour m’estre dés mon enfance, dressé à mirer ma vie dans celle d’autruy, i’ay acquis vne complexion studieuse en cela. Et quand i’y pense, ie laisse eschaper autour de moy peu de choses qui y seruent contenances, humeurs, discours. l’estudie tout ce qu’il me faut fuir, ce qu’il me faut suyure. Ainsin à mes amis, ie descouure par leurs productions, leurs inclinations internes. Non pour renger cette infinie varieté d’actions si diuerses et si descouppees, à certains genres et chapitres, et distribuer distinctement mes partages et diuisions, en classes et regions cognuës,

Sed neque quàm multæ species, et nomina quæ sint,
Est numerus.

Les sçauans parlent, et denotent leurs fantasies, plus specifiquement, et par le menu. Moy, qui n’y voy qu’autant que l’vsage m’en informe, sans regle, presente generalement les miennes, et à tastons. Comme en cecy : le prononce ma sentence par articles descousus c’est chose qui ne se peut dire à la fois, et en bloc. La relation, et la conformité, ne se trouuent point en telles ames que les nostres, basses et communes. La sagesse est vn bastiment solide et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque. Sola sapientia in se tota conuersa est. Ie laisse aux artistes, et ne sçay s’ils en viennent à bout, en chose si meslee, si menue et fortuite, de renger en bandes, cette infinie diuersité de visages ; et arrester nostre inconstance, et la mettre par ordre. Non seulement ie trouue malaysé, d’attacher nos actions les vnes aux autres : mais chacune à part soy, ie trouue malaysé, de la designer proprement, par quelque qualité principale : tant elles sont doubles et bigarrees à diuers lustres. Ce qu’on remarque pour rare, au Roy de Macedoine, Perseus, que son esprit, ne s’attachant à aucune condition, alloit errant par tout genre de vie : et representant des mœurs, si essorees et vagabondes qu’il n’estoit cogneu ny de luy ny d’autre, quel homme ce fust, me semble à peu pres conuenir à tout le monde. Et par dessus tous, i’ay veu quelque autre de sa taille, à qui cette conclusion s’appliqueroit plus proprement encore, ce croy-ie. Nulle assiette moyenne : s’emportant tousiours de l’vn à l’autre extreme, par occasions indiuinables : nulle espece de train, sans trauerse, et contrarieté merueilleuse nulle faculté simple si que le plus vraysemblablement qu’on en pourra feindre vn iour, ce sera, qu’il affectoit, et estudioit de se rendre cogneu, par estre mescognoissable. Il faict besoin d’oreilles bien fortes, pour s’ouyr franchement iuger. Et par ce qu’il en est peu, qui le puissent souffrir sans morsure : ceux qui se hazardent de l’entreprendre enuers nous, nous montrent vn singulier effect d’amitié. Car c’est aimer sainement, d’entreprendre à blesser et offencer, pour profiter. Ie trouue rude de iuger celuy là, en qui les mauuaises qualitez surpassent les bonnes. Platon ordonne trois parties, à qui veut examiner l’ame d’vn autre, science, bienueillance, hardiesse.Quelquefois on me demandoit, à quoy i’eusse pensé estre bon, qui se fust aduisé de se seruir de moy, pendant que i’en auois l’aage :

Dum melior vires sanguis dabat, æmula necdum
Temporibus geminis canebat sparsa senectus.

À rien, fis-ie. Et m’excuse volontiers de ne sçauoir faire chose, qui m’esclaue à autruy. Mais i’eusse dit ses veritez à mon maistre, et eusse contrerollé ses mœurs, s’il eust voulu. Non en gros, par leçons scholastiques, que ie ne sçay point, et n’en vois naistre aucune vraye reformation, en ceux qui les sçauent. Mais les obseruant pas à pas, à toute opportunité : et en iugeant à l’œil, piece à piece, simplement et naturellement. Luy faisant voir quel il est en l’opinion commune : m’opposant à ses flatteurs. Il n’y a nul de nous, qui ne valust moins que les Roys, s’il estoit ainsi continuellement corrompu, comme ils font, de cette canaille de gens. Comment, si Alexandre, ce grand et Roy et philosophe, ne peut s’en deffendre ? l’eusse eu assez de fidelité, de iugement, et de liberté, pour cela. Ce seroit vn office sans nom ; autrement il perdroit son effect et sa grace. Et est vn roolle qui ne peut indifferemment appartenir à tous. Car la verité mesme, n’a pas ce priuilege, d’estre employee à toute heure, et en toute sorte son vsage tout noble qu’il est, a ses circonscriptions, et limites. Il aduient souuent, comme le monde est, qu’on la lasche à l’oreille du Prince, non seulement sans fruict, mais dommageablement, et encore iniustement. Et ne me fera lon pas accroire, qu’vne sainte remonstrance, ne puisse estre appliquee vitieusement et que l’interest de la substance, ne doyue souuent ceder à l’interest de la forme. Ie voudrois à ce mestier, vn homme contant de sa fortune,

Quod sit, esse velit, nihilque malit :

et nay de moyenne fortune. D’autant, que d’vne part, il n’auroit point de crainte de toucher viuement et profondement le cœur du maistre, pour ne perdre par là, le cours de son auancement. Et d’autre part, pour estre d’vne condition moyenne, il auroit plus aysee communication à toute sorte de gens. Ie le voudroy à vn homme seul : car respandre le priuilege de cette liberté et priuauté à plusieurs, engendreroit vne nuisible irreuerence. Ouy, et de celuy là, ie requerroy sur tout la fidelité du silence.Vn Roy n’est pas à croire, quand il se vante de sa constance, à attendre le rencontre de l’ennemy, pour sa gloire si pour son profit et amendement, il ne peut souffrir la liberté des parolles d’vn amy, qui n’ont autre effort, que de luy pincer l’ouye : le reste de leur effect estant en sa main. Or il n’est aucune condition d’homine, qui ait si grand besoing, que ceux-là, de vrais et libres aduertissemens. Ils soustiennent vne vie publique, et ont à agreer à l’opinion de tant de spectateurs, que comme on a accoustumé de leur taire tout ce qui les diuertit de leur route, ils se trouuent sans le sentir, engagez en la haine et detestation de leurs peuples, pour des occasions souuent, qu’ils eussent peu euiter, à nul interest de leurs plaisirs mesme, qui les en eust aduisez et redressez à temps. Communement leurs fauorits regardent à soy, plus qu’au maistre. Et il leur va de bon : d’autant qu’à la verité, la plus part des offices de la vraye amitié, sont enuers le souuerain, en vn rude et perilleux essay. De maniere, qu’il y fait besoin, non seulement de beaucoup d’affection et de franchise, mais encore de courage.En fin, toute cette fricassee que ie barbouille ici, n’est qu’vn registre des essais de ma vie qui est pour l’interne santé exemplaire assez, à prendre l’instruction à contrepoil. Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d’experience plus vtile que moy : qui la presente pure, nullement corrompue et alteree par art, et par opination. L’experience est proprement sur son fumier au subiect de la medecine, où la raison luy quitte toute la place. Tybere disoit, que quiconque auoit vescu vingt ans, se deuoit respondre des choses qui luy estoient nuisibles ou salutaires, et se sçauoir conduire sans medecine. Et le pouuoit auoir apprins de Socrates : lequel conseillaut à ses disciples soigneusement, et comme vn tres principal estude, l’estude de leur santé, adioustoit, qu’il estoit malaisé, qu’vn homme d’entendement, prenant garde à ses exercices à son boire et à son manger, ne discernast mieux que tout medecin, ce qui luy estoit bon ou mauuais. Si fait la medecine profession d’auoir tousiours l’experience, pour touche de son operation. Ainsi Platon auoit raison de dire, que pour estre vray medecin, il seroit necessaire que celuy qui l’entreprendroit, eust passé par toutes les maladies, qu’il veut guerir, et par tous les accidens et circonstances dequoy il doit iuger. C’est raison qu’ils prennent la verole, s’ils la veulent sçauoir penser. Vrayement ie m’en fierois à celuy là. Car les autres nous guident, comme celuy qui peint les mers, les escueils et les ports, estant assis, sur sa table, et y faict promener le modele d’vn nauire en toute seurté. Iettez-le à l’effect, il ne sçait par où s’y prendre. Ils font telle description de nos maux, que faict vn trompette de ville, qui crie vn cheual ou vn chien perdu, tel poil, telle hauteur, telle oreille mais presentez le luy, il ne le cognoit pas pourtant. Pour Dieu, que la medecine me face vn iour quelque bon et perceptible secours, voir comme ie crieray de bonne foy,

Tandem efficaci do manus scientiæ !

Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé, et l’ame en santé, nous promettent beaucoup : mais aussi n’en est-il point, qui tiennent moins ce qu’elles promettent. Et en nostre temps, ceux qui font profession de ces arts entre nous, en montrent moins les effects que tous autres hommes. On peut dire d’eux, pour le plus, qu’ils vendent les drogues medecinales : mais qu’ils soient medecins, cela ne peut on dire. l’ay assez vescu, pour mettre en comte l’vsage, qui m’a conduict si loing. Pour qui en voudra gouster : i’en ay faict l’essay, son eschançon. En voyci quelques articles, comme la souuenance me les fournira. Ie n’ay point de façon, qui ne soit allee variant selon les accidents. Mais i’enregistre celles, que i’ay plus souuent veu en train : qui ont eu plus de possession en moy iusqu’à cette heure.

Ma forme de vie, est pareille en maladie comme en santé : mesme lict, mesmes heures, mesmes viandes me seruent, et mesme breuuage. Je n’y adiouste du tout rien, que la moderation du plus et du moins, selon ma force et appetit. Ma santé, c’est maintenir sans destourbier mon estat accoustumé. Ie voy que la maladie m’en desloge d’vn costé : si ie crois les medecins, ils m’en destourneront de l’autre : et par fortune, et par art, me voyla hors de ma routte. Ie ne crois rien plus certainement que cecy : que ie ne sçauroy estre offencé par l’vsage des choses que i’ay si long temps accoustumees. C’est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle qu’il luy plaist, elle peult tout en cela. C’est le breuuage de Circé, qui diuersifię nostre nature, comme bon luy semble. Combien de nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la craincte du serein, qui nous blesse si apparemment et nos bateliers et nos paysans s’en moquent. Vous faites malade vn Alleman, de le coucher sur vn matelas : comme vn Italien sur la plume, et vn François sans rideau et sans feu. L’estomach d’vn Espagnol, ne dure pas à nostre forme de manger, ny le nostre à boire à la Souysse. Vn Allemand me feit plaisir à Auguste, de combattre l’incommodité de nos fouyers, par ce mesme argument, dequoy nous nous seruons ordi— nairement à condamner leurs poyles. Car à la verité, cette chaleur croupie, et puis la senteur de cette matiere reschauffée, dequoy ils sont composez, enteste la plus part de ceux qui n’y sont experimentez : moy non. Mais au demeurant, estant cette chaleur egale, constante et vniuerselle, sans lueur, sans fumée, sans le vent que l’ouuerture de nos cheminées nous apporte, elle a bien par ailleurs, dequoy se comparer à la nostre. Que n’imitons nous l’architecture Romaine ? Car on dit, qu’anciennement, le feu ne se faisoit en leurs maisons que par le dehors, et au pied d’icelles d’où s’inspiroit la chaleur à tout le logis, par les tuyaux practiquez dans l’espais du mur, lesquels alloient embrassant les lieux qui en deuoient estre eschauffez. Ce que i’ay veu clairement signifié, ie ne sçay où, en Seneque. Cestuy-cy, m’oyant louer les commoditez, et beautez de sa ville qui le merite certes : commença à me plaindre, dequoy i’auois à m’en eslongner. Et des premiers inconueniens qu’il m’allega, ce fut la poisanteur de teste, que m’apporteroient les cheminées ailleurs. Il auoit oui faire cette plainte à quelqu’vn, et nous l’attachoit, estant priué par l’vsage de l’apperceuoir chez luy. Toute chaleur qui vient du feu, in’affoiblit et m’appesantit. Si disoit Euenus, que le meilleur condiment de la vie, estoit le feu. Ie prens plustost toute autre façon d’eschaper au froid.Nous craignons les vins au bas en Portugal, cette fumée est en delices, et est le breuuage des Princes. En somme, chasque nation a plusieurs coustumes et vsances, qui sont non seulement incognues, mais farouches et miraculeuses à quelque autre nation. Que ferons nous à ce peuple, qui ne fait recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croit les hommes s’ils ne sont en liure, ny la verité, si elle n’est d’aage competant ? Nous mettons en dignité nos sottises, quand nous les mettons en moule. Il y a bien pour luy, autre poix, de dire ; ie l’ay leu que si vous dictes : ie l’ay ouy dire. Mais moy, qui ne mescrois non plus la bouche, que la main des hommes et qui scay qu’on escript autant indiscretement qu’on parle et qui estime ce siecle, comme vn autre passé, i’allegue aussi volontiers vn mien amy, que Aulugelle, et que Macrobe et ce que i’ay veu, que ce qu’ils ont escrit. Et comme ils tiennent de la vertu, qu’elle n’est pas plus grande, pour estre plus longue : i’estime de mesme de la verité, que pour estre plus vieille, elle n’est pas plus sage. Ie dis souueut que c’est pure sottise, qui nous fait courir apres les exemples estrangers et scholastiques. Leur fertilité est pareille à cette heure à celle du temps d’Homere et de Platon. Mais n’est-ce pas, que nous cherchons plus l’honneur de l’allegation, que la verité du discours ? Comme si c’estoit plus d’emprunter, de la boutique de Vascosan, ou de Plantin, nos preuues, que de ce qui se voit en nostre village. Ou bien certes, que nous n’auons pas l’esprit, d’esplucher, et faire valoir, ce qui se passe deuant nous, et le iuger assez vifuement, pour le tirer en exemple. Car si nous disons, que l’authorité nous manque, pour donner foy à nostre tesmoignage, nous le disons hors de propos. D’autant qu’à mon aduis, des plus ordinaires choses, et plus communes, et cognuës, si nous sçauons trouuer leur iour, se peuuent former les plus grands miracles de nature, et les plus merueilleux exemples, notamment sur le subiect des actions lumaines.Or sur mon subiect, laissant les exemples que ie sçay par les liures et ce que dit Aristote d’Andron Argien, qu’il trauersoit sans boire les arides sablons de la Lybie : vn Gentil-homme qui s’est acquitté dignement de plusieurs charges, disoit où l’estois qu’il estoit allé de Madrid à Lisbonne, en plain esté, sans boire. Il se porte vigoureusement pour son aage, et n’a rien d’extraordinaire en l’vsage de sa vie, que cecy, d’estre deux ou trois mois, voire vn an, ce m’a-il dit, sans boire. Il sent de l’alteration, mais il la laisse passer et tient, que c’est vn appetit qui s’alanguit aiséement de soy-mesme et boit plus par caprice, que pour le besoing, ou pour le plaisir.En voicy d’vn autre. Il n’y a pas long temps, que ie rencontray I’vn des plus sçauans hommes de France, entre ceux de non mediocre fortune, estudiant au coin d’vne sale, qu’on luy auoit rembarré de tapisserie et autour de luy, vn tabut de ses valets, plain de licence. Il me dit, et Seneque quasi autant de soy, qu’il faisoit son profit de ce tintamarre comme si battu de ce bruict, il se ramenast et reserrast plus en soy, pour la contemplation, et que cette tempeste de voix repercutast ses pensées au dedans. Estant escholier à Padoüe, il eut son estude si long temps logé à la batterie des coches, et du tumulte de la place, qu’il se forma non seulement au mespris, mais à l’vsage du bruit, pour le seruice de ses estudes. Socrates respondit à Alcibiades, s’estonnant comme il pouuoit porter le continuel tintamarre de la teste de sa femme : Comnie ceux, qui sont accoustumez à l’ordinaire bruit des rouës à puiser de l’eau. Je suis bien au contraire : i’ay l’esprit tendre et facile à prendre l’essor. Quand il est empesché à part soy, le moindre bourdonnement de mousche l’assassine.Seneque en sa ieunesse, ayant mordu chaudement, à l’exemple de Sextius, de ne manger chose, qui eust prins mort, s’en passoit dans vn an, auec plaisir, comme il dit. Et s’en deporta seulement, pour n’estre soupçonné, d’emprunter cette regle d’aucunes religions nouuelles, qui la semoyent. Il print quand et quand des preceptes d’Attalus, de ne se coucher plus sur des loudiers, qui enfondrent et employa iusqu’à la vieillesse ceux qui ne cedent point au corps. Ce que l’vsage de son temps, luy faict compter à rudesse, le nostre, nous le faict tenir à mollesse.Regardez la difference du viure de mes valets à bras, à la mienne : les Scythes et les Indes n’ont rien plus eslongné de ma force, et de ma forme. Ie scay, auoir retiré de l’aumosne, des enfans pour n’en seruir, qui bien tost apres m’ont quicté et ma cuisine, et leur liurée : seulement, pour se rendre à leur premiere vie. Et en trouuay vn, amassant depuis, des moules, emmy la voirie, pour son disner, que par priere, ny par menasse, ie ne sçeu distraire de la saueur et douceur, qu’il trouuoit en l’indigence. Les gueux ont leurs magnificences, et leurs voluptez, comme les riches : et, dit-on, leurs dignitez et ordres politiques. Ce sont effects de l’accoustumance. Elle nous peut duire, non seulement à telle forme qu’il luy plaist (pourtant, disent les sages, nous faut-il planter à la meilleure, qu’elle nous facilitera incontinent) mais aussi au changement et à la variation : qui est le plus noble, et le plus vtile de ses apprentissages. La meilleure de mes complexions corporelles, c’est d’estre flexible et peu opiniastre. I’ay des inclinations plus propres et ordinaires, et plus aggreables, que d’autres. Mais auec bien peu d’effort, ie m’en destourne, et me coule aiséement à la façon contraire. Vn ieune homme, doit troubler ses regles, pour esueiller sa vigueur : la garder de moisir et s’apoltronir. Et n’est train de vie, si sot et si debile, que celuy qui se conduict par ordonnance et discipline.

Ad primum lapidem vectari cum placet, hora
Sumitur ex libro ; si prurit frictus ocelli
Angulus, inspecta genesi collyria quærit.

Il se reiettera souuent aux excez mesme, s’il m’en croit : autrement, la moindre desbauche le ruyne. Il se rend incommode et desaggreable en conuersation. La plus contraire qualité à vn honneste homme, c’est la delicatesse et obligation à certaine façon particuliere. Et elle est particuliere, si elle n’est ployable, et soupple. Il y a de la honte, de laisser à faire par impuissance, ou de n’oser, ce qu’on voit faire à ses compaignons. Que telles gens gardent leur cuisine. Par tout ailleurs, il est indecent : mais à vn homme de guerre, il est vitieux et insupportable. Lequel, comme disoit Philopomen, se doit accoustumer à toute diuersité, et inegalité de vie.Quoy que i’aye esté dressé autant qu’on a peu, à la liberté et à l’indifference, si est-ce que par nonchalance, m’estant en vieillissant, plus arresté sur certaines formes (mon aage est hors d’institution, et n’a desor— mais dequoy regarder ailleurs qu’à se maintenir) la coustume a desia sans y penser, imprimé si bien en moy son charactere, en certaines choses, que i’appelle excez de m’en despartir. Et sans m’essayer, ne puis, ny dormir sur iour, ny faire collation entre les repas, ny desieuner, ny m’aller coucher sans grand interualle, comme de trois heures, apres le soupper, ny faire des enfans, qu’auant le sommeil : ny les faire debout : ny porter ma sueur : ny m’abreuuer d’eau pure ou de vin pur : ny me tenir nud teste long temps ny me faire tondre apres disner. Et me passerois autant mal-aisément de mes gans, que de ma chemise : et de me lauer à l’issue de table, et à mon leuer : et de ciel et rideaux à mon lict, comme de choses bien necessaires. Ie disnerois sans nape mais à l’Alemande sans seruiette blanche, tres-incommodéement. Ie les souïlle plus qu’eux et les Italiens ne font et m’ayde peu de cullier, et de fourchete. Ie plains qu’on n’aye suyuy vn train, que i’ay veu commencer à l’exemple des Roys : Qu’on nous changeast de seruiette, selon les seruices, comme d’assiette. Nous tenons de ce laborieux soldat Marius, que vicillissant, il deuint delicat en son boire : et ne le prenoit qu’en vne sienne couppe particuliere. Moy ie me laisse aller de mesme à certaine forme de verres, et ne boy pas volontiers en verre commun. Non plus que d’vne main commune. Tout metail m’y desplaist au prix d’vne matiere claire et transparante. Que mes yeux y tastent aussi selon leur capacité. Ie dois plusieurs telles mollesses à l’vsage. Nature m’a aussi d’autre part apporté les siennes : comme de ne soustenir plus deux plains repas en vn iour, sans surcharger mon estomach : ny l’abstinence pure de l’vn des repas : sans me remplir de vents, assecher ma bouche, estonner mon appetit. De m’offenser d’vn long serein. Car depuis quelques années, aux couruées de la guerre, quand toute la nuict y court, comme il aduient communément, apres cinq ou six heures, l’estomach me commence à troubler, auec vehemente douleur de teste et n’arriue point au iour, sans vomir. Comme les autres s’en vont desieuner, ie m’en vay dormir et au partir de là, aussi gay qu’au parauant. I’auois tousiours appris, que le serein ne s’espandoit qu’à la naissance de la nuict : mais hantant ces années passées familierement, et long temps, vn seigneur imbu de cette creance, que le serein est plus aspre et dangereux sur l’inclination du soleil, vne heure ou deux auant son coucher : lequel il euite songneusement, et mesprise celuy de la nuict : il a cuidé m’imprimer, non tant son discours, que son sentiment. Quoy, que le doubte mesme, et l’inquisition frappe nostre imagination, et nous change ? Ceux qui cedent tout à coup à ces pentes, attirent l’entiere ruine sur eux. Et plains plusieurs Gentils-hommes, qui par la sottise de leurs medecins, se sont mis en chartre tous ieunes et entiers. Encores vaudroit-il mieux souffrir vn reume, que de perdre pour iamais, par desaccoustumance, le commerce de la vie commune, en action de si grand vsage. Fascheuse science : qui nous descrie les plus douces heures du iour. Estendons nostre possession iusques aux derniers moyens. Le plus souuent on s’y durcit, en s’opiniastrant, et corrige lon sa complexion : comme fit Cæsar le haut mal, à force de le mespriser et corrompre. On se doit adonner aux meilleures regles, mais non pas s’y asseruir : si ce n’est à celles, s’il y en a quelqu’vne, ausquelles l’obligation et seruitude soit vtile.Et les Roys et les philosophes fientent, et les dames aussi. Les vies publiques se doiuent à la ceremonie : la mienne obscure et priuée, iouït de toute dispence naturelle. Soldat et Gascon, sont qualitez aussi, vn peu subiettes à l’indiscretion. Parquoy, ie diray cecy de cette action qu’il est besoing de la renuoyer à certaines heures, prescriptes et nocturnes, et s’y forcer par coustume, et assubiectir, comme i’ay faict. Mais non s’assuiectir, comme i’ay faict en vieillissant, au soing de particuliere commodité de lieu, et de siege, pour ce seruice : et le rendre empeschant par longueur et mollesse. Toutesfois aux plus sales offices, est-il pas aucunement excusable, de requerir plus de soing et de netteté ? Naturá homo mundum et elegans animal est. De toutes les actions naturelles, c’est celle, que ie souffre plus mal volontiers m’estre interrompue. I’ay veu beaucoup de gens de guerre, incommodez du desreiglement de leur ventre. Tandis que le mien et moy, ne nous faillions iamais au poinct de nostre assignation qui est au sault du lict, si quelque violente occupation, ou maladie ne nous trouble.Ie ne iuge donc point, comme ie disois, où les malades se puissent mettre mieux en seurté, qu’en se tenant coy, dans le train de vie, où ils se sont esleuez et nourris. Le changement, quel qu’il soit, estonne et blesse. Allez croire que les chastaignes nuisent à vn Perigourdin, ou à vn Lucquois : et le laict et le fromage aux gens de la montaigne. On leur va ordonnant, vne non seulement nouuelle, mais contraire forme de vie. Mutation qu’vn sain ne pourroit souffrir. Ordonnez de l’eau à vn Breton de soixante dix ans : enfermez dans vne estuue vn homme de marine deffendez le promener à vn laquay Basque : ils les priuent de mouuement et en fin d’air et de lumiere.

An viuere tanti est ?
Cogimur à suetis animum suspendere rebus,
Atque, vt viuamus, viuere desinimus :
Hos superesse reor, quibus et spirabilis aër,
Et lux, qua regimur, redditur ipsa grauis.

S’ils ne font autre bien, ils font aumoins cecy, qu’ils preparent de

bonne heure les patiens à la mort, leur sapant peu à peu et retranchant l’vsage de la vie.Et sain et malade, ie me suis volontiers laissé aller aux appetits qui me pressoient. Ie donne grande authorité à mes desirs et propensions. Ie n’ayme point à guarir le mal par le mal. Ie hay les remedes qui importunent plus que la maladie. D’estre subiect à la colique, et subiect à m’abstenir du plaisir de manger des huitres, ce sont deux maux pour vn. Le mal nous pinse d’vn costé, la regle de l’autre. Puis-qu’on est au hazard de se mesconter, hasardons nous plustost à la suitte du plaisir. Le monde ! faict au rebours, et ne pense rien vtile, qui ne soit penible. La facilité luy est suspecte. Mon appetit en plusieurs choses, s’est assez heureusement accommodé par soy-mesme, et rangé à la santé de mon estomach. L’acrimonie et la pointe des sauces m’agréerent estant ieune mon estomach s’en ennuyant depuis, le goust l’a incontinent suyuy. Le vin nuit aux malades : c’est la premiere chose, dequoy ma bouche se desgouste, et d’vn degoust inuincible. Quoy que ie reçoiue desagreablement, me nuyt ; et rien ne me nuyt, que ie face auec faim, et allegresse. Ie n’ay iamais receu nuysance d’action, qui m’eust esté bien plaisante. Et si ay fait ceder à mon plai— sir, bien largement, toute conclusion medicinalle. Et me suis ieune,

Quem circumcursans huc atque huc sæpe Cupido
Fulgebat crocina splendidus in tunica,

presté autant licentieusement et inconsiderement qu’autre, au desir qui me tenoit saisi :

Et militaui non sine gloria.

Plus toutesfois en continuation et en durée, qu’en saillie.

Sex me vix memini sustinuisse vices.

Il y a du malheur certes, et du miracle, à confesser, en quelle foiblesse d’ans, ie me rencontray premierement en sa subiection. Ce fut bien rencontre : car ce fut long temps auant l’aage de choix et de cognoissance. Il ne me souuient point de moy de si loing. Et peut on marier ma fortune à celle de Quartilla, qui n’auoit point memoire de son fillage.

Inde tragus celerésque pili, mirandaque matri
Barba meæ.

Les medecins ployent ordinairement auec vtilité, leurs regles, à la violence des enuies aspres, qui suruiennent aux malades. Ce grand desir ne se peut imaginer, si estranger et vicieux, que Nature ne s’y applique. Et puis, combien est-ce de contenter la fantasie ? À mon opinion cette piece là importe de tout au moins, au delà de toute autre. Les plus griefs et ordinaires maux, sont ceux que la fantasie nous charge. Ce mot Espagnol me plaist à plusieurs visages : Defienda me Dios de my. Ie plains estant malade, dequoy ie n’ay quelque desir qui me donne ce contentement de l’assouuir : à peine m’en destourneroit la medecine. Autant en fay-ie sain. Ie ne voy guere plus qu’esperer et vouloir. C’est pitié d’estre alanguy et affoibly, iusques au souhaiter.L’art de medecine, n’est pas si resolue, que nous soyons sans authorité, quoy que nous facions. Elle change selon les climats, et selon les Lunes : selon Fernel et selon l’Escale. Si vostre medecin ne trouue bon, que vous dormez, que vous vsez de vin, ou de telle viande ne vous chaille ie vous en trouucray vn autre qui ne sera pas de son aduis. La diuersité des argu— ments et opinions medicinales, embrasse toute sorte de formes. Ie vis vn miserable malade, creuer et se pasmer d’alteration, pour sc guarir et estre moqué depuis par vn autre medecin condamnant ce conseil comme nuisible. Auoit-il pas bien employé sa peine ? Il est mort freschement de la pierre, vn homme de ce mnestier, qui s’estoit seruy d’extreme abstinence à combattre son mal : ses compagnons disent, qu’au rebours, ce ieusne l’auoit asseché, et luy auoit cuit le sable dans les rongnons.I’ay apperceu qu’aux blesseures, et aux maladies, le parler m’esmeut et me nuit, autant que desordre que ie face. La voix me couste, et me lasse : car ie l’ay haute et efforcée. Si que, quand ie suis venu à entretenir l’oreille des grands, d’affaires de poix, ie les ay mis souuent en soing de moderer ma voix.Ce compte merite de me diuertir. Quelqu’vn, en certaine eschole Grecque, parloit haut comme moy : le maistre des ceremonies luy manda qu’il parlast plus bas : Qu’il m’enuoye, fit-il, le ton auquel il veut que ie parle. L’autre luy repliqua, qu’il prinst son ton des oreilles de celuy à qui il parloit. C’estoit bien dit, pourueu qu’il s’entende : Parlez selon ce que vous auez affaire à vostre auditeur. Car si c’est à dire, suffise vous qu’il vous oye ou, reglez vous par luy : ie ne trouue pas que ce fust raison. Le ton et mouuement de la voix, a quelque expression, et signification de mon sens : c’est à moy à le conduire, pour me representer. Il y a voix pour instruire, voix pour flater, ou pour tancer. Ie veux que ma voix non seulement arriue à luy, mais à l’auanture qu’elle le frappe, et qu’elle le perse. Quand ie mastine mon laquay, d’vn ton aigre et poignant : il seroit bon qu’il vinst à me dire : Mon maistre parlez plus doux, ie vous oy bien. Est quædam vox ad auditum accommodata, non magnitudine, sed proprietate. La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute. Cestuy-cy se doibt preparer à la receuoir, selon le branle qu’elle prend. Comme entre ceux qui ioüent à la paume, celuy qui soustient, se desmarche et s’appreste, selon qu’il voit remuer celuy qui luy iette le coup, et selon la forme du coup.L’experience m’a encores appris cecy, que nous nous perdons d’impatience. Les maux ont leur vie, et leurs bornes, leurs maladies et leur santé. La constitution des maladies, est formée au patron de la constitution des animaux. Elles ont leur fortune limitée dés leur naissance : et leurs iours. Qui essaye de les abbreger imperieusement, par force, au trauers de leur course, il les allonge et multiplie : et les harselle, au lieu de les appaiser. Ie suis de l’aduis de Crantor, qu’il ne faut ny obstinéement s’opposer aux maux, et à l’estourdi : ny leur succomber de mollesse mais qu’il leur faut ceder naturellement, selon leur condition et la nostre. On doit donner passage aux maladies : et ie trouue qu’elles arrestent moins chez moy, qui les laisse faire. Et en ay perdu de celles qu’on estime plus opiniastres et tenaces, de leur propre decadence : sans ayde et sans art, et contre ses regles. Laissons faire vn peu à Nature : elle entend mieux ses affaires que nous. Mais vn tel en mourut. Si ferez vous : sinon de ce mal là, d’vn autre. Et combien n’ont pas laissé d’en mourir, ayants trois medecins à leur cul ? L’exemple est vn miroüer vague, vniuersel et à tout sens. Si c’est vne medecine voluptueuse, acceptez la ; c’est tousiours autant de bien present. Ie ne m’arresteray ny au nom ny à la couleur, si elle est delicieuse et appetissante. Le plaisir est des principales especes du profit. l’ay laissé enuieillir et mourir en moy, de mort naturelle, des rheumes ; defluxions goutteuses ; relaxation ; battement de cœur ; micraines ; et autres accidens, que i’ay perdu, quand ie m’estois à demy formé à les nourrir. On les coniure mieux par courtoisie, que par brauerie. Il faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes pour vieillir, pour affoiblir, pour estre malades, en despit de toute medecine. C’est la premiere leçon, que les Mexicains font à leurs enfans ; quand au partir du ventre des meres, ils les vont saluant, ainsin Enfant, tu és venu au monde pour endurer : endure, souffre, et tais toy. C’est iniustice de se douloir qu’il soit aduenu à quelqu’vn, ce qui peut aduenir à chacun. Indignare si quid in te iniquè propriè constitutum est.Voyez vn vieillart, qui demande à Dieu qu’il luy maintienne sa santé entiere et vigoureuse ; c’est à dire qu’il le remette en ieunesse.

Stulte, quid hæc frustra votis puerilibus optas ?

N’est-ce pas folie ? Sa condition ne le porte pas. La goutte, la grauelle, l’indigestion, sont symptomes des longues années ; comme des longs voyages, la chaleur, les pluyes, et les vents. Platon ne croit pas, qu’Esculape se mist en peine, de prouuoir par regimes, à faire durer la vie, en vn corps gasté et imbecille : inutile à son pays, inutile à sa vacation : et à produire des enfants sains et robustes : et ne trouue pas ce soing conuenable à la iustice et prudence diuine, qui doit conduire toutes choses à l’vtilité. Mon bon homme, c’est faict on ne vous sçauroit redresser on vous plastrera pour le plus, et estançonnera vn peu, et allongera-lon de quelque heure vostre misere.

Non secus instantem cupiens fulcire ruinam,
Diuersis contrà nititur obijcibus,
Donec certa dies, omni compage soluta,
Ipsum cum rebus subruat auxilium.

Il faut apprendre à souffrir, ce qu’on ne peut euiter. Nostre vie est composée, comme l’harmonie du monde, de choses contraires, aussi dé diuers tons, doux et aspres, aigus et plats, mols et graues. Le musicien qui n’en ayıneroit que les vns, que voudroit il dire ? Il faut qu’il s’en scache seruir en commun, et les mesler. Et nous aussi, les biens et les maux, qui sont consubstantiels à nostre vie. Nostre estre ne peut sans ce meslange ; et y est l’vne bande non moins necessaire que l’autre. D’essayer à regimber contre la necessité naturelle, c’est representer la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire à coups de pied auec sa mule.Ie consulte peu, des alterations, que ie sens. Car ces gens icy sont auantageux, quand ils vous tiennent à leur misericorde. Ils vous gourmandent les oreilles, de leurs prognostiques, et me surprenant autre fois affoibly du mal, m’ont iniurieusement traicté de leurs dogmes, et troigne magistrale : me menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaîne. le n’en estois abbatu, ny deslogé de ma place, mais i’en estois heurté et poussé. Si mon iugement n’en est ny changé, ny troublé : au moins il en estoit empesché. C’est tousiours agitation et combat. Or ie traicte mon imagination le plus doucement que ie puis ; et la deschargerois si ie pouuois, de toute peine et contestation. Il la faut secourir, et flatter, et pipper qui peut. Mon esprit est propre à cet office. Il n’a point faute d’apparences par tout. S’il persuadoit, comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaist-il vn exemple ? Il dict, que c’est pour mon mieux, que i’ay la grauele. Que les bastimens de mon aage, ont naturellement à souffrir quelque gouttiere. Il est temps qu’ils commencent à se lascher et desmentir. C’est vne commune necessité. Et n’eust on pas faict pour moy, vn nouueau miracle. Ie paye par là, le loyer deu à la vieil— lesse ; et ne sçaurois en auoir meilleur comte. Que la compagnie me doit consoler ; estant tombé en l’accident le plus ordinaire des hommes de mon temps. I’en vois par tout d’affligez de mesme nature de mal. Et m’en est la societé honorable, d’autant qu’il se prend plus volontiers aux grands : son essence a de la noblesse et de la dignité. Que des hommes qui en sont frappez, il en est peu de quittes à meilleure raison et si, il leur couste la peine d’vn facheux regime, et la prise ennuieuse, et quotidienne, des drogues medecinales. Là où, ie le doy purement à ma bonne fortune. Car quelques bouillons communs de l’eringium, et herbe du Turc, que deux ou trois fois i’ay aualé, en faueur des dames, qui plus gracieusement que mon mal n’est aigre, m’en offroyent la moitié du leur, m’ont semblé egalement faciles à prendre, et inutiles en operation. Ils ont à payer mille vœux à Æsculape, et autant d’escus à leur medecin, de la profluuion de sable aisée et abondante, que ie reçoy souuent par le benefice de Nature. La decence mesme de ma contenance en compagnie, n’en est pas troublée : et porte mon eau dix heures, et aussi long temps qu’vn sain. La crainte de ce mal, dit-il, t’effrayoit autresfois, quand il t’estoit incogneu. Les cris et le desespoir, de ceux qui l’aigrissent par leur impatience, t’en engen— s droient l’horreur. C’est vn mal, qui te bat les membres, par lesquels tu as le plus failly. Tu és homme de conscience :

Quæ venit indignè pæna, dolenda venit.

Regarde ce chastiement ; il est bien doux au prix d’autres, et d’vne faueur paternelle. Regarde sa tardifueté : il n’incommode et occupe, que la saison de ta vie, qui ainsi comme ainsin est mes-huy perdue et sterile ; ayant faict place à la licence et plaisirs de ta ieunesse, comme par composition. La crainte et pitié, que le peuple a de ce mal, te sert de matiere de gloire. Qualité, de laquelle si tu as le iugement purgé, et en as guery ton discours, tes amis pourtant en recognoissent encore quelque teinture en ta complexion. Il y a plaisir à ouyr dire de soy : Voyla bien de la force : voila bien de la patience. On te voit suer d’ahan, pallir, rougir, trembler, vomir iusques au sang, souffrir des contractions et conuulsions estranges, degoutter par fois de grosses larmes des yeux, rendre les vrines espesses, noires, et effroyables, ou les auoir arrestées par quelque pierre espineuse et herissée qui te poinct, et escorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistans, d’vne contenance commune ; bouffonant à pauses auec tes gens tenant ta partic en vn discours tendu : excusant de parolle ta douleur, et rabbatant de ta souffrance. Te souuient-il de ces gens du temps passé, qui recherchoyent les maux auec si grand faim, pour tenir leur vertu en haleine, et en exercice ? mets le cas que Nature te porte, et te pousse à cette glorieuse escole, en laquelle tu ne fusses iamais entré de ton gré. Si tu me dis, que c’est vn mal dangereux et mortel quels autres ne le sont ? Car c’est vne pipperie medecinale, d’en excepter aucuns ; qu’ils disent n’aller point de droict fil à la mort. Qu’importe, s’ils y vont par accident ; et s’ils glissent, et gauchissent aisément, vers la voye qui nous y meine ? Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade : tu meurs de ce que tu es viuant. La mort te tue bien, sans le secours de la maladie. Et à d’aucuns, les maladies ont esloigné la mort qui ont plus vescu, de ce qu’il leur sembloit s’en aller mourants. Ioint qu’il est, comme des playes, aussi des maladies medecinales et salutaires. La colique est souuent non moins viuace que vous. Il se voit des hommes, ausquels elle a continué depuis leur enfance jusques à leur extreme vieillesse ; et s’ils ne luy eussent failly de compagnie, elle estoit pour les assister plus outre. Vous la tuez plus souuent qu’elle ne vous tue. Et quand elle te presenteroit l’image de la mort voisine, seroit-ce pas vn bon office, à vn homme de tel aage, de le ramener aux cogitations de sa fin ? Et qui pis est, tu n’as plus pour quoy guerir. Ainsi comme ainsin, au premier jour la commune necessité t’appelle. Considere combien artificielement et doucement, elle te desgouste de la vie, et desprend du monde : non te forçant, d’vne subiection tyrannique, comme tant d’autres maux, que tu vois aux vieillards, qui les tiennent continuellement entrauez, et sans relasche de foiblesses et douleurs : mais par aduertissemens, et instructions reprises à interualles ; entremeslant des longues pauses de repos, comme pour te donner moyen de mediter et repeter sa leçon à ton aise. Pour te donner moyen de iuger sainement, et prendre party en homme de cour, elle te presente l’estat de ta condition entiere, et en bien et en mal ; et en mesme iour, vne vie tres-alegre tantost, tantost insupportable. Si tu n’accoles la mort, au moins tu luy touches en paume, vne fois le mois. Par où tu as de plus à esperer, qu’elle t’attrappera vn iour sans menace. Et qu’estant si souuent conduit iusques au port : te fiant d’estre encore aux termes accoustumez, on t’aura et ta fiance, passé l’eau vn matin, inopinément. On n’a point à se plaindre des maladies, qui partagent loyallement le temps auec la santé.Ie suis obligé à la Fortune, dequoy elle m’assaut si souuent de mesme sorte d’armes. Elle m’y façonne, et m’y dresse par vsage, m’y durcit et habitue : ie sçay à peu pres mes-huy, en quoy i’en dois estre quitte. À faute de memoire naturelle, i’en forge de papier. Et comme quelque nouueau symptome suruient à mon mal, ie l’escris d’où il aduient, qu’à cette heure, estant quasi passé par toute sorte d’exemples : si quelque estonnement me menace : feuilletant ces petits breuets descousus, comme des feuilles Sybillines, ie ne faux plus de trouuer où me consoler, de quelque prognostique fauorable, en mon experience passée. Me sert aussi l’accoustumance, à mieux esperer pour l’adue— g nir. Car la conduicte de ce vuridange, ayant continué si long temps ; il est à croire, que Nature ne changera point ce train, et n’en aduiendra autre pire accident, que celuy que ie sens. En outre ; la condition de cette maladie n’est point mal aduenante à ma complexion prompte et soudaine. Quand elle m’assault mollement, elle me faict peur, car c’est pour long temps. Mais naturellement, elle a des excez vigoureux et gaillarts. Elle me secoue à outrance, pour vn iour ou deux. Mes reins ont duré vn aage, sans alteration ; il y en a tantost vn autre, qu’ils ont changé d’estat. Les maux ont leur periode comme les biens : à l’aduanture est cet accident à sa fin. L’aage affoiblit la chaleur de mon estomach ; sa digestion en estant moins parfaicte, il renuoye cette matiere crue à mes reins. Pourquoy ne pourra estre à certaine reuolution, affoiblie pareillement la chaleur de mes reins ; si qu’ils ne puissent plus petrifier mon flegme ; et Nature s’acheminer à prendre quelque autre voye de purgation ? Les ans m’ont euidemment faict tarir aucuns rheumes. Pourquoy ces excremens, qui fournissent de matiere à la graue ? Mais est-il rien doux, au prix de cette soudaine mutation ; quand d’vne douleur extreme, ie viens par le vuidange de ma pierre, à recouurer, comme d’vn esclair, la belle lumiere de la santé : si libre, et si pleine : comme il aduient en noz soudaines et plus aspres coliques ? Y a il rien en cette douleur soufferte, qu’on puisse contrepoiser au plaisir d’vn si prompt amendement ? De combien la santé me semble plus belle apres la inaladie, si voisine et si contigue, que ie les puis recognoistre en presence I’vne de l’autre, en leur plus hault appareil : où elles se mettent à l’enuy, comme pour se faire teste et contrecarre ! Tout ainsi que les Stoïciens disent, que les vices sont vtilement introduicts, pour donner prix et faire espaule à la vertu : nous pouuons dire, auec meilleure raison, et coniecture moins hardie, que Nature nous a presté la douleur, pour l’honneur et seruice de la volupté et indolence. Lors que Socrates apres qu’on l’eust deschargé de ses fers, sentit la friandise de cette demangeaison, que leur pesanteur auoit causé en ses iambes : il se resiouit, à considerer l’estroitte alliance de la douleur à la volupté : comme elles sont associées d’vne liaison necessaire : si qu’à tours, elles se suyuent, et entr’engendrent : et s’escrioit au bon Esope, qu’il deust auoir pris, de cette consideration, vn corps propre à vne belle fable.Le pis que ie voye aux autres maladies, c’est qu’elles ne sont pas si griefues en leur effect, comme elles sont en leur yssue. On est vn an à se rauoir, tousiours plein de foiblesse, et de crainte. Il y a tant de hazard, et tant de degrez, à se reconduire à sauueté, que ce n’est iamais faict. Auant qu’on vous aye deffublé d’vn couurechef, et puis d’vne calote, auant qu’on vous aye rendu l’vsage de l’air, et du vin, et de vostre femme, et des melons, c’est grand cas si vous n’estes recheu en quélque nouuelle misere. Cette-cy a ce priuilege, qu’elle s’emporte tout net. Là où les autres laissent tousiours quelque impression, et alteration, qui rend le corps susceptible de nouueau mal, et se prestent la main les vns aux autres. Ceux là sont excusables, qui se contentent de leur possession sur nous, sans l’estendre, et sans introduire leur sequele. Mais courtois et gratieux sont ceux, de qui le passage nous apporte quelque vtile consequence. Depuis ma colique, ie me trouue deschargé d’autres accidens : plus ce me semble que ie n’estois auparauant, et n’ay point eu de fiebure depuis. l’argumente, que les vomissemens extremes et frequens que ie souffre, me purgent : et d’autre costé, mes degoustemens, et les ieusnes estranges, que ie passe, digerent mes humeurs peccantes : et Nature vuide en ces pierres, ce qu’elle a de superflu et nuysible. Qu’on ne me die point, que c’est vne medecine trop cher vendue. Car quoy tant de puans breuuages, cauteres, incisions, suées, sedons, dietes, et tant de formes de guarir, qui nous apportent souuent la mort, pour ne pouuoir soustenir leur violence, et importunité ? Par ainsi, quand ie suis attaint, ie le prens à medecine : quand ie suis exempt, ie le prens à constante et entiere deliurance.Voicy encore vne faueur de mon mal, particuliere. C’est qu’à peu pres, il faict son ieu à part, et me laisse faire le mien ; où il ne tient qu’a faute de courage. En sa plus grande esmotion, ie l’ay tenu dix heures à cheual. Souffrez seulement, vous n’auez que faire d’autre regime. Iouez, disnez, courez, faictes cecy, et faictes encore cela, si vous pouuez ; vostre desbauche y seruira plus, qu’elle n’y nuira. Dictes en autant à vn verolé, à vn goutteux, à vn hernieux. Les autres maladies, ont des obligations plus vniuerselles ; gehennent bien autrement noz actions ; troublent tout nostre ordre, et engagent à leur consideration, tout l’estat de la vie. Cette-cy ne faict que pinser la peau ; elle vous laisse l’entendement, et la volonté en vostre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains. Elle vous esueille plustost qu’elle ne vous assoupit. I’ame est frapée de l’ardeur d’vne fiebure, et atterrée d’vne epilepsie, et disloquée par vne aspre micraine, et en fin estonnée par toutes les maladies qui blessent la masse, et les plus nobles parties. Icy, on ne l’attaque point. S’il luy va mal, à sa coulpe. Elle se trahit elle mesme, s’abandonne, et se desmonte. Il n’y a que les fols qui se laissent persuader, que ce corps dur et massif, qui se cuyt en noz rognons, se puisse dissoudre par breuuages. Parquoy depuis qu’il est esbranlé, il n’est que de luy donner passage, aussi bien le prendra-il.Ie remarque encore cette particuliere commodité, que c’est vn mal, auquel nous auons peu à deuiner. Nous sommes dispensez du trouble, auquel les autres maux nous iettent, par l’incertitude de leurs causes, et conditions, et progrez. Trouble infiniement penible. Nous n’auons que faire de consultations et interpretations doctorales : les sens nous montrent que c’est, et où c’est.Par tels argumens, et forts et foibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, i’essaye d’endormir et amuser mon imagination, et graisser ses playes. Si elles s’empirent demain, demain nous y pouruoyrons d’autres eschappatoires. Qu’il soit vray. Voicy depuis de nouueau, que les plus legers mouuements espreignent le pur sang de mes reins. Quoy pour cela ? ie ne laisse de me mouuoir comme deuant, et picquer apres mes chiens, d’vne iuuenile ardeur, et insolente. Et trouue que i’ay grand raison, d’vn si important accident : qui ne me couste qu’vne sourde poisanteur, et alteration en cette partie. C’est quelque grosse pierre, qui foulle et consomme la substance de mes roignons : et ma vie, que ie vuide peu à peu : non sans quelque naturelle douceur, comme vn excrement hormais superflu et empeschant. Or sens-ie quelque chose qui crousle ; ne vous attendez pas que i’aille m’amusant à recognoistre mon poux, et mes vrines, pour y prendre quelque preuoyance ennuyeuse. Ie seray assez à temps à sentir le mal, sans l’allonger par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desia de ce qu’il craint. Ioint que la dubitation et ignorance de ceux, qui se meslent d’expliquer les ressorts de Nature, et ses internes progrez et tant de faux prognostiques de leur art : nous doit faire cognoistre, qu’ell’a ses moyens infiniment incognuz. Il y a grande incertitude, varieté et obscurité, de ce qu’elle nous promet ou menace. Sauf la vieillesse, qui est vn signe indubitable de l’approche de la mort de tous les autres accidents, ie voy peu de signes de l’aduenir, surquoy nous ayons à fonder nostre diuination. Ie ne me iuge que par vray sentiment, non par discours. À quoy faire ? puisque ie n’y veux apporter que l’attente et la patience. Voulez vous sçauoir combien ie gaigne à cela ? Regardez ceux qui font autrement, et qui dependent de tant de diuerses persuasions et conseils : combien souuent l’imagination les presse sans le corps. I’ay maintesfois prins plaisir estant en seurté, et deliure de ces accidens dangereux, de les communiquer aux medecins, comme naissans lors en moy. Ie souffrois l’arrest de leurs horribles conclusions, bien à mon aise ; et en demeurois de tant plus obligé à Dieu de sa grace, et mieux instruict de la vanité de cet art.Il n’est rien qu’on doiue tant recommander à la ieunesse, que l’actiueté et la vigilance. Nostre vie, n’est que mouuement. Ie m’esbransle difficileinent, et suis tardif par tout à me leuer, à me coucher, et mes repas. C’est matin pour moy que sept heures et où ie gouuerne, ie ne disne, ny auant onze, ny ne souppe, qu’apres six heures. I’ay autrefois attribué la cause des ficbures, et maladies où ie suis tombé, à la pesanteur et assoupissement, que le long sommeil

m’auoit apporté. Et me suis tousiours repenty de me rendormir le matin. Platon veut plus de mal à l’excés du dormir, qu’à l’excés du boire. I’ayme à coucher dur, et seul ; voire sans femme, à la royalle : vn peu bien couuert. On ne bassine iamais mon lict ; mais depuis la vieillesse, on me donne quand i’en ay besoing, des draps, à eschauffer les pieds et l’estomach. On trouuoit à redire au grand Scipion, d’estre dormart, non à mon aduis pour autre raison, sinon qu’il faschoit aux hommes, qu’en luy seul, il n’y eust aucune chose à redire. Si i’ay quelque curiosité en mon traictement, c’est plustost au coucher qu’à autre chose ; mais ie cede et m’accommode en gene— ral, autant que tout autre, à la necessité. Le dormir a occupé vne grande partie de ma vie : et le continue encores en cet aage, huict ou neuf heures, d’vne haleine. Ie me retire auec vtilité, de cette propension paresseuse : et en vaulx euidemment mieux. Ie sens vn peu le coup de la mutation : mais c’est faict en trois iours. Et n’en voy gueres, qui viue à moins, quand il est besoin et qui s’exerce plus constamment, ny à qui les coruées poisent moins. Mon corps est capable d’vne agitation ferme ; mais non pas vehemente et soudaine. Ie fuis meshuy, les exercices violents, et qui me meinent à la sueur : mes membres se lassent auant qu’ils s’eschauffent. Ie me tiens debout, tout le long d’vn iour, et ne m’ennuye point à me promener. Mais sur le paué, depuis mon premier aage, ie n’ay aymé d’aller qu’à cheual. À pied, ie me crotte iusques aux fesses et les petites gens, sont subiects par ces ruës, à estre chocquez et coudoyez à faute d’apparence. Et ay aymé à me reposer, soit couché, soit assis, les iambes autant ou plus haultes que le siege.Il n’est occupation plaisante comme la militaire : occupation et noble en execution (car la plus forte, genereuse, et superbe de toutes les vertus, est la vaillance) et noble en sa cause. Il n’est point d’vtilité, ny plus iuste, ny plus vniuerselle, que la protection du repos, et grandeur de son pays. La compagnie de tant d’hommes vous plaist, nobles, ieunes, actifs : la veuë ordinaire de tant de spectacles tragiques : la liberté de cette conuersation, sans art, et vne façon de vie, masle et sans ceremonie : la varieté de mille actions diuerses : cette courageuse harmonie de la musique guerriere, qui vous entretient et eschauffe, et les oreilles, et l’ame : l’honneur de cet exercice : son aspreté mesme et sa difficulté, que Platon estime si peu, qu’en sa republique il en faict part aux femmes et aux enfants. Vous vous conuiez aux rolles, et hazards particuliers, selon que vous iugez de leur esclat, et de leur importance : soldat volontaire : et voyez quand la vie mesme y est excusablement employée,
Pulchrumque mori succurrit in armis.

De craindre les hazards communs, qui regardent vne si grande presse ; de n’oser ce que tant de sortes d’ames osent, et tout vn peuple, c’est à faire à vn cœur mol, et bas outre mesure. La compagnie asseure iusques aux enfans. Si d’autres vous surpassent en science, en grace, en force, en fortune ; vous auez des causes tierces, à qui vous en prendre ; mais de leur ceder en fermeté d’ame, vous n’auez à vous en prendre qu’à vous. La mort est plus abiecte, plus languissante, et penible dans vn lict, qu’en vn combat : les fiebures et les caterrhes, autant douloureux et mortels, qu’vne harquebuzade. Qui seroit faict, à porter valeureusement, les accidens de la vie commune, n’auroit point à grossir son courage, pour se rendre gendarme. Viuere, mi Lucilli, militare est.Il ne me souuient point de m’estre iamais veu galleux. Si est la gratterie, des gratifications de Nature les plus douces, et autant à main. Mais ell’a la penitence trop importunément voisine. Ie l’exerce plus aux oreilles, que l’ay au dedans pruantes, par secousses.Ie suis nay de tous les sens, entiers quasi à la perfection. Mon estomach est commodément bon, comme est ma teste et le plus souuent, se maintiennent au trauers de mes fiebures, et aussi mon haleine. I’ay outrepassé l’aage auquel des nations, non sans occasion, auoient prescript vne si iuste fin à la vie, qu’elles ne permettoyent point qu’on l’excedast. Si ay-ie encore des remises : quoy qu’inconstantes et courtes, si nettes, qu’il y a peu à dire de la santé et indolence de ma ieunesse. Ie ne parle pas de la vigueur et allegresse : ce n’est pas raison qu’elle me suyue hors ses limites :

Non hoc amplius est liminis, aut aquæ
Cœlestis, patiens latus.

Mon visage et mes yeux me descouurent incontinent. Tous mes changemens commencent par là : et vn peu plus aigres, qu’ils ne sont en effect. Je fais souuent pitié à mes amis, auant que i’en sente la cause. Mon miroüer ne m’estonne pas : car en la ieunesse mesme, il m’est aduenu plus d’vne fois, de chausser ainsin vn teinct, et vn port trouble, et de mauuais prognostique, sans grand accident : en maniere que les medecins, qui ne trouuoyent au dedans cause qui respondist à cette alteration externe, l’attribuoient à l’esprit, et à quelque passion secrette, qui me rongeast au dedans. Ils se trompoyent. Si le corps se gouuernoit autant selon moy, que faict l’ame, nous marcherions vn peu plus à nostre aise. Ie l’auois lors, non seulement exempte de trouble, mais encore pleine de satisfaction, et de feste comme elle est le plus ordinairement : moytié de sa complexion, moytié de son dessein :

Nec vitiant artus ægræ contagia mentis.

Ie tiens, que cette sienne temperature, a releué maintesfois le corps de ses cheutes. Il est souuent abbatu ; que si elle n’est eniouée, elle est au moins en estat tranquille et reposé. l’euz la fiebure quarte, quatre ou cinq mois, qui m’auoit tout desuisagé : l’esprit alla tousiours non paisiblement, mais plaisamment. Si la douleur est hors de moy, l’affoiblissement et langueur ne m’attristent guere. Ie vois plusieurs deffaillances corporelles, qui font horreur seulement à nommer, que ie craindrois moins que mille passions d’esprit que ie vois en vsage. Ie prens party de ne plus courre, c’est assez que ie me traine ; ny ne me plains de la decadance naturelle qui me tient,

Quis tumidum guttur miratur in Alpibus ?

Non plus, que ie ne regrette, que ma durée ne soit aussi longue et entiere que celle d’vn chesne.Ie n’ay point à me plaindre de mon imagination : i’ay eu peu de pensées en ma vie qui m’ayent seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n’ont esté du desir, qui m’esueillast sans m’affliger. Ie songe peu souuent ; et lors c’est des choses fantastiques et des chimeres, produictes communément de pensées plaisantes : plutost ridicules que tristes. Et tiens qu’il est vray, que les songes sont loyaux interpretes de noz inclinations ; mais il y a de l’art à les assortir et entendre.

Res quæ in vita vsurpant homines, cogitant, curant, vident,
Quæque agunt vigilantes, agitantque, ea sicut in somno accidunt,
Minus mirandum est.

Platon dit dauantage, que c’est l’office de la prudence d’en tirer des instructions diuinatrices pour l’aduenir. Ie ne voy rien à cela, sinou les merueilleuses experiences, que Socrates, Xenophon, Aristote en recitent, personnages d’authorité irreprochable. Les histoires disent, que les Atlantes ne songent iamais : qui ne mangent aussi rien, qui aye prins mort. Ce que i’adiouste, d’autant que c’est à l’aduenture l’occasion, pourquoy ils ne songent point. Car Pythagoras ordonnoit certaine preparation de nourriture, pour faire les songes à propos. Les miens sont tendres : et ne m’apportent aucune agitation de corps, ny expression de voix. I’ay veu plusieurs de mon temps, en estre merueilleusement agitez. Theon le philosophe, se promenoit, en songeant et le valet de Pericles sur les tuilles mesmes et faiste de la maison.Ie ne choisis guere à table ; et me prens à la premiere chose et plus voisine : et me remue mal volontiers d’vn goust à vn autre. La presse des plats, et des seruices me desplaist, autant qu’autre presse. Ie me contente aisément de peu de mets ; et hay l’opinion de Fauorinus, qu’en vn festin, il faut qu’on vous desrobe la viande où vous prenez appetit, et qu’on vous en substitue tousiours vne nouuelle : et que c’est vn miserable soupper, si on n’a saoullé les assistans de crouppions de diuers oyseaux ; et que le seul bequefigue merite qu’on le mange entier. I’vse familierement de viandes sallées ; si ayme-ie mieux le pain sans sel. Et mon boulanger chez moy, n’en sert pas d’autre pour ma table, contre l’vsage du pays. On a eu en mon enfance principalement à corriger, le refus, que ie faisois des choses que communément on ayme le mieux, en cet aage ; succres, confitures, pieces de four. Mon gouuerneur combatit cette hayne de viandes delicates, comme vne espece de delicatesse. Aussi n’est elle autre chose, que difficulté de goust, où qu’il s’applique. Qui oste à vn enfant, certaine particuliere et obstinée affection au pain bis, et au lard, ou à l’ail, il luy oste la friandise. Il en est, qui font les laborieux, et les patiens pour regretter le bœuf, et le iambon, parmy les perdris. Ils ont bon temps : c’est la delicatesse des delicats ; c’est le goust d’vne molle fortune, qui s’affadit aux choses ordinaires et accoustumées, Per quæ luxuria diuitiarum tædio ludit. Laisser à faire bonne chere de ce qu’vn autre la faict ; auoir vn soing curieux de son traictement ; c’est l’essence de ce vice ;

Si modica coenare times olus omne patella.

Il y a bien vrayement cette difference, qu’il vaut mieux obliger son desir, aux choses plus aisées à recouurer ; mais c’est tousiours vice de s’obliger. I’appellois autresfois, delicat vn mien parent, qui auoit desapris en noz galeres, à se seruir de noz licts, et se despouiller pour se coucher.Si i’auois des enfans masles, ie leur desirasse volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna (qui n’a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde) m’enuoya dés le berceau, nourrir à vn pauure village des siens, et m’y tint autant que ie fus en nourrisse, et encores au delà me dressant à la plus basse et commune façon de viure : Magna pars libertatis est benè moratus venter. Ne prenez iamais, et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture laissez les former à la fortune, souz des loix populaires et naturelles laissez à la coustume, de les dresser à la frugalité et à l’austerité ; qu’ils ayent plustot à descendre de l’aspreté, qu’à monter vers elle. Son humeur visoit encore à vne autre fin. De me rallier auec le peuple, et cette condition d’hommes, qui a besoin de nostre ayde et estimoit que ie fusse tenu de regarder plustost, vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy, qui me tourne le dos. Et fut cette raison, pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fons, à des personnes de la plus abiecte fortune, pour m’y obliger et attacher.Son dessein n’a pas du tout mal succedé. Ie m’adonne volontiers aux petits ; soit pour ce qu’il y a plus de gloire : soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le party que ie condemneray en noz guerres, ie le condemneray plus asprement, fleurissant et prospere. Il sera pour me concilier aucunement à soy quand ie le verray miserable et accablé. Combien volontiers ie considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de Roys de Sparte ! Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres de sa ville, eut auantage sur Leonidas son pere, elle fit la bonne fille : se r’allie auec son pere, en son exil, en sa misere, s’opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner ? la voila changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mary : lequel elle suiuit par tout, où sa ruine le porta : n’ayant ce me semble autre choix, que de se ietter au party, où elle faisoit le plus de besoin, et où elle se montroit plus pitoyable. Ie me laisse plus naturellement aller apres l’exemple de Flaminius, qui se prestoit à ceux qui auoyent besoin de luy, plus qu’à ceux qui luy pouuoient bien-faire que ie ne fais à celuy de Pyrrhus, propre à s’abaisser soubs les grands, et à s’enorgueillir sur les petits.Les longues tables m’ennuyent, et me nuisent : car soit pour m’y estre accoustumé enfant, à faute de meilleure contenance, ie mange autant que i’y suis. Pourtant chez moy, quoy qu’elle soit des courtes, ie m’y mets volontiers vn peu apres les autres ; sur la forme d’Auguste : mais ie ne l’imite pas, en ce qu’il en sortoit aussi auant les autres. Au rebours, i’ayme à me reposer lon temps apres, et en ouyr comter pourueu que ie ne m’y mesle point ; car ie me lasse et me blesse de parler, l’estomach plain : autant comme ie trouue l’exercice de crier, et contester, auant le repas, tressalubre et plaisant. Les anciens Grecs et Romains auoyent meilleure raison que nous, assignans à la nourriture, qui est vne action principale de la vie, si autre extraordinaire occupation ne les en diuertissoit, plusieurs heures, et la meilleure partie de la nuict : mangeans et beuuans moins hastiuement que nous, qui passons en poste toutes noz actions : et estendans ce plaisir naturel, à plus de loisir et d’vsage, y entresemans diuers offices de conuersation, vtiles et aggreables.Ceux qui doiuent auoir soing de moy, pourroyent à bon marché me desrober ce qu’ils pensent m’estre nuisible car en telles choses, ie ne desire iamais, ny ne trouue à dire, ce que ie ne vois pas : mais aussi de celles qui se presentent, ils perdent leur temps de m’en prescher l’abstinence. Si que quand ie veux ieusner, il me faut mettre à part des souppeurs ; et qu’on me presente iustement, autant qu’il est besoin pour vne reglée collation : car si ie me mets à table, i’oublie ma resolution. Quand i’ordonne qu’on change d’apprest à quelque viande ; mes gens sçauent, que c’est à dire, que mon appetit est allanguy, et que ie n’y toucheray point. En toutes celles qui le peuuent souffrir, ie les ayme peu cuittes. Et les ayme fort mortifiées et iusques à l’alteration de la senteur, en plusieurs. Il n’y a que la dureté qui generalement me fasche (de toute autre qualité, ie suis aussi nonchalant et souffrant qu’homme que i’aye cogneu) si que contre l’humeur commune, entre les poissons mesme, il m’aduient d’en trouuer, et de trop frais, et de trop fermes. Ce n’est pas la faute de mes dents, que i’ay eu tousiours bonnes iusques à l’excellence ; et que l’aage ne commence de menasser qu’à cette heure. l’ay apprins dés l’enfance, à les frotter de ma serviette, et le matin, et à l’entrée et issue de la table.Dieu faict grace à ceux à qui il soustrait la vie par le menu. C’est le seul benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d’autant moins plaine et nuisible : elle ne tuera plus qu’vn demy, ou vn quart d’homme. Voila vne dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’estoit le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon estre, et plusieurs autres, sont desia mortes, autres demy mortes, des plus actiues, et qui tenoyent le premier rang pendant la vigueur de mon aage. C’est ainsi que ie fons, et eschappe à moy. Quelle bestise sera-ce à mon entendement, de sentir le sault de cette cheute, desia si auancée, comme si elle estoit entiere ? Ie ne l’espere pas. À la verité, ie reçoy vne principale consolation aux pensées de ma mort, qu’elle soit des iustes et naturelles : et que mes-huy ie ne puisse en cela, requerir ni esperer de la destinée, faueur qu’illegitime. Les hommes se font accroire, qu’ils ont eu autres-fois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais ils se trompent : et Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extreme durée à soixante et dix ans. Moy qui ay tant adoré et si vniuersellement cet άριστον μέτρον, du temps passé : et qui ay tant pris pour la plus parfaicte, la moyenne mesure : pretendray-ie vne desmesurée et prodigieuse vieillesse ? Tout ce qui vient au reuers du cours de nature, peut estre fascheux mais ce, qui vient selon elle, doibt estre tousiours plaisant. Omnia, quæ secundum naturam fiunt, sunt habenda in bonis. Par ainsi, dit Platon, la mort, que les playes ou maladies apportent, soit violente : mais celle, qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus legere, et aucunement delicieuse. Vitam adolescentibus vis aufert, senibus maturitas. La mort se mesle et confond par tout à nostre vie : le declin præoccupe son heure, et s’ingere au cours de nostre auancement mesme. I’ay des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente cinq ans : ie les compare auec celuy d’asteure. Combien de fois, ce n’est plus moy : combien est mon image presente plus eslongnée de celles là, que de celle de mon trespas. C’est trop abusé de nature, de la tracasser si loing, qu’elle soit contrainte de nous quitter : et abandonner nostre conduite, nos yeux, nos dens, nos iambes, et le reste, à la mercy d’vn secours estranger et mandié : et nous resigner entre les mains de l’art, las de nous suyure.Ie ne suis excessiuement desireux, ny de salades, ny de fruits : sauf les melons. Mon pere haïssoit toute sorte de sauces, ie les ayme toutes. Le trop manger m’empesche : mais par sa qualité, ie n’ay encore cognoissance bien certaine, qu’aucune viande me nuise : comme aussi ie ne remarque, ny lune plaine, ny basse, ny l’automne du printemps. Il y a des mouvemens en nous, inconstans et incognuz. Car des refors, pour exemple, ie les ay trouuez premierement commodes, depuis fascheux, à present de rechef commodes. En plusieurs choses, ie sens mon estomach et mon appetit aller ainsi diuersifiant. I’ay rechangé du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc.Ie suis friand de poisson, et fais mes iours gras des maigres : et mes festes des iours de ieusne. Ie croy ce qu’aucuns disent, qu’il est de plus aisée digestion que la chair. Comme ie fais conscience de manger de la viande, le iour de poisson : aussi fait mon goust, de mesler le poisson à la chair. Cette diuersité me semble trop eslongnée.Dés ma ieunesse, ie desrobois par fois quelque repas : ou à fin d’esguiser mon appetit au lendemain (car comme Epicurus ieusnoit et faisoit des repas maigres, pour accoustumer sa volupté à se passer de l’abondance moy au rebours, pour dresser ma volupté, à faire mieux son profit, et se seruir plus alaigrement, de l’abondance) ou ie ieusnois, pour conseruer ma vigueur au seruice de quelque action de corps ou d’esprit : car et l’vn et l’autre, s’apparesse cruellement en moy, par la repletion : (et sur tout, ie hay ce sot accouplage, d’vne Deesse si saine et si alegre, auec ce petit Dieu indigest et roteur, tout bouffy de la fumée de sa liqueur) ou pour guarir mon estomach malade : ou pour estre sans compaignie propre. Car ie dy comme ce mesme Epicurus, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange, qu’auec qui on mange. Et loue Chilon, de n’auoir voulu promettre de se trouuer au festin de Periander, auant que d’estre informé, qui estoyent les autres conuiez. Il n’est point de si doux apprest pour moy, ny de sauce si appetissante, que celle qui se tire de la societé. Ie croys qu’il est plus sain, de manger plus bellement et moins : et de manger plus souuent. Mais ie veux faire valoir l’appetit et la faim : ie n’aurois nul plaisir à trainer à la medecinale, trois ou quatre chetifs repas par iour, ainsi contrains. Qui m’asseureroit que le goust ouuert, que i’ay ce matin, ie le retrouuasse encore à souper ? Prenons, sur tout les vieillards : le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d’almanachs les esperances et les prognostiques. L’extreme fruict de ma santé, c’est la volupté : tenons nous à la premiere presente et cognue. l’euite la constance en ces loix de ieusne. Qui veut qu’vne forme luy serue, fuye à la continuer nous nous y durcissons, nos forces s’y endorment : six mois apres, vous y aurez si bien acoquiné vostre estomach, que vostre proffit, ce ne sera que d’auoir perdu la liberté d’en vser autrement sans dommage.Ie ne porte les iambes, et les cuisses, non plus couuertes en hyuer qu’en esté, vn bas de soye tout simple. Ie me suis laissé aller pour le secours de mes reumes, à tenir la teste plus chaude, et le ventre, pour ma colique. Mes maux s’y habituerent en peu de iours, et desdaignerent mes ordinaires prouisions. l’estois monté d’vne coiffe à vn couurechef, et d’vn bonnet à vn chapeau double. Les embourreures de mon pourpoint, ne me seruent plus que de galbe : ce n’est rien si ie n’y adiouste vne peau de lieure ou de vautour : vne calote à ma teste. Suyuez cette gradation, vous irez beau train. Ie n’en feray rien. Et me dedirois volontiers du commencement que i’y ay donné, si i’osois. Tombez vous en quelque inconuenient nouueau ? cette reformation ne vous sert plus : vous y estes accoustumé, cherchez en vne autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empestrer à des regimes contraincts, et s’y astreignent superstitieusement : il leur en faut encore, et encore apres, d’autres au delà : ce n’est iamais fait.Pour nos occupations, et le plaisir : il est beaucoup plus commode, comme faisoyent les anciens, de perdre le disner, et remettre à faire bonne chere à l’heure de la retraicte et du repos, sans rompre le iour : ainsi le faisois-ie autresfois. Pour la santé, ie trouue depuis par experience au contraire, qu’il vaut mieux disner, et que la digestion se faict mieux en veillant. Ie ne suis guere subiect à estre alteré ny sain ny malade : i’ay bien volontiers lors la bouche seche, mais sans soif. Et communement, ic ne bois que du desir qui m’en vient en mangeant, et bien auant dans le repas. Ie bois assez bien, pour vn homme de commune façon. En esté, et en vn repas appetissant, ie n’outrepasse point seulement les limites d’Auguste, qui ne beuuoit que trois fois precisement mais pour n’offenser la regle de Democritus, qui deffendoit de s’arrester à quattre, comme à vn nombre mal fortuné, ie coule à vn besoing, iusques à cinq : trois demysetiers, enuiron. Car les petis verres sont les miens fauoris : et me plaist de les vuider, ce que d’autres euitent comme chose mal seante. Ie trempe mon vin plus souuent à moitié, par fois au tiers d’eau. Et quand ie suis en ma maison, d’vn ancien vsage que son medecin ordonnoit à mon pere, et à soy, on mesle celuy qu’il me faut, des la sommelerie, deux ou trois heures auant qu’on serue. Ils disent, que Cranaus Roy des Atheniens fut inuenteur de cet vsage, de tremper le vin : vtilement ou non, i’en ay veu debattre. I’estime plus decent et plus sain, que les enfans n’en vsent qu’apres seize ou dix-huict ans. La forme de viure plus vsitée et commune, est la plus belle. Toute particularité, m’y semble à euiter et haïrois autant vn Aleman qui mist de l’eau au vin, qu’vn François qui le buroit pur. L’vsage publiq donne loy à telles choses.Ie crains vn air empesché, et fuys mortellement la fumée (la premiere reparation où ie courus chez moy, ce fut aux cheminées, et aux retraicts, vice commun des vieux bastimens, et insupportable) et entre les difficultez de la guerre, comte ces espaisses poussieres, dans lesquelles on nous tient enterrez au chault, tout le long d’vne iournée. l’ay la respiration libre et aysée : et se passent mes morfondements le plus souuent sans offence du poulmon, et sans toux.L’aspreté de l’esté m’est plus ennemie que celle de l’hyuer car outre l’incommodité de la chaleur, moins remediable que celle du froid, et outre le coup que les rayons du soleil donnent à la teste mes yeux s’offencent de toute lueur esclatante : ie ne sçaurois à cette heure disner assiz, vis à vis d’vn feu ardent, et lumineux.Pour amortir la blancheur du papier, au temps que i’auois plus accoustumé de lire, ie couchois sur mon liure, vne piece de verre, et m’en trouuois fort soulagé. l’ignore iusques à present, l’vsage des lunettes : et vois aussi loing, que ie fis onques, et que tout autre. Il est vray, que sur le declin du iour, ie commence à sentir du trouble, et de la foiblesse à lire dequoy l’exercice a tousiours trauaillé mes yeux : mais sur tout nocturne. Voyla vn pas en arriere : à toute peine sensible. Ie reculeray d’vn autre ; du second au tiers, du tiers au quart, si coïement qu’il me faudra estre aueugle formé, auant que ie sente la decadence et vieillesse de ma veuë. Tant les Parques destordent artificiellement nostre vie. Si suis-ie en doubte, que mon ouïe marchande à s’espaissir et verrez que ie l’auray demy perdue, que ie m’en prendray encore à la voix de ceux qui parlent à moy. Il faut bien bander l’ame, pour luy faire sentir, comme elle s’escoule.Mon marcher est prompt et ferme et ne sçay lequel des deux, ou l’esprit ou le corps, i’ay arresté plus mal-aisément, en mesme poinct. Le prescheur est bien de mes amys, qui oblige mon attention, tout vn sermon. Aux lieux de ceremonie, où chacun est si bandé en contenance, où i’ay veu les dames tenir leurs yeux mesmes si certains, ie ne suis iamais venu à bout, que quelque piece des miennes n’extrauague tousiours : encore que i’y sois assis, i’y suis peu rassis. Comme la chambriere du Philosophe Chrysippus, disoit de son maistre, qu’il n’estoit yure que par les iambes : car il auoit cette coustume de les remuer, en quelque assiette qu’il fust : et elle le disoit, lors que le vin esmouuant ses compaignons, luy n’en sentoit aucune alteration. On a peu dire aussi dés mon enfance, que i’auoy de la follie aux pieds, ou de l’argent vif : tant i’y ay de remuement et d’inconstance naturelle, en quelque lieu, que ie les place.C’est indecence, outre ce qu’il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger gouluement, comme ie fais. Ie mors souuent ma langue, par fois mes doigts, de hastiueté. Diogenes, rencontrant vn enfant qui mangeoit ainsin, en donna vn soufflet à son precepteur. Il y auoit des hommes à Rome, qui enseignoyent à mascher, comme à marcher, de bonne grace. I’en pers le loisir de parler, qui est vn si doux assaisonnement des tables, pourucu que ce soyent des propos de mesme, plaisans et courts.Il y a de la ialousie et enuie entre nos plaisirs, ils se choquent et empeschent I’vn l’autre. Alcibiades, homme bien entendu à faire bonne chere, chassoit la musique mesme des tables, pour qu’elle ne troublast la. douceur des deuis, par la raison, que Platon luy preste, Que c’est vn vsage d’hommes populaires, d’appeller des ioücurs d’instruments et des chantres aux festins, à faute de bons discours et aggreables entretiens, dequoy les gens d’entendement sçauent s’entrefestoyer. Varro demande cecy au conuiue : l’assemblée de personnes belles de presence, et aggreables de conuersation, qui ne soyent ny muets ny bauarts netteté et delicatesse aux viures, et au lieu : et le temps serein. Ce n’est pas vne feste peu artificielle, et peu voluptueuse, qu’vn bon traittement de table. Ny les grands chefs de guerre, ny les grands philosophes, n’en ont des daigné l’vsage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma memoire, que la fortune me rendit de souueraine douceur, en diuers temps de mon aage plus fleurissant. Mon estat present m’en forclost. Car chacun pour soy y fournit de grace principale, et de saueur, selon la bonne trampe de corps et d’ame, en quoy lors il se trouue. Moy qui ne manie que terre à terre, hay cette inhumaine sapience, qui nous veut rendre desdaigneux et ennemis de la culture du corps. l’estime pareille iniustice, de prendre à contre cœur les voluptez naturelles, que de les prendre trop à cœur. Xerxes estoit un fat, qui enueloppé en toutes les voluptez humaines, alloit proposer prix à qui luy en trouueroit d’autres. Mais non guere moins fat est celuy, qui retranche celles, que nature luy a trouuées. Il ne les faut ny suyure ny fuyr : il les faut receuoir. Ie les reçois vn peu plus grassement et gratieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pente naturelle. Nous n’auons que faire d’exaggerer leur inanité elle se faict assez sentir, et se produit assez. Mercy à nostre esprit maladif, rabat-ioye, qui nous desgouste d’elles, comme de soy-mesme. Il traitte et soy, et tout ce qu’il reçoit, tantost auant, tantost arriere, selon son estre insatiable, vagabond et versatile :

Sincerum est nisi vas, quodcunque infundis, acescit.

Moy, qui me vente d’embrasser si curieusement les commoditez de la vie, et si particulierement : n’y trouue, quand i’y regarde ainsi finement, à peu pres que du vent. Mais quoy ? nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous s’ayme à bruire, à s’agiter et se contente en ses propres offices : sans desirer la stabilité, la solidité, qualitez non siennes.Les plaisirs purs de l’imagination, ainsi que les desplaisirs, disent aucuns, sont les plus grands : comme l’exprimoit la balance de Critolaus. Ce n’est pas merueille. Elle les compose à sa poste, et se les taille en plein drap. l’en voy tous les iours, des exemples insignes, et à l’aduenture desirables. Mais moy, d’vne condition mixte, grossier, ne puis mordre si à faict, à ce seul obiect, si simple : que ie ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents, de la loy humaine et generale. Intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les philosophes Cyrenaïques veulent, que comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels soyent plus puissants : et comme doubles, et comme plus iustes. Il en est, comme dit Aristote, qui d’vne farouche stupidité, en font les desgoustez. I’en cognoy d’autres qui par ambition le font. Que ne renoncent ils encore au respirer ? que ne viuent-ils du leur, et ne refusent la lumiere, de ce qu’elle est gratuite : ne leur coutant ny inuention ny vigueur ? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure, les substantent pour voir, au lieu de Venus, de Cerez, et de Bacchus. Chercheront ils pas la quadrature du cercle, iuchez sur leurs femmes ? Ie hay, qu’on nous ordonne d’auoir l’esprit aux nues, pendant que nous auons le corps à table. le ne veux pas que l’esprit s’y clouë, ny qu’il s’y veautre : mais ie veux qu’il s’y applique : qu’il s’y see, non qu’il s’y couche. Aristippus ne defendoit que le corps, comme si nous n’auions pas d’ame : Zenon n’embrassoit que l’ame, comme si nous n’auions pas de corps. Touts deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suiuy vne philosophie toute en contemplation : Socrates, toute en mœurs et en action Platon en a trouué le temperament entre les deux. Mais ils le disent, pour en conter. Et le vray temperament se trouue en Socrates ; et Platon est plus Socratique, que Pythagorique : et luy sied mieux. Quand ie dance, ie dance : quand ie dors, ie dors. Voire, et quand ie me promeine solitairement en vn beau verger, si mes pensees se sont entretenues des occurrences estrangeres quelque partie du temps quelque autre partie, ie les rameine à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moy.Nature a maternellement obserué cela, que les actions qu’elle nous a enioinctes pour nostre besoing, nous fussent aussi voluptueuses. Et nous y conuic, non seulement par la raison : mais aussi par l’appetit : c’est iniustice de corrompre ses regles. Quand ie vois, et Cæsar, et Alexandre, au plus espaiz de sa grande besongne, iouïr si plainement des plaisirs humains et corporels, ie ne dis pas que ce soit relascher son ame, ie dis que c’est la roidir : sousmettant par vigueur de courage, à l’vsage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s’ils eussent creu, que c’estoit là leur ordinaire vocation, cette-cy, l’extraordinaire. Nous sommes de grands fols. Il a passé sa vie en oisiueté, disonsnous ie n’ay rien faict d’auiourd’huy. Quoy ? auez-vous pas vescu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. Si on m’eust mis au propre des grands maniements, i’eusse montré ce que ie sçauoy faire. Auez vous sceu mediter et manier vostre vie ? vous auez faict la plus grande besoigne de toutes. Pour se montrer et exploicter, nature n’a que faire de fortune. Elle se montre egallement en tous estages : et derriere, comme sans rideau. Auez-vous sceu composer vos mœurs : vous auez bien plus faict que celuy qui a composé des liures. Auez-vous sceu prendre du repos : vous auez plus faict, que celuy qui a pris des Empires et des villes.Le glorieux chef-d’œuure de l’homme, c’est viure à propos. Toutes autres choses regner, thesauriser, bastir, n’en sont qu’appendicules et adminicules, pour le plus. Ie prens plaisir de voir vn general d’armée au pied d’vne breche qu’il veut tantost attaquer, se prestant tout entier et deliure, à son disner, au deuis, entre ses amis. Et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirez à l’encontre de luy, et de la liberté Romaine, desrober à ses rondes, quelque heure de nuict, pour lire et breueter Polybe en toute securité. C’est aux petites ames enseuelies du poix des affaires, de ne s’en sçauoir purement desmesler : de ne les sçauoir et laisser et reprendre.

O fortes peiorȧque passi
Mecum sæpe viri, nunc vino pellite curas,
Cras ingens iterabimus æquor.

Soit par gosserie, soit à certes, que le vin theologal et Sorbonique est passé en prouerbe, et leurs festins : ie trouue que c’est raison, qu’ils en disnent d’autant plus conmodément et plaisamment, qu’ils ont vtilement et sericusement employé la matinée à l’exercice de leur eschole. La conscience d’auoir bien dispensé les autres heures, est vn iuste et sauoureux condiment des tables. Ainsin ont vescu les sages. Et cette inimitable contention à la vertu, qui nous estonne en l’vn et l’autre Caton, cette humeur seuere iusques à l’importunité, s’est ainsi mollement submise, et pleue aux loix de l’humaine condition, et de Venus et de Bacchus. Suiuant les preceptes de leur secte, qui demandent le sage parfaict, autant expert et entendu à l’vsage des voluptez qu’en tout autre deuoir de la vie. Cui cor sapiat, ei et sapiat palatus.Le relaschement et facilité honore ce semble à merueilles, et sied mieux à vne ame forte et genereuse. Epaminondas n’estimoit pas que de se mesler à la dance des garçons de sa ville, de chanter, de sonner, et s’y embesongner auec attention, fust chose qui derogeast à l’honneur de ses glorieuses victoires, et à la parfaicte reformation des mœurs qui estoit en luy. Et parmy tant d’admirables actions de Scipion l’ayeul, personnage digne de l’opinion d’vne geniture celeste, il n’est rien qui luy donne plus de grace, que de le voir nonchalamment et puerilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et ioüer à cornichon va deuant, le long de la marine auec Lælius. Et s’il faisoit mauuais temps, s’amusant et se chatouillant, à representer par escript en comedies, les plus populaires et basses actions des hommes. Et la teste pleine de cette merueilleuse entreprinse d’Annibal et d’Afrique ; visitant les escholes en Sicile, et se trouuant aux leçons de la philosophie, iusques à en auoir armé les dents de l’aueugle enuie de ses ennemis à Rome. Ny chose plus remarquable en Socrates, que ce que tout vieil, il trouue le temps de se faire ins. truire à baller, et iouer des instrumens : et le tient pour bien employé. Cettuy-cy, s’est veu en ecstase debout, vn iour entier et vnc nuict, en presence de toute l’armée Grecque, surpris et rauy par quelque profonde pensée. Il s’est veu le premier parmy tant de vaillants hommes de l’armée, courir au secours d’Alcibiades, accablé des ennemis : le couurir de son corps, et le descharger de la presse, à viue force d’armes. En la bataille Delienne, releuer et sauuer Xenophon, renuersé de son cheual. Et emmy tout le peuple d’Athenes, outré, comme luy, d’vn si indigne spectacle, se presenter le premier à recourir Theramenes, que les trente tyrans faisoient mener à la mort par leurs satellites : et ne desista cette hardie entreprinse, qu’à la remontrance de Theramenes mesme : quoy qu’il ne fust suiuy que de deux, en tout. Il s’est veu, recherché par vne beauté, de laquelle il estoit esprins, maintenir au besoing vne seuere abstinence. Il s’est veu continuellement marcher à la guerre, et fouler la glace les pieds nuds ; porter mesme robbe en hyuer et en esté : surmonter tous ses compaignons en patience de trauail, ne manger point autrement en festin qu’en son ordinaire. Il s’est veu vingt et sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauureté, l’indocilité de ses enfants, les griffes de sa femme. Et en fin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers, et le venin. Mais cet homme là estoit-il conuié de boire à lut par deuoir de ciuilité ? c’estoit aussi celuy de l’armée, à qui en demeuroit l’aduantage. Et ne refusoit ny à iouër aux noisettes auec les enfans, ny à courir auec eux sur vn cheual de bois, et y auoit bonne grace : car toutes actions, dit la philosophic, sicent egallement bien et honnorent egallement le sage. On a dequoy, et ne doit-on iamais se lasser de presenter l’image de ce personnage à tous patrons et formes de perfection. Il est fort peu d’exemples de vie, pleins et purs. Et faict-on tort à nostre instruction, de nous en proposer tous les iours, d’imbecilles et manques : à peine bons à vn seul ply : qui nous tirent arriere plustost : corrupteurs plustost que correcteurs. Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l’extremité sert de borne, d’arrest et de guide, que par la voye du milieu large et ouuerte, et selon l’art, que selon nature ; mais bien moins noblement aussi, et moins recommendablement.La grandeur de l’ame n’est pas tant, tirer à mont, et tirer auant, comme sçauoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur, à aimer mieux les choses moyennes, que les eminentes. Il n’est rien si beau et legitime, que de faire bien l’homme et deuëment. Ny science si arduë que de bien sçauoir viure cette vie. Et de nos maladies la plus sauuage, c’est mespriser nostre estre.Qui veut escarter son ame, le face hardiment s’il peut, lors que le corps se portera mal, pour la descharger de cette contagion. Ailleurs au contraire qu’elle l’assiste et fauorise, et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs, et de s’y complaire coniugalement y apportant, si elle est plus sage, la moderation, de peur que par indiscretion, ils ne se confondent auec le desplaisir. L’intemperance, est peste de la volupté et la temperance n’est pas son fleau : c’est son assaisonnement. Eudoxus, qui en establissoit le souuerain bien, et ses compaignons, qui la monterent à si haut prix, la sauourerent en sa plus gracieuse douceur, par le moyen de la temperance, qui fut en eux singuliere et exemplaire.I’ordonne à mon ame, de regarder et la douleur, et la volupté, de veuë pareillement reglée : eodem enim vitio est effusio animi in lætitia, quo in dolore contractio : et pareillement ferme mais gayement l’vne, l’autre seuerement. Et selon ce qu’elle y peut apporter, autant soigneuse d’en esteindre l’vne, que d’estendre l’autre. Le voir sainement les biens, tire apres soy le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non euitable, en son tendre commencement : et la volupté quelque chose d’euitable en sa fin excessiue. Platon les accouple : et veut, que ce soit pareillement l’office de la fortitude combattre à l’encontre de la douleur, et à l’encontre des immoderées et charmeresses blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines, ausquelles, qui puise, d’où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit beste, il est bien heureux. La premiere, il la faut prendre par medecine et par necessité, plus escharsement : l’autre par soif, mais non iusques à l’yuresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine, sont les premieres choses, que sent vn enfant si la raison suruenant elles s’appliquent à elle cela c’est vertu.I’ay vn dictionaire tout à part moy ie passe le temps, quand il est mauuais et incommode ; quand il est bon, ie ne le veux pas passer, ie le retaste, ie m’y tiens. Il faut courir le mauuais, et se rassoir au bon. Cette fraze ordinaire de passe-temps, et de passer le temps, represente l’vsage de ces prudentes gens, qui ne pensent point auoir meilleur conte de leur vie, que de la couler et eschaper de la passer, gauchir, et autant qu’il est en eux, ignorer et fuir ; comme chose de qualité ennuyeuse et desdaignable. Mais ie la cognois autre : et la trouue, et prisable et commode, voire en son dernier decours, où ie la tiens. Et nous l’a nature mise en main, garnie de telles circonstances et si fauorables, que nous n’auons à nous plaindre qu’à nous, si elle nous presse ; et si elle nous eschappe inutilement. Stulti vita ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur. Ie me compose pourtant à la perdre sans regret : mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien, de ne se desplaire à mourir qu’à ceux, qui se plaisent à viure. Il y a du mesnage à la iouyr : ie la iouis au double des autres : car la mesure en la iouissance, depend du plus ou moins d’application, que nous y prestons. Principalement à cette heure, que i’apperçoy la mienne si briefue en temps, ie la veux estendre en poix. Ie veux arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie : et par la vigueur de l’vsage, compenser la hastiucté de son escoulement. À mesure que la possession du viure est plus courte, il me la faut rendre plus profonde, et plus pleine.Les autres sentent la douceur d’vn contentement, et de la prosperité : ie la sens ainsi qu’eux : mais ce n’est pas en passant et glissant. Si la faut-il estudier, sanourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy qui nous l’ottroye. Ils iouyssent les autres plaisirs, comme ils font celuy du sommeil, sans les cognoistre. À celle fin que le dormir mesme ne m’eschappast ainsi stupidement, i’ay autresfois trouué bon qu’on me le troublast, afin que ie l’entreuisse. Ie consulte d’vn contentement auec moy : ie ne l’escume pas, ie le sonde, et plie ma raison à le recueillir, deuenuë chagrigne et desgoustée. Me trouuéie en quelque assiette tranquille, y a il quelque volupté qui me chatouille, ie ne la laisse pas friponner aux sens ; i’y associe mon ame. Non pas pour s’y engager, mais pour s’y agreer ; non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouuer. Et l’employe de sa part, à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon heur, et l’amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doit à Dieu, d’estre en repos de sa conscience et d’autres passions intestines ; d’auoir le corps en sa disposition naturelle : iouissant ordonnément et competemment, des functions molles et flatteuses, par lesquelles il luy plaist compenser de sa grace, les douleurs, dequoy sa iustice nous bat à son tour. Combien luy vaut d’estre logee en tel poinct, que où qu’elle iette sa veuë, le ciel est calme autour d’elle : nul desir, nulle crainte ou doubte, qui luy trouble l’air aucune difficulté passée, presente, future, par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence. Cette consideration prend grand lustre de la comparaison des conditions differentes. Ainsi, ie me propose en mille visages, ceux que la fortune, ou que leur propre erreur emporte et tempeste. Et encores ceux cy plus pres de moy, qui reçoiuent si laschement, et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps ; ils outrepassent le present, et ce qu’ils possedent, pour seruir à l’esperance, et pour des ombrages et vaines images, que la fantasie leur met au deuant,

Morte obita quales fama est volitare figuras,
Aut quæ sopitos deludunt somnia sensus ;

lesquelles hastent et allongent leur fuitte, à mesme qu’on les suit. Le fruict et but de leur poursuitte, c’est poursuiure comme Alexandre disoit que la fin de son trauail, c’estoit travailler.

Nihil actum credens, cum quid superesset agendum.

Pour moy donc, i’ayme la vie, et la cultiue, telle qu’il a pleu à Dieu nous l’octroyer. Ie ne vay pas desirant, qu’elle eust à dire la necessité de boire et de manger. Et me sembleroit faillir non moins excusablement, de desirer qu’elle l’eust double. Sapiens diuitiarum naturalium quæsitor acerrimus. Ny que nous nous substantassions, mettans seulement en la bouche vn peu de cette drogue par laquelle Epimenides se priuoit d’appetit, et se maintenoit. Ny qu’on produisist stupidement des enfans, par les doigts, ou par les talons, ains parlant en reuerence, que plustost encores, on les produisist voluptueusement, par les doigts, et par les talons. Ny que le corps fust sans desir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. l’accepte de bon cœur et recognoissant, ce que nature a faict pour moy : et m’en aggree et m’en loue. On faict tort à ce grand et tout puissant donneur, de refuser son don, l’annuller et desfigurer, tout bon, il a faict tout bon. Omnia, quæ secundum naturam sunt, æstimatione digna sunt.Des opinions de la philosophie, i’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides : c’est à dire les plus humaines, et nostres, Mes discours sont conformément à mes mœurs, bas et humbles. Elle faict bien l’enfant à mon gré, quand elle se met sur ses ergots, pour nous prescher. Que c’est vne farrouche alliance, de marier le diuin auec le terrestre, le raisonnable auec le desraisonnable, le seuere à l’indulgent, l’honneste au des-honneste. Que la volupté, est qualité brutale, indigne que le sage la gouste. Le seul plaisir, qu’il tire de la iouyssance d’vne belle ieune espouse, que c’est le plaisir de sa conscience, de faire vne action selon l’ordre. Comme de chausser ses bottes pour vne vtile cheuauchee. N’eussent ses suyuans, non plus de droit, et de nerfs, et de suc, au despucelage de leurs femmes, qu’en a sa leçon.Ce n’est pas ce que dit Socrates, son precepteur et le nostre. Il prise, comme il doit, la volupté corporelle : mais il prefere celle de l’esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de varieté, de dignité. Cette cy ne va nullement seule, selon luy ; il n’est pas si fantastique mais seulement, premiere. Pour luy, la temperance est moderatrice, non aduersaire des voluptez. Nature est vn doux guide mais non pas plus doux, que prudent et iuste. Intrandum est in rerum naturam, et penitus quid ea postulet, peruidendum. Ie queste par tout sa piste : nous l’auons coufondüe de traces artificielles. Et ce souuerain bien Academique, et Peripate— tique, qui est viure selon icelle : deuient à cette cause difficile à borner et expliquer. Et celuy des Stoïciens, voisin à celuy-là, qui est, consentir à nature. Est-ce pas erreur, d’estimer aucunes actions moins dignes de ce qu’elles sont necessaires ? Si ne m’osteront-ils pas de la teste, que ce ne soit vn tres-conuenable mariage, du plaisir auec la necessité, auec laquelle, dit vn ancien, les Dieux complottent tousiours. À quoy faire desmembrons nous en diuorce, vn bastiment tissu d’vne si ioincte et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons le par mutuels offices : que l’esprit esueille et viuifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l’esprit, et la fixe, Qui velut summum bonum laudat animæ naturam, et tanquam malum naturam carnis accusat, profectò et animam carnaliter appetit et carnem carnaliter fugit, quoniam id vanitate sentit humana, non veritate diuina. Il n’y a piece indigne de nostre soing, en ce present que Dieu nous a faict : nous en deuons comte iusques à vn poil. Et n’est pas vne commission par acquit à l’homme, de conduire l’homme selon sa condition. Elle est expresse, naïfue et tresprincipale et nous l’a le Createur donnee serieusement et seuerement. L’authorité peut seule enuers les communs entendemens : et poise plus en langage peregrin. Reschargeons en ce lieu. Stultitiæ proprium quis non dixerit, ignauè et contumaciter facere quæ facienda sunt : et alio corpus impellere, alio animum : distrahique inter diuersissimos motus ? Or sus pour voir, faictes vous dire vn iour, les amusemens et imaginations, que celuy-là met en sa teste, et pour lesquelles il destourne sa pensee d’vn bon repas, et plainct l’heure qu’il employe à se nourrir : vous trouuerez qu’il n’y a rien si fade, en tous les mets de vostre table, que ce bel entretien de son ame (le plus souuent il nous vaudroit mieux dormir tout à faict, que de veiller à à quoy nous veillons) et trouuerez que son discours et intentions, ne valent pas vostre capirotade. Quand ce seroient les rauissemens d’Archimedes mesme, que seroit-ce ? Ie ne touche pas icy, et ne mesle point à cette marmaille d’hommes que nous sommes, et à cette vanité de desirs et cogitations, qui nous diuertissent, ces ames venerables, esleuees par ardeur de deuotion et religion, à vne constante et conscientieuse meditation des choses diuines, lesquelles preoccupans par l’essort d’vne viue et vehemente esperance, I’vsage de la nourriture eternelle, but final, et dernier arrest des Chrestiens desirs : seul plaisir constant, incorruptible : desdaignent de s’attendre à nos necessiteuses commoditez, fluides et ambigues : et resignent facilement au corps, le soin et l’vsage, de la pasture sensuelle et temporelle. C’est vn estude priuilegé. Entre nous, ce sont choses, que i’ay tousiours veuës de singulier accord : les opinions supercelestes, et les mœurs sousterraines.Esope ce grand homme vid son maistre qui pissoit en se promenant, Quoy donq, fit-il, nous faudra-il chier en courant ? Mesnageons le temps, encore nous en reste-il beaucoup d’oisif, et mal employé. Nostre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures, à faire ses besongnes, sans se desassocier du corps en ce peu d’espace qu’il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d’eux, et eschapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bestes : au lieu de se hausser, ils s’abbattent. Ces humeurs transcendentes m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne m’est facheux à digerer en la vie de Socrates, que ses ecstases et ses demoneries. Rien si humain en Platon, que ce pourquoy ils disent, qu’on l’appelle diuin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses, qui sont les plus haut montees. Et ie ne trouue rien si humble et si mortel en la vie d’Alexandre, que ses fantasies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa responce. Il s’estoit coniouy aucc luy par lettre, de l’oracle de lupiter Hammon, qui l’auoit logé entre les Dieux. Pour ta consideration, i’en suis bien ayse : mais il y a dequoy plaindre les hommes, qui auront à viure auec vn homme, et luy obeyr, lequel outrepasse, et ne se contente de la mesure d’vn homme. Diis te minorem quòd geris, imperas. La gentille inscription, dequoy les Atheniens honnorerent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens :

D’autant es tu Dieu, comme
Tu te recognois homme.

C’est vne absoluë perfection, et comme diuine, de sçauoir iouyr loyallement de son estre. Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’vsage des nostres : et sortons hors de nous, pour ne sçauoir quel il y faict. Si auons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos iambes. Et au plus esleué throne du monde, si ne sommes nous assis, que sus nostre cul. Les plus belles vies, sont à mon gré celles, qui se rangent au modelle commun et humain auec ordre : mais sans miracle, sans extrauagance. Or la vieillesse a vn peu besoin d’estre traictee plus tendrement. Recommandons la à ce Dieu protecteur de santé et de sagesse : mais gaye et sociale :

Frui paratis et valido mihi,
Latoe, dones ; et precor, integra
Cum mente, nec turpem senectam
Degere, nec Cythara carentem.


FIN DES ESSAIS.

CHAPITRE XIII.

De l’expérience.

L’expérience n’est pas un moyen sûr de parvenir à la vérité, parce qu’il n’y a pas d’événements, d’objets absolument semblables ; on ne peut, par suite, juger sainement par analogie. — Il n’y a pas de désir plus naturel que celui de connaître. Nous essayons tous les moyens qui peuvent nous y amener et, quand la raison n’y suffit pas, nous faisons appel à l’expérience : « C’est par différentes épreuves que l’expérience a créé l’art, nous montrant, par l’exemple d’autrui, la voie à suivre (Manilius). » Ce second procédé est beaucoup moins sûr que le premier et moins digne ; mais la vérité est chose de si grand prix, que nous ne devons rien dédaigner de ce qui peut nous y conduire. — La raison a tant de formes que nous ne savons laquelle choisir, l’expérience n’en a pas moins ; et les conséquences que nous cherchons à tirer de la comparaison des événements n’offrent pas toute certitude, d’autant qu’ils ne sont jamais identiques. Ce que l’on retrouve toujours dans les choses les plus ressemblantes, c’est la diversité et la variété. Comme exemple le plus typique de ressemblance parfaite, les Grecs, les Latins et nous-mêmes, nous citons celle des œufs entre eux ; il s’est cependant trouvé des gens, notamment quelqu’un à Delphes, qui y distinguaient des différences, n’en prenaient jamais un pour un autre, et qui, en ayant de plusieurs poules, savaient reconnaître de laquelle était l’œuf. La dissemblance s’introduit d’elle-même dans nos ouvrages ; nul art ne peut réaliser une entière similitude : ni Perrozet, ni un autre ne peuvent si soigneusement polir et blanchir l’envers de leurs cartes, que certains joueurs n’arrivent à les distinguer, rien qu’à les voir glisser entre les mains d’un autre. La ressemblance n’unifie pas au même degré que la différence ne diversifie. La nature s’est fait une obligation de ne pas créer une chose qui ne soit dissemblable de toutes les autres de même nature.

Par cette même raison, la multiplicité des lois est inutile, jamais le législateur ne pouvant embrasser tous les cas. — C’est pourquoi je ne partage pas l’opinion de celui-là qui pensait, par la multiplicité des lois, brider l’autorité des juges en leur laissant peu à décider. Il ne sentait pas que leur interprétation laisse autant de liberté et de champ où se mouvoir, que leur confection. C’est se moquer que de croire restreindre nos discussions et y couper court, en nous rappelant constamment le texte précis de la Bible, d’autant que notre esprit trouve pour critiquer le sens qu’un autre y attache, autant d’arguments que pour soutenir notre propre interprétation, et que commenter prête à non moins d’animosité et de discussions acerbes qu’inventer. — Nous voyons quelle était son erreur, car nous avons en France plus de lois qu’il n’en existe dans tout le reste du monde réuni et plus qu’il n’en faudrait pour en doter tous les mondes d’Épicure : « Nous souffrons autant des lois, qu’on souffrait autrefois des crimes (Tacite) » ; et pourtant nous avons tant laissé à nos juges sur quoi opiner et décider, que jamais la liberté avec laquelle ils en usent n’a été plus puissante et plus scandaleuse. Qu’ont gagné nos législateurs à faire choix de cent mille cas et faits particuliers et d’y attacher cent mille lois ? ce nombre n’est en aucune proportion avec la diversité infinie des actions humaines la multiplicité de nos inventions n’atteindra jamais la variété des exemples qu’on peut citer ; en ajouterait-on cent fois autant qu’il y en a déjà, qu’on ne ferait pas que, dans les événements à venir, il s’en trouve un seul dans le nombre si grand de milliers qui ont été choisis et enregistrés, qui se puisse juxtaposer et appareiller à un autre si exactement qu’il n’y ait quelque circonstance qui diffère et n’exige quelque modification dans le jugement à intervenir. Il y a peu de corrélation entre nos actions, qui sont en perpétuelle transformation, et nos lois, qui sont fixes et immobiles. Le plus désirable à l’égard de celles-ci, c’est qu’elles soient aussi peu nombreuses, aussi simples que possible et conçues en termes généraux ; et encore mieux vaudrait, je crois, n’en pas avoir du tout, que de les avoir en aussi grand nombre que nous les avons.

Celles de la nature nous procurent plus de félicité que celles que nous nous donnons ; les juges les plus équitables, ce serait peut-être les premiers venus, jugeant uniquement d’après les inspirations de leur raison. — Les lois de la nature nous procurent toujours plus de félicité que celles que nous nous donnons ; témoin l’âge d’or que les poètes nous ont depeint, et l’état dans lequel nous voyons vivre des nations qui n’en connaissent pas d’autres. Nous en trouvons qui, pour tous juges, ont recours, pour trancher leurs différends, au premier passant qui traverse leurs montagnes ; d’autres qui élisent, les jours de marché, quelqu’un d’entre eux qui, sur-le-champ, prononce sur tous leurs procès. Quel danger y aurait-il à ce que les plus sages d’entre nous règlent les nôtres de même façon, selon les circonstances et ce qui leur en semble, sans avoir à tenir compte des précédents ni des conséquences ? À chaque pied son soulier, à chaque cas particulier sa solution propre. Le roi Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, faisait acte de sage prévoyance, en prescrivant qu’il n’y fut compris aucun étudiant en jurisprudence, de peur qu’avec cette science, portée par nature à engendrer les altercations et les divisions, le goût des procès ne vint à s’implanter dans ce nouveau monde ; il jugeait, comme Platon, que « jurisconsultes et médecins sont de mauvais éléments dans un pays ».

Pour vouloir être trop précis, les textes de loi sont conçus en termes si obscurs (obscurité à laquelle ajoutent encore, ici comme en toutes choses, les interprétations), qu’on n’arrive pas, dans les contrats et testaments, à formuler ses idées d’une façon indiscutable. — Pourquoi notre langage usuel, si commode pour tout autre usage, devient-il obscur et inintelligible quand il est employé dans les contrats et testaments ; et que des gens qui s’expriment si clairement quand ils parlent ou qu’ils écrivent, ne trouvent pas, lorsqu’il s’agit d’actes de cette nature, possibilité de dire ce qu’ils veulent, sans prêter au doute et à la contradiction ? C’est parce que les princes en cet art se sont tellement appliqués à faire choix de mots qui en imposent, de formules si artistement arrangées, ont tellement pesé chaque syllabe, épluché avec tant de subtilité tous les termes, que l’on s’embarrasse et s’embrouille dans cette infinité de formules et de si menus détails, au point qu’on n’y distingue plus ni règles, ni prescriptions et qu’on n’y comprend absolument rien : « Tout ce qui est divisé au point de n’être que poussière, devient confus (Sénèque). » Qui a vu des enfants essayant de diviser en un nombre de fractions déterminé une certaine quantité de vif argent ? plus ils le pressent, le pétrissent et s’ingénient à l’obliger à obéir à leur fantaisie, plus ils irritent la fluidité de ce métal rebelle, qui échappe à leurs efforts et va s’émiettant en globules qui s’éparpillent à l’infini. Il en est ici de même en multipliant les subtilités, on apprend aux gens à introduire de plus en plus ce qui prête au doute, on nous incite à étendre et diversifier les difficultés, on les augmente et on en met partout. En semant les questions qu’il faudra élucider, en les retaillant pour qu’elles acquièrent plus de netteté, on fait fructifier et foisonner de par le monde l’incertitude et les querelles ; telle la terre qu’on rend d’autant plus fertile qu’on l’ameublit davantage et qu’on la remue plus profondément : « C’est la doctrine qui produit les difficultés (Quintilien). » Nous doutions avec Ulpian, nous doutons davantage encore avec Bartholus et Baldus. Il eût fallu effacer les traces de cette innombrable diversité d’opinions et non point s’en parer et en rompre la tête à la postérité. Je ne sais qu’en dire ; mais on sent par expérience que tant d’interprétations désagrègent la vérité et la rendent insaisissable. Aristote a écrit pour être compris ; s’il ne l’est pas, un autre moins habile que lui, qui cherche à saisir des idées qui ne sont pas les siennes, y réussira encore moins. Nous mettons à nu la matière, nous l’épandons en la délayant ; d’un sujet nous en faisons mille et, à force de multiplier et de subdiviser, nous en arrivons à cette infinité d’atomes qu’avait imaginée Épicure. — Jamais deux hommes n’ont jugé une même chose d’une même façon ; et il est impossible de trouver deux opinions exactement semblables, non seulement chez plusieurs hommes, mais chez un même homme à des heures différentes. Ordinairement, je trouve à douter de points sur lesquels les commentaires n’ont pas daigné s’exercer ; je trébuche aisément là où ne se présente aucune difficulté, comme certains chevaux que je connais, qui bronchent plus souvent dans des chemins sans aspérités.

Qui peut nier que les explications n’augmentent les doutes et l’ignorance, quand on voit qu’il n’y a aucun livre soit humain, soit divin, sur lequel tout le monde ne s’acharne sans que les interprétations mettent fin aux difficultés ? Le centième commentateur le laisse à celui qui vient après lui, plus épineux et plus scabreux que ne l’avait trouvé le premier qui a entrepris de l’expliquer. Quand avons-nous jamais dit entre nous d’un livre : « Ce livre a été suffisamment analysé, il n’y a désormais plus rien à en dire » ? — Ceci apparaît encore mieux dans la chicane. On donne l’autorité des lois a une infinité de docteurs, à une infinité d’arrêts, et à autant d’interprétations arrivons-nous cependant à mettre un terme quelconque à ce besoin d’interpréter ; constate-t-on quelque progrès et acheminement vers la tranquillité ; nous faut-il moins d’avocats et de juges que lorsque cette énorme masse qu’est devenu le droit, en était encore à sa première enfance ? Au contraire nous en obscurcissons et ensevelissons la compréhension, que nous ne découvrons plus qu’au travers de quantité de clôtures et de barrières. Les hommes méconnaissent la maladie de leur esprit il ne fait que fureter et être en quête ; il va sans cesse tournoyant, bâtissant, s’empêtrant dans sa besogne, comme nos vers à soie, comme « une souris dans de la poix », et il s’y étouffe. De loin, il pense remarquer je ne sais quelle apparence de clarté et de vérité imaginaires ; mais, pendant qu’il y court, tant de difficultés lui barrent la route, soulevant des empêchements, de nouvelles enquêtes à faire, qu’elles l’égarent et l’enivrent ; c’est à peu près le cas des chiens d’Esope qui, croyant apercevoir un corps mort flotter sur la mer et n’en pouvant approcher, entreprirent de boire toute l’eau pour y arriver à sec et en crevèrent. C’est la même idée qu’émettait un certain Cratès, disant des écrits d’Heraclite, « qu’ils avaient besoin d’un lecteur qui fut bon nageur », pour que la profondeur et le poids de sa doctrine ne l’engloutissent et ne le suffoquassent.

Si les interprétations se multiplient à ce point, la cause en est à la faiblesse de notre esprit, qui, en outre, ne sait se fixer ; en ces siècles on ne compose plus, on commente. — C’est uniquement la faiblesse de chacun de nous, qui fait que nous nous contentons de ce que d’autres, ou nous-mêmes, avons trouvé dans cette chasse à laquelle nous nous livrons pour arriver à savoir ; un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a toujours place pour qui viendra après nous, et même pour nous, en nous y prenant autrement. Nos investigations sont sans fin, nous ne nous arrêterons que dans l’autre monde. C’est signe que notre esprit est à court quand nous nous déclarons satisfaits, ou qu’il est las. Nul esprit généreux ne s’arrête de lui-même il va toujours de l’avant et plus qu’il n’a de force, il a des élans qui l’emportent au delà de ce qu’il peut ; s’il n’avance, s’il ne presse, ne s’accule, ne se heurte, ne tourne sur lui-même, c’est qu’il n’est vif qu’à moitié ; ses poursuites sont sans limite et sans forme déterminée ; il se nourrit d’admiration, de recherches, d’ambiguïté ; ce qu’indiquait assez Apollon, en nous parlant toujours en termes à double sens, obscurs et détournés qui, ne donnant jamais pleine satisfaction, ne faisaient qu’amuser et travailler l’imagination. Nous sommes continuellement agités d’un mouvement qui n’a rien de régulier, qui ne se modèle sur rien et est sans but ; nos inventions s’échauffent, se succèdent et apparaissent sans interruption aucune : « Ainsi voit-on dans un ruisseau qui coule, une eau roulant sans cesse après une autre, dans un ordre qui est éternellement le même. L’une suit l’autre, l’autre la fuit ; celle-ci toujours pressée par celle-là et la devançant toujours. Toujours l’eau s’écoule dans l’eau ; c’est toujours le même ruisseau et toujours une eau nouvelle (la Boétie). »

Interpréter les interprétations donne plus de mal qu’interpréter les choses elles-mêmes, nous faisons plus de livres sur des livres que sur des sujets autres ; nous ne savons que nous commenter les uns les autres. Tout fourmille de commentaires, et très rares sont les auteurs proprement dits. La principale science de nos siècles, ce qui nous vaut le plus de réputation, n’est-ce pas de pouvoir comprendre les savants ; n’est-ce pas la fin dernière et la plus habituelle de nos études ? Nos opinions se entent les unes sur les autres : la première sert de tige à la seconde, la seconde à la troisième, nous montons ainsi l’échelle degré par degré, et il arrive de la sorte que le plus haut monté a souvent plus d’honneur que de mérite, car il ne fait que s’élever d’un rien sur l’épaule de l’avant-dernier.

Combien souvent et peut-être sottement, ai-je fait que mon livre parle de lui-même ? C’est sottise, ne serait-ce que pour cette raison que j’eusse du me souvenir de ce que je dis des autres qui font de même : « Ces œillades si fréquentes, adressées à leur ouvrage, témoignent que leur cœur a pour lui de tendres sentiments ; et même lorsqu’ils le rudoient et affectent de le traiter avec dédain, ce ne sont là que mignardises et coquetteries d’affection maternelle » ; c’est ce que nous dit Aristote, en ajoutant que l’estime et le mépris vis-à-vis de soi-même se traduisent souvent avec le même air arrogant. J’ai pourtant une excuse : « C’est que, sur ce point, j’ai plus qu’un autre le droit de prendre cette liberté parce que c’est précisément de moi, de mes écrits comme de toutes mes autres actions quelles qu’elles soient, que traite mon livre, et que mon sujet veut que j’y revienne souvent » ; mais je ne sais trop si cette raison, tout le monde voudra l’admettre.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que les discussions ne roulent guère que sur des questions de mots ; et, si dissemblables que soient les choses, il se trouve toujours quelque point qui fait que chacun les interprète à sa façon. — En Allemagne, les doutes auxquels ont donné lieu les propres idées de Luther ont produit autant et plus de divisions et de discussions, que lui-même n’en a soulevé par ses interprétations des saintes Écritures. Les termes employés sont la cause de tous nos débats ; si je demande ce que veulent dire nature, volupté, cercle, substitution, la question porte sur des mots, on y répond par des mots. « Qu’est-ce qu’une pierre ? — C’est un corps. » Que quelqu’un poursuive : « Et un corps, qu’est-ce ? — Une substance. — Et qu’est-ce qu’une substance ? » et ainsi de suite ; qui l’on interroge de la sorte finit par être hors d’état de répondre. C’est un simple échange d’expressions où l’une en remplace une autre, et où souvent la seconde est plus inconnue que la première ; je sais mieux ce qu’est un homme, que je ne comprends quand on me dit que c’est un animal, un mortel, un être raisonnable ; pour me délivrer d’un doute, on m’en soumet trois ; c’est la tête de l’hydre. — Socrate demandait à Memnon ce que c’était que la vertu : « Il y a, lui répondit celui-ci, vertu d’homme, vertu de femme, de magistrat, d’homme privé, d’enfant, de vieillard. — Voilà qui va bien, s’écria Socrate ; nous étions en quête d’une vertu, tu nous en apportes un essaim. » Nous posons une question, on nous en donne le contenu d’une ruche. Si aucun événement, aucune formation extérieure ne ressemblent entièrement à d’autres, la dissemblance, par un ingénieux mélange opéré par la nature, n’est non plus jamais complète. Si nos visages n’étaient pas semblables, l’homme ne pourrait être distingué de la bête ; et s’ils se ressemblaient, un homme ne se distinguerait pas d’un autre. Toutes les choses se tiennent par quelque similitude, l’identité avec un exemple donné n’est jamais absolue ; par suite, la relation tirée de l’expérience est toujours imparfaite et en défaut. Toutefois les comparaisons se joignent entre elles par quelque bout ; c’est ce qui arrive aux lois que, par quelque interprétation détournée, forcée et indirecte, on assortit à chacun des cas qui se présentent.

Imperfection des lois ; exemples d’actes d’inhumanité et de forfaits judiciaires auxquels elles conduisent ; combien de condamnations plus criminelles que les crimes qui les motivent ! — Les lois morales afférentes aux devoirs particuliers de chacun vis-à-vis de soi-même étant, comme nous le voyons, si difficiles à dresser, il n’est pas étonnant que celles qui gouvernent des individus en si grand nombre le soient plus encore. Considérez les formes de la justice qui nous régit : elles constituent un vrai témoignage de l’imbécillité humaine, tant elles présentent de contradictions et d’erreurs ! La faveur et la rigueur qu’on y trouve, et il s’en trouve tant que je ne sais si l’impartialité y existe aussi souvent, sont des maladies, des difformités qui font partie intégrante de la justice et sont dans son essence. — Des paysans, au moment même ou j’écris, viennent m’avertir en toute hâte qu’ils ont aperçu à l’instant, dans une forêt qui m’appartient, un homme meurtri de cent coups, respirant encore, qui leur a demandé de lui donner par pitié de l’eau et un peu d’aide pour se soulever. Ils n’ont pas osé l’approcher, disent-ils, et se sont enfuis, de peur d’être attrapés par les gens de justice, comme il arrive à ceux rencontrés près d’un homme assassiné, et d’avoir à rendre compte de l’accident, ce qui eût été leur ruine complète, n’ayant ni le moyen ni l’argent nécessaires pour démontrer leur innocence. Que pouvais-je leur dire ? il est certain qu’en satisfaisant à ce devoir d’humanité, ils se fussent compromis.

Combien avons-nous découvert d’innocents qui ont été punis sans, veux-je dire, qu’il y ait de la faute des juges ; et combien y en a-t-il que nous ne connaissons pas ? — Voici un fait arrivé de mon temps Des gens sont condamnés à mort pour homicide ; l’arrêt est sinon prononcé, du moins on est d’accord et ce qu’il doit porter est arrêté. Là-dessus, les juges sont informés par les officiers d’une cour voisine, ressortissant de la leur, que des prisonniers qu’ils détiennent, avouent catégoriquement cet homicide et font sur cette affaire une lumière indubitable. On délibère si, nonobstant, on doit suspendre et différer l’exécution de l’arrêt rendu contre les premiers ; on considère la nouveauté du cas, ses conséquences sur les entraves qui en résulteraient pour l’exécution des jugements ; on envisage que la condamnation a été juridiquement prononcée, que les juges n’ont aucun reproche à se faire ; en somme, ces pauvres diables sont immolés aux formes de la justice. — Philippe de Macédoine, ou quelque autre, pourvut à pareille difficulté de la manière suivante : Il avait, par un jugement en règle, condamné un homme à une grosse amende envers un autre ; la vérité ayant été découverte quelque temps après, il se trouva qu’il avait jugé contrairement à l’équité. D’un côté il y avait l’intérêt de la cause qui était juste, de l’autre celui des formes judiciaires qui avaient été bien observées ; il satisfit aux deux, en laissant subsister la sentence telle qu’elle était et compensant de ses propres deniers le dommage fait au condamné. Mais là, l’accident était réparable ; mes gens, eux, furent irrémédiablement pendus. Combien ai-je vu de condamnations plus criminelles que le crime pour lequel elles avaient été prononcées !

Montaigne partage l’opinion des anciens, qu’il est prudent, qu’on soit accusé à tort ou à raison, de ne pas se mettre entre les mains de la justice. Puisqu’il y a des juges pour punir, il devrait y en avoir pour récompenser. — Tout ceci me fait souvenir de ces principes qui avaient cours jadis : « Celui qui veut le triomphe du droit dans les questions générales, est obligé de le sacrifier dans les questions de détail ; l’injustice dans les affaires de peu d’importance, est le seul moyen de faire que les grandes se règlent avec équité. » La justice humaine est comme la médecine pour laquelle toute chose utile est, par cela même, juste et honnête ; cela répond à ce qu’admettent les StoÏciens « que la nature elle-même, dans la plupart de ses œuvres, va à l’encontre de ce qui est juste » ; les Cyrénaïques, « que rien n’est juste par soi-même ; ce sont les coutumes et les lois qui déterminent ce qui l’est et ce qui ne l’est pas » ; les Théodoriens, « que. le larcin, le sacrilège, les actes immoraux de toute nature sont justifiés aux yeux du sage, du moment qu’il reconnaît qu’il peut y avoir profit ». À cela, pas de remède, et j’en suis arrivé à penser, comme Alcibiade, que je ne me livrerai jamais, si j’en ai la possibilité, à un homme qui a droit de vie et de mort sur moi, devant lequel mon honneur et ma vie dépendent du talent et de l’habileté de mon avocat plus que de mon innocence. — Je ne voudrais me risquer que devant une justice ayant qualité pour connaître de mes bonnes actions comme de mes mauvaises, de laquelle j’aurais autant à espérer qu’à craindre. Une indemnité n’est pas suffisante à l’égard d’un homme qui fait mieux encore que de ne pas commettre de faute. Notre justice ne nous présente que l’une de ses mains, encore est-ce la main gauche ; et quiconque, quel qu’il soit, ayant affaire à elle, s’en tire toujours avec perte.

En Chine, les institutions et les arts, qui diffèrent considérablement des nôtres et que nous ne connaissons qu’imparfaitement, l’emportent en plusieurs points, par leur excellence, sur ce qui se passe chez nous. Dans cet empire, où ni les anciens ni nous n’avons pénétré et dont, d’après l’histoire, la population est si considérable et si diverse de la nôtre, des officiers sont envoyés par le prince pour inspecter l’état des provinces ; et, de même qu’ils punissent ceux qui commettent des malversations dans leur charge, ces officiers récompensent d’autre part par de réelles libéralités ceux qui se sont distingués dans l’exercice de leurs fonctions et ont fait plus que leur devoir n’exigeait. On se présente à eux, non seulement pour satisfaire à ce qu’on doit, mais pour être rémunéré ; non pour être simplement payé de ce qui vous est dû, mais[1] encore pour recevoir des gratifications.

Il n’a jamais eu de démêlés avec la justice, et il est si épris de liberté, qu’il irait n’importe où s’il sentait la sienne menacée. — Nul juge, Dieu merci, ne m’a encore parlé comme juge, en quelque cause que ce soit, nous concernant moi ou un autre, au criminel comme au civil. Je ne suis jamais entré dans une prison, pas même pour la visiter ; mon imagination m’en rend la vue désagréable, même du dehors. Je suis si languissant de liberté, que si l’on me défendait l’accès de quelque coin des Indes, j’en vivrais en quelque sorte plus mal à mon aise ; et tant que je trouverai un endroit où la terre et la mer soient libres, je ne séjournerai pas dans un lieu où il faudrait me cacher. Mon Dieu, que je souffrirais donc de la condition où je vois tant de gens, astreints à demeurer en un point déterminé du royaume, auxquels sont interdits l’entrée des grandes villes, des résidences royales, l’usage des chemins publics, parce qu’ils ont transgressé les lois ! Si celles sous lesquelles je vis, me menaçaient seulement le bout d’un doigt, je m’en irais immédiatement me ranger sous d’autres, où qu’il me faille aller. Toute ma petite prudence, je l’emploie, durant les guerres civiles qui nous affligent, à ce qu’elles n’entravent pas ma liberté d’aller et de venir.

Les lois n’ont autorité que parce qu’elles sont lois, et non parce qu’elles sont justes. Quant à lui, il a renoncé à leur étude, c’est lui seul qu’il étudie ; pour le reste, il s’en remet simplement à la nature. — Les lois ont de l’autorité, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois ; c’est la base mystérieuse de leur pouvoir ; elles n’en ont pas d’autres, celle-ci leur suffit. Elles sont souvent faites par des sots ; plus souvent par des gens qui, en haine de l’égalité, manquent d’équité ; mais toujours par des hommes, qui transportent dans leur œuvre leur frivolité et leur irrésolution. Il n’est rien comme les lois pour commettre aussi largement et aussi couramment de si lourdes fautes ; quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes, n’est pas dans le vrai, c’est même la seule raison qui ne puisse être invoquée. Les lois françaises prêtent quelque peu la main, par leur déréglement et leur laideur, au désordre et à la corruption qui se manifestent dans leur application et exécution ; leur teneur en est si peu claire et repose sur des principes si variables, que ceux qui leur désobéissent, qui les interprètent, les appliquent et les observent mal, sont excusables. Quelle que soit l’expérience que nous avons, celle qui nous vient de ce que nous voyons à l’étranger, ne servira guère à nos institutions, tant que nous tirerons si peu de profit de celles que nous nous sommes données à nous-mêmes, avec lesquelles nous sommes plus familiarisés et qui, certes, suffisent bien à nous instruire de ce qu’il nous faut. — Je m’étudie moi-même plus que tout autre sujet ; cette étude constitue toute ma physique et ma métaphysique : « Par quel art Dieu gouverne le monde ? par quelle route s’élève et se retire la lune ? comment, réunissant son double croissant, se retrouve-t-elle chaque mois dans son plein ? d’où viennent les vents qui commandent à la mer et quelle est l’influence de celui du midi ? quelles eaux forment continuellement les nuages ? un jour viendra-t-il qui détruira le monde (Properce) ? — Cherchez, vous que tourmente le besoin d’approfondir les mystères de la nature (Lucain) ». Dans ce grand tout, je m’abandonne, ignorant et insouciant, à la loi générale qui régit le monde ; je la connaîtrai assez, quand j’en sentirai les effets. Ma science ne peut la détourner de sa route ; elle ne se modifiera pas pour moi, ce serait folie de l’espérer ; folie plus grande encore de m’en tourmenter, puisque nécessairement elle est la même pour tous, s’exerce au grand jour et s’applique à tous. La bonté, la puissance de Celui qui le dirige, nous déchargent de toute ingérence dans ce gouvernement. Les recherches, les contemplations des philosophes ne servent d’aliment qu’à notre curiosité. Ils ont grandement raison de nous renvoyer aux règles de la nature. Mais à quoi sert une si sublime connaissance ? ils falsifient ses règles et nous la présentent elle-même avec un visage maquillé, si haut en couleurs et tellement sophistiqué, qu’il en résulte tous ces portraits si différents d’un sujet si constamment le même. — La nature nous a pourvus de pieds pour marcher ; nous lui devons aussi la prudence, pour nous guider dans la vie. Cette prudence n’est pas, comme on l’a imaginé, un composé de finesse, de force et d’ostentation ; comme la nature elle-même, elle est facile, tranquille, salutaire et de la plus grande efficacité, comme a dit quelqu’un, chez celui qui a le bonheur de savoir l’employer naïvement et à propos, c’est-à-dire naturellement. S’abandonner tout simplement à la nature, est la manière la plus sage de se confier à elle. Oh ! que l’ignorance et l’absence de curiosité constituent un doux, un moelleux et sain oreiller pour y reposer une tête bien pondérée.

Que ne prêtons-nous plus d’attention à cette voix intérieure qui est en nous et suffit pour nous guider ? Quand nous constatons que nous nous sommes trompés en une circonstance, ne devrions-nous pas être en défiance à tout jamais dans les circonstances analogues ? — J’aimerais mieux bien saisir ce qui se passe en moi, que de bien comprendre Cicéron. Par l’expérience que j’ai de moi, j’ai assez de quoi devenir sage, si j’étais bon écolier. Qui se remémore les accès de colère qu’il a eus et jusqu’où cette fièvre l’a emporté, voit combien cette passion est laide, plus que ne le fait apercevoir Aristote, et il en conçoit contre elle une haine mieux justifiée. Qui se souvient des maux qu’il a soufferts, de ceux dont il a été menacé, des circonstances sans gravité qui ont pu le troubler, se prépare par là aux agitations futures et à bien juger son état. La vie de César ne nous est pas d’un exemple plus efficace que la nôtre ; que ce soit celle d’un empereur ou celle d’un homme du peuple, c’est toujours une vie en butte à tous les accidents humains. Prêtons l’oreille à cette voix intérieure, elle nous dira tout ce qu’il nous importe particulièrement de connaître. — Celui qui se souvient de s’être si grandement et si souvent trompé en s’en rapportant à son propre jugement, n’est-il pas un sot de n’en pas être à tout jamais en défiance ? Quand j’arrive à être convaincu, par les raisons qu’on m’oppose, que mon opinion est erronée, ce n’est pas tant ce qui vient de m’être dit et mon ignorance dans ce cas particulier que je retiens, ce serait de peu de profit ; c’est d’une façon plus générale ma débilité, la trahison de mon entendement que je constate, et j’en conclus que tout l’ensemble est à réformer. Dans toutes mes erreurs je fais de même et je sens que cette règle m’est de grande utilité dans la vie ; je ne regarde pas, en l’espèce, le fait comme une pierre qui accidentellement me fait broncher ; il me révèle qu’il est à craindre que mon allure ne soit, en tout, autre qu’il ne faut, et me dispose à la régler. Savoir qu’on a dit ou fait une sottise, n’est rien ; ce qu’il faut apprendre c’est qu’on n’est qu’un sot, chose de bien autre conséquence et bien autrement importante à connaître. Les faux pas que ma mémoire me fait si souvent commettre, lors même qu’elle est le plus sûre d’elle-même, ne sont pas inutiles. Maintenant, elle a beau me jurer qu’elle est certaine d’elle-même, je n’y crois plus ; la première objection qu’on fait à son témoignage me met sur mes gardes, et je n’oserais me fier à elle pour quelque chose de sérieux, ni m’en porter garant quand il s’agit de choses accomplies pour autrui ; au point que si ce que je fais faute de mémoire, d’autres ne le faisaient plus souvent encore par mauvaise foi, je croirais toujours sur un fait ce qu’un autre en dit, plutôt que ce que j’en dis moi-même. — Si chacun épiait de près les effets et les circonstances des passions qui le dominent, comme je l’ai fait moi-même pour celles dont je suis atteint, il les verrait venir et ralentirait un peu leur violence et leur course. Elles ne nous sautent pas toujours à la gorge du premier coup ; elles commencent par nous menacer, puis nous envahissent par degré : « Ainsi l’on voit, au premier souffle des vents, la mer blanchir, s’enfler peu à peu, soulever ses ondes et bientôt, du fond des abîmes, porter ses vagues jusqu’aux nues (Virgile). » Le jugement tient chez moi la première place, du moins s’y applique-t-il avec soin. Il laisse mes appétits aller leur train ; ni la haine, ni l’amitié, ni même l’affection que je me porte à moi-même ne l’altèrent et ne le corrompent ; et, s’il ne peut modifier les autres éléments de moi-même comme il le conçoit, toujours est-il qu’il ne se laisse pas pervertir par eux : il fait jeu à part.

Se connaître soi-même est la science capitale ; celui qui sait, hésite et est modeste ; l’ignorant est affirmatif, querelleur et opiniâtre. — Cet avertissement « de se connaître soi-même » doit être pour chacun d’une importance capitale, puisque le dieu de science et de lumière la fit inscrire au fronton de son temple, comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller ; Platon dit que la prudence n’est autre que la mise en application de cette maxime et Socrate, dans Xénophon, la développe avec grands détails. En toute science, ceux-là seuls qui s’en occupent en aperçoivent les difficultés et les obscurités, car il faut encore certaine connaissance pour remarquer qu’on ignore ; c’est en poussant une porte, qu’on sait si elle nous est fermée. C’est ce qui a donné naissance à cet aphorisme de l’école de Platon qui semble n’être qu’un simple trait d’esprit : « Ceux qui savent n’ont pas à s’enquérir, puisqu’ils savent ; ceux qui ne savent pas, n’ont pas davantage à le faire, puisque pour s’enquérir il faut savoir ce dont on s’enquiert. » Ici « se connaître soi-même » signifie que, bien que chacun se montre très affirmatif, satisfait de lui-même et se croit suffisamment entendu, de fait il ne sait rien, comme le démontre Socrate à Euthydème. Moi, qui ne pense pas autrement, je trouve que ces paroles ont une profondeur et sont d’une variété d’application si infinie, que ce que j’apprends n’a d’autre résultat que de me faire sentir combien il me reste à apprendre. À ma faiblesse si souvent constatée, je dois ma disposition d’esprit à la modestie, à obéir aux croyances qui me sont d’obligation, à apporter un calme constant et de la modération dans mes opinions, et la haine que j’éprouve pour cette arrogance importune et querelleuse, ennemie capitale de toute discipline et de toute vérité, de ceux qui ne croient et ne se fient qu’à eux-mêmes. Écoutez-les professer ; les premières sottises qu’ils mettent en avant, ils les formulent dans un langage de prophète et de législateur : « Rien n’est plus honteux que d’affirmer et de décider, avant d’avoir compris et de savoir (Cicéron). » — Aristarque disait qu’on avait à peine trouvé anciennement sept sages dans le monde entier et que, de son temps, on aurait peine à trouver sept ignorants ; n’aurions-nous pas plus de raison que lui, de le dire de notre époque ? L’affirmation et l’opiniâtreté sont des signes indéniables de la bêtise : tel convaincu d’ignorance cent fois par jour, se pavane nonobstant aussi affirmatif, aussi entier dans ses dires après qu’avant ; vous diriez que depuis sa dernière avanie, on lui a infusé quelque âme nouvelle et retrempé l’entendement, ainsi qu’il arrivait à cet ancien fils de la Terre qui reprenait une ardeur et une force nouvelles dans chacune de ses chutes : « qui, lorsqu’il avait touché sa mère, sentait une nouvelle vigueur renaître dans ses membres épuises (Lucain) » ; cet entêté imbécile pense peut-être reprendre un nouvel esprit pour recommencer une nouvelle lutte. C’est par expérience que j’accuse l’ignorance humaine d’être, d’après moi, ce que produit de plus certain l’école du monde. Ceux qui ne veulent pas reconnaître qu’il en est ainsi, soit par mon propre exemple, à la vérité sans conséquence, soit par le leur, qu’ils le reconnaissent par ce qu’en pensait Socrate, le maître des maîtres, dont Antisthène disait à ses disciples : « Allons, vous et moi, écouter Socrate ; là, je serai disciple au même degré que vous. » Ce même philosophe, dissertant sur ce dogme de la secte des Stoïciens à laquelle il appartenait, « que la vertu suffit à assurer le bonheur de la vie et que l’on n’avait besoin de rien autre », ajoutait : « sinon de la force d’âme de Socrate ».

Étudiant sans cesse les autres pour se mieux connaître, Montaigne en était arrivé à les juger avec assez de discernement. Quel service on rend à qui sait l’entendre, de lui dire avec franchise ce qu’on pense de lui ! — L’attention que, depuis si longtemps, j’apporte à me considérer, me dispose à juger aussi des autres avec assez de discernement, et il est peu de choses dont je parle avec plus de compétence et de réussite. Il m’est arrivé souvent de voir et de distinguer plus exactement qu’ils ne s’en rendaient compte eux-mêmes, les bonnes et mauvaises dispositions en lesquelles se trouvaient mes amis ; il en est que j’ai étonnés par l’exactitude de mes indications et que j’ai mis en garde contre eux-mêmes. Habitué depuis l’enfance à étudier ma vie en me mirant dans celle des autres, j’ai acquis, sous ce rapport, une réelle aptitude à les scruter ; et, pour peu que j’y pense, je ne laisse guère échapper rien de ce qui se produit autour de moi pouvant y aider contenances, humeurs, raisonnements. J’étudie tout, ce qu’il me faut éviter comme ce qu’il me faut imiter. Aussi, chez mes amis, je reconnais, par ce qu’ils font, l’état d’âme dans lequel ils se trouvent ; non cependant pour classer en genres et en chapitres cette infinie variété d’actions si diverses par leur nature et leur forme, et rattacher ensuite ces premiers groupes à des classes et ordres déjà déterminés, « car on ne saurait dire tous les noms, ni distinguer toutes les espèces, tant le nombre en est grand (Virgile) ». Aux savants de parler et émettre ce qui leur vient à l’idée en bien précisant et entrant dans le détail ; chez moi qui ne vois que ce que l’usage m’apprend sans qu’aucune règle me guide, les appréciations ne prennent corps qu’à la longue, comme chose qui ne peut se dire tout d’une fois et en bloc, tout n’étant pas à l’unisson et parfaitement réglé dans les âmes communes et d’ordre inférieur comme sont les nôtres. La sagesse est un bâtiment solide et qui constitue un tout ; chaque pièce y a sa place et porte sa marque : « Il n’y a que la sagesse qui soit tout entière renfermée en elle-même (Cicéron). » Je laisse aux artistes, et ne sais s’ils en viennent à bout quand il s’agit de choses si confuses, si ténues, où le hasard a tant de part, de ranger par catégories ces variétés infinies de physionomies, de fixer nos indécisions et d’y introduire de l’ordre. Non seulement je trouve difficile de rattacher nos actions les unes aux autres, mais, même pour chacune, de lui trouver une qualité essentielle qui permette de la désigner d’une manière qui lui soit propre, tant elles apparaissent multiples et sous des aspects divers, suivant le point de vue où l’on se place. — On estime que les natures comme celle de Persée, roi de Macédoine, sont rares : « Son esprit ne se préoccupait d’aucune façon d’être, il menait indifféremment tous les genres de vie, et avait des habitudes si libres en leur essor et si changeantes que ni lui-même, ni les autres ne pouvaient déterminer ce qu’il était. » Cette peinture me paraît pouvoir s’appliquer à peu près à tout le monde, et, par-dessus tout, à quelqu’un que j’ai vu taillé sur le même modèle et duquel on pourrait, je crois, dire avec plus d’exactitude encore qu’il est mal équilibré, allant toujours sans motif plausible d’un extrême à l’autre ; sa vie, qui se passe sans éclat, ne présente ni revers, ni contrariétés sérieuses ; il n’a aucune faculté nettement caractérisée ; il est vraisemblable que ce qu’on pourra en supposer un jour, c’est qu’il affecte et s’étudie à passer pour un être qu’on ne peut pénétrer ». — Il faut des oreilles bien résistantes pour s’entendre juger franchement ; et, comme il est peu de monde qui puisse le souffrir sans mordre, ceux qui se hasardent à nous rendre ce service, nous donnent un témoignage d’amitié qui n’est pas ordinaire ; car c’est aimer sincèrement que de risquer de nous blesser et de nous offenser pour notre bien. Je trouve rude de juger quelqu’un dont les mauvaises qualités l’emportent sur les bonnes ; chez celui qui veut juger l’âme d’autrui, Platon exige trois qualités capacité, bienveillance et hardiesse.

Montaigne estime qu’il n’eût été bon à rien, sauf à parler librement à un maître auquel il eût été attaché, à lui dire ses vérités et faire qu’il se connut lui-même ; pareil censeur bénévole et discret serait chose précieuse pour les rois, auxquels la gent maudite des flatteurs est si pernicieuse. — On me demandait une fois à quoi je pensais que j’eusse été bon, si on se fût avisé de m’employer quand j’étais en âge de servir : « alors qu’un sang plus vif courait dans mes veines et que la vieillesse jalouse n’avait pas encore blanchi mes tempes (Virgile) ». A rien, répondis-je ; et je me pardonne volontiers de ne savoir faire quoi que ce soit qui m’eût fait l’esclave de quelqu’un. Mais j’eusse été capable de dire ses vérités à mon maître et de contrôler ses mœurs, s’il l’eût voulu. Je ne l’aurais pas fait en gros, en mettant en œuvre les procédés des écoles de philosophie, procédés dont je ne sais pas user et que je ne vois pas avoir produit de réels changements chez ceux qui les connaissent ; mais en l’observant pas à pas, aux moments opportuns, jugeant par moi-même ses faits et gestes, un à un, simplement, naturellement, lui faisant voir ce que communément on pensait de lui à l’encontre de ce qu’auraient pu lui dire ses flatteurs. Il n’est pas un de nous qui ne vaudrait moins que les rois, s’il était continuellement corrompu, comme ils le sont, par cette engeance maudite. Comment ne le seraient-ils pas, alors qu’Alexandre, grand roi en même temps que grand philosophe, ne put s’en défendre ? J’aurais eu assez de fidélité, de jugement et de liberté pour cela. — Une semblable charge ne serait pas attitrée, sans quoi elle perdrait son efficacité et son mérite ; c’est un rôle qui ne saurait être dévolu indifféremment à tout le monde, car la vérité elle-même n’a pas le privilège de pouvoir être dite à toute heure et sur toutes choses ; son usage, si noble qu’il soit, est circonscrit et a ses limites. Il arrive souvent, étant donné le monde tel qu’il est, que la rapporter à l’oreille du prince, non seulement ne sert de rien, mais peut être nuisible, et même constituer une injustice à son égard ; car on ne me fera pas croire qu’une remontrance, même dictée par un sentiment pieux, ne puisse être une faute et que l’intérêt de la chose qui la motive ne doive souvent céder à celui qu’il y a à respecter les convenances. Je voudrais, pour un tel métier, un homme satisfait de son sort, « qui voulut être ce qu’il est, et rien de plus (Martial) », et qui soit né dans une situation sociale moyenne, parce que d’une part, ne redoutant pas de faire tort par là à son avancement, il n’aurait pas crainte de toucher vivement et profondément le cœur du maître, et que, de l’autre, étant de condition moyenne, il lui serait plus facile d’être en communication avec toutes sortes de gens. Ce soin ne devrait incomber qu’à un seul ; attribuer le privilège d’une telle liberté et familiarité à plusieurs, entraînerait des atteintes au respect qui auraient leurs inconvénients ; surtout, et pour cette même raison, je requerrais de lui le silence le plus absolu.

Un roi n’est pas à croire quand, pour se faire gloire, il se vante de supporter avec constance les attaques de ses ennemis, tandis que, pour son profit et se corriger, il ne peut souffrir la liberté de langage d’un ami qui n’a d’autre but que d’éveiller son attention, le reste dépendant de lui. Or, il n’est pas de catégorie d’hommes qui, plus qu’eux, ait besoin de sincères avertissements émis en toute liberté. Leur vie se passe en public ; ils ont à se concilier l’opinion de tant de gens témoins de leurs actes, que, la coutume étant de leur taire tout ce qui pourrait leur faire modifier leur manière d’être, ils se trouvent, sans s’en apercevoir, encourir la haine et la malédiction de leurs peuples par des circonstances qu’il leur eût été souvent possible d’éviter, sans même que ce fut au détriment de leurs plaisirs, s’ils avaient été avertis et redressés à temps. D’ordinaire leurs favoris regardent à leurs propres intérêts plus qu’à celui de leur maître ; et cela leur réussit, car il n’est que trop vrai que la plupart des services qu’une véritable amitié peut rendre à un souverain, sont rudes et périlleux à entreprendre ; aussi demandent-ils non seulement beaucoup d’affection et de franchise, mais encore du courage.

Ses Essais sont, à son avis, un cours expérimental, fait sur lui-même, d’idées afférentes à la santé de l’âme et à celle du corps ; il va donner ci-après un aperçu du régime qu’il a observé toute sa vie durant. — En somme, toutes ces boutades que j’entasse ici pêle-mêle, constituent une sorte de recueil des essais auxquels je me suis livré dans le cours de ma vie ; ce qui s’y trouve, afférent à la santé de l’âme, fournit, sur bien des points, nombre d’exemples qui peuvent instruire, pourvu qu’on prenne le contrepied de ce que j’ai dit ou fait moi-même. Quant à ce qui est de la santé du corps, personne n’est à même d’en parler avec plus d’expérience que moi, car sur ce point l’expérience est chez moi dans toute sa pureté, elle n’y a été ni corrompue ni altérée par les pratiques de l’art, ou par des idées préconçues ; et quand il est question de médecine, elle est là dans son domaine, la raison lui cède complètement la place. Tibère disait que quiconque avait vécu vingt ans, devait être en état de savoir ce qui lui était nuisible ou salutaire, et à même de se passer de médecin. C’est une manière de voir qu’il pouvait tenir de Socrate, lequel recommandait très fort à ses disciples, comme une étude de première importance, celle de leur santé ; ajoutant qu’il était difficile qu’un homme de jugement s’observant dans ses exercices, son boire et son manger, ne discernât pas mieux que tout médecin ce qui lui était bon ou mauvais. — La médecine faisant profession d’avoir toujours l’expérience pour pierre de touche dans ses opérations, Platon dit avec raison que pour être de vrais médecins, il faudrait que ceux qui entreprennent d’exercer cet art, aient passé par toutes les maladies qu’ils veulent guérir, par tous les accidents et circonstances sur lesquels ils ont à prononcer. Il serait donc rationnel qu’ils aient eu les maladies syphilitiques pour savoir les traiter ; et, en vérité, je m’en fierais davantage à qui ce serait le cas, parce que les autres nous guident comme celui qui peint la mer, les écueils et les ports, assis devant sa table, sur laquelle il fait en toute sécurité évoluer l’image d’un navire ; mettez-le en présence de la réalité, il ne sait comment s’y prendre. Ils décrivent nos maux à la manière d’un tambour de ville qui publie un cheval ou un chien perdu : il est, dit-il, de telle couleur, de telle taille, a les oreilles de telle façon ; mais présentez-lelui, il ne le reconnaîtra seulement pas. Pour Dieu ! que la médecine me soit un jour d’un secours efficace et indiscutable, comme je crierais de bonne foi : « Enfin, je reconnais une science dont je vois les effets (Horace) ! » Les arts qui promettent de nous tenir le corps et l’âme en santé, nous promettent beaucoup, mais aussi il n’y en a pas qui tiennent moins ce qu’ils promettent. De notre temps ceux qui exercent ces professions sont, de nous tous, ceux chez lesquels on en constate le moins les effets ; tout ce qu’on peut dire d’eux, c’est qu’ils vendent des drogues médicinales ; mais qu’ils soient médecins, on ne peut en convenir. — J’ai assez vécu pour constater quelles pratiques m’ont conduit aussi loin ; pour qui voudrait en goûter, comme j’en ai fait l’essai, il peut me tenir pour à même de le renseigner. En voici quelques-unes que je relate telles que le souvenir m’en vient ; bien que je n’aie pas de façon de faire qui n’ait varié suivant les accidents qui me sont survenus, il est cependant certaines de ces pratiques que j’ai suivies plus que d’autres ; j’enregistre ici celles dont j’ai usé le plus souvent jusqu’à cette heure.

Montaigne conservait le même genre de vie qu’il fût malade ou bien portant ; il fuyait la chaleur émanant directement du foyer. — Mon genre de vie est le même que je sois malade ou bien portant ; je fais toujours usage du même lit, mes heures ne varient pas, je mange et bois les mêmes choses ; je n’ajoute rien, seulement je me modère plus ou moins, suivant ma force ou mon appétit. Ma santé, c’est le maintien sans complication de mon état habituel. La maladie amène, il est vrai, une rupture d’équilibre dans un sens, mais si j’en croyais les médecins, ils le détermineraient dans l’autre, et, grâce à ma mauvaise fortune et à leur art, je serais alors complètement jeté hors de ma route. — Je ne crois à rien plus fermement qu’à ceci : Que je ne saurais être incommodé par les choses auxquelles je suis depuis si longtemps accoutumé ; c’est à nos habitudes à arranger notre vie comme cela leur plaît elles sont toutes-puissantes à cet égard, elles sont le breuvage de Circé qui transforme nos natures comme bon lui semble. Combien de nations, à trois pas de nous, estiment ridicule notre crainte du serein, qui nous paraît à nous avoir une action si nuisible ; et combien s’en moquent nos bateliers et nos paysans ! Vous rendez un Allemand malade en le faisant coucher sur un matelas, comme un Italien sur la plume, et un Français sans rideau et sans feu. L’estomac d’un Espagnol ne résiste pas à la manière dont nous mangeons ; ni le nôtre à boire comme les Suisses. — À Augsbourg, un Allemand m’a amusé en s’élevant contre l’incommodité de nos foyers, auxquels il faisait le même reproche que celui dont nous usons pour condamner leurs poêles ; et, en vérité, cette chaleur lourde, l’odeur qui, lorsqu’ils sont échauffés, se dégage des matériaux dont ils sont construits, portent à la tête chez la plupart de ceux qui n’y sont pas habitués ; c’est là un effet auquel j’échappe. Mais, en somme, la chaleur qu’ils donnent est égale, constante, pénètre partout ; ils ne produisent ni flamme, ni fumée ; on ne reçoit pas, comme chez nous, le vent qui s’introduit par le conduit de nos cheminées ; tout cela fait que ce mode de chauffage supporte bien la comparaison avec le nôtre. Que n’imitons-nous l’architecture romaine ? On dit qu’anciennement à Rome le feu se faisait en dehors et en contre-bas des maisons, d’où la chaleur se communiquait dans toute l’habitation par des tuyaux qui, logés dans l’épaisseur des murs, embrassaient tout le pourtour des locaux qu’ils devaient échauffer, ce que j’ai vu clairement décrit dans je ne sais quel passage de Sénèque. Mon Allemand m’entendant louer les commodités et les beautés de sa ville qui, certes, le mérite, se mit à me plaindre de ce que je devais la quitter, et, parmi les inconvénients que je devais rencontrer ailleurs, plaça en première ligne les maux de tête que les cheminées m’y occasionneraient, Il avait entendu quelqu’un s’en plaindre et s’imaginait que cela nous était particulier, ne s’apercevant pas par habitude qu’il en était de même chez lui. — Toute chaleur produite par le feu m’affaiblit et m’alourdit ; Evenus disait que le feu est le meilleur condiment de l’existence, j’use de préférence de tout autre moyen pour échapper au froid.

Les coutumes d’un pays sont parfois le contraire de celles de quelque autre nation. Tendance que nous avons à aller chercher ailleurs, dans l’antiquité notamment, des arguments que notre époque nous fournirait amplement. — Nous n’estimons pas les vins provenant du tonneau quand déjà il est bas ; en Portugal, le fumet en est très prisé et ces vins sont servis sur la table des princes. De fait, chaque nation a des coutumes et des usages qui non seulement sont inconnus à d’autres nations, mais qui y paraissent sauvages et étonnants. Quelle appréciation porter sur cè peuple, qui ne tient compte que des témoignages imprimés, qui ne croit les hommes que dans leurs livres, et la vérité que si elle est d’un âge respectable ? Nos sottises, d’après lui, acquièrent de la dignité quand nous les avons mises sous presse ; et dire « je l’ai lu », au lieu de : « je l’ai entendu dire », a pour lui une valeur bien autrement grande. Moi, qui ai même foi dans ce qui sort de la bouche des hommes qu’en ce qui vient de leur main, qui sais qu’on écrit aussi indiscrètement que l’on parle, et qui estime mon siècle autant qu’un autre des temps passés, je crois aussi volontiers un ami qu’Aulu-Gelle et Macrobe, ce que j’ai vu que ce qu’ils ont écrit ; et, de même qu’on ne tient pas la vertu pour plus grande parce qu’elle date depuis plus longtemps, je pense que la vérité n’est pas plus sage de ce qu’elle est plus vieille. Je dis souvent que c’est pure sottise de recourir aux exemples que nous trouvons à l’étranger et que l’on prône tant dans les écoles ; les temps actuels nous en fournissent aussi abondamment qu’aux époques d’Homère et de Platon. L’idée contraire ne proviendraitelle pas de ce que nous nous attachons plus à l’honneur de reproduire une citation qu’à la vérité de ce que nous exposons, comme si, en empruntant ses arguments à la boutique de Vascosan ou à celle de Plantin, on prouvait davantage qu’en s’appuyant sur ce qui se voit dans son village ? ou bien encore de ce que nous n’avons pas assez d’esprit pour analyser et faire ressortir la valeur de ce qui se passe sous nos yeux et l’apprécier assez finement pour en tirer des conclusions ? Car dire que l’autorité nous manque pour faire qu’on ajoute foi à notre témoignage, ne se peut admettre ; d’autant que, à mon avis, les choses les plus ordinaires, les plus communes, les plus connues pourraient, si nous savions trouver la meilleure manière de nous y prendre, nous mettre en présence des plus grands miracles de la nature, et nous fournir les plus merveilleux exemples, surtout quand nos observations portent sur les actions humaines.

Exemples de quelques singularités résultant de l’habitude. — Laissant donc, sur ce sujet, les exemples que je connais par les livres, tels que celui que cite Aristote, d’Andron l’Argien qui traversait sans boire les sables arides de la Libye, j’ai ouï dire, devant moi, à un gentilhomme qui a rempli honorablement plusieurs charges, qu’il était également allé sans boire, de Madrid à Lisbonne, en plein été. C’est un homme très vigoureux pour son âge et qui n’a rien d’extraordinaire dans les habitudes courantes de la vie, si ce n’est de demeurer, m’a-t-il dit, deux ou trois mois, voire même une année, sans boire. Il sent de l’altération, mais il la laisse passer, et dit que c’est un appétit qui se dissipe aisément de soi-même, et que, lorsqu’il boit, c’est plus par caprice que par besoin ou plaisir.

Autres exemples d’autre sorte. Il n’y a pas longtemps, je rencontrai l’un des hommes les plus savants de France, d’entre ceux possédant une grande fortune. Il travaillait dans un des coins d’une salle qu’on lui avait garnie de tapisseries, et, autour de lui, ses valets, sans se gêner, faisaient un grand vacarme. Il me dit, et Sénèque en rapporte autant de lui-même, que ce tintamarre lui allait fort, ce tapage ramenant en quelque sorte sa pensée en lui, comme si, pour échapper au bruit, il était obligé de se replier sur lui-même, de se concentrer, pour pouvoir méditer. En étudiant à Padoue, il avait si longtemps travaillé dans un local où s’entendaient continuellement le roulement des voitures et le tumulte de la place, qu’il s’était habitué non seulement à n’en être pas incommodé, mais à ne pouvoir même s’en passer pour bien travailler. — Socrate répondait à Alcibiade qui s’étonnait de ce qu’il pouvait supporter les criailleries continuelles de sa femme : « Cela me fait comme, à ceux qui y sont habitués, le bruit continu des norias qui servent à puiser l’eau. » — Je suis tout le contraire, j’ai l’esprit impressionnable et facile à distraire ; aussi quand je suis mal disposé, le moindre bourdonnement de mouche m’est insupportable.

Sénèque, dans sa jeunesse, s’était fortement appliqué, à l’exemple de Sextius, à ne rien manger qui eût eu vie ; cela dura un an et il s’en trouvait bien, nous dit-il. Il y renonça uniquement pour qu’on ne le soupçonnât pas d’être favorable à certaines religions nouvelles, en suivant cette règle qu’elles prônaient. Il s’était également mis, vers le même temps, comme le recommande Attale, à ne plus coucher sur des matelas cédant sous le poids du corps et, jusqu’à la fin de ses jours, il n’en employa que de résistants ; ce que l’usage faisait considérer à son époque comme acte d’austérité de sa part, nous le tenons aujourd’hui pour du raffinement.

Nos goûts sont susceptibles de se modifier quand nous nous y appliquons ; il faut faire en sorte, surtout quand on est jeune, de n’en avoir aucun dont nous soyons les esclaves. — Regardez combien est différente ma manière de vivre de celle de mes valets de ferme ; combien les Scythes et les Indiens différent de moi comme force et comme tournure. — J’ai retiré de la mendicité, pour les prendre à mon service, des enfants qui, bientôt après, m’ont quitté, abandonnant ma cuisine et ma livrée, pour revenir à leur existence première ; depuis, j’en ai rencontré un qui, pour son dîner, ramassait des moules dans la rue et que ni mes prières, ni mes menaces n’ont pu détourner -de la saveur et de la douceur qu’il trouvait à vivre ainsi dans l’indigence. Les gueux ont leurs magnificences et leurs voluptés, tout comme les riches ; on dit même qu’ils ont une hiérarchie et des dignitaires tout comme dans l’ordre social. — Ce sont là des effets de l’entraînement, qui peut non seulement nous amener à tel genre de vie qu’il lui plaît (et, disent les sages, il est bon de s’arrêter au meilleur qui, de ce fait, se trouvera facilité), mais aussi nous préparer aux changements et aux variations qui peuvent survenir ; et c’est le plus noble et le plus utile des apprentissages que nous puissions faire. Les meilleures des qualités physiques qui me sont propres, c’est de me prêter à tout et que rien ne me soit indispensable ; j’ai des penchants qui me sont plus personnels, auxquels je reviens plus fréquemment et qui me sont plus agréables que d’autres, mais avec bien peu d’efforts je m’en détourne, et très aisément j’en adopte qui sont tout le contraire. Un jeune homme doit introduire du trouble dans ce qu’il s’est imposé comme règle, afin que sa vigueur soit toujours en éveil, ne s’altère pas et n’arrive à l’énervement ; il n’y a pas de train de vie si sot et si débile, que celui de qui est astreint à une discipline et un réglement constants : « Veut-il se faire porter jusqu’à la première borne milliaire, l’heure est prise dans son traité d’astrologie ; s’est-il frotté le coin de l’œil et lui en cuit-il, le collyre devra être composé d’après son horoscope (Juvenal) ». S’il m’en croit, il ira jusqu’à commettre des excès, autrement la moindre débauche l’abat, et il devient gênant et désagréable en société. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour un homme du monde, c’est d’être d’une délicatesse l’obligeant à un mode d’existence particulier, et c’est le cas s’il ne peut se plier et s’assujettir à toutes les exigences. Il y a de la honte à ne pas faire par impuissance, ou à ne pas oser ce qu’on voit faire à ses compagnons ; les gens de ce tempérament n’ont qu’à rester chez eux et observer leur régime. Nulle part une semblable attitude ne convient ; mais, dans la profession des armes, c’est un vice capital qui ne peut s’admettre, parce que l’homme de guerre, ainsi que le disait Philopoemen, doit être accoutumé à toutes les variations et irrégularités de la vie.

Habitudes qu’avait contractées Montaigne dans sa vieillesse ; passer la nuit au grand air l’incommodait, soin qu’il mettait à se tenir le ventre libre. — Quoique j’aie été dressé, autant qu’on l’a pu, à la liberté et à l’indifférence, je ne m’en suis pas moins, en vieillissant, arrêté davantage par nonchalance à certaines manières de faire (mon âge ne me permet plus de me corriger, je ne peux désormais que chercher à me maintenir dans mon état actuel), et l’habitude a déjà, sans que j’y pense, si bien imprimé en moi son caractère à l’égard de certaines choses, que c’est pour moi faire des excès, que de m’en départir. — Je ne puis sans m’y entraîner : dormir à la belle étoile ; manger entre mes repas ; me coucher après déjeuner ou souper, sans mettre un assez grand intervalle, comme qui dirait trois[2] longues heures ; m’unir à la femme, si ce n’est avant de m’endormir ; entrer en sa possession, en restant debout ; demeurer en sueur ; boire de l’eau ou du vin purs ; rester longtemps la tête découverte ; me faire couper les cheveux après dîner ; je ne me passerais pas de gants plus malaisément que de chemise ; c’est un besoin pour moi de me laver chaque fois au sortir de table et lorsque je me lève ; avoir un ciel de lit et des rideaux me semble de première nécessité. — Je dînerais sans nappe, mais il ne me siérait pas de me passer de serviette blanche à chaque repas, comme cela se fait chez les Allemands ; je les salis plus qu’ils ne le font, eux et les Italiens, parce que j’ai peu recours aux cuillères et aux fourchettes. Je regrette que l’usage n’ait pas pris de faire comme j’ai vu commencer chez les rois, de changer de serviette, comme d’assiette, à tous les services. — Nous savons que Marius, ce soldat qui a tant peiné, devint, dans sa vieillesse, fort délicat sur la boisson et qu’il ne buvait que dans une coupe affectée à son usage personnel ; moi, je préfère également certaine forme de verre, ne bois pas volontiers dans un verre ordinaire, et n’aime pas à être servi par le premier venu ; tout verre en métal me déplaît auprès de ceux faits d’une matière claire et transparente : il est besoin que mes yeux, dans la mesure où ils le peuvent, participent à la jouissance qu’éprouve mon palais. — C’est ainsi que je dois à l’usage certaines habitudes efféminées. De son côté, la nature m’a aussi apporté les siennes, telles que e dne pouvoir faire plus de deux repas complets en un jour, sans surcharger mon estomac ; non plus que de me passer complètement de l’un d’eux, sans avoir des vents, la bouche desséchée et mon appétit qui proteste. — Je suis incommodé si je demeure longtemps exposé au serein ; depuis quelques années lorsque, dans des circonstances de guerre, j’y reste toute la nuit, ce qui est courant, au bout de cinq ou six heures mon estomac commence à s’en trouver mal, j’éprouve de violentes douleurs de tête, n’atteins pas le jour sans vomir, et, quand les autres vont déjeuner, moi je vais dormir et suis ensuite aussi dispos qu’avant. J’avais toujours entendu dire que le serein ne tombe que lorsque vient la nuit ; mais un seigneur que je fréquentais assez longuement et intimement en ces dernières années, convaincu que le serein est plus âpre et plus dangereux quand le soleil décline, une heure ou deux avant son coucher, ce qui fait qu’il l’évite à ce moment et ne s’inquiète pas de celui de la nuit, a failli me faire partager non tant son raisonnement que ses sensations. Ainsi le doute même et les recherches auxquelles nous nous livrons pour nous enquérir de ce qui est vrai ou de ce qui ne l’est pas, agissent sur notre imagination et nous changent ! — Ceux qui cèdent brusquement à ces opinions diverses, marchent à leur ruine complète ; aussi combien je plains quelques gentilshommes qui, par la sottise de leurs médecins, se sont, dans toute la force de leur Jeunesse, séquestrés de leur propre mouvement ; mieux vaut encore contracter un rhume, que de ne pouvoir plus jamais, parce qu’on en a perdu l’habitude, vivre de la vie commune, dont nous avons à faire si grand usage. Fâcheuse science vraiment que celle qui nous gâte les heures les plus douces de l’existence ! Attachons-nous par tous les moyens à ce que nous possédons ; le plus souvent on s’affermit dans la possession, en s’y opiniàtrant, et on corrige son tempérament, comme fit César, qui triompha du haut mal à force de le mépriser et de lui résister. On doit adopter les règles qui sont les meilleures mais non s’y assujettir, sauf à celles, s’il en existe, dont l’observation est obligatoire et utile.

Les rois et les philosophes ont journellement à vider leurs intestins ; il en est de même des plus grandes dames. Ceux dont la vie se passe en public, se doivent de garder un certain décorum ; la mienne est obscure, ne relève que de moi et bénéficie par suite de toutes les libertés qui sont dans la nature ; en outre, je suis soldat et gascon, un peu sujets l’un et l’autre à l’indiscrétion ; je puis donc dire de cet acte ce que j’en pense. Il faut s’y livrer la nuit, à des heures déterminées ; on y arrive par l’habitude en s’y astreignant ainsi que j’y suis parvenu. Mais il ne faut pas s’asservir, comme je l’ai fait en vieillissant, à avoir besoin de local et de siège spécialement aménagés pour cet usage, ni s’en trouver empêché parce que, par paresse, on aura trop différé ; toutefois, on est bien un peu excusable de rechercher du soin et de la propreté là comme ailleurs, même quand il s’agit des choses les plus malpropres : « l’homme est de sa nature un animal propre et délicat (Sénèque) ». De toutes les fonctions naturelles, c’est celle dans laquelle il m’est le plus pénible d’être interrompu. J’ai vu beaucoup de gens de guerre incommodés par le déréglement de leur ventre ; le mien et moi n’avons jamais failli au moment précis, qui est au saut du lit, sauf quand une pressante occupation ou une maladie nous dérangent.

Ce que les malades ont de mieux à faire, c’est de ne rien changer à leur mode de vie habituel ; lui-même ne s’est jamais abstenu de ce qui lui faisait envie ; il en a été ainsi des plaisirs de l’amour, qu’il a commencé si jeune à connaître que ses souvenirs ne remontent pas jusque-là. — Je ne juge donc pas, comme je l’ai dit, que les malades puissent mieux assurer leur rétablissement autrement qu’en s’en tenant au genre de vie dans lequel ils ont été nourris et élevés ; tout changement, quel qu’il soit, nous étonne et nous blesse. Pouvez-vous croire que les châtaignes puissent faire mal à un Périgourdin ou à un Lucquois, le lait et le fromage aux gens de la montagne ? En les leur interdisant, non seulement vous changez leur mode d’existence, mais vous leur en imposez un contraire au leur ; c’est une modification à laquelle même un homme bien portant ne saurait résister. Ordonnez à un Breton qui a soixante-dix ans, de ne boire que de l’eau ; enfermez un homme de mer dans une étuve ; défendez la promenade à un domestique basque, c’est les priver de mouvement et finalement d’air et de lumière : « La vie est-elle d’un si grand prix, qu’on nous force à renoncer à cesser de vivre pour prolonger notre existence ? car je ne pense pas qu’il faille mettre au nombre des vivants, ceux auxquels on rend incommode l’air qu’ils respirent et la lumière qui les éclaire (Pseudo-Gallus). » Si les médecins ne font pas d’autre bien, ils font du moins qu’ils préparent de bonne heure les patients à la mort, en sapant peu à peu et réduisant en eux l’usage de ce que nous offre la vie.

Que je fusse bien portant ou malade, je me suis d’ordinaire laissé aller à satisfaire mes appétits ; je donne une grande autorité à mes désirs et à mes penchants ; je n’aime pas à guérir le mal par le mal, et je hais les remèdes qui m’importunent plus que la maladie. Être sujet à la colique et obligé de m’abstenir du plaisir de manger des huitres, sont deux maux au lieu d’un ; le mal nous tiraille d’un côté, le régime de l’autre. Puisqu’on est exposé à des mécomptes, courons plutôt la chance que ce soit après avoir donné satisfaction à ce qui nous cause du plaisir. Le monde fait les choses au rebours : il s’imagine que rien ne peut être utile, s’il n’est en même temps pénible ; ce qui est facile, lui est suspect. Mon appétit, en plusieurs choses, s’est de lui-même assez heureusement accommodé de ce qui convient à la santé de mon estomac ; quand j’étais jeune, les sauces piquantes et relevées m’étaient agréables ; depuis, mon estomac s’en est fatigué et mon goût a aussitôt fait de même. Le vin nuit aux malades, c’est la première chose dont je me dégoûte et la répugnance que j’en éprouve est insurmontable. Tout ce que je prends de désagréable m’est nuisible ; et rien ne me nuit, quand j’en ai envie et que cela me sourit. — Aucun acte qui m’était tout à fait agréable ne m’a causé de dommage ; aussi m’est-il arrivé de faire céder à mon plaisir, dans une large mesure, n’importe quelle ordonnance médicale ; et, tout jeune, « alors que couvert d’une robe éclatante, l’Amour voltigeait sans cesse autour de moi (Catulle) », je me suis prêté aussi licencieusement et inconsidérément qu’un autre aux désirs qui m’étreignaient, « et ai acquis quelque gloire dans ce genre de combat (Horace) » plus, toutefois, par la persistance et la durée de mon attachement que par ma vigueur : « À peine si je me souviens d’y avoir triomphe jusqu’à six fois consécutives (Ovide). » Il y a certes du malheur et du miracle à confesser combien j’étais jeune quand, pour la première fois, je me rencontrai asservi à ses lois ; ce fut bien un effet du hasard, car c’était longtemps avant d’être en âge de pouvoir distinguer et choisir ; mes souvenirs sur ce qui me touche ne remontent pas si loin, et mon cas peut marcher de pair avec celui de Quartilla, qui ne se souvenait pas de sa virginité : « Aussi ai-je eu de bonne heure du poil sous l’aisselle, et ma barbe précoce étonna ma mère (Martial). » — Les médecins font ployer, le plus souvent avec utilité, leurs prescriptions devant la violence des envies excessives qui se produisent chez leurs malades ; nul désir intense ne peut être imaginé si étrange et si pernicieux, que la nature ne le fasse tourner à notre avantage. Et puis, que de contentement dans la satisfaction d’une fantaisie ! cela, suivant moi, importe par-dessus tout, ou au moins plus que toute autre considération. Les maux les plus graves et les plus ordinaires sont ceux qui proviennent du fait de notre imagination ; et ce dicton espagnol : « Que Dieu me défende contre moi-même ! » me plaît à divers titres. Je regrette quand je suis malade de ne pas avoir quelque désir que j’aurais plaisir à assouvir, la médecine aurait bien de la peine à m’en détourner ; du reste j’en suis maintenant là que, même quand je suis bien portant, je ne fais plus guère que vouloir et espérer ; c’est pitié d’être arrivé à cet état de langueur et d’affaiblissement, que l’on ne puisse faire que souhaiter.

L’incertitude de la médecine autorise toutes nos envies. — L’art de la médecine n’est pas tellement bien fixé, que nous ne soyons fondés à faire ce qui nous convient ; il change suivant les climats et les phases de la lune, selon Fernel et selon l’Escale. Si votre médecin trouve mauvais que vous dormiez, que vous fassiez usage de vin, ou de telle viande, ne vous désolez pas ; je vous en trouverai un autre qui ne sera pas de son avis ; la variété des arguments et des opinions en matière de médecine, embrasse toutes sortes de formes. J’ai vu un malheureux qui, pour guérir, se laissait torturer par la soif, au point de tomber en pàmoison, et dont se moquait plus tard un autre médecin qui condamnait ce régime, comme nuisible ; vraiment c’était avoir bien employé sa peine ! Tout récemment, est mort de la pierre un homme de cette profession pour combattre son mal, il avait recours à une abstinence complète ; ses confrères disent que ce jeûne lui était absolument contraire, qu’il l’avait asséché et lui avait cuit le sable dans les rognons.

Montaigne avait un timbre de voix élevé ; dans la vie courante, l’intonation de notre voix est à régler suivant l’idée qu’on veut rendre. — J’ai constaté que lorsque je suis blessé ou malade, causer m’agite et me nuit autant que tout ce que je puis faire de désordonné ; j’ai peiné à parler et cela me fatigue, parce que mon timbre de voix est élevé et demande un effort, si bien que, souvent, lorsqu’il m’est arrivé de parler à l’oreille de hauts personnages, les entretenant d’affaires importantes, je les ai mis dans la nécessité de me demander de baisser la voix.

Voici une anecdote plaisante : Quelqu’un, dans une école grecque, parlait sur un ton élevé comme je fais moi-même ; le maître de cérémonies lui manda de parler moins haut : « Qu’il m’envoie, répondit-il, le ton sur lequel il veut que je parle. » À quoi, l’autre lui répliqua qu’il prît le ton des oreilles de celui auquel il s’adressait. C’était bien dit, sous condition que cela signifiât : « Parlez suivant ce que vous avez à traiter avec votre auditeur » ; si au contraire il avait voulu dire : « Il suffit qu’il vous entende, réglez votre son de voix en conséquence », je ne trouve pas qu’il eût été dans le vrai. — Le ton et le mouvement de la voix concourent en effet à l’expression et à la signification de ce qui se dit ; c’est à celui qui parle à la conduire pour lui faire exprimer ce qu’il veut. Il y a un ton de voix pour instruire, un autre pour flatter, un autre pour tancer ; non seulement il faut que la voix parvienne à qui l’on s’adresse, mais il faut parfois qu’elle le frappe, le transperce. Quand je réprimande mon domestique avec une dureté de ton marquant mon mécontentement, il ferait bon qu’il vînt me dire : « Mon maître, je vous entends parfaitement, parlez plus doucement. » « Il y a une sorte de voix faite pour l’oreille, non tant par son étendue que par sa propriété (Quintilien). » La parole appartient moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute ; celui-ci doit se disposer à la recevoir d’après le sens qu’elle exprime, comme au jeu de paume où le joueur qui reçoit la balle, s’apprête et se meut dans un sens ou dans un autre, selon qu’il voit le geste de celui qui l’envoie et suivant la forme du coup.

Les maladies, comme tout ce qui a vie, ont leurs évolutions dont il faut attendre patiemment la fin ; laissons faire la nature, nous luttons en vain ; dès notre naissance, nous sommes voués à la souffrance et, arrivés à la vieillesse, l’effondrement est forcé. — L’expérience m’a encore appris que nous nous perdons par notre peu de patience. Les maux ont leur vie, des limites déterminées, leurs maladies et leur état de santé. La constitution des maladies est formée sur le même modèle que celle des animaux : elles ont leur évolution, leur durée fixées dès leur origine ; qui essaie de les abréger en tentant de leur imposer de force sa volonté quand elles nous tiennent, les allonge et les multiplie, les excite au lieu de les apaiser. Je suis de l’avis de Crantor : « Qu’il ne faut pas contrecarrer les maux avec obstination et étourdiment, ni leur laisser prendre le dessus par manque d’énergie ; mais qu’il faut leur céder naturellement, suivant l’état qu’ils présentent et celui dans lequel nous sommes. » On doit livrer passage aux maladies, et je trouve qu’elles s’arrêtent moins chez moi, parce que je les laisse faire ; j’ai été débarrassé de certaines qui passaient pour opiniâtres et tenaces, elles se sont usées d’elles-mêmes sans que j’y aide, sans que l’art intervienne et même contre ses règles. Laissons un peu faire la nature, elle entend mieux ses affaires que nous. « Mais un tel en est mort ! » vous dit-on. C’est vrai et vous ferez de même ; si ce n’est de ce mal, ce sera d’un autre. Combien n’y ont pas échappé qui avaient trois médecins à leurs trousses ! L’exemple est un miroir où tout se reflète vaguement et sous tous les aspects. Si la médecine qui vous est offerte est agréable, acceptez-la, c’est toujours autant de bien acquis pour le moment présent ; je ne m’arrêterai ni au nom ni à la couleur si elle est délicieuse et appétissante, le plaisir est une des principales formes sous lesquelles se manifeste le profit. ― J’ai laissé vieillir et mourir en moi, de mort naturelle, des rhumes, des attaques de goutte, des relâchements d’entrailles, des battements de cœur, des migraines et autres accidents qui m’ont abandonné quand j’étais déjà à moitié résigné à leur compagnie ; on s’en débarrasse plus en usant de courtoisie, qu’en les bravant. Il faut supporter avec résignation les lois inhérentes à notre condition ; nous sommes faits pour vieillir, nous affaiblir, être malades en dépit de toute médecine. C’est la première leçon que les Mexicains font à leurs enfants quand, au sortir du ventre de leur mère, ils les accueillent en disant : « Enfant, tu es venu au monde pour endurer ; endure, souffre et taistoi. » Il n’est pas juste de se plaindre de ce qu’il arrive à quelqu’un, ce qui peut arriver à chacun : « Plains-toi, mais seulement si l’on applique à toi seul une loi qui soit injuste (Sénèque). »

Voyez un vieillard qui demande à Dieu de lui maintenir sa santé entière et vigoureuse, autrement dit de lui rendre sa jeunesse ; n’est-ce pas folie ? son état ne le comporte pas : « Insensé, pourquoi, dans tes vœux puérils, demander des choses irréalisables (Ovide) ? » La goutte, la gravelle, les indigestions, sont l’apanage d’un âge avancé, comme la chaleur, les pluies, les vents, celui des longs voyages. Platon ne croit pas qu’Esculape se soit mis en peine de chercher, par les régimes qu’il prescrivait, à faire durer la vie dans un corps gâté et affaibli, inutile à son pays, hors d’état de remplir ses fonctions et de produire des enfants sains et robustes ; et il ne trouve pas qu’un pareil rôle puisse convenir à la justice et à la prudence divines, qui doivent tout conduire en vue d’un but utile. Mon bonhomme, c’en est fait ; on ne saurait vous redresser ; pour le reste, on vous replâtrera, on vous étançonnera un peu, on prolongera même vos misères de quelques heures, « comme fait celui qui, pour soutenir un bâtiment, l’étaie dans les endroits où il menace ruine ; mais un jour vient où tout l’assemblage venant à se rompre, les étais s’écroulent sous l’édifice (Pseudo-Gallus) ». Il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut éviter. Notre vie est composée, comme l’harmonie des mondes, d’éléments contraires et de tons variés doux et stridents, aigus et sans sonorité, grêles et graves ; le musicien qui aimerait les uns et délaisserait les autres, quel parti pourrait-il en tirer ? Il faut qu’il sache user de tous simultanément et les mêler. Nous devons faire de même des biens et des maux, car ils sont parties intégrantes de notre vie ; notre être n’est possible qu’avec ce mélange, les uns ne sont pas moins nécessaires que les autres. Essayer de réagir contre cette nécessité, c’est renouveler l’acte de folie de Ctésiphon qui entreprenait de lutter à coups de pied avec sa mule.

Je consulte peu quand je sens que ma santé s’altère, parce que les médecins abusent trop, quand ils nous tiennent à leur merci ; ils nous rebattent les oreilles de leurs pronostics. Il m’est arrivé autrefois d’avoir été surpris par eux aux prises avec le mal ; ils m’ont outrageusement accablé de leur science et de leurs airs d’importance, me menaçant tantôt de violentes douleurs, tantôt de mort prochaîne. Je n’en étais ni abattu, ni décontenancé, mais froissé et excité ; et si mon jugement même ne s’en trouvait ni modifié, ni troublé, j’en étais cependant quelque peu gêné ; puis, il faut entrer en lutte avec eux, et il en résulte toujours de l’agitation.

Dans ses maux, Montaigne aimait à flatter son imagination : atteint de gravelle, il s’applaudit que ce soit sous cette forme qu’il ait à payer son tribut inévitable à l’âge ; c’est une maladie bien portée, qui ne le prive pas de tenir sa place dans la société et le prépare insensiblement à la mort. — Je suis aux petits soins avec mon imagination ; si je le pouvais, je la déchargerais de toute peine et de toute contestation ; il faut la secourir et la flatter, la tromper même, si on le peut. C’est une tâche à laquelle mon esprit s’entend, il n’est pas en peine de trouver de bonnes raisons pour toutes choses, et s’il persuadait comme il prêche, il me serait d’un très heureux secours. En désirez-vous un exemple ? voici le langage qu’il tient : « C’est pour mon plus grand bien que j’ai la gravelle. Des crevasses se produisent naturellement dans les édifices qui ont mon âge ; à ce moment, ils sont arrivés au point où ils se disjoignent et perdent leur aplomb ; c’est une loi commune, et il n’a pas été fait un nouveau miracle en ma faveur. C’est là une redevance que je paie à la vieillesse et je ne saurais m’en tirer à meilleur compte. L’accident qui m’arrive est celui auquel sont le plus sujets les hommes de mon temps, et cela doit me consoler d’être en compagnie ; partout se voient des gens affligés de ce mal, et leur société m’en est d’autant plus honorable qu’il s’attaque plus volontiers aux grands ; par essence, il a de la noblesse et de la dignité. Parmi les hommes qui en sont frappés, il en est peu qui s’en tirent à meilleur marché que moi, car il leur en coûte la peine de suivre un régime désagréable et l’ennui de drogues à prendre chaque jour, tandis que je dois à ma bonne fortune, grâce à des dames qui, plus gracieusement que mon mal n’est douloureux, m’avaient offert la moitié de celui dont elles étaient atteintes elles-mêmes, de n’avoir jamais avalé qu’à deux ou trois reprises différentes, quelques-unes de ces infusions de panicaut et de turquette dont l’usage est courant, qui m’ont paru faciles à prendre et ont été du reste sans effet. Mes compagnons de misère ont à acquitter mille vœux qu’ils ont faits à Esculape et à payer autant d’écus à leur médecin, pour obtenir cet écoulement aisé et abondant de sables, dont je suis souvent redevable à la nature. La décence de ma tenue, quand je suis en société, ne s’en ressent même pas ; je puis demeurer dix heures sans uriner, aussi longtemps que quelqu’un bien portant. — La crainte de ce mal, ajoute mon esprit, t’effrayait autrefois quand il t’était inconnu ; les cris et le désespoir de ceux qui l’exagèrent par leur manque de résignation te le faisaient prendre en horreur. C’est un mal qui frappe les membres par lesquels tu as le plus péché, tu es un homme de conscience : « Le mal qu’on n’a pas mérité, est le seul dont on ait droit de se plaindre (Ovide). » Regarde celui-ci comme un châtiment ; il est si doux auprès de tant d’autres qui pouvaient l’atteindre, qu’il témoigne d’une faveur toute paternelle ; considère combien il est tardif ; il n’incommode et n’occupe que l’époque de ta vie qui, d’une manière ou d’une autre, est désormais perdue et stérile ; elle remplace, comme si c’était une chose convenue à l’avance, la licence et les plaisirs de la jeunesse. La crainte, la pitié que ce mal inspire communément est pour toi un motif de gloire, faiblesse dont tes amis retrouvent encore quelques traces en toi, bien que ton jugement en fasse fi et que ta raison en soit guérie. Il y a du plaisir à entendre dire de soi : Quelle énergie ! Quelle patience ! On te voit épuisé de souffrance, pâlir, rougir, trembler, vomir jusqu’au sang, souffrir de contractions et de convulsions étranges, de grosses larmes tomber parfois de tes yeux, rendre des urines épaisses, noires, effrayantes, ou les avoir arrêtées par quelque pierre aux arêtes aiguës qui labourent et écorchent cruellement le canal de l’urètre ; et nonobstant, tu t’entretiens avec les assistants, conservant ta contenance d’habitude, plaisantant par moments avec ceux qui t’entourent, tenant ta place dans une conversation sérieuse, démentant tes douleurs par ta parole et triomphant de tes souffrances ! Te souvient-il de ces gens des temps passés, qui recherchaient les maux avec tant d’avidité, afin de tenir leur vertu en haleine et lui donner sujet de s’exercer ? Suppose que ce soit pour te faire prendre place dans les rangs glorieux de cette école, dans laquelle tu ne serais jamais entré de ton plein gré, que nature t’a mis en cet état. — Si tu me dis que c’est un mal dangereux et mortel, tous autres ne sont-ils pas dans le même cas ? car c’est une tromperie de la médecine que d’en excepter qui, d’après elle, ne mènent pas directement à la mort ; qu’importe qu’ils y conduisent accidentellement et si, glissant et biaisant, ils gagnent insensiblement mais sûrement la voie qui y mène ! Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant ; la mort n’a pas besoin de l’intervention de la maladie pour te tuer. Chez certains, les maladies ont éloigné la mort ; ils ont vécu plus longtemps, parce qu’il leur semblait sans cesse être mourants ; d’autant qu’il en est des maladies comme des plaies, il y en a qui sont des remèdes et sont salutaires. La colique est fréquemment aussi vivace que nous ; on voit des hommes chez lesquels elle a persisté depuis leur enfance jusqu’à leur plus extrême vieillesse ; et s’ils ne lui eussent faussé compagnie, elle les eût accompagnés plus loin encore ; vous la tuez plus souvent qu’elle ne vous tue. Et lors même qu’elle te serait un indice de a mort prochaîne, ne rendrait-elle pas service à un homme de ton âge, en lui donnant à réfléchir sur sa fin dernière ? — Enfin, et c’est ce qu’il y a de pire, rien ne peut plus te guérir. Arrange-toi donc comme tu voudras ; au premier jour, la loi commune te réclamera. Considère avec quel art et combien doucement ta maladie te dégoûte de la vie et te détache du monde, non avec violence et tyrannie, ainsi qu’il arrive de tant d’autres maux que tu vois aux vieillards qu’ils tiennent continuellement entravés par leur faiblesse et leurs douleurs sans leur laisser aucun répit, mais par des avertissements et des enseignements répétés à intervalles entremêlés de longs moments de repos, comme pour te donner le moyen de méditer et de repasser sa leçon à ton aise. Pour te permettre de bien juger et de prendre ton parti en homme de cœur, elle t’expose l’état complet de la situation, en bien comme en mal, et dans un même jour le fait une vie tantôt allègre, tantôt insupportable. Si tu n’étreins pas la mort, du moins tu mets ta main dans la sienne une fois chaque mois, ce qui te donne l’espérance qu’un jour elle t’attrapera sans menace préalable. Tu auras été si souvent conduit jusqu’au port que, confiant qu’il en sera toujours ainsi, vous vous trouverez, toi et ta confiance, avoir passé l’eau sans vous en apercevoir. On n’est pas fondé à se plaindre des maladies qui partagent loyalement le temps avec la santé. »

Passant habituellement par les mêmes phases, on sait au moins avec elle à quoi s’en tenir ; et, si les crises sont particulièrement pénibles, quelle ineffable sensation quand d’un instant à l’autre le bien-être succède à la douleur ! — Je suis reconnaissant à la fortune de ce qu’elle me livre si souvent assaut avec les mêmes armes : elle m’y façonne, m’y dresse par l’usage, m’y endurcit et m’y habitue ; je sais à peu près maintenant à quelles conditions j’en suis quitte. Faute de mémoire naturelle, je m’en crée sur le papier ; dès qu’il survient dans mon mal quelque symptôme nouveau, je le mets par écrit, de telle sorte qu’à cette heure, étant passé par à peu près tous les cas qui peuvent se produire, si j’ai quelque doute sur ce qui me menace, je consulte, comme des livres sibyllins, ces notes décousues, où je ne manque jamais de trouver dans mon expérience du passé, quelque pronostic favorable qui me console. L’habitude me permet aussi d’espérer mieux pour l’avenir, car ces évacuations se produisent depuis si longtemps déjà, qu’il est à croire que la nature ne modifiera pas la façon dont elles s’opèrent et qu’il ne m’adviendra rien de pire que ce que je ressens. En outre, les effets de cette maladie s’accordent assez avec mon tempérament vif et aimant à en venir promptement au fait. Quand ses attaques sont peu intenses, elle me fait peur, parce qu’alors elles se prolongent ; si au contraire, sans que je les aie provoqués, ses accès sont violents etbien francs, elle me secoue de fond en comble, mais ce n’est l’affaire que d’un jour ou deux. — Mes reins sont demeurés quarante ans sans que j’en souffre ; depuis tantôt quatorze ans cela a changé. Nous avons nos périodes de maladie, comme il y a des périodes de santé, et peut-être cel accident touche-t-il à sa fin. L’âge a affaibli la chaleur de mon estomac ; la digestion s’en trouvant moins bien faite, les matières arrivent aux reins moins bien travaillées ; pourquoi ne pourrait-il pas arriver qu’un phénomène venant à affaiblir la chaleur des reins au point qu’ils ne puissent plus produire ces concrétions pierreuses, la nature doive pourvoir à cette purgation par une autre voie ? Les ans ont incontestablement tari en moi bien des rhumes ; pourquoi ne tariraient-ils pas aussi ces résidus dont se forme le gravier ? — Autre considération Est-il rien de si doux que cette soudaine transformation, quand d’une douleur excessive j’en arrive, après l’évacuation de ces calculs, à recouvrer, avec la soudaineté de l’éclair, cette belle lumière qu’est la santé, si nette, si complète, ainsi que cela advient à la suite de mes plus soudaines et douloureuses coliques ! Y a-t-il rien dans la douleur dont je souffrais, qui puisse contrebalancer le plaisir que j’éprouve d’un revirement aussi rapide ? Combien la santé me semble plus belle après la maladie dont elle est si voisine, si contiguë, qu’il me semble les voir en présence l’une de l’autre, toutes deux au plus fort de leur intensité, s’efforçant à qui mieux mieux de se tenir tête et de se contrecarrer ! De même que les Stoïciens disent que les vices ont leur utilité et ont été introduits pour donner du prix à la vertu et la mettre en relief, avec moins de hardiesse et plus de raison nous pouvons dire que la nature nous prête la douleur pour faire honneur à la volupté et à la tranquillité, et nous les faire mieux apprécier. Quand Socrate eut été débarrassé de ses fers, et qu’il éprouva cette sensation agréable d’être délivré de l’engourdissement que leur poids lui causait dans les jambes, il se plut à constater l’étroite alliance de la douleur avec la volupté, si intimement associées l’une à l’autre que tour à tour elles se succèdent et s’engendrent réciproquement, ajoutant que, pour ce bon Esope, il y aurait eu là matière à une belle fable.

La gravelle a encore l’avantage sur d’autres maladies de ne pas entraîner d’autres maux à sa suite, de laisser au patient l’usage de ses facultés, la possibilité de vaquer à ses occupations, même à ses plaisirs, et de ne pas altérer sa tranquillité d’esprit, s’il ne prête pas l’oreille à ce que peuvent lui représenter les médecins. — Ce que je vois de pire dans les autres maladies, c’est qu’elles ne sont pas aussi graves dans leurs effets que dans leur issue ; on est un an à se refaire, sans cesser d’être en proie à la faiblesse et à la crainte. Il y a tant de hasard, tant de degrés à franchir pour se tirer complètement d’affaire, qu’on n’y arrive pas ; avant qu’on vous ait enlevé les bandages dont vous étiez affublé, qu’on vous ait débarrassé de votre bonnet, qu’on vous ait rendu l’usage de l’air, du vin, de votre femme, des melons, c’est grand miracle si vous n’êtes pas retombé en quelque autre misère. Mon mal a cet avantage qu’il disparaît du coup, alors que les autres laissent toujours quelque impression et altération qui rendent le corps susceptible de contracter une autre maladie, toutes se prêtant la main les unes aux autres. — Parmi nos maux, ceux qui se contentent de prendre pied chez nous sans chercher à s’étendre et à y introduire toute leur séquelle, sont excusables ; mais ceux-ci sont courtois et gracieux, dont le passage nous est de quelque utile conséquence. Depuis que j’ai ma colique, je suis, ce me semble, plus que par le passé, exempt d’autres accidents ; c’est ainsi que depuis je n’ai plus de fièvre, je me figure que les vomissements excessifs et fréquents que j’ai, me purgent ; d’autre part, les dégoûts que j’éprouve, les jeunes extraordinaires par lesquels je passe, font que mes humeurs malignes se résolvent, et que la nature vide dans ces pierres ce qu’elle a de superflu et de nuisible. Qu’on ne vienne pas me dire que c’est une médecine qui m’est vendue trop cher ; qu’est-ce auprès de ces breuvages sentant si mauvais, des cautères, des incisions, des suées, des sétons, des diètes et de tant d’autres modes de traitement qui, au lieu de nous guérir, nous apportent souvent la mort, parce que nous ne pouvons résister à leur violence et à leur importunité ? De la sorte, dans mes crises, je me dis que c’est une médecine qui opère ; en dehors d’elles, je me considère comme complètement et à tout jamais délivré.

Voici encore un des avantages particuliers de mon mal c’est qu’à peu de chose près, il fait son jeu à part et me laisse faire le mien, dans lequel il n’entre que si le courage vient à me manquer ; alors que j’en souffrais le plus, je suis resté dix heures à cheval. Avec lui, il suffit de souffrir ; pour le reste jouez, soupez, faites ceci et encore cela si vous le pouvez, vos débauches vous seront plus utiles que nuisibles, dites donc à quelqu’un atteint de la vérole, de la goutte ou qui a une hernie, de faire de même ! Les autres maladies nous imposent des obligations de toutes natures, entravent bien autrement nos occupations, troublent tout notre organisme et il nous faut en tenir compte dans tous les actes de la vie ; celle-ci ne fait que nous pincer la peau, elle laisse à notre disposition notre entendement et notre volonté, et aussi la langue, les pieds, les mains ; elle vous éveille plus qu’elle ne vous assoupit. L’âme est atteinte quand nous avons la fièvre ; l’épilepsie la terrasse ; une violente migraine la réduit à l’impuissance ; en un mot elle est influencée par toute maladie qui a action sur notre être tout entier et sur ses parties les plus nobles. Dans mon cas, elle n’est pas inquiétée ou, si elle vient à l’être, c’est de sa faute, c’est qu’elle se trahit elle-même, qu’elle s’abandonne et se démonte. Il n’y a que les fous pour se laisser persuader que ces corps durs et pleins, qui se forment dans les rognons, peuvent se dissoudre par des breuvages ; quand ils viennent à se mettre en mouvement, il n’y a rien autre à faire qu’à leur livrer passage, d’autant qu’ils se l’ouvriraient bien eux-mêmes.

Je constate encore dans mon mal cette supériorité, c’est qu’il nous laisse peu à deviner ; avec lui, nous sommes exempts du trouble dans lequel les autres maux nous jettent par l’incertitude que nous avons sur leurs causes, leurs effets et leurs progrès, trouble qui est infiniment pénible. Ici, nous n’avons que faire des consultations des docteurs ; ce que nous en ressentons nous montre en quoi le mal consiste et où il git.

Par ces arguments, les uns forts, les autres faibles, et agissant comme fit Cicéron à propos de sa vieillesse, cette autre maladie, je tâche d’endormir et d’amuser mon imagination, j’essaie de graisser mes plaies. Si demain elles s’aggravent, demain j’y pourvoirai par d’autres échappatoires. — Ce qu’il y a de vrai, c’est que depuis peu de temps, les plus légers mouvements font que je rends par les reins du sang tout pur ; pour quelle raison ? Cela ne m’empêche pourtant pas de me mouvoir comme auparavant et de suivre mes chiens à la chasse avec une ardeur toute juvénile et que rien n’arrête ; c’est avoir bien facilement raison d’un aussi grave accident, qui ne me cause qu’une lourdeur un peu plus prononcée et de l’irritation dans la partie du corps qui en est le siège. Cette recrudescence du mal doit provenir de quelque grosse pierre qui comprime mes rognons et se forme à leurs dépens ; cet organe, et avec lui ma vie, se vide ainsi peu à peu, non sans que j’en éprouve un soulagement naturel, comme de l’expulsion de matières qui me sont désormais une gêne et une superfluité. Lorsque je sens quelque chose qui s’écroule en moi, ne vous attendez pas à ce que j’aille m’amuser à me tåter le pouls ou analyser mes urines, pour y cher cher quelle précaution ennuyeuse je pourrais prendre ; ce sera assez temps quand le mal se fera sentir sans que, par peur, j’en allonge la durée. Qui craint de souffrir, souffre au delà de ce qu’il craint. Ajoutons que le doute et l’ignorance de ceux qui se mêlent d’expliquer les ressorts de la nature et ses progrès en nous, et émettent de par leur art des pronostics si fréquemment entachés d’erreur, doivent nous convaincre que ses ressources infinies nous sont totalement inconnues ; la plus grande incertitude, la plus grande diversité, la plus grande obscurité règnent dans ce que nous pouvons espérer ou redouter d’elle. Sauf la vieillesse qui est un signe indubitable de l’approche de la mort, je ne vois dans tous les autres accidents que peu d’indications sur lesquelles nous puissions nous baser pour deviner l’avenir. Je ne me juge que par ce que je ressens réellement, et non en en raisonnant ; à quoi cela me servirait-il de faire autrement, puisque je ne veux opposer au mal que l’attente et la patience ? — Voulez-vous savoir ce que je gagne à suivre cette ligne de conduite ? voyez chez ceux qui font le contraire, qui recherchent tant d’avis et de conseils divers, combien souvent leur imagination s’en trouve mal sans que leurs appréhensions soient justifiées. J’ai maintes fois pris plaisir, dans des moments d’accalmie, alors que tout danger était passé, à parler de ces accidents aux médecins, comme si je les sentais venir ; j’étais ainsi bien à l’aise pour écouter les horribles conclusions dont ils me menaçaient ; j’en devenais encore plus reconnaissant à Dieu de ses grâces et plus convaincu de la vanité de leur art.

Montaigne était grand dormeur, cependant il savait s’accommoder aux circonstances. Sa petite taille lui faisait préférer aller à cheval qu’à pied dans les rues et quand il y avait de la boue. — Il n’est rien qu’on doive plus recommander à la jeunesse que l’activité et la vigilance ; notre vie n’est que mouvement. Je m’ébranle difficilement et suis lent en toutes choses à me lever, à me coucher, à prendre mes repas ; pour moi, sept heures c’est matinal ; et, là où je suis mon maître, je ne dîne pas avant onze heures et ne soupe qu’après six. — J’ai autrefois attribué à la lourdeur et à l’assoupissement que me causait un sommeil trop prolongé, des fièvres et des maladies que j’ai eues, et j’ai toujours regretté de me rendormir le matin. Platon est d’avis que l’excès de sommeil est plus mauvais que les excès de boisson. J’aime à avoir un lit qui soit dur, à coucher seul, sans femme, comme font les rois, et à être assez couvert. On ne me bassine jamais mon lit ; mais depuis que la vieillesse me gagne, on me donne, quand besoin en est, des draps chauds pour m’envelopper les pieds et me mettre sur l’estomac. On trouvait à redire à ce que le grand Scipion fût dormeur ; à mon avis, on ne lui faisait ce reproche que parce qu’on n’en avait pas d’autre à lui adresser. Si je suis quelque peu délicat dans mes habitudes, c’est plutôt dans mon coucher que dans toute autre chose ; mais tout comme un autre, je me fais à la nécessité et m’en accommode. Dormir a été et n’a cessé d’être la plus grande occupation de ma vie ; à l’âge où je suis arrivé, je dors encore fort bien huit ou neuf heures tout d’un trait. Quand il y a utilité, je me dégage de cette propension à la paresse et j’en éprouve un mieux évident ; le changement m’est un peu pénible, mais c’est l’affaire de trois jours. — Je ne vois guère de gens qui aient moins de besoins que moi quand les circonstances l’exigent, qui s’entraînent avec plus de continuité et anxquels les corvées pèsent moins. Mon corps est capable de supporter une vie agitée qui se prolonge, mais il ne s’accommode pas d’une agitation véhémente et soudaine. Maintenant, cependant, j’évite les exercices violents qui peuvent me mettre en sueur : mes membres se fatiguent avant qu’ils ne se soient échauffés. Je reste facilement debout toute une journée et me promener n’est jamais un ennui pour moi ; mais je n’aime pas à aller par les villes autrement qu’à cheval, et cela, depuis ma première enfance ; parce que lorsque je vais à pied, je me crotte jusqu’à l’échine, et que les gens qui, comme moi, sont de petite taille, n’en imposant pas, courent risque, dans les rues, d’être coudoyés et bousculés. J’aimais aussi, quand je me reposais, soit assis, soit couché, à avoir les jambes à hauteur de mon siège, ou plus haut.

Le métier des armes est, de toutes les occupations, la plus noble et la plus agréable. — Il n’est pas d’occupation plus agréable que le métier des armes ; noble dans son exécution (car la plus forte, la plus généreuse, la plus belle de toutes les vertus, c’est la vaillance), cette occupation est également noble par ce qui en est le mobile, rien n’étant en effet plus utile, plus juste, s’étendant davantage à tout, que la protection du repos et de la grandeur de son pays. On se complaît dans la compagnie de tant de gens nobles, jeunes, actifs, dans ces spectacles répétés de tant de situations tragiques, cette liberté de rapports dépouillés d’artifice, ce genre de vie måle et sans cérémonie ; dans cette variété de mille actions diverses, ces accents généreux de musique guerrière qui vous soutiennent, vous échauffent les oreilles et surexcitent l’âme ; dans l’honneur que cela vous procure, et jusque dans les difficultés et les moments pénibles qui s’y rencontrent et dont Platon tient si peu de compte que, dans sa République, il y fait participer les femmes et les enfants. Ce métier, volontairement embrassé, vous met à même de remplir des tâches et de courir tels risques que vous le jugez bon, suivant leur importance et l’éclat qui doit vous en revenir ; et si même vous venez à succomber pour la cause à laquelle vous vous êtes consacré, voyez combien « il est beau de mourir les armes à la main (Virgile) ». Craindre les périls communs auxquels tant de gens sont exposés, ne pas oser ce que tant d’âmes de toutes natures et le peuple entier osent, c’est le propre d’un cœur lâche et bas au delà de toute mesure ; se trouver en compagnie rassure même les enfants. D’autres peuvent vous surpasser en science, en grâce, en force, en fortune, cela tient à des causes étrangères auxquelles vous pouvez vous en prendre ; mais vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous, si vous vous montrez d’une fermeté d’âme inférieure à la leur. La mort est plus abjecte, plus languissante, plus pénible dans un lit que dans un combat ; la fièvre et les catarrhes sont aussi douloureux et mortels qu’un coup de feu. Celui qui est fait à supporter vaillamment les accidents de la vie ordinaire, n’a point à grandir son courage pour se faire soldat : « Vivre, mon cher Lucilius, c’est combattre (Sénèque). »

Montaigne était d’excellente constitution ; chez lui les maux du corps n’avaient que peu de prise sur l’âme. — Je ne me souviens pas d’avoir jamais eu la gale. Se gratter est une des satisfactions les plus douces que l’on puisse éprouver et qui est toujours à votre portée, mais ce qui s’ensuit est par trop importun ; c’est surtout à mes oreilles que je m’en prends, les ayant sujettes par moment à des démangeaisons.

Je suis né avec tous mes sens bien entiers, atteignant presque à la perfection. Mon estomac est facile et bon, ma tête solide et, le plus souvent, l’un et l’autre demeurent tels quand j’ai la fièvre ; j’ai de même l’haleine bonne. J’ai dépassé l’âge auquel chez certains peuples, et non sans quelque raison, il était tellement admis que la vie devait prendre fin après une durée déterminée, qu’ils n’admettaient pas que ce terme fût dépassé ; même maintenant, j’ai encore des moments, bien que courts et irréguliers, où je suis tellement en pleine possession de moi-même, que c’est presque la santé et le bien-être de ma jeunesse. Il n’est question ici, bien entendu, ni de vigueur, ni de jouissances intimes ; il n’y a pas de raison pour qu’elles se soient maintenues chez moi au delà des limites qui leur sont propres, et « mes forces ne me permettent plus de braver les intempéries du ciel à la porte d’une maîtresse (Horace) ». — Mon visage et mes yeux décèlent immédiatement ce qui se passe en moi, c’est par là que commencent tous les changements que j’éprouve ; ils s’y manifestent même plus violents qu’ils ne sont, et souvent je fais pitié à mes amis avant d’en ressentir la cause. Mon miroir ne me surprend pas quand il me met à même de constater de semblables transformations ; car, même dans ma jeunesse, il m’est arrivé plus d’une fois d’avoir un teint, une mine défaite de mauvais augure, sans que rien d’extraordinaire me fût survenu, si bien que les médecins ne trouvant quoi que ce soit qui justifiât cette altération de ma figure, l’attribuaient à l’état de mon esprit en butte à quelque passion qui me rongeait intérieurement ; ce en quoi ils se trompaient. Si mon corps se comportait aussi à mon gré que mon âme, nous marcherions un peu plus à notre aise ; j’avais alors celle-ci, non seulement exempte de trouble, mais encore pleine de satisfaction et en fête, ce qui est mon cas le plus ordinaire tant par nature que de parti pris. « Jamais les troubles de mon âme n’ont influé sur mon corps (Ovide) » ; je tiens, au contraire, que maintes fois, par son influence salutaire, elle l’a relevé de ses chutes ; lui, est souvent abattu, au lieu qu’elle, lorsqu’elle n’est pas enjouée, est du moins tranquille et reposée. J’ai eu la fièvre intermittente pendant quatre ou cinq mois ; elle m’avait complètement altéré la physionomie ; aussi longtemps qu’elle a duré, mon esprit a conservé non seulement tout son calme, mais même toute sa gaîté. Quand je n’éprouve pas de douleurs, l’affaiblissement et la langueur que je ressens, ne m’attristent guère. Que de défaillances physiques je connais, dont le nom seul me fait horreur et que je redouterais moins que les mille passions qui agitent l’esprit et auxquelles je vois des gens être en proie ! J’ai pris le parti de ne plus courir, j’ai déjà assez de me traîner, mais je ne me plains pas de ma décadence qui est dans l’ordre naturel des choses : « Qui s’étonne de trouver des goîtres dans les Alpes (Juvenal) ? » Je ne regrette pas davantage de ne pas devoir durer autant et sans plus de décrépitude qu’un chêne.

Ses préoccupations n’ont pas souvent troublé son sommeil et ses songes étaient rarement tristes. — Je n’ai pas à me plaindre de mon imagination ; j’ai eu dans ma vie peu de préoccupations qui aient seulement interrompu mon sommeil, et, sauf quand cela répondait à mon désir, j’étais toujours contrarié lorsqu’elles m’éveillaient. — J’ai rarement des songes ; quand j’en ai, je rêve de choses fantastiques et chimériques, produites d’ordinaire par des pensées plaisantes, plutôt ridicules que tristes. Je tiens pour vrai que nos songes sont les loyaux interprètes des dispositions dans lesquelles nous sommes ; mais il faut un certain art pour en saisir la relation et les comprendre : « Il n’est pas surprenant en effet que les hommes retrouvent en songe les choses qui les occupent dans la vie, qu’ils méditent, qu’ils voient, qu’ils font lorsqu’ils sont éveillés (Attius). » Platon va plus loin et dit qu’il rentre dans les services que la prudence doit nous rendre, de tirer des songes des indications qui nous révèlent l’avenir ; je ne vois rien à l’appui de cette thèse, si ce n’est les merveilleux exemples que nous en citent Socrate, Xénophon, Aristote, tous personnages dont l’autorité est irréprochable. Les historiens disent que les Atlantes n’ont jamais de songes et aussi qu’ils ne mangent rien qui ait eu vie ; j’associe ces deux choses, parce que la seconde donne peut-être la cause de la première ; Pythagore ne recommande-t-il pas de se nourrir d’une façon particulière, quand on veut avoir des songes conformes à ce que l’on souhaite ? Ceux que j’ai sont bénins, ils ne m’agitent pas et, sous leur action, aucune parole ne m’échappe. J’ai vu, de mon temps, certaines personnes en être extraordinairement agitées ; Théon le philosophe rêvait en se promenant tout endormi, et la valet de Périclès en faisait autant sur les toits et le faîte même de sa maison.

Il était peu délicat sous le rapport de la nourriture ; la délicatesse est du reste le fait de quiconque affecte une préférence trop marquée pour quoi que ce soit. — À table, je n’ai guère de préférence ; je prends le premier mets venu, celui qui est le plus à ma portée, et n’aime pas à passer d’un goût à un autre. La multiplicité des plats et des services me déplaît autant que tout autre excès en n’importe quoi. Je me contente facilement d’un petit nombre de mets, et ne partage pas l’opinion de Favorinus qui veut que, dans un festin, on vous retire un plat avant que vous n’en ayez pleinement satisfait votre estomac pour vous en substituer toujours un nouveau, tient pour misérable un souper où on n’a pas servi à satiété aux convives des croupions d’oiseaux d’espèces diverses, et estime que seul le becfigue vant d’être mangé tout entier. — Quand je suis en famille, je mange beaucoup de viandes salées ; par contre, je préfère le pain qui n’a pas de sel et, chez moi, mon boulanger n’en fournit pas d’autre pour ma table, bien que ce ne soit pas l’usage du pays. — Dans mon enfance, on a eu surtout à me corriger du refus que je faisais de choses que généralement on aime beaucoup à cet âge : les sucreries, les confitures, les pâtisseries cuites au four. Mon gouverneur combattit en moi cette répulsion pour ces mets délicats, comme une sorte de délicatesse outrée ; et, de fait, elle ne témoigne autre chose qu’un goût difficile, quel que soit ce à quoi cela s’applique. Qui fait passer à un enfant d’aimer d’une façon trop particulière et exclusive le pain bis, le lard ou l’ail, combat également chez lui un penchant à la friandise. Il est des gens qui, lorsqu’on leur sert des perdrix, semblent prendre beaucoup sur eux et faire acte de résignation, regrettant le bœuf et le jambon ; ils l’ont belle, c’est de la délicatesse au premier chef, c’est un goût qui marque, chez un favorisé de la fortune, une lassitude qui fait que les choses ordinaires et habituelles ont seules du piquant : « C’est le luxe qui voudrait échapper à l’ennui des richesses (Sénèque). » Renoncer à faire bonne chère avec ce qu’un autre considère comme tel, apporter une attention particulière à sa table, « ne pas savoir te contenter d’un plat de légumes pour ton dîner (Horace) », est le caractère essentiel de ce vice. Il y a bien là, à la vérité, une différence avec le cas que je cite ; si on a des besoins impérieux, il vaut évidemment mieux que ce soit pour des choses faciles à se procurer, mais c’est toujours un défaut que d’avoir des manies quelles qu’elles soient. Jadis, je considérais comme fort délicat un de mes parents qui, par suite d’un long temps passé à naviguer, avait désappris à se servir de lit et à se déshabiller pour se coucher.

Dès le berceau, il a été habitué à vivre comme les gens de la plus basse classe et à se mêler à eux ; cette fréquentation l’a rendu sympathique au sort des malheureux. — Si j’avais des enfants mâles, je leur aurais volontiers désiré la bonne fortune que j’ai eue. L’excellent père que Dieu m’a donné, pour lequel je n’ai rien pu faire que de lui vouer une reconnaissance, bien vive il est vrai, pour sa bonté à mon égard, me fit élever, dès le berceau, dans un pauvre village qui lui appartenait et où il me laissa tant que je fus en nourrice et encore au delà, me dressant à vivre dans les conditions de la plus basse classe : « C’est un grand pas fait vers la liberté, que de savoir régler son estomac (Sénèque). » Ne vous chargez jamais, et chargez encore moins vos femmes, de l’élevage de vos enfants ; laissez à la fortune le soin de les former comme s’élèvent les enfants du peuple, en n’écoutant que les lois de la nature ; laissez-les, en suivant les usages, s’habituer ainsi à la frugalité et à l’austérité ; qu’ils soient dans l’avenir plutôt dans le cas de voir leurs privations s’adoucir, que s’aggraver. L’idée de mon père tendait à autre chose encore, c’était à m’unir au peuple, à ces hommes qui ont besoin de notre aide ; il voulait que je fusse porté à regarder plutôt du côté de ceux qui me tendent les bras, que de ceux qui me tournent le dos ; ce fut pour cette même raison qu’il me fit tenir sur les fonts baptismaux par des personnes de condition très inférieure, pour me créer ainsi des obligations vis-à-vis d’elles et faire que je m’y attache.

Son dessein n’a pas mal réussi ; je m’occupe volontiers des petits, soit parce qu’il y a à cela plus de gloire, soit par un sentiment naturel de compassion, vertu qui a une grande action sur moi. Le parti que dans nos guerres civiles je réprouve, je le condamnerais bien plus sévèrement s’il était florissant et prospère ; tandis qu’au contraire, je me montrerais mieux disposé pour lui, si je le voyais malheureux et écrasé. — Combien j’ai de considération pour le beau caractère de Chélonis, cette fille et femme des rois de Sparte ! Quand, dans les désordres de la ville, Cléombrote son mari se trouva l’emporter sur Léonidas son père, en excellente fille elle accompagna celui-ci en exil, embrassant contre le vainqueur la cause de celui tombé dans le malheur. Lorsque la chance vint à tourner, elle changea de parti comme avait fait la fortune et prit courageusement celui de son mari qu’elle suivit partout où son infortune lui fit porter ses pas, n’ayant, ce semble, d’autre préférence que de se ranger du côté où elle faisait le plus besoin et où sa pitié trouvait le plus à s’exercer. — Je serais davantage porté à imiter l’exemple de Flaminius qui s’employait beaucoup plus pour ceux qui avaient besoin de lui que pour ceux en situation de lui venir en aide, qu’à faire comme Pyrrhus qui s’humiliait devant les grands et se montrait orgueilleux vis-à-vis des petits.

Il n’aimait pas à rester longtemps à table ; les anciens Grecs et Romains entendaient beaucoup mieux que nous cette jouissance. — Demeurer longtemps à table m’ennuie et m’est mauvais parce que, je mange tant que j’y suis, probablement par habitude, ce moyen étant le seul qui, lorsque j’étais enfant, me permettait d’y faire bonne contenance. C’est pourquoi, chez moi, bien qu’on s’y attarde peu, j’y prends place d’ordinaire un peu après les autres, comme faisait Auguste ; mais je cesse de faire comme lui, en ce que souvent aussi il en quittait avant eux, tandis qu’après j’aime, au contraire, à me livrer assez longuement au repos et à entendre causer, pourvu que je n’y prenne pas part parler l’estomac plein me fatiguant et me faisant mal, autant que crier et discuter avant le repas m’est un exercice salutaire et agréable.

Les Grecs et les Romains des temps anciens agissaient plus raisonnablement que nous, en consacrant, quand aucune autre occupation extraordinaire ne les en empêchait, plusieurs heures et la majeure partie de la nuit aux repas, qui sont du nombre des principaux actes de la vie, mangeant et buvant avec moins de hâte que nous dont toutes les actions sont accomplies précipitamment ; ils se livraient à ce plaisir naturel tout à loisir et l’utilisaient mieux que nous, l’entremêlant d’intermèdes de divers genres utiles et agréables.

Indifférent à ce qu’on lui servait, il se laissait aller à manger de tout ce qui paraissait sur la table. — Ceux qui, à table, ont à prendre soin de moi, peuvent aisément m’empêcher de manger ce qu’ils estiment m’être nuisible ; car, en fait de mets, je ne désire jamais ce que je ne vois pas et ne trouve jamais à y redire. Par contre, ils perdent leur temps à me prêcher de m’abstenir de ceux qui sont servis ; c’est au point que lorsque je veux jeûner, il faut que je mange à part de ceux qui soupent et qu’on ne me présente que ce que comporte bien exactement une collation en règle, parce que si je me mets à table, j’oublie ma résolution. Quand je demande qu’on change la manière dont certaines viandes sont apprêtées, mes gens savent que c’est signe que je n’ai pas grand appétit et que je n’y toucherai pas. — Toutes celles qui peuvent être mangées telles, je les aime peu cuites et avancées, au point même, pour certaines, que leur odeur s’en trouve altérée. Je ne suis contrarié que lorsqu’elles sont dures ; pour le reste, elles peuvent être n’importe comment, ce m’est aussi indifférent et me touche aussi peu que possible ; si bien, qu’à l’inverse de ce qu’on éprouve généralement, il m’arrive de trouver même le poisson trop frais et trop ferme. Ce n’est pas parce que j’ai de mauvaises dents, je les ai toujours eues aussi bonnes qu’il se peut, et ce n’est que maintenant que l’âge commence à les menacer ; dès l’enfance, j’ai pris l’habitude de me les frotter avec une serviette le matin et au commencement et à la fin de chaque repas.

C’est une grâce que Dieu nous fait quand la mort nous gagne peu à peu, ce qui est l’effet de la vieillesse ; du reste, indissolublement liée à la vie, on en constate en nous la présence et les progrès durant tout le cours de notre existence. — À ceux que Dieu soustrait à la vie par parcelle, c’est une grâce qu’il leur fait, c’est le seul avantage de la vieillesse ; notre dernière mort en sera d’autant moins étendue et nuisible, ne tuant plus en nous que la moitié ou le quart d’un homme. Voilà une de mes dents qui vient de tomber sans douleur, sans effort, elle était arrivée au terme de sa durée ; cette partie de mon être et plusieurs autres sont déjà mortes ; d’autres, d’entre les plus actives et qui tenaient le premier rang quand j’étais dans la force de l’âge, le sont à moitié. C’est ainsi que je fonds et échappe à moi-même. Quelle bêtise ce serait de la part de mon entendement, de s’affecter, au même degré, du saut final de cette chute déjà si prononcée, que si je m’effondrais tout d’une pièce ; j’espère qu’il ne la commettra pas. — À la vérité, j’éprouve une grande consolation, quand je pense à ma mort, de m’imaginer qu’elle sera de celles qui s’accomplissent dans des conditions justes et naturelles, et que ce que désormais je puis demander à cet égard à la destinée, ne peut plus être qu’une faveur que je ne saurais revendiquer comme un droit. Les hommes sont portés à croire qu’autrefois, comme leur taille, la durée de leur existence était plus grande ; ils se trompent, car Solon, qui vivait en ces temps reculés, indique soixante-dix ans comme en étant la limite extrême. Moi, qui ai tant adoré, et en toutes choses, cette « excellente médiocrité » des temps passés, et qui ai tant considéré une juste moyenne comme la perfection, puis-je prétendre à une vieillesse démesurée et extraordinaire ? Tout ce qui nous arrive contre l’ordre habituel de la nature peut être fâcheux, mais nous devons toujours faire bon accueil à ce qui est conforme à ses lois : « Tout ce qui se fait naturellement, doit être tenu pour bon (Cicéron). » C’est ainsi, dit Platon, que la mort due à des plaies ou à des maladies, est mort violente ; tandis que celle qui nous surprend, occasionnée par la vieillesse, est de toutes la plus légère et empreinte même de douceur : « Les jeunes gens meurent de mort violente, les vieillards de maturité (Cicéron). » — Partout et en tout, la mort se mêle et se confond avec la vie ; le déclin de celle-ci fait songer à l’heure où viendra celle-là, son action s’accentue à mesure que nous approchons du terme fatal. J’ai des portraits qui me représentent à l’âge de vingt-cinq ans et de trente-cinq ; il m’arrive de les comparer à celui d’aujourd’hui ; combien il s’en faut que ce soit encore moi ! ma physionomie actuelle diffère bien plus des précédentes, que de celle que j’aurai quand je viendrai à trépasser. — C’est par trop abuser de la nature, que de la tracasser si longtemps à l’avance par des soins qui l’obligent à nous quitter ; elle finit par se lasser de nous suivre, en nous voyant abandonner la direction de nous-mêmes, nos yeux, nos dents, nos jambes et tout le reste à la merci de soins étrangers que nous mendions, et nous en remettre entièrement aux mains de l’art.

Montaigne n’a jamais acquis la certitude que certains mets lui fussent nuisibles, mais ses goûts ont subi des changements et des revirements. — Je ne suis très amateur ni de salades, ni de fruits, sauf de melons. Mon père n’aimait aucune sauce, je les aime toutes. Trop manger me gêne ; mais je ne suis pas encore certain qu’il y ait des viandes qui, par leur nature même, me soient nuisibles, pas plus que je ne constate que la lune, quand elle est pleine ou nouvelle, le printemps ou l’automne aient action sur moi. Il se produit en nous des effets qui ont lieu à des moments indéterminés et dont nous ne nous rendons pas compte ; ainsi les raiforts par exemple : longtemps je n’en ai pas été incommodé, puis je m’en suis mal trouvé ; à présent, je m’en accommode à nouveau très bien. Pour plusieurs choses, je sens mon estomac et mon appétit aller ainsi se modifiant ; du vin blanc je suis passé au vin clairet, et du vin clairet me voici revenu au vin blanc.

Je suis friand de poisson, et les jours maigres sont pour moi des jours où je me régale, comme me sont fêtes aussi les jours de jeûne ; je crois (il en est qui le disent) qu’il est de plus facile digestion que la viande. Je me fais conscience de manger de celle-ci, les jours où le poisson est d’obligation ; mon goût est de même et se fait scrupule de mêler l’un à l’autre, il y a entre eux, ce me semble, une trop grande différence.

Circonstances dans lesquelles il lui est arrivé parfois de ne pas prendre de repas ; tout régime trop longtemps suivi cesse d’être efficace. — Dans ma jeunesse, il m’est arrivé de me passer parfois de quelque repas pour avoir meilleur appétit le lendemain et ; de la sorte, accroître mon plaisir en me disposant à mieux profiter et à jouir plus vivement de l’abondance que je prévoyais, agissant en cela au rebours d’Epicure qui jeûnait et faisait maigre pour accoutumer sa volupté à se passer de l’abondance ; ou bien je jeûnais pour me conserver dispos en vue d’un travail quelconque de corps ou d’esprit, l’un comme l’autre devenant honteusement paresseux chez moi quand je suis surchargé d’aliments ; d’autant que je déteste ce fonctionnement simultané si peu raisonnable de l’imagination, cette déesse si saine et si alerte, et de l’estomac, ce petit dieu alourdi et bruyant quand il est gonflé des émanations des sucs qu’il procrée. Je m’en abstenais encore, quand j’avais cet organe fatigué, ou enfin lorsque je n’avais pour me tenir compagnie personne qui me convint, car je dis avec ce même Épicure, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange, qu’avec qui on mange ; et je loue Chilon de n’avoir pas voulu s’engager à se trouver à un festin auquel le conviait Périandre, avant de connaître quels étaient les autres convives ; il ne saurait en effet y avoir pour moi de plus grand attrait, de sauce si appétissante, qui vaillent ceux résultant de la société avec laquelle on s’y rencontre. — Je crois qu’il est plus sain de manger doucement, moins à la fois et plus souvent ; mais je tiens à satisfaire pleinement mon appétit et ma faim, et ne prendrais pas goût à me condamner à faire par jour, comme on l’ordonne aux malades, trois ou quatre chétifs repas où je serais rationné ; et puis, qui peut me donner l’assurance que les bonnes dispositions dans lesquelles je suis ce matin, je les retrouverai encore à souper ? Profitons, nous surtout qui sommes vieux, du premier moment favorable qui vient ; laissons aux faiseurs d’almanachs les espérances et les pronostics. Le fruit essentiel que je retire de la santé, ce sont les jouissances qu’elle nous permet ; tenons-nous-en à la première qui se présente, que nous avons sous la main et que nous connaissons. J’évite de m’astreindre trop longtemps à un même régime ; celui qui en suit un et veut qu’il lui profite, ne doit pas le prolonger indéfiniment ; sans cela, nous nous y endurcissons, notre organisme y perd de son activité ; six mois après, l’estomac y est si bien acoquiné que tout l’avantage que vous en retirez est d’avoir perdu la liberté de faire autrement sans en éprouver d’inconvénients.

Il ne sert de rien non plus de se trop couvrir ; on s’y habitue et cela n’a plus d’effet. — Je porte de simples bas de soie, et pas plus en hiver qu’en été je n’ai les jambes et les cuisses autrement couvertes. En raison de mes rhumes, je me suis laissé aller à me tenir la tête plus chaude, ainsi que le ventre à cause de mes coliques ; en peu de jours, ces deux maux s’y sont habitués et ont dédaigné mes précautions ordinaires ; une simple coiffe avait fait place à un capuchon ; un bonnet, à un chapeau doublé ; aujourd’hui, les fourrures de mon pourpoint ne me servent plus que d’enjolivement ; et tout cela ne me fait plus aucun effet, si je n’y ajoute une peau de lièvre ou de vautour, et sur ma tête une calotte. Suivez une semblable gradation, cela vous mènera loin ; aussi n’en ferai-je rien, et volontiers, si j’osais, je reviendrais sur ce que j’ai déjà commencé. Avec cette mode, vous survient-il quelque nouvel inconvénient, les réformes que vous avez déjà introduites ne vous sont plus d’aucune utilité : vous vous y êtes habitué, il vous faut en chercher d’autres. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer dans des régimes particuliers, auxquels ils s’astreignent superstitieusement ; ce qu’on fait ne suffit pas, il faut plus encore ; et après, encore davantage ; on n’en a jamais fini.

Nos occupations et nos plaisirs nous portent à donner plus d’importance au souper qu’au dîner ; l’estomac, d’après Montaigne, s’accommode mieux du contraire. — Pour mes occupations et notre plaisir, il est beaucoup plus commode de supprimer le dîner, comme faisaient les anciens, et de remettre à faire un repas copieux à l’heure où on se retire chez soi pour y prendre du repos, et ainsi ne pas interrompre la journée ; c’est ce que je faisais autrefois. Au point de vue de la santé, l’expérience m’a depuis enseigné qu’au contraire il vaut mieux maintenir le dîner, la digestion se faisant mieux quand on est éveillé. — Je ne suis guère sujet à être altéré, pas plus quand je me porte bien que lorsque je suis malade ; dans ce dernier cas, j’ai assez fréquemment la bouche sèche, mais ce n’est pas de la soif, et d’ordinaire je ne bois que lorsque, en mangeant, l’envie m’en vient, généralement quand déjà le repas est bien avancé. Je bois assez copieusement pour un homme qui ne présente rien de particulier ; en été, dans un repas auquel j’assiste avec appétit, non seulement j’outrepasse les limites dans lesquelles se tenait Auguste qui ne buvait jamais que trois fois, mais pour ne pas aller à l’encontre de la règle posée par Démocrite qui défendait de s’arrêter à quatre, comme nombre portant malchance, je me laisse aller jusqu’à cinq si besoin est, ce qui fait environ trois demi-setiers, car je me plais à faire usage de verres de petite capacité et les vide chaque fois, ce que d’autres se gardent de faire comme contraire aux convenances. Je trempe mon vin, le plus souvent avec moitié, parfois avec un tiers d’eau ; et quand je suis chez moi, par suite d’une ancienne habitude prise sur le conseil donné à mon père par son médecin, qui lui aussi agissait de même, le mélange s’opère à l’office, deux ou trois heures avant qu’on le serve. On dit que cet usage de tremper le vin avec de l’eau, remonte à Cranaüs, roi d’Athènes ; pour ce qui est de son utilité, je l’ai entendu discuter. J’estime plus convenable et meilleur pour la santé, de n’en user pour les enfants qu’après seize ou dix-huit ans et, jusque-là, de ne leur faire boire que de l’eau. La manière de vivre la plus usitée et communément suivie, est celle qui est préférable ; toute singularité me semble à éviter, et j’aime aussi peu voir un Allemand mettre de l’eau dans son vin, qu’un Français qui le boirait pur ; l’usage, auquel tout le monde se conforme, fait loi dans les choses de cette espèce.

Il n’aimait pas l’air confiné ; était plus sensible au chaud qu’au froid ; avait bonne vue, mais elle se fatiguait aisément ; il était d’allure vive ; à table, il mangeait avec trop d’aviditė. — Je crains un air lourd à respirer et ne puis supporter la fumée ; la première réparation que je me hâtai de faire exécuter chez moi, fut celle des cheminées et des cabinets d’aisance qui, chose insupportable, laissent communément à désirer dans les bâtiments d’ancienne construction ; et au rang des incommodités que l’on rencontre à la guerre, je place ces épais nuages de poussière dans lesquels, pendant la chaleur, il faut demeurer des journées entières. J’ai la respiration libre et facile ; le plus souvent, quand j’ai des refroidissements, mes poumons demeurent indemnes et je n’ai pas de toux.

Un été pénible m’est plus contraire que l’hiver, parce qu’outre l’incommodité de la chaleur dont on peut moins se défendre que du froid, et en dehors de l’action des rayons de soleil sur la tête, mes yeux supportent mal leur éclat éblouissant ; actuellement, je ne pourrais même pas dîner, assis devant un feu ardent dont je recevrais la réverbération.

Quand je lisais plus que je ne le fais maintenant, pour amortir la blancheur du papier, je couvrais mon livre d’une feuille de verre et ma vue s’en trouvait fort soulagée. Jusqu’à présent, je n’emploie pas de lunettes et j’y vois aussi loin que jamais et que n’importe qui ; il est vrai que lorsque le jour tombe, je commence, quand je lis, à éprouver du trouble et de la faiblesse ; mais tout travail, par- ticulièrement la nuit, m’a toujours fatigué les yeux. C’est là un pas en arrière à peine sensible, auquel viendra s’en ajouter un second, à celui-ci un troisième, puis à ce dernier un quatrième ; reculant ainsi de plus en plus chaque fois, je finirai par insensiblement être devenu complètement aveugle, avant que je ne m’aperçoive de la décadence et de la vieillesse de ma vue, tant les Parques apportent d’artifice à détordre l’écheveau de notre vie. De même, je ne suis pas bien certain que mon ouïe n’ait pas tendance à devenir dure ; et vous verrez que je l’aurai à moitié perdue, que je m’en prendrai encore à la voix de ceux qui me parlent. Il faut exercer une action bien forte et bien continue sur l’âme, pour l’amener à sentir comme elle s’en va peu à peu.

Ma marche est vive et assurée, et je ne sais lequel des deux, de mon esprit ou de mon corps, je puis le plus difficilement arrêter en un point donné. Il faut qu’un prédicateur soit bien de mes amis, pour captiver mon attention pendant toute la durée d’un sermon. Dans les cérémonies, où chacun est si guindé dans son attitude, où j’ai vu des dames ne laissant même pas errer leurs regards, je ne suis jamais venu à bout de faire que quelque chose en moi ne battit la campagne ; j’ai beau être assis, je n’en demeure pas plus calme. La servante de Chrysippe le philosophe disait de son maître, quand il buvait en compagnie de gens sur lesquels le vin agissait, et que seul il n’en ressentait aucun effet, qu’il n’était ivre que des jambes que, par habitude, il remuait sans cesse en quelque po- sition qu’il fût. On a pu dire de même de moi dès mon enfance, que j’avais du vif-argent dans les pieds ou qu’ils étaient atteints de fo- lie, tant je suis porté naturellement à me remuer et à me déplacer n’importe où je me trouve.

Je mange avec voracité, ce qui est indécent et de plus nuisible à la santé, voire même au plaisir que l’on éprouve en mangeant ; dans ma hâte, je me mords souvent la langue et parfois les doigts. Diogène, rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, donna un souf- flet à son précepteur. Il y avait à Rome des gens qui enseignaient à mâcher comme on vous apprend à marcher, avec grâce. Je ne prends pas le temps de causer, ce qui est un si doux assaisonne- ment des repas, quand les propos qui s’y tiennent sont à l’avenant, agréables et ne se prolongeant pas.

Conditions pour un bon repas ; il est des gens qui dé- daignent ce genre de plaisir, ce dédain est le fait d’un esprit maladif et chagrin. — Nos plaisirs se jalousent et s’en- vient les uns les autres ; ils se heurtent et se contrarient récipro- quement. Alcibiade, qui s’entendait fort à faire bonne chère, allait jusqu’à bannir la musique des repas, afin qu’elle ne troublât pas la douceur des conversations, ajoutant, d’après ce que Platon nous rapporte, qu’« appeler des musiciens et des chanteurs dans les festins, est un usage de gens communs qui sont hors d’état de causer et de s’entretenir entre eux d’une façon utile et agréable, alors que les gens intelligents savent si agréablement le faire ». Varron veut pour un bon repas « des convives de mine avenante, de conversation agréable, qui ne soient ni muets, ni bavards ; des mets délicats et proprement servis, un local approprié et aussi un beau temps ». C’est une fête qui ne demande pas peu d’apprêts et qui ne cause pas un médiocre plaisir qu’une bonne table bien préparée ; ni les grands chefs militaires, ni les philosophes les plus renommés n’en ont dédaigné ni l’usage ni la science. Ma mémoire garde le souvenir de trois repas de ce genre, qui me furent souverainement agréables, dont la fortune m’a gratifié à diverses époques de ma vie, alors qu’elle était dans tout son épanouissement ; désormais, ces fêtes me sont interdites par mon état de santé, car chacun en est pour soi-même le principal charme et en goute les attraits suivant les bonnes dispositions de corps et d’esprit dans lesquelles il se trouve. — Moi, qui ne vais toujours que terre à terre, je n’aime pas cette sagesse, contraire à la nature de l’homme, qui voudrait nous rendre dédaigneux et ennemis des attentions que nous pouvons avoir pour le corps ; j’estime qu’il est aussi injuste de repousser les plaisirs que nous offre la nature, que de s’y trop attacher. Xerxès, pouvant se donner toutes les voluptés humaines, était un sot de proposer un prix à qui lui en trouverait d’autres ; mais celui-là ne l’est guère moins qui se prive de celles que la nature nous procure. Il ne faut ni les poursuivre, ni les fuir ; il faut les accepter. Je les prise un peu plus, et leur fais un plus gracieux accueil que par le passé, m’abandonnant plus volontiers maintenant à ce penchant naturel. Il ne nous sert de rien d’exagérer leur inanité, elle apparaît et se fait assez sentir d’elle-même. Grand merci à notre esprit maladif et chagrin de nous dégoûter d’elles, comme il l’est de luimême ; il se comporte et traite tout ce qu’il reçoit, tantôt d’une façou, tantôt d’une façon contraire, selon son tempérament insatiable, vagabond et versatile : « Dans un vase impur, tout ce que vous y versez, se corrompt (Horace). » Appliqué à scruter attentivement et à un point de vue tout particulier les avantages que nous offre la vie, quand j’y regarde d’un peu près, je n’y trouve guère que du vent. Quoi d’étonnant ? tout en nous est-il autre chose que du vent ? et encore, plus sagement que nous, le vent se plaît à bruire, à s’agiter, à se contenter de ce qui lui est propre, sans désirer la stabilité, la solidité qui ne sont pas du nombre des propriétés qu’il possède.

Les plaisirs de l’âme sont peut-être supérieurs à ceux du corps ; les plus appréciables sont ceux auxquels l’une et l’autre participent simultanément. — Les plaisirs qui sont le fait exclusif de notre imagination, comme du reste les déplaisirs qui ont même origine, l’emportent sur les autres, au dire de certains et comme le marquait la balance de Critolaüs. Ce n’est pas extraordinaire : notre esprit les forge à sa fantaisie et sans que rien l’entrave ; j’en vois tous les jours des exemples remarquables et probablement fort désirables. Mais, porté pour ceux qui participent de notre imagination et de la réalité, et étant de goût peu raffiné, je ne puis mordre si pleinement à ces seules conceptions imaginaires et me laisse tout lourdement aller aux plaisirs qui sont dans la loi générale qui régit l’humanité et que notre corps et notre esprit ressentent à la fois. — Les philosophes de l’école cyrénaïque veulent qu’à l’instar de ce qui se produit pour la douleur, les plaisirs qui intéressent le corps aient sur nous plus d’action, parce que l’âme n’y demeure pas étrangère : c’est justice. Il est des gens, dit Aristote, d’une stupidité farouche, qui en sont dégoûtés ; j’en connais d’autres qui, par ambition, font comme s’ils l’étaient. Que ne renoncent-ils aussi à respirer ? que ne vivent-ils d’eux-mêmes et ne refusent-ils la lumière, parce qu’elle leur est donnée gratuitement et ne leur coûte ni peine, ni frais d’invention ? Je voudrais voir Mars, Pallas ou Mercure pourvoir à leur existence, au lieu que ce soit Vénus, Cérès et Bacchus. Chercheront-ils la quadrature du cercle, tout en étant juchés sur leurs femmes ? Je n’aime pas qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit dans les nuages, quand nous avons le corps à table ; je ne veux pas que l’esprit s’y cloue et s’y vautre, je veux qu’il y participe, qu’il s’y asseie et non qu’il s’y couche. Aristippe soutenait les droits du corps, comme si nous n’avions pas d’ame ; Zénon ne considérait que l’âme, comme si nous n’avions pas de corps : tous deux étaient dans l’erreur. La philosophie de Pythagore était, dit-on, toute contemplative ; celle de Socrate a uniquement pour objet les mœurs et les actes, et Platon tient le milieu entre les deux ; ceux qui parlent ainsi, nous en content. La mesure exacte nous a été donnée par Socrate ; Platon penche bien plus de son côté que de celui de Pythagore et cela lui convient bien mieux. Quand je danse, je suis tout à la danse ; quand je dors, tout au sommeil ; et même, quand je me promène solitairement dans un beau verger, si mes pensées se sont un moment portées sur des choses étrangères qui viennent à se présenter à moi, je les ramène l’instant d’après à la promenade, au verger, à la douceur de la solitude et à moi-même.

Tout ce qui est de nécessité, la nature, en bonne mère, l’a rendu agréable, et le sage use des voluptés comme de toutes autres choses. — La nature, en bonne mère, a fait que les actions auxquelles elle nous incite pour nos besoins, nous avons également plaisir à les accomplir ; elle nous y convie non seulement par la raison, mais encore par le désir qu’elle nous en suggère, et c’est un tort que d’aller à l’encontre de ses règles. Quand je vois César, et aussi Alexandre, aux moments les plus ardus de leurs grands travaux, jouir si pleinement des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que ce soit là amollir l’âme ; je dis que c’est la fortifier que de subordonner, grâce à la vigueur de leur courage, aux pratiques de la vie ordinaire leurs violentes occupations et leurs laborieuses pensées ; et sages ils eussent été, s’ils avaient cru que celles-là constituaient la partie normale de leur existence, tandis que celles-ci en étaient la phase extraordinaire ! — Nous sommes de grands fous. Nous disons : « Il a passé sa vie dans l’oisiveté ; — Je n’ai rien fait aujourd’hui. » Eh quoi ! n’avez-vous pas vécu ? C’est là non seulement votre occupation essentielle, mais celle qui fait de vous quelqu’un. « Si on m’eût mis à même, dites-vous encore, de conduire de grandes affaires, j’aurais montré ce dont j’étais capable. » Avez-vous su méditer et diriger votre vie ? Vous avez, dans ce cas, accompli la plus grande des besognes qui nous incombent. Pour se manifester et fructifier, la nature n’a que faire de la fortune ; son action s’exerce à tous les degrés sociaux sans se révéler, comme aussi à découvert. Si vous avez su régler vos mœurs, vous avez fait bien plus que celui qui a composé des livres ; en sachant prendre du repos, vous avez plus fait que celui qui a conquis des villes et des empires.

Le plus grand, le plus glorieux chef-d’œuvre de l’homme, c’est de vivre à propos, autrement dit de faire chaque chose en son temps ; tout le reste- : régner, thésauriser, bâtir, ne sont au plus qu’accessoires et menus détails. Je prends plaisir à voir un général d’armée, au pied d’une brèche à laquelle il va donner l’assaut, se dégager complètement de ses préoccupations et recouvrer sa liberté au dîner, pour deviser avec ses amis ; à voir Brutus, ayant le ciel et la terre qui conspirent contre lui et la liberté romaine, dérober à la surveillance continue qu’il exerce sur ses troupes quelques heures de nuit pour, en toute tranquillité d’esprit, lire Polybe et y prendre des notes. C’est le fait des âmes sans envergure, écrasées par le poids des affaires, de ne pouvoir s’en affranchir et ne savoir ni les laisser ni les reprendre : « Braves compagnons qui avez souvent partagé avec moi les plus rudes épreuves, noyons aujourd’hui nos soucis dans le vin ; demain, nous nous remettrons à parcourir les vastes mers (Horace). »

Que ce soit par plaisanterie, ou autrement, que l’on parle du vin théologal et scolastique passé en proverbe, et des agapes des adeptes de la Sorbonne, je trouve qu’ils ont bien raison de dîner d’autant plus confortablement et agréablement, qu’ils ont employé utilement et sérieusement la matinée aux exercices de leur école ; la conscience d’avoir bien dépensé le reste de leur temps est un juste et savoureux condiment de celui qu’ils passent à table. C’est ainsi que vivaient les sages ; et cette inimitable et continue propension à la vertu qui nous frappe d’étonnement chez les deux Caton, cette humeur sévère jusqu’à être importune, se sont sans difficulté soumises aux lois qui régissent la nature humaine, à celles de Vénus et de Bacchus comme aux autres, et ils se sont complu à les observer, obéissant en cela aux préceptes de la secte à laquelle ils appartenaient, qui voulaient que pour être parfait le sage soit expert et entendu dans l’usage des voluptés qui sont dans l’ordre naturel des choses,[3] comme en tout autre devoir de la vie : « Qu’il ait le palais délicat autant que le jugement (Cicéron). »

Les délassements siéent aux âmes fortes comme aux autres, ainsi que le montre l’exemple d’Epaminondas, de Scipion et de Socrate. — Se détendre et se prêter aisément à la vie commune honore considérablement, ce me semble, une âme forte et généreuse et lui sied on ne peut mieux. Epaminondas se mêlant aux danses des jeunes gens de sa ville, chantant, faisant de la musique, y apportant toute son attention, n’estimait pas que ce fut déroger à l’honneur qu’il s’était acquis par ses glorieuses victoires et à l’extrême rectitude de mœurs qui était en lui. — Parmi tant de traits admirables de la vie du premier Scipion, si recommandable qu’on le jugeait digne de descendre des dieux, il n’en est aucun qui ajoute davantage à son charme que de se le représenter flånant sur le bord de la mer et y jouant comme un enfant, en compagnie de Lælius, à ramasser et collectionner des coquilles, ou courir l’un après l’autre à qui mieux mieux ; et, lorsqu’il faisait mauvais temps, s’amusant et s’évertuant à écrire des comédies, où il retraçait les faits et gestes les plus ordinaires des basses classes ; ou à se le figurer en Sicile, occupé qu’il était de ces merveilleuses opérations qu’il allait entreprendre en Afrique contre Annibal, visitant quand même les écoles et assistant aux leçons des philosophes, au point de fournir en cela des armes contre lui aux ennemis qu’il avait à Rome et qu’aveuglait l’envie qu’ils lui portaient. Y a-t-il quelque chose de plus remarquable chez Socrate que, vieux comme il l’était, il se soit mis à apprendre à danser, se soit fait enseigner la musique, et qu’il considérât comme bien employé le temps qu’il y passait ? Nous le voyons à la fois demeurer en extase, debout, durant une journée entière et la nuit qui suivit, en présence de toute l’armée grecque, absorbé et ravi par quelque profonde pensée, et être le premier, parmi tant de vaillants que comprenait cette armée, à voler au secours d’Alcibiade que les ennemis accablaient, à le couvrir de son corps et, par la force des armes, le dégager de la foule ; à la bataille de Délium, relever et sauver Xénophon renversé de cheval ; être encore le premier de tout Athènes, indignée comme lui d’un spectacle si odieux, à s’interposer pour arracher Théramène aux satellites des trente tyrans qui le conduisent à la mort, et, bien que suivi uniquement de deux autres citoyens qu’a entrainés son exemple, n’y renoncer que sur les instances de Théramène lui-même. Recherché par une beauté dont lui aussi est épris, il ne se départ pas de la plus sévère abstinence. Continuellement à la guerre il va nu-pieds même sur la glace, porte le même vêtement hiver comme été, surpasse tous ses compagnons par sa patience à supporter les fatigues ; lorsqu’il assiste à un festin, il ne mange pas autrement qu’à son ordinaire. Pendant vingt-sept ans, sans que jamais son visage accuse la moindre émotion, il endure la faim, la pauvreté, l’indocilité de ses enfants, les violences de sa femine, et finalement la calomnie, la tyrannic, la prison, les fers et le poison. Et cependant, si ce même homme, pour satisfaire à un devoir de politesse, avait à tenir tête à quelqu’un le verre en main, il était, de toute l’armée, celui qui s’en tirait le mieux ; il ne refusait pas aux enfants de jouer aux noisettes, ni de courir avec eux sur un cheval de bois, et cela il le faisait de bonne grâce, car, dit la philosophie, tout sied également bien au sage, et l’honore. De tels faits abondent dans la vie de Socrate ; et qu’on considère sa doctrine ou ses actes, on ne saurait jamais s’empêcher de le reconnaître comme un modèle de perfection en tous genres. Il est peu d’exemples d’existence aussi remplie et aussi pure, et on fait tort à notre instruction en nous en proposant d’autres, comme cela arrive journellement, qui, faibles et défectueuses, sont à peine bonnes à envisager à un point de vue unique, et nous reportent quasiment en arrière, plus propres à corrompre qu’à corriger. Les bonnes gens du commun s’y trompent ; il est bien plus facile, pour gagner un objectif à atteindre et ne point s’égarer, de prendre des biais habilement ménagés que de s’y porter naturellement, à découvert, par la grande voie y conduisant directement ; mais aussi, c’est bien moins honorable et on n’y gagne pas en recommandation.

L’âme ne doit pas fuir les plaisirs que lui offre la nature, mais elle doit les goûter avec modération et montrer une égale fermeté dans la volupté comme dans la douleur. ― La grandeur d’âme ne consiste pas tant à s’élever et aller de l’avant, qu’à savoir régler sa conduite et la circonscrire dans de justes limites ; elle tient comme étant grand tout ce qui est suffisant, et témoigne de son élévation en préférant les choses moyennes à celles qui sont éminentes. Il n’est rien de si beau et de si légitime que de bien remplir son rôle d’homme dans toutes ses parties. Il n’est pas de science si ardue que de bien savoir vivre * naturellement cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage, c’est de mépriser l’existence.

Qui veut isoler son âme, le fasse hardiment s’il le peut, lorsque le corps se portera mal, afin de lui éviter la contagion. En dehors de cela, au contraire, que toujours elle l’assiste et le favorise, qu’elle ne lui refuse pas de participer à ses plaisirs naturels et de s’y complaire comme dans un bon ménage, y apportant, si elle est plus sage que lui, de la modération, de peur que l’abus ne fasse que le déplaisir s’y mêle. L’intempérance est la peste de la volupté ; la tempérance n’en est pas le fléau, elle en est l’assaisonnement. Eudoxe, qui faisait de la volupté le souverain bien, et ses compagnons qui, avec lui, y attachaient un si haut prix, la savourèrent dans tout ce qu’elle a de plus doux, grâce à la tempérance qui chez eux fut tout particulièrement exemplaire.

Je commande à mon âme de considérer de même œil la douleur et la volupté : « La dilatation de l’âme dans la joie n’est pas moins anormale que sa contraction dans la douleur (Cicéron) », de les envisager avec la même fermeté : l’une gaiement, l’autre sévèrement, et, selon ce qu’elle peut, d’être aussi soigneuse de calmer l’une, que de ne point s’absorber dans l’autre. Apprécier sainement les biens qui nous échoient, a pour conséquence naturelle de juger sainement nos maux : la douleur, tout à ses débuts, a quelque chose qui ne se peut éviter ; la volupté, poussée à l’excès, quelque chose dont il faut se garder. Platon les met sur le même rang et veut que ce soit la tâche de la force d’âme de combattre les étreintes de la douleur, comme les attraits excessifs et enchanteurs de la volupté. Ce sont deux sources bien heureux qui y puise où il convient, au moment opportun et dans la mesure du nécessaire, qu’il soit cité, homme ou bête. La première est à prendre comme une médecine, quand il y a nécessité et le moins possible ; l’autre, quand on a soif, mais sans aller jusqu’à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine sont les premières choses que ressent un enfant ; que, lorsque la raison lui vient, elles se subordonnent à elle, c’est là ce qui constitue la vertu.

Pour lui, Montaigne, il n’a point hâte de voir passer le temps, et, quand il ne souffre pas, il le savoure, jouissant du calme qui s’est fait en lui, sans préoccupation de l’avenir, ce poison de l’existence humaine. — J’ai un vocabulaire à moi je dis que je passe le temps, quand il m’est mauvais et incommode ; lorsqu’il m’est bon, je ne veux pas le passer, je le savoure, je m’y arrête. Il est à franchir au plus vite, quand il nous est mauvais ; à faire durer le plus qu’on peut, lorsqu’il nous est bon. Ces expressions banales : « passe-temps » et « passer le temps », peignent bien la manière d’en user de ces gens prudents qui ne pensent pas avoir meilleur emploi de la vie, que de la voir couler, s’échapper ; de la passer en biaisant autant qu’il est en eux ; de l’ignorer et la fuir comme une chose ennuyeuse et à dédaigner. Elle me fait un effet tout autre ; je trouve qu’elle est commode et qu’elle a du prix, même quand elle est comme chez moi en sa décadence finale. La nature nous l’a mise en main, entourée de telles conditions favorables, que nous n’avons à nous en prendre qu’à nous si elle nous est à charge ou nous échappe sans avoir été employée utilement : « La vie de l’insensé est désagréable, inquiète ; sans cesse elle n’a que l’avenir en vue (Sénèque). » Je me prépare pourtant à la perdre sans regret, mais parce que c’est dans l’ordre des choses, et non parce qu’elle est pénible et importune ; du reste, il ne convient bien qu’à ceux-là seuls qui se plaisent dans la vie, de ne pas éprouver de déplaisir à la quitter. Il y a bénéfice à en jouir et j’en jouis deux fois autant que les autres, parce que la jouissance s’en mesure au plus ou moins d’application que nous y apportons. Surtout à cette heure, où je m’aperçois que la mienne touche de si près à sa fin, je veux en accentuer le cas que j’en fais, arrêter la promptitude de sa fuite par ma promptitude à la ressaisir, et compenser la rapidité avec laquelle elle s’écoule par l’intensité dont j’en use ; à mesure que diminue le temps durant lequel je dois encore en avoir possession, je m’applique davantage à rendre cette possession plus profonde et plus complète.

Les autres ressentent la douceur que produisent en nous la satisfaction et la prospérité ; je la ressens comme eux, mais ce n’est pas seulement en passant et sans m’y attacher. Il faut l’étudier, la savourer, la ruminer, pour bien rendre à celui qui nous l’octroie, toute la grâce que nous lui en devons. On jouit de tous les plaisirs comme on fait du sommeil, sans s’en rendre compte. Pour que même le bien-être que j’éprouvais à dormir ne m’échappât pas ainsi stupidement, je m’avisai jadis qu’on me troublât pendant que je reposais, afin de n’en pas être inconscient. — J’analyse mes jouissances ; je ne m’en tiens pas à la surface, j’approfondis et oblige ma raison, devenue chagrine et dégoûtée, à y prêter attention. Suis-je dans un moment de calme ? y a-t-il quelque plaisir qui me produise une sensation agréable ? je ne le laisse pas gaspiller par les sens, j’y associe mon âme, non pour s’y engager, mais pour qu’elle en éprouve de l’agrément ; non pour qu’elle y demeure indifférente, mais pour qu’elle en soit consciente ; je l’emploie, pour sa part, à se complaire dans cet état satisfaisant, à peser et estimer le bonheur qu’il me cause et par là à l’augmenter. Elle mesure ainsi combien elle est redevable à Dieu du repos de sa conscience et de celui que lui laissent les autres passions auxquelles elle est sujette, et de ce que le corps est dans son état naturel, jouissant sagement et en connaissance de cause des fonctions douces et agréables que, dans sa bonté, il a plu au Tout-Puissant de nous attribuer pour compenser les douleurs qu’à son tour sa justice nous inflige. Elle apprécie de la sorte de quel prix est pour elle d’être en telle situation que, partout où elle porte la vue, le ciel est calme autour d’elle ; nul désir, nulle crainte, nul doute ne troublent son atmosphère ; son imagination peut, sans en souffrir, se représenter toute difficulté passée, présente ou future. Cet état acquiert toute sa valeur, quand on le compare à ceux qui sont autres ; quand, les envisageant sous les mille formes sous lesquelles ils se présentent, je songe aux gens que le sort ou leur propre erreur entraîne et expose aux fureurs de la tempête, et aussi à ceux qui, plus près de moi, accueillent si mollement et avec tant d’insouciance leur bonne fortune. En voilà qui véritablement passent le temps : ils ne voient qu’au delà du moment présent et de ce qu’ils possèdent, ne vivent que d’espérances, d’ombres et de vaines images que leur imagination place devant leurs yeux : « tels ces fantômes qu’on voit, dit-on, voltiger après la mort autour des tombeaux, ou ces songes qui trompent nos sens endormis (Virgile) », et qui, en toute hâte, prennent la fuite devant qui les suit. Le but et le résultat de cette poursuite c’est de toujours poursuivre, de même qu’Alexandre n’avait, disait-il, d’autre but en travaillant que de travailler, « estimant n’avoir rien fait, tant qu’il lui restait quelque chose à fuire (Lucain) ».

La vie est à accepter telle que Dieu nous l’a faite ; c’est se montrer ingrat à son égard, que de repousser les satisfactions dont il l’a dotée. — Donc, quant à moi, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu de me l’octroyer. Je ne souhaiterais pas qu’il y manquât la nécessité où nous sommes de boire et de manger, et me reprocherais tout autant de désirer que ce besoin soit, en nous, double de ce qu’il est : « Le sage recherche avec avidité les richesses naturelles (Sénèque). » Je ne regrette pas davantage que nous ne nous sustentions pas uniquement en nous mettant dans la bouche un peu de cette drogue par laquelle Épimenide se privait d’appétit et qui suffisait à le faire vivre ; que stupidement les enfants venant au monde ne nous sortent des doigts ou des talons, en admettant même, pour ne pas sembler marquer du dédain pour cet acte, que ce mode de génération par les doigts et les talons ne le cédât point à l’autre sous le rapport de la volupte ; ni que notre corps ne soit pas sans désir et insensible aux caresses ; s’en plaindre, c’est être ingrat et injuste. J’accepte de bon cœur et avec reconnaissance ce que la nature a fait pour moi ; je m’en déclare satisfait et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donateur quand on refuse ses dons, qu’on les annule ou qu’on les défigure ; de sa part tout est bon, tout ce qu’il a fait est bien fait : « Tout ce qui est selon la nature, est digne d’estime (Cicéron). »

Des opinions émises par la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui reposent sur les bases les plus solides, c’est-à-dire qui sont plus humaines, plus nôtres. Raisonnant comme je vis, en toute humilité, sans élévation dans les idées, je trouve bien enfantin de sa part qu’elle se dresse sur ses ergots pour nous prêcher que marier le divin au terrestre, ce qui est raisonnable à ce qui ne l’est pas, la sévérité à l’indulgence, ce qui est honnête à ce qui est déshonnête, constituent autant de monstruosités ; que la volupté est une chose brutale, indigne que le sage y goûte ; que le seul plaisir à tirer de la jouissance d’une jeune et belle épouse, c’est la satisfaction qu’éprouve notre conscience à accomplir un acte qui est dans l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une course à cheval qu’il nous faut entreprendre. Si seulement chez les adeptes d’une telle philosophie, leur droit à dépuceler leurs femmes, la vigueur et la sève qu’ils y dépensent, étaient réduits dans la mesure que prône son enseignement, peut-être abandonneraient-ils ces idées !

Vivons suivant la nature, ce guide si doux autant que prudent et judicieux ; chez la plupart des gens dont les idées vont s’élevant au-dessus du ciel, les mœurs sont plus bas que terre. — Ce n’est pas ce que dit Socrate, son maître et le nôtre ; il fait de la volupté corporelle le cas qui convient, mais lui préfère celle de l’esprit comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Cette dernière, selon lui, ne va pas seule, il n’est pas rêveur à ce point, elle a seulement le pas sur l’autre ; pour lui, la tempérance est la modératrice et non l’adversaire des plaisirs. La nature est un guide doux, mais chez lequel la douceur ne prime ni la prudence, ni la justice : « Il faut pénétrer la nature des choses et voir exactement ce qu’elle commande (Cicéron). » Je suis toujours en quête de sa piste, mais continuellement de fausses traces que l’art a semées sous nos pas, nous la font perdre ; c’est pourquoi cette maxime souverainement bonne, émise par les académiciens et les péripatéticiens : « Vivre selon la nature », devient si difficile à délimiter et à expliquer ; et il en est de même de celle-ci : « Consentir à ce qu’elle demande », proche voisine de la précédente et qui appartient aux stoïciens. N’est-ce pas une erreur de tenir certaines actions comme inconvenantes, par cela seul qu’elles sont nécessaires ? Aussi, ne m’ôtera-t-on pas de la tête que l’alliance du plaisir avec la nécessité, que les dieux, dit un ancien, cherchent toujours à associer, ne soit un mariage très convenable. Dans quel but disjoindre d’une façon absolue ces éléments d’un tout faisant si bien corps et dont l’agencement parfait justifie leur commune origine ? resserrons au contraire le lien qui les unit en faisant qu’ils se rendent mutuellement service ; que l’esprit éveille et vivifie le corps si lourd par lui-même, et que le corps modère la légèreté de l’esprit et fasse qu’il se fixe : « Quiconque exalte l’âme comme le souverain bien et condamne la chair comme chose mauvaise, embrasse et chérit l’âme avec ses sens ; c’est à ses sens aussi qu’il doit ce sentiment qui lui fuit fuir la chair, et qui naît de ce nous raisonnons sous l’empire de la vanité humaine et non d’après la vérité divine (S. Augustin). » Rien de ce dont Dieu nous a fait présent, n’est indigne de nos soins ; nous en devons compte jusqu’au moindre détail. L’homme n’a pas reçu, par manière d’acquit, mission de se diriger lui-même ; cette mission lui a été donnée expressément, nettement, comme sa fonction capitale ; le Créateur la lui a imposée de la façon la plus sérieuse et la plus sévère. C’est seulement en ordonnant, qu’on a action sur les esprits vulgaires ; et, comme un langage étranger donne plus de poids à ce que nous disons, nous insisterons sur ce point par cette citation latine : « N’est-ce pas sottise de faire avec mollesse et en maugréant ce qu’on est obligé de faire ; de pousser le corps d’un côté, l’âme de l’autre, et de se partager entre les mouvements les plus contraires (Senèque) ? »

Bien plus, faites-vous indiquer, un jour, par curiosité, les idées et les agréments que conçoit dans son imagination celui qui repousse la pensée d’un bon repas et se reproche le temps qu’il emploie à se nourrir, et vous verrez que parmi tous les mets de votre table il n’y en a pas d’aussi insipide que ce bel état dans lequel il entretient son âme (le plus souvent, mieux vaudrait que nous dormions complètement, que de demeurer éveillés, étant donnée la cause qui nous fait veiller), et vous trouverez que ses raisons et ce qu’il se propose d’obtenir, ne valent pas votre ragout. Cet état serait-il même amené par les ravissements en lesquels tombait Archimède, qu’ils ne l’excuseraient pas. — Je ne vise pas ici (ne les confondant pas avec ce tas de marmots que sont les hommes comme nous, pas plus que je ne leur attribue les désirs et les pensées en lesquels notre vanité se complaît) ces âmes vénérables que l’ardeur religieuse et la dévotion portent à une constante et consciencieuse méditation des choses divines, qui, tout aux efforts que leur inspire l’espérance vive et profonde d’arriver à gagner cette félicité éternelle, but final et dernière étape auxquels tendent les aspirations de tous les chrétiens, seul plaisir continu et incorruptible, dédaignent de prêter attention à ces nécessités qui nous sont aussi des satisfactions, mais passagères et ambigues, et renoncent si facilement à s’occuper de leur corps, lui refusant l’usage de ce qui, dans cette vie, est l’apanage des sens ; c’est là une poursuite de l’idéal qui constitue un cas tout à fait privilégié. — Entre nous, ce sont choses que j’ai toujours vues en singulier accord, que des idées visant à s’élever au-dessus du ciel et des mœurs avilissant plus bas que terre.

En somme, dans tous les états de la vie, il faut jouir loyalement de ce que l’on est, et c’est folie de vouloir s’élever au-dessus de soi-même. — Ce grand homme qu’était Ésope, voyant son maître uriner en se promenant, s’écriait : « Hé quoi ! nous faudra-t-il donc soulager de même notre ventre en courant ? » Ménageons le temps, quoiqu’il nous en reste beaucoup que nous passons dans l’oisiveté, ou employons mal ; notre âme, pour la tâche qui lui incombe, ne dispose pas d’assez d’heures autres que celles qui font besoin au corps, pour se séparer de lui durant le peu de temps qui lui est de toute nécessité. Les gens que hante cette idée de sacrifier le corps à l’âme, de devenir autres qu’ils ne sont et cesser de n’être que des hommes, sont fous ; ce n’est pas en anges qu’ils se transforment, c’est en bêtes ; au lieu de s’élever, ils se rabaissent. — Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme font les sites élevés et inaccessibles, et je ne regrette rien tant dans la vie de Socrate que ses extases et ce génie familier auquel il attribuait ses inspirations. Rien, chez Platon, ne tient tant à l’humanité que ce qui passe pour lui avoir valu l’appellation de divin ; et, parmi nos sciences, celles qui traitent des questions supérieures sont celles qui me semblent toucher le plus à la terre et être de moindre importance. — Je ne trouve non plus rien, dans la vie d’Alexandre, de si humble et qui témoigne davantage qu’il est du nombre des mortels, que ses prétentions chimériques à l’immortalité, qui lui valurent cette spirituelle raillerie de Philotas. Il lui avait fait part, dans une lettre, en le conviant à s’en réjouir avec lui, de l’oracle de Jupiter Ammon qui l’avait mis au rang des dieux : « J’en suis bien aise, lui répondit Philotas, en raison de la considération qui t’en revient ; mais combien sont à plaindre les hommes appelés à vivre avec un homme qui dépasse à tel point et que ne contente pas la mesure de l’homme, et qui ont à lui obéir ! » — « C’est parce que tu te soumets aux dieux, que tu commandes aux hommes (Horace). » — La gracieuse inscription dont les Athéniens avaient décoré leur ville, en l’honneur de la venue de Pompée, rentre dans ma façon de penser : « Tu es d’autant plus dieu, que tu te reconnais n’être qu’un homme (Plutarque). »

« Savoir loyalement jouir de ce que l’on est », est la perfection absolue et pour ainsi dire divine. Nous ne recherchons d’autres conditions que les nôtres, que parce que nous ne savons pas faire usage de celles en lesquelles nous nous trouvons ; nous ne sortons de nous-mêmes, que faute de savoir tirer parti de ce qui est en nous. Mais nous avons beau monter sur des échasses, sur ces échasses il nous faut quand même marcher avec nos jambes, et sur le trône le plus élevé du monde nous ne sommes assis que sur notre derrière. Les plus belles existences sont, à mon sens, celles qui rentrent dans le modèle général de la vie humaine, qui sont bien ordonnées, et d’où surtout sont exclus le miracle et l’extravagance. — Quant à la vieillesse, elle a un peu besoin d’être traitée avec quelque tendresse ; c’est pourquoi je termine en recommandant la mienne à ce dieu protecteur de la santé et de la sagesse, de la sagesse gaie et sociable : « Ô fils de Latone ! accorde-moi de jouir en paix du fruit de mes labeurs ; donne-moi une âme saine dans un corps sain ; et, je t’en prie, préserve-moi d’une vieillesse languissante, fermée au commerce des Muses (Horace). »

FIN DE LA TRADUCTION.

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