Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 20



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 20
Texte 1595
Texte 1907
Nous ne goustons rien de pur.


CHAPITRE XX.

Nous ne goustons rien de pur.


La foiblesse de nostre condition, fait que les choses en leur simplicité et pureté naturelle ne puissent pas tomber en nostre vsage. Les elemens que nous iouyssons, sont alterez : et les metaux de mesme, et l’or, il le faut empirer par quelque autre matiere, pour l’accommoder à nostre seruice. Ny la vertu ainsi simple, qu’Ariston et Pyrrho, et encore les Stoiciens faisoient fin de la vie, n’y a peu seruir sans composition : ny la volupté Cyrenaique et Aristippique. Des plaisirs, et biens que nous auons, il n’en est aucun exempt de quelque meslange de mal et d’incommodité :

Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.

Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement, et de plainte. Diriez vous pas qu’elle se meurt d’angoisse ? Voire quand nous en forgeons l’image en son excellence, nous la fardons d’epithetes et qualitez maladifues, et douloureuses : langueur, mollesse, foiblesse, deffaillance, morbidezza, grand tesmoignage de leur consanguinité, et consubstantialité. La profonde ioye a plus de seuerité, que de gayeté. L’extreme et plein contentement, plus de rassis que d’enioué. Ipsa felicitas, se nisi temperat, premit. L’aise nous masche. C’est ce que dit vn verset Grec ancien, de tel sens : Les Dieux nous vendent tous les biens qu’ils nous donnent : c’est à dire, ils ne nous en donnent aucun pur et parfaict, et que nous n’achetions au prix de quelque mal.Le trauail et le plaisir, tres-dissemblables de nature, s’associent pourtant de ie ne sçay quelle ioincture naturelle. Socrates dit, que quelque Dieu essaya de mettre en masse, et confondre la douleur et la volupté : mais, que n’en pouuant sortir, il s’aduisa de les accouppler au moins par la queue. Metrodorus disoit qu’en la tristesse, il y a quelque alliage de plaisir. Ie ne sçay s’il vouloit dire autre chose ; mais moy, i’imagine bien, qu’il y a du dessein, du consentement, et de la complaisance, à se nourrir en la melancholie. Ie dis outre l’ambition, qui s’y peut encore mesler il y a quelque ombre de friandise et delicatesse, qui nous rit et qui nous flatte, au giron mesme de la melancholic. Y a-il pas des complexions qui en font leur aliment ?

Est quædam flere voluptas.

Et dit vn Attalus en Seneque, que la memoire de noz amis perdus nous aggrée comme l’amer au vin trop vieil :

Minister veteris, puer, falerni
Ingere mi calices amariores :

et comme des pommes doucement aigres. Nature nous descouure cette confusion. Les peintres tiennent, que les mouuemens et plis du visage, qui seruent au pleurer, seruent aussi au rire. De vray, auant que l’vn ou l’autre soyent acheuez d’exprimer, regardez à la conduitte de la peinture, vous estes en doubte, vers lequel c’est qu’on va. Et l’extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine auctoramento malum est.Quand i’imagine l’homme assiegé de commoditez desirables : mettons le cas, que touts ses membres fussent saisis pour tousiours, d’vn plaisir pareil à celuy de la generation en son poinct plus excessif : ie le sens fondre soubs la charge de son aise : et le voy du tout incapable de porter vne si pure, si constante volupté, et si vniuerselle. De vray il fuit, quand il y est, et se haste naturellement d’en eschapper, comme d’vn pas, où il ne se peut fermir, où il craind d’enfondrer.Quand ie me confesse à moy religieusement, ie trouue que la meilleure bonté que i’aye, a quelque teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus nette vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu’autre puisse estre) s’il y eust escouté de pres (et il y escoutoit de pres) il y eust senty quelque ton gauche, de mixtion humaine mais ton obscur, et sensible seulement à soy. L’homme en tout et par tout, n’est que rappiessement et bigarrure. Les loix mesmes de la iustice, ne peuuent subsister sans quelque meslange d’iniustice. Et dit Platon, que ceux-là entreprennent de couper la teste de Hydra, qui pretendent oster des loix toutes incommoditez et inconueniens. Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos vtilitate publica rependitur, dit Tacitus.Il est pareillement vray, que pour l’vsage de la vie, et seruice du commerce public, il y peut auoir de l’excez en la pureté et perspicacité de noz esprits. Cette clarté penetrante, a trop de subtilité et de curiosité. Il les faut appesantir et esmousser, pour les rendre plus obeissans à l’exemple et à la pratique ; et les espessir et obscurcir, pour les proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre. Pourtant se trouuent les esprits communs et moins tendus, plus propres et plus heureux à conduire affaires. Et les opinions de la philosophie esleuées et exquises, se trouuent ineptes à l’exercice. Cette pointue viuacité d’ame, et cette volubilité soupple et inquiete, trouble nos negotiations. Il faut manier les entreprises humaines, plus grossierement et superficiellement ; et en laisser bonne et grande part, pour les droits de la Fortune. Il n’est pas besoin d’esclairer les affaires si profondement et si subtilement. On s’y perd à la consideration de tant de lustres contraires et formes diuerses, volutantibus res inter se pugnantes, obtorpuerant animi. C’est ce que les anciens disent de Simonides : par ce que son imagination luy presentoit sur la demande que luy auoit faict le Roy Hieron, pour à laquelle satisfaire il auoit eu plusieurs iours de pensement, diuerses considerations, aiguës et subtiles : doubtant laquelle estoit la plus vray-semblable, il desespera du tout de la verité.Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances, et consequences, il empesche son eslection. Vn engin moyen, conduit esgallement, et suffit aux executions, de grand, et de petit poix. Regardez que les meilleurs mesnagers, sont ceux qui nous sçauent moins dire comme ils le sont ; et que ces suffisans conteurs, n’y font le plus souuent rien qui vaille. Ie sçay vn grand diseur, et tresexcellent peintre de toute sorte de mesnage, qui a laissé bien piteusement, couler par ses mains, cent mille liures de rente. I’en sçay vn autre, qui dit, qu’il consulte mieux qu’homme de son conseil, et n’est point au monde vne plus belle montre d’ame, et de suffisance, toutesfois aux effects, ses seruiteurs trouuent, qu’il est tout autre ; ie dy sans mettre le malheur en conte.

CHAPITRE XX.

Nous ne goûtons rien qui ne soit sans mélange.

Les hommes ne sauraient goûter de bonheur sans mélange, toujours quelque amertume se joint à la volupté. — La faiblesse de notre condition fait que les choses ne peuvent, dans leur simplicité et pureté naturelle, être employées telles ; tout ce dont nous avons la jouissance, est altéré : tels les métaux, et jusqu’à l’or qu’il faut mélanger avec d’autres de moindre valeur pour qu’il puisse servir aux usages que nous en faisons. La vertu dégagée de tout artifice, qu’Ariston et Pyrrhon et avec eux les Stoïciens indiquent comme le « but de la vie », ne peut davantage exister sans mélange, pas plus que la volupté telle que la conçoivent l’école Cyrénaïque et celle d’Aristippe. Des plaisirs et des biens dont nous jouissons, il n’en est pas un auquel ne se mêle quelque mal ou quelque inconvénient ; aucun n’en est exempt : « De la source des plaisirs, s’élève comme une amertume qui tourmente, même sur un lit de fleurs (Lucrèce). » — L’extrême volupté qu’il nous est donné d’éprouver a quelque air de gémissement et de plainte ! Ne diriezvous pas qu’elle se meurt d’angoisse ? Même quand nous nous la représentons dans ses sensations les plus délectables, nous l’accompagnons d’épithètes rappelant des impressions maladives et douloureuses la langueur, la mollesse, la faiblesse, la défaillance, la morbidesse, qui témoignent bien de leur parenté et de leur semblable composition. Une joie profonde revêt plutôt un caractère de sévérité que de gaité ; l’extrême et plein contentement est calme plutôt qu’enjoué : « La félicité qui ne se modère pas, se détruit elle-même (Sénèque) » ; la satisfaction nous épuise. C’est ce qu’exprime un ancien verset grec, dont le sens est : « Les dieux nous vendent tous les biens qu’ils nous donnent (Epicharme) » ; c’est-à-dire qu’ils ne nous en donnent aucun de pur et de parfait et que nous n’achetons par quelque mal.

Le travail et le plaisir, qui sont de nature très dissemblable, sont liés pourtant par je ne sais quelle corrélation naturelle. Socrate dit qu’un dieu ayant essayé de faire un tout, où douleurs et voluptés se confondent, n’arrivant pas à ses fins, s’avisa de les accoupler au moins par leurs extrémités. Métrodorus disait que dans la tristesse il y a quelque alliage de plaisir ; je ne sais si, dans sa pensée, cela avait une signification autre, mais je m’imagine bien que celui qui vit dans la mélancolie y apporte du parti pris, s’y prête et s’y complaît, sans compter que l’ambition peut encore s’y mêler. Dans nos accès mêmes de rêverie et de solitude, il y a comme une nuance légère de friandise, de délicatesse, qui nous rit et nous flatte ; quelques tempéraments s’en repaissent : « Il y a de la volupté à pleurer (Ovide). » — Un certain Attale, dans Sénèque, dit que le souvenir des amis que nous avons perdus, nous cause une sorte de sensation agréable, tout comme l’amertume d’un vin trop vieux : « Jeune esclave, toi qui verses le vin vieux de Falerne, verse-m’en de plus amer (Catulle) » ; ou comme le goût de pommes légèrement acides. — Dans la nature, le même contraste apparaît ; les peintres admettent que les mouvements et les plis du visage, mis en jeu quand on pleure, sont les mêmes que lorsqu’on rit ; et, en effet, regardez un tableau avant que le peintre ait achevé d’indiquer s’il veut que son sujet pleure ou rie, vous êtes en doute lequel des deux il va représenter ; le rire confine aux larmes : « Il n’y a pas de mal qui n’ait sa compensation (Sénèque). »

Quand je me représente l’homme en pleine jouissance de tout ce qu’il peut désirer d’agréable (admettons qu’il ressente d’une manière continue un plaisir semblable à celui que lui procure l’acte de génération, au moment où ce plaisir est à son apogée), je le vois céder sous le contentement qu’il éprouve et qui l’oppresse ; il m’apparaît incapable de supporter sans discontinuité cette volupté sans mélange qui s’est emparée de tout son être. Et, en vérité, quand il la ressent, il la fuit ; il a, de par la nature, hâte d’y échapper, comme d’un mauvais pas où il ne se sent pas solide et craint de s’effondrer.

Au moral il en est de même point de bonté sans quelque teinte de vice, point de justice sans quelque mélange d’injustice. — Si je fais sincèrement mon examen de conscience, je trouve que tout élan de bonté chez moi, même le meilleur, est entaché de sentiments qui le diminuent ; et je crois bien que Platon, malgré la rigidité de sa vertu (et je fais loyalement et sincèrement autant de cas que qui que ce soit de vertus portées à un aussi haut degré), s’il s’est examiné de près, comme sans doute il le faisait, ne se soit aperçu que la nature humaine n’était pas sans réagir légèrement en lui en sens contraire ; réaction assurément bien atténuée et qu’il était seul à pouvoir constater. En tout et partout, l’homme n’est qu’un assemblage de pièces dépareillées. Les lois mêmes de la justice ne sauraient subsister sans qu’il s’y mêle de l’injustice ; et, suivant l’expression de Platon, ceux-là entreprennent de couper la tête de l’hydre, qui prétendent faire disparaître des lois tous les inconvénients et toutes les imperfections : « Les punitions exemplaires ont toujours quelque chose d’inique, qui atteint les particuliers, mais dont bénéficie la société, » dit Tacite.

Dans la société même, les esprits les plus parfaits ne sont pas les plus propres aux affaires. — Il est également vrai que, pour son application dans la vie privée et aussi aux services de la vie publique, il peut y avoir excès dans la pureté et la perspicacité de notre esprit ; trop de lucidité et de pénétration de sa part conduisent à trop de subtilité et de curiosité ; il faut diminuer son activité et l’émousser, pour le plier à suivre les exemples qui lui sont donnés et devenir pratique ; l’alourdir et l’obscurcir, pour le mettre au niveau des conditions de notre vie terrestre qui va à tâtons à travers les ténèbres. C’est pour cela que les esprits ordinaires, moins affinés, sont plus propres à la conduite des affaires et s’en tirent plus heureusement ; les esprits plus élevés, plus exquis, tels que ceux portés aux idées philosophiques, sont impropres à les gérer. Cette vivacité d’esprit par trop acérée, cette volubilité qui s’applique à tout et s’inquiète de tout, jette le trouble dans les négociations dont nous avons à nous occuper. Les affaires humaines demandent à être menées plus grossièrement et plus superficiellement, et bonne et large part doit en être laissée à la fortune. Il n’est pas besoin d’examiner les questions si à fond, ni si finement ; on se perd à vouloir tenir compte de tant d’aspects différents et de tant de formes diverses qu’elles affectent : « Voyant par eux-mêmes des choses si opposées, ils en étaient stupéfiés (Tite Live). »

C’est ce qui, d’après des auteurs anciens, advint à Simonide : sur une question que lui avait posée le roi Hiéron et pour laquelle il avait eu pour répondre plusieurs jours de réflexion, il lui vint à l’esprit tant de considérations diverses, toutes si aiguës et si subtiles que, doutant laquelle était la plus vraisemblable, il vint à désespérer complètement de distinguer la vérité.

Qui recherche et considère toutes les circonstances et conséquences d’une affaire, empêche qu’elle n’aboutisse ; un esprit de moyenne capacité permet également d’atteindre le but et suffit à l’accomplissement des grandes comme des petites choses. Regardez les gens qui gèrent le mieux leurs biens ce sont ceux le moins à même de nous dire comment ils s’y prennent ; tandis que les autres qui parlent de la question avec le plus de suffisance, ne font souvent rien qui vaille. Je connais un grand parleur, qui expose parfaitement tout ce qui a trait à l’économie domestique et entre les mains duquel a coulé bien piteusement un patrimoine de cent mille livres de rente. J’en sais un autre qui pérore, donne des consultations mieux que n’importe quel expert en la matière ; à personne au monde on ne prête plus d’esprit et de capacité, mais, sous le rapport des résultats, ses serviteurs trouvent que c’est tout différent, et cela sans faire entrer la malchance en ligne de compte.