Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique/Au lecteur

AU LECTEUR




C’est une démarche vraiment singulière que celle d’offrir au Public, dans ce pays et par le temps qui court, un livre de pure philosophie. Elle paraîtra peut-être plus singulière encore si l’auteur avoue, à sa grande confusion, que la rédaction de ce livre, d’une médiocre étendue, l’a occupé à diverses reprises pendant dix ans, et qu’il en avait tracé la première esquisse il y a plus de vingt ans. Cependant, quoique le sujet en soit rebattu, j’aime à espérer que l’on y trouvera, si l’on veut bien me lire, assez de vues nouvelles pour justifier, aux yeux de quelques amateurs, ma naïve persévérance. Je me tromperais même sur ce point, que je pourrais encore faire valoir l’importance de rajeunir de temps en temps l’enseignement des vieilles doctrines philosophiques, en tenant compte des progrès de nos connaissances positives et des nouvelles considérations qu’elles fournissent ; en choisissant des exemples mieux appropriés à l’état présent des sciences que ceux qu’on pouvait prendre aux temps de Descartes, de Leibnitz et même de d’Alembert, et qui servent encore (pour ainsi dire) de monnaie courante, quoique un peu usée, depuis que les philosophes se sont mis à négliger les sciences, et les savants à montrer volontiers leur peu d’estime pour la philosophie. Il est vrai qu’en allant ainsi contre les habitudes de son temps, et en s’écartant de la manière qui prévaut dans les écoles et dans les livres, on court grand risque d’être fort peu goûté : mais enfin, chacun philosophe à sa mode, et
porte dans la spéculation philosophique l’empreinte de ses autres études, le pli d’esprit que lui ont donné d’autres travaux. Le théologien, le légiste, le géomètre, le médecin, le philologue se laissent encore reconnaître à leur manière de draper le manteau du philosophe ; et il serait fâcheux à plus d’un égard que cette variété fît place à une uniformité trop monotone : comme cela ne manquerait pas d’arriver si la philosophie, en voulant se discipliner, s’isolait, se cantonnait, et finissait par ressembler à une profession ou à une carrière.

On ne peut écrire sur des matières philosophiques sans toucher à des questions d’une délicatesse extrême, et sans s’exposer à des contradictions apparentes, ou à des interprétations qui vont bien au delà des pensées de l’auteur. J’ai tâché d’expliquer, mieux qu’on ne l’avait encore fait suivant moi, les raisons spéciales de l’imperfection inévitable de la langue philosophique ; et si j’ai réussi à démontrer au lecteur ce point de théorie, je l’aurai par là même disposé à excuser avec indulgence et à corriger avec bienveillance beaucoup d’inexactitudes de rédaction. Quant à ceux qui seraient animés de sentiments moins charitables, je me contenterai de leur répondre par cette citation de Malebranche (Éclaircissement sur le 3e chap. du livre I de la Recherche de la vérité) : « Il est difficile, et quelquefois ennuyeux et désagréable, de garder dans ses expressions une exactitude trop rigoureuse. Quant un auteur ne se contredit que dans l’esprit de ceux qui le critiquent, et qui souhaitent qu’il se contredise, il ne doit pas s’en mettre fort en peine : et s’il vouloit satisfaire par des explications ennuyeuses à tout ce que la malice ou l’ignorance de quelques personnes pourroit lui opposer, non-seulement il feroit un fort méchant livre, mais encore ceux qui le liroient se trouveroient choqués des réponses qu’il donneroit à des objections imaginaires, ou contraires à une certaine équité dont tout le monde se pique.

Un seul mot pourtant. En parcourant un livre qui a pour but d’expliquer le rôle suprême de la raison dans l’élaboration de la connaissance humaine, on pourrait supposer que l’auteur est ce que l’on est convenu d’appeler, dans le style de la controverse moderne, un rationaliste. On se tromperait en cela : je suis persuadé, autant que qui que ce soit, de l’insuffisance pratique de la raison ; et je ne voudrais pas, pour la vanité de quelques opinions spéculatives, risquer le moins du monde d’affaiblir des croyances que je regarde comme ayant soutenu et comme devant soutenir la vie morale de l’humanité.

A. C.
Paris, 28 août 1851.



N. B. Dans le courant de l’Ouvrage,
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