Essai sur la poésie épique/Édition Garnier/Conclusion

CONCLUSION.

Nous n’avions point de poëme épique en France, et je ne sais même si nous en avons aujourd’hui, La Henriade, à la vérité, a été imprimée souvent ; mais il y aurait trop de présomption à regarder ce poëme comme un ouvrage qui doit passer à la postérité, et effacer la honte qu’on a reprochée si longtemps à la France de n’avoir pu produire un poëme épique. C’est au temps seul à confirmer la réputation des grands ouvrages. Les artistes ne sont bien jugés que quand ils ne sont plus.

Il est honteux pour nous, à la vérité, que les étrangers se vantent d’avoir des poëmes épiques, et que nous, qui avons réussi en tant de genres, nous soyons forcés d’avouer, sur ce point, notre stérilité et notre faiblesse. L’Europe a cru les Français incapables de l’épopée ; mais il y a un peu d’injustice à juger la France sur les Chapelain, les Lemoyne, les Desmarets, les Cassaigne, et les Scudéri. Si un écrivain, célèbre d’ailleurs, avait échoué dans cette entreprise ; si un Corneille, un Despréaux, un Racine, avaient fait de mauvais poëmes épiques, on aurait raison de croire l’esprit français incapable de cet ouvrage : mais aucun de nos grands hommes n’a travaillé dans ce genre ; il n’y a eu que les plus faibles qui aient osé porter ce fardeau, et ils ont succombé.

En effet, de tous ceux qui ont fait des poëmes épiques, il n’y en a aucun qui soit connu par quelque autre écrit un peu estimé. La comédie des Visionnaires de Desmarets est le seul ouvrage d’un poëte épique qui ait eu, en son temps, quelque réputation ; mais c’était avant que Molière eût fait goûter la bonne comédie. Les Visionnaires de Desmarets étaient réellement une très-mauvaise pièce, aussi bien que la Mariamne de Tristan, et l’Amour tyrannique de Scudéri, qui ne devaient leur réputation passagère qu’au mauvais goût du siècle.

Quelques-uns ont voulu réparer notre disette en donnant au Télémaque le titre de poëme épique ; mais rien ne prouve mieux la pauvreté que de se vanter d’un bien qu’on n’a pas : on confond toutes les idées, on transpose les limites des arts, quand on donne le nom de poëme à la prose. Le Télémaque est un roman[1] moral, écrit, à la vérité, dans le style dont on aurait dû se servir pour traduire Homère en prose ; mais l’illustre auteur du Télémaque avait trop de goût, était trop savant et trop juste pour appeler son roman du nom de poëme. J’ose dire plus, c’est que si cet ouvrage était écrit en vers français, je dis même en beaux vers, il deviendrait un poëme ennuyeux, par la raison qu’il est plein de détails que nous ne souffrons point dans notre poésie, et que de longs discours politiques et économiques ne plairaient assurément pas en vers français. Quiconque connaîtra bien le goût de notre nation sentira qu’il serait ridicule d’exprimer en vers[2] « qu’il faut distinguer les citoyens en sept classes : habiller la première de blanc avec une frange d’or, lui donner un anneau et une médaille ; habiller la seconde de bleu, avec un anneau et point de médaille ; la troisième de vert, avec une médaille, sans anneau et sans frange, etc. ; et enfin donner aux esclaves des habits gris brun ». Il ne conviendrait pas davantage de dire « qu’il faut qu’une maison soit tournée à un aspect sain, que les logements en soient dégagés, que l’ordre et la propreté s’y conservent, que l’entretien soit de peu de dépense, que chaque maison un peu considérable ait un salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour les hommes libres ». En un mot, tous les détails dans lesquels Mentor daigne entrer seraient aussi indignes d’un poëme épique qu’ils le sont d’un ministre d’État.

On a encore accusé longtemps notre langue de n’être pas assez sublime pour la poésie épique. Il est vrai que chaque langue a son génie, formé en partie par le génie même du peuple qui la parle, et en partie par la construction de ses phrases, par la longueur ou la brièveté de ses mots, etc. Il est vrai que le latin et le grec étaient des langues plus poétiques et plus harmonieuses que celles de l’Europe moderne ; mais, sans entrer dans un plus long détail, il est aisé de finir cette dispute en deux mots. Il est certain que notre langue est plus forte que l’italienne, et plus douce que l’anglaise. Les Anglais et les Italiens ont des poëmes épiques : il est donc clair que, si nous n’en avions pas, ce ne serait pas la faute de la langue française.

On s’en est aussi pris à la gêne de la rime, et avec encore moins de raison. La Jérusalem et le Roland furieux sont rimés, sont beaucoup plus longs que l’Énéide, et ont de plus l’uniformité des stances ; et non-seulement tous les vers, mais presque tous les mots finissent par une de ces voyelles, a, e, i, o : cependant on lit ces poëmes sans dégoût, et le plaisir qu’ils font empêche qu’on ne sente la monotonie qu’on leur reproche.

Il faut avouer qu’il est plus difficile à un Français qu’à un autre de faire un poëme épique ; mais ce n’est ni à cause de la rime, ni à cause de la sécheresse de notre langue. Oserai-je le dire ? c’est que de toutes les nations polies, la nôtre est la moins poétique. Les ouvrages en vers qui sont le plus à la mode en France sont les pièces de théâtre : ces pièces doivent être écrites dans un style naturel, qui approche assez de celui de la conversation. Despréaux n’a jamais traité que des sujets didactiques, qui demandent de la simplicité : on sait que l’exactitude et l’élégance font le mérite de ses vers, comme de ceux de Racine ; et lorsque Despréaux a voulu s’élever dans une ode, il n’a plus été Despréaux.

Ces exemples ont en partie accoutumé la poésie française à une marche trop uniforme ; l’esprit géométrique, qui de nos jours s’est emparé des belles-lettres, a encore été un nouveau frein pour la poésie. Notre nation, regardée comme si légère par des étrangers qui ne jugent de nous que par nos petits-maîtres, est de toutes les nations la plus sage, la plume à la main. La méthode est la qualité dominante de nos écrivains. On cherche le vrai en tout ; on préfère l’histoire au roman ; les Cyrus, les Clélie, et les Astrée, ne sont aujourd’hui lus de personne. Si quelques romans nouveaux paraissent encore, et s’ils font pour un temps l’amusement de la jeunesse frivole, les vrais gens de lettres les méprisent. Insensiblement il s’est formé un goût général qui donne assez l’exclusion aux imaginations de l’épopée ; on se moquerait également d’un auteur qui emploierait les dieux du paganisme, et de celui qui se servirait de nos saints : Vénus et Junon doivent rester dans les anciens poëmes grecs et latins ; sainte Geneviève, saint Denis, saint Roch, et saint Christophe, ne doivent se trouver ailleurs que dans notre légende. Les cornes et les queues des diables ne sont tout au plus que des sujets de raillerie ; on ne daigne pas même en plaisanter.

Les Italiens s’accommodent assez des saints, et les Anglais ont donné beaucoup de réputation au diable ; mais bien des idées qui seraient sublimes pour eux ne nous paraîtraient qu’extravagantes. Je me souviens que lorsque je consultai, il y a plus de douze ans[3], sur ma Henriade feu M. de Malezieux, homme qui joignait une grande imagination à une littérature immense, il me dit : « Vous entreprenez un ouvrage qui n’est pas fait pour notre nation : les Français n’ont pas la tête épique. » Ce furent ses propres paroles, et il ajouta : « Quand vous écririez aussi bien que MM. Racine et Despréaux, ce sera beaucoup si on vous lit. »

C’est pour me conformer à ce génie sage et exact qui règne dans le siècle où je vis, que j’ai choisi un héros véritable au lieu d’un héros fabuleux ; que j’ai décrit des guerres réelles, et non des batailles chimériques ; que je n’ai employé aucune fiction qui ne soit une image sensible de la vérité. Quelque chose que je dise de plus sur cet ouvrage, je ne dirai rien que les critiques éclairés ne sachent ; c’est à la Henriade seule à parler en sa défense[4], et au temps seul de désarmer l’envie.

FIN DE L ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.
  1. Cette expression donna naissance à l’Apologie du Télémaque, dont il est parlé dans le dernier alinéa de la page 304.
  2. Livre XII.
  3. Toute la Conclusion parut en 1733 telle qu’elle est aujourd’hui, mais bien différente de ce qu’était la fin de l’Essai dans la traduction par Desfontaines. (B.)
  4. C’est ici qu’en 1733 et 1742 finissait l’ouvrage ; dans les éditions de 1746, 1748, 1751, et 1752, on lit : « et le temps seul peut désarmer l’envie. » La version actuelle est de 1756. (B.)