Essai sur l’origine des langues

ESSAI


SUR L’ORIGINE


DES LANGUES.




CHAPITRE PREMIER.


Des divers moyens de communiquer nos pensées.


LA parole distingue l’homme entre les animaux : le langage distingue les nations entr’elles ; on ne connoît d’où est un homme qu’après qu’il a parlé. L’usage & le besoin font apprendre à chacun la langue de son pays ; mais qu’est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays & non pas d’un autre ? Il faut bien remonter pour le dire, à quelque raison qui tienne au local, & qui soit antérieure aux mœurs mêmes : la parole, étant la premiere institution sociale ne doit sa forme qu’à des causes naturelles.

Si-tôt qu’un homme fut reconnu par un autre pour un Être sentant, pensant & semblable à lui, le desir ou le besoin de lui communiquer ses sentimens & ses pensées lui en fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls instrumens par lesquels un homme puisse agir sur un autre. Voilà donc l’institution des signes sensibles pour exprimer la pensée. Les inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais l’instinct leur en suggera la conséquence.

Les moyens généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d’autrui se bornent à deux ; savoir, le mouvement & la voix. L’action du mouvement est immédiate par le toucher ou médiate par le geste ; la premiere ayant pour terme la longueur du bras, ne peut se transmettre à distance, mais l’autre atteint aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent seulement la vue & l’ouie pour organes passifs du langage entre des hommes dispersés.

Quoique la langue du geste & celle de la voix soient également naturelles, toutefois la premiere est plus facile & dépend moins des conventions : car plus d’objets frappent nos yeux que nos oreilles, & les figures ont plus de variété que les sons ; elles sont aussi plus expressives & disent plus en moins de tems. L’amour, dit-on, fut l’inventeur du dessein. Il put inventer aussi la parole, mais moins heureusement. Peu content d’elle, il la dédaigne, il a des manieres plus vives de s’exprimer. Que celle qui traçoit avec tant de plaisir l’ombre de son Amant lui disoit de choses ! Quels sons eût-elle employés pour rendre ce mouvement de baguette ?

Nos gestes ne signifient rien que notre inquiétude naturelle ; ce n’est pas de ceux-là que je veux parler. Il n’y a que les Européens qui gesticulent en parlant. On diroit que toute la force de leur langue est dans leurs bras ; ils y ajoutent encore celle des poumons & tout cela ne leur sert de gueres. Quand un Franc s’est bien démené, s’est bien tourmenté le corps à dire beaucoup de paroles, un Turc ôte un moment la pipe de sa bouche, dit deux mots à demi-voix, & l’écrase d’une sentence.

Depuis que nous avons appris à gesticuler, nous avons oublié l’art des pantomimes, par la même raison qu’avec beaucoup de belles grammaires nous n’entendons plus les symboles des Égyptiens. Ce que les anciens disoient le plus vivement, ils ne l’exprimoient pas par des mots mais par des signes ; ils ne le disoient pas, ils le montroient.

Ouvrez l’histoire ancienne vous la trouverez pleine de ces manieres d’argumenter aux yeux, & jamais elles ne manquent de produire un effet plus assuré que tous les discours qu’on auroit pu mettre à la place. L’objet offert avant de parler, ébranle l’imagination, excite la curiosité, tient l’esprit en suspends & dans l’attente de ce qu’on va dire. J’ai remarqué que les Italiens & les Provençaux, chez qui pour l’ordinaire le geste précéde le discours, trouvent ainsi le moyen de se faire mieux écouter & même avec plus de plaisir. Mais le langage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant qu’on parle. Tarquin, Trasibule abattant les têtes des pavots, Alexandre appliquant son cachet sur la bouche de son favori, Diogene se promenant devant Zénon ne parloient-ils pas mieux qu’avec des mots ? Quel circuit de paroles eût aussi bien exprimé les mêmes idées ? Darius engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part du Roi des Scythes une grenouille, un oiseau, une souris & cinq fleches : le Héraut remet son présent en silence & part. Cette terrible harangue fut entendue, & Darius n’eut plus grande hâte que de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre à ces signes, plus elle sera menaçante moins elle effrayera ; ce ne sera plus qu’une gasconade dont Darius n’auroient fait que rire.

Quand le Lévite d’Éphraïm voulut venger la mort de sa femme, il n’écrivit point aux Tribus d’Israël ; il divisa le corps en douze pieces & les leur envoya. À cet horrible aspect ils courent aux armes en criant tout d’une voix : non, jamais rien de tel n’est arrivé dans Israël, depuis le jour que nos peres sortirent d’Égypte jusqu’à ce jour. Et la Tribu de Benjamin fut exterminée[1]. De nos jours l’affaire tournée en plaidoyers, en discussions, peut-être en plaisanteries eût traîné en longueur, & le plus horrible des crimes fût enfin demeuré impuni. Le Roi Saül revenant du labourage dépeça de même les bœufs de sa charrue, & usa d’un signe semblable pour faire marcher Israël au secours de la ville de Jabès. Les Prophêtes des Juifs, les Législateurs des Grecs offrant souvent au peuple des objets sensibles, lui parloient mieux par ces objets qu’ils n’eussent fait par de longs discours, & la maniere dont Athénée rapporte que l’orateur Hyperide fit absoudre la courtisane Phryné sans alléguer un seul mot pour sa défense, est encore une éloquence muette, dont l’effet n’est pas rare dans tous les tems.

Ainsi l’on parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles : il n’y a personne qui ne sente la vérité du jugement d’Horace à cet égard. On voit même que les discours les plus éloquens sont ceux où l’on enchâsse le plus d’images, & les sons n'ont jamais plus d'énergie que quand ils font l'effet des couleurs.

Mais lorsqu'il est question d'émouvoir le cœur & d'enflammer les passions, c'est toute autre chose. L'impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés, vous donne une bien autre émotion que la présence de l'objet même, où d'un coup-d'œil vous avez tout vu. Supposez une situation de douleur parfaitement connue, en voyant la personne affligée vous serez difficilement ému jusqu'à pleurer ; mais laissez-lui le tems de vous dire tout ce qu'elle sent, & bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n'est qu'ainsi que les scenes de tragédie font leur effet (*)

[* J'ai dit ailleurs pourquoi les malheurs feints nous touchent bien plus que les véritables. Tel sanglote à la tragédie qui n'eût de ses jours pitié d'aucun malheureux. L'invention du Théâtre est admirable pour énorgueillir notre amour-propre de toutes les vertus que nous n'avons point.]

La seule pantomime sans discours vous laissera presque tranquille ; le discours sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accens, & ces accens qui nous font tressaillir, ces accens auxquels on ne peut dérober son organe, pénétrent par lui jusqu'au fond du cœur, y portent malgré nous les mouvemens qui les arrachent, & nous font sentir ce que nous entendons. Concluons que les signes visibles rendent l'imitation plus exacte, mais que l'intérêt s'excite mieux par les sons.

Ceci me fait penser que si nous n'avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais & nous faire entendre parfaitement, par la seule langue du geste. Nous aurions pu établir des sociétés peu différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui, ou qui même auroient marché mieux à leur but : nous aurions pu instituer des loix, choisir des chefs, inventer des arts, établir le commerce, & faire en un mot, presque autant de choses que nous en faisons par le secours de la parole. La langue épistolaire des Salams (*)

[* Les Salams sont des multitudes de choses les plus communes, comme une orange, un ruban, du charbon, &c. dont l'envoi forme un sens connu de tous les Amans dans les pays où cette langue est en usage.]

transmet, sans crainte des jaloux, les secrets de la galanteries orientale à travers les harems les mieux gardés. Les muets du Grand-Seigneur s'entendent entr'eux, & entendent tout ce qu'on leur dit par signes, tout aussi-bien qu'on peut le dire par le discours. Le sieur Pereyre, & ceux qui, comme lui, apprennent aux muets, non-seulement à parler, mais à savoir ce qu'ils disent, sont bien forcés de leur apprendre auparavant une autre langue non moins compliquée, à l'aide de laquelle ils puissent leur faire entendre celle-là.

Chardin dit qu'aux Indes les Facteurs se prenant la main l'un à l'autre, & modifiant leurs attouchemens d'une maniere que personne ne peut appercevoir, traitent ainsi publiquement, mais en secret, toutes leurs affaires sans s'être dit un seul mot. Supposez ces Facteurs aveugles, sourds & muets, ils ne s'entendront pas moins entr'eux. Ce qui montre que des deux sens par lesquels nous sommes actifs, un seul suffiroit pour nous former un langage.

Il paroît encore par les mêmes observations, que l'invention de l'art de communiquer nos idées, dépend moins des organes qui servent à cette communication, que d'une faculté propre à l'homme, qui lui fait employer ses organes à cet usage, & qui, si ceux-là lui manquoient, lui en feroit employer d'autres à la même fin. Donnez à l'homme une organisation tout aussi grossiere qu'il vous plaira ; sans doute il acquerra moins d'idées ; mais pourvu seulement qu'il y ait entre lui & ses semblables quelque moyen de communication par lequel l'un puisse agir, & l'autre sentir, ils parviendront à se communiquer enfin tout autant d'idées qu'ils en auront.

Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, & jamais aucun d'eux n'en a fait cet usage. Voilà, ce me semble, une différence bien caractéristique. Ceux d'entr'eux qui travaillent & vivent en commun, les Castors, les Fourmis, les Abeilles, ont quelque langue naturelle pour s'entre-communiquer, je n'en fais aucun doute. Il y a même lieu de croire que la langue des Castors & celle des Fourmis sont dans le geste & parlent seulement aux yeux. Quoi qu'il en soit, par cela même que les unes & les autres de ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les animaux qui parlent les ont en naissant, ils les ont tous, & par-tout la même : ils n'en changent point, ils n'y font pas le moindre progrès. La langue de convention n'appartient qu'à l'homme. Voilà pourquoi l'homme fait des progrès, soit en bien, soit en mal ; & pourquoi les animaux n'en font point. Cette seule distinction paroît mener loin : on l'explique, dit-on, par la différence des organes. Je serois curieux de voir cette explication.

Chapitre II
Que la premiere invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions.

Il est donc à croire que les besoins dicterent les premiers gestes, & que les passions arracherent les premieres voix. En suivant, avec ces distinctions, la trace des faits, peut-être faudroit-il raisonner sur l'origine des langues tout autrement qu'on n'a fait jusqu'ici. Le génie des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu'on imagine dans leur composition. Ces langues n'ont rien de méthodique & de raisonné ; elles sont vives & figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de Géometres, & nous voyons que ce furent des langues de Poëtes.

Cela dût être. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventerent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paroît insoutenable. L'effet naturel des premiers besoins, fut d'écarter les hommes & non de les rapprocher. Il le faloit ainsi pour que l'espece vînt à s'étendre, & que la terre se peuplât promptement, sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, & tout le reste fût demeuré désert.

De cela seul il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes ; il seroit il seroit absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premieres voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accens, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, & voilà pourquoi les premieres langues furent chantantes & passionnées avant d’être simples & méthodiques. Tout ceci n’est pas vrai sans distinction, mais j’y reviendrai ci-après.


CHAPITRE III.

Que le premier langage dut être figuré.

Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions, ses premieres expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n’appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que long-tems après.

Or, je sens bien qu’ici le lecteur m’arrête, & me demande comment une expression peut être figurée avant d’avoir un sens propre, puisque ce n’est que dans la translation du sens que consiste la figure. Je conviens de cela ; mais pour m’entendre il faut substituer l’idée que la passion nous présente au mot que nous transposons ; car on ne transpose les mots que parce qu’on transpose aussi les idées : autrement le langage figuré ne signifieroit rien. Je réponds donc par un exemple.

Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands & plus forts que lui-même ; il leur aura donné le nom de géans. Après beaucoup d’expériences, il aura reconnu que ces prétendus géans n’étant ni plus grands ni plus forts que lui, leur stature ne convenoit point à l’idée qu’il avoit d’abord attachée au mot de géant. Il inventera donc un autre nom commun à eux & à lui, tel par exemple que le nom d’homme, & laissera celui de géant à l’objet faux qui l’avoit frappé durant son illusion. Voilà comment le mot figuré naît avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les yeux, & que la premiere idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité. Ce que j’ai dit des mots & des noms est sans difficulté pour les tours de phrases. L’image illusoire offerte par la passion se montrant la premiere, le langage qui lui répondoit fut aussi le premier inventé ; il devint ensuite métaphorique quand l’esprit éclairé, reconnaissant sa premiere erreur, n’en employa les expressions que dans les mêmes passions qui l’avoient produite.


CHAPITRE IV.

Des caractères distinctifs de la premiere langue & des changemens qu’elle dut éprouver.

Les simples sons sortent naturellement du gosier, la bouche est naturellement plus ou moins ouverte ; mais les modifications de la langue & du palais, qui font articuler, exigent de l’attention, de l’exercice ; on ne les fait point sans vouloir les faire ; tous les enfans ont besoin de les apprendre & plusieurs n’y parviennent pas aisément. Dans toutes les langues, les exclamations les plus vives sont inarticulées ; les cris, les gémissemens sont de simples voix ; les muets, c’est-à-dire les sourds, ne poussent que des sons inarticulés. Le Père Lami ne conçoit pas même que les hommes en eussent pu jamais inventer d’autres, si Dieu ne leur eût expressément appris à parler. Les articulations sont en petit nombre ; les sons sont en nombre infini, les accens qui les marquent peuvent se multiplier de même. Toutes les notes de la musique sont autant d’accens. Nous n’en avons, il est vrai, que trois ou quatre dans la parole ; mais les Chinois en ont beaucoup davantage : en revanche ils ont moins de consonnes, À cette source de combinaisons ajoutez celle des tems ou de la quantité, & vous aurez non-seulement plus de mots, mais plus de syllabes diversifiées que la plus riche des langues n’en a besoin.

Je ne doute point qu’indépendamment du vocabulaire & de la syntaxe, la premiere langue, si elle existoit encore, n’eût gardé des caractères originaux qui la distingueroient de toutes les autres. Non-seulement tous les tours de cette langue devoient être en images, en sentimens, en figures ; mais dans sa partie mécanique elle devroit répondre à son premier objet, & présenter aux sens, ainsi qu’à l’entendement, les impressions presque inévitables de la passion qui cherche à se communiquer.

Comme les voix naturelles sont inarticulées, les mots auroient peu d’articulations ; quelques consonnes interposées, effaçant l’hiatus des voyelles, suffiroient pour les rendre coulantes & faciles à prononcer. En revanche les sons seroient très-variés, & la diversité des accens multiplieroit les mêmes voix ; la quantité le rhythme, seroient de nouvelles sources de combinaisons ; en sorte que les voix, les sons, l’accent, le nombre, qui sont de la nature, laissant peu de chose à faire aux articulations, qui sont de convention, l’on chanteroit au lieu de parler ; la plupart des mots radicaux seroient des sons imitatifs ou de l’accent des passions, ou de l’effet des objets sensibles : l’onomatopée s’y feroit sentir continuellement.

Cette langue auroit beaucoup de synonymes pour exprimer le même être par ses différens rapports (*) ; elles auroit peu d’adverbes & de mots abstraits pour exprimer ces mêmes rapports. Elle auroit beaucoup d’augmentatifs, de diminutifs, de mots composés, de particules explétives pour donner de


(*) On dit que l’arabe a plus de mille mots différens pour dire un chameau, plus de cent pour dire un glaive, &c. la cadence aux périodes & de la rondeur aux phrases ; elle auroit beaucoup d’irrégularités & d’anomalies ; elle négligeroit l’analogie grammaticale pour s’attacher à l’euphonie, au nombre, à l’harmonie, & à la beauté des sons. Au lieu d’argumens elle auroit des sentences ; elle persuaderoit sans convaincre, & peindroit sans raisonner ; elle ressembleroit à la langue chinoise à certains égards ; à la grecque, à d’autres ; à l’arabe, à d’autres. Étendez ces idées dans toutes leurs branches, & vous trouverez que le Cratyle de Platon n’est pas si ridicule qu’il paroît l’être.


CHAPITRE V.

De l’Écriture

Quiconque étudiera l’histoire & le progrès des langues verra que plus les voix deviennent monotones, plus les consonnes se multiplient, & qu’aux accens qui s’effacent, aux quantités qui s’égalisent, on supplée par des combinaisons grammaticales & par de nouvelles articulations : mais ce n’est qu’à force de tems que se font ces changemens. À mesure que les besoins croissent, que les affaires s’embrouillent, que les lumieres s’étendent, le langage change de caractère ; il devient plus juste & moins passionné ; il substitue aux sentimens les idées, il ne parle plus au cœur, mais à la raison. Par là même l’accent s’éteint, l’articulation s’étend ; la langue devient plus exacte, plus claire, mais plus traînante, plus sourde, & plus froide. Ce progrès me paroît tout-à-fait naturel.

Un autre moyen de comparer les langues & de juger de leur ancienneté se tire de l’écriture, & cela en raison inverse de la perfection de cet art. Plus l’écriture est grossiere, plus la langue est antique. La premiere maniere d’écrire n’est pas de peindre les sons, mais les objets mêmes, soit directement, comme faisoient les Mexicains, soit par des figures allégoriques, comme firent autrefois les Égyptiens. Cet état répond à la langue passionnée, & suppose déjà quelque société & des besoins que les passions ont fait naître.

La seconde maniere est de représenter les mots & les propositions par des caractères conventionnels ; ce qui ne peut se faire que quand la langue est tout-à-foit formée & qu’un peuple entier est uni par des lois communes ; car il y a déjà ici double convention : telle est l’écriture des Chinois ; c’est là véritablement peindre les sons & parler aux yeux.

La troisième est de décomposer la voix parlante à un certain nombre de parties élémentaires, soit vocales, soit articulées, avec lesquelles on puisse former toutes les mots & toutes les syllabes imaginables. Cette maniere d’écriture, qui est la nôtre, a dû être imaginée par des peuples commerçans, qui, voyageant en plusieurs pays & ayant à parler plusieurs langues, furent forcés d’inventer des caractères qui pussent être communs à toutes. Ce n’est pas précisément peindre la parole, c’est l’analiser.

Ces trois manieres d’écrire répondent assez exactement aux trois divers états sous lesquels on peut considérer les hommes rassemblés en nations. La peinture des objets convient aux peuples sauvages ; les signes des mots & des propositions, aux peuples barbares, & l’alphabet, aux peuples policés.

Il ne faut donc pas penser que cette derniere invention soit une preuve de la haute antiquité du peuple inventeur. Au contraire, il est probable que le peuple qui l’a trouvée avoit en vue une communication plus facile avec d’autres peuples parlant d’autres langues, lesquels du moins étoient ses contemporains & pouvoient être plus anciens que lui. On ne peut pas dire la même chose des deux autres méthodes. J’avoue cependant que, si l’on s’en tient à l’histoire & aux faits connus, l’écriture par alphabet paroît remonter aussi haut qu’aucune autre. Mais il n’est pas surprenant que nous manquions de monumens des tems où l’on n’écrivoit pas.

Il est peu vraisemblable que les premiers qui s’aviserent de résoudre la parole en signes élémentaires oient fait d’abord des divisions bien exactes. Quand ils s’aperçurent ensuite de l’insuffisance de leur analise, les uns, comme les Grecs, multiplierent les caractères de leur alphabet, les autres se contenterent d’en varier le sens ou le son par des positions ou combinaisons différentes. Ainsi paraissent écrites les inscriptions des ruines de Tchelminar, dont Chardin nous a tracé des ectypes. On n’y distingue que deux figures ou caractères (*), mais de diverses grandeurs & posés en différens sens.


« Des gens s’étonnent, dit Chardin, que deux figures puissent faire tant de lettres : mais pour moi je ne vois pas là de quoi s’étonner si fort, Cette langue inconnue, & d’une antiquité presque effrayante, devoit pourtant être alors bien formée, à en juger par la perfection des arts qu’annoncent la beauté des caractères & les monumens admirables où se trouvent ces inscriptions. Je ne sais pourquoi l’on parle si peu de ces étonnantes ruines : quand j’en lis la description dans Chardin, je me crois transporté dans un autre monde. Il me semble que tout cela donne furieusement à penser.

L’art d’écrire ne tient point à celui de parler. Il tient à des besoins d’une autre nature, qui naissent plus tot ou plus tard


puisque les lettres de notre alphabet, qui sont au nombre de vingt-trois, ne sont pourtant composées que de deux lignes, la droite et la circulaire, c’est-à-dire qu’avec un C et un I on fait toutes les lettres qui composent nos mots. »

(+) « Ce caractère paraît fort beau, et n’a rien de confus ni de barbare. L’on dirait que les lettres ont été dorées ; car il y en a plusieurs, et surtout des majuscules, où il paraît encore de l’or : et c’est assurément quelque chose d’admirable et d’inconcevable que l’air n’ait pu manger cette dorure durant tant de siècles. Du reste ce n’est pas merveille qu’aucun de tous les savans du monde n’ait jamais rien compris à cette écriture, puisqu’elle n’approche en aucune manière d’aucune écriture qui soit venue à notre connaissance ; au lieu que toutes les écritures connues aujourd’hui, excepté le chinois, ont beaucoup d’affinités entre elles, et paraissent venir de la même source. Ce qu’il y a en ceci de plus merveilleux est que les Guèbres, qui sont les restes des anciens Perses, et qui en conservent et perpétuent la religion, non-seulement ne connaissent pas mieux ces caractères que nous, mais leurs caractères n’y ressemblent pas plus que les nôtres. D’où il s’ensuit, ou que c’est un caractère de cabale, ce qui n’est pas vraisemblable, puisque ce caractère est le commun et naturel de l’édifice en tous endroits, et qu’il n’y en a pas d’autre du même ciseau ; ou qu’il est d’une si grande antiquité que nous n’oserions presque le dire. » En effet, Chardin ferait présumer, sur ce passage, que, du temps de Cyrus et des Mages, ce caractère était déjà oublié, et tout aussi peu connu qu’aujourd’hui. selon des circonstances tout-à-foit indépendantes de la durée des peuples, & qui pourroient n’avoir jamais eu lieu chez des nations très-anciennes. On ignore durant combien de siècles l’art des hiéroglyphes fut peut-être la seule écriture des Égyptiens ; & il est prouvé qu’une telle écriture peut suffire à un peuple policé, par l’exemple des Mexicains, qui en avoient une encore moins commode.

En comparant l’alphabet cophte à l’alphabet syriaque ou phénicien, on juge aisément que l’un vient de l’autre ; & il ne seroit pas étonnant que ce dernier fût l’original, ni que le peuple le plus moderne eût à cet égard instruit le plus ancien. Il est clair aussi que l’alphabet grec vient de l’alphabet phénicien ; l’on voit même qu’il en doit venir. Que Cadmus ou quelque autre l’oit apporté de Phénicie, toujours paroît-il certain que les Grecs ne l’allerent pas chercher & que les Phéniciens l’apporterent eux-mêmes : car, des peuples de l’Asie & de l’Afrique, ils furent les premiers & presque les seuls qui commercerent en Europe, & ils vinrent bien plutôt chez les Grecs que les Grecs n’allerent chez eux : ce qui ne prouve nullement que le peuple grec ne soit pas aussi ancien que le peuple de Phénicie.

D’abord les Grecs n’adopterent pas seulement les caractères des Phéniciens, mais même la direction de leurs lignes de droite à gauche. Ensuite ils s’aviserent d’écrire par sillons, c’est-à-dire, en retournant de la gauche à la droite, puis de


Je compte les Carthaginois pour Phéniciens, puisqu’ils étoient une colonie de Tyr. la droite à la gauche, alternativement (*). Enfin ils écrivirent, comme nous faisons aujourd’hui, en recommençant toutes les lignes de gauche à droite. Ce progrès n’a rien que de naturel : l’écriture par sillons est, sans contredit, la plus commode à lire. Je suis même étonné qu’elle ne se soit pas établie avec l’impression ; mais étant difficile à écrire à la main, elle dut s’abolir quand les manuscrits se multiplierent.

Mais, bien que l’alphabet grec vienne de l’alphabet phénicien, il ne s’ensuit point que la langue grecque vienne de la phénicienne. Une de ces propositions ne tient point à l’autre, & il paroît que la langue grecque étoit déjà fort ancienne, que l’art d’écrire étoit récent & même imparfoit chez les Grecs. Jusqu’au siège de Troie, ils n’eurent que seize lettres, si toutefois ils les eurent. On dit que Palamède en ajouta quatre, & Simonide les quatre autres. Tout cela est pris d’un peu loin. Au contraire le latin, langue plus moderne, eut, presque dès sa naissance, un alphabet complet, dont cependant les premiers Romains ne se servoient gueres, puisqu’ils commencerent si tard d’écrire leur histoire, & que les lustres ne se marquoient qu’avec des clous.

Du reste il n’y a pas une quantité de lettres ou élémens de la parole absolument déterminée ; les uns en ont plus, les autres moins, selon les langues & selon les diverses modifications qu’on donne aux voix & aux consonnes. Ceux qui ne comptent que cinq voyelles se trompent fort : les Grecs en


V. Pausanias, Arcad. Les Latins, dans les commencemens, écrivirent de même ; et de là, selon Marius Victorinus, est venu le mot de versus. écrivoient sept, les premiers Romains six (*), MM. de Port-Royal en comptent dix, M. Duclos, dix-sept ; & je ne doute pas qu’on n’en trouvât beaucoup davantage, si l’habitude avoit rendu l’oreille plus sensible & la bouche plus exercée aux diverses modifications dont elles sont susceptibles. À proportion de la délicatesse de l’organe, on trouvera plus ou moins de modifications, entre l’a aigu & l’o grave, entre l’i & l’e ouvert, &c. C’est ce que chacun peut éprouver, en passant d’une voyelle à l’autre par une voix continue & nuancée ; car on peut fixer plus ou moins de ces nuances & les marquer par des caractères particuliers, selon qu’à force d’habitude on s’y est rendu plus ou moins sensible ; & cette habitude dépend des sortes de voix usitées dans le langage, auxquelles l’organe se forme insensiblement. La même chose peut se dire à peu près des lettres articulées ou consonnes. Mais la plupart des nations n’ont pas fait ainsi ; elles ont pris l’alphabet les unes des autres, & représenté, par les mêmes caractères, des voix & des articulations très-différentes. Ce qui fait que, quelque exacte que soit l’orthographe, on lit toujours ridiculement une autre langue que la sienne, à moins qu’on n’y soit extrêmement exercé.

L’écriture, qui semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui l’altère ; elle n’en change pas les mots, mais le génie ; elle substitue l’exactitude à l’expression. L’on rend ses sentimens quand on parle, & ses idées quand on écrit. En écrivant, on est forcé de prendre tous les mots dans l’acception


Vocales quas græce septem, Romulus sex, usus posterior quinque commemorat, y velut græce rejecta. Mart. Capel : l. III. commune ; mais celui qui parle varie les acceptions par les tons, il les détermine comme il lui plaît ; moins gêné pour être clair, il donne plus à la force ; & il n’est pas possible qu’une langue qu’on écrit garde long-tems la vivacité de celle qui n’est que parlée. On écrit les voix & non pas les sons : or, dans une langue accentuée, ce sont les sons, les accens, les inflexions de toute espèce, qui font la plus grande énergie du langage, & rendent une phrase, d’ailleurs commune, propre seulement au lieu où elles est. Les moyens qu’on prend pour suppléer à celui-là étendent, allongent la langue écrite, et, passant des livres dans le discours, énervent la parole même. En disant tout comme on l’écrirait, on ne fait plus que lire en parlant.


CHAPITRE VI

S’il est probable qu’Homère ait su écrire.

QUOI qu’on nous dise de l’invention de l’alphabet grec, je la crois beaucoup plus moderne qu’on ne la fait, & je fonde principalement cette opinion sur le caractère de la langue. Il m’est venu bien souvent dans l’esprit de douter, non-seulement qu’Homère sût écrire, mais même qu’on écrivît de


Le meilleur de ces moyens, et qui n’aurait pas ce défaut, serait la ponctuation, si on l’eût laissé moins imparfaite. Pourquoi, par exemple, n’avons-nous pas de point vocatif ? Le point interrogant, que nous avons, était beaucoup moins nécessaire ; car, par la seule construction, on voit si l’on son tems. J’ai grand regret que ce doute soit si formellement démenti par l’histoire de Bellérophon dans l’Iliade ; comme j’ai le malheur, aussi-bien que le P. Hardouin, d’être un peu obstiné dans mes paradoxes, si j’étais moins ignorant, je serais bien tenté d’étendre mes doutes sur cette histoire même, & de l’accuser d’avoir été, sans beaucoup d’examen, interpolée par les compilateurs d’Homère. Non-seulement, dans le reste de l’Iliade, on voit peu de traces de cet art ; mais j’ose avancer que toute l’Odyssée n’est qu’un tissu de bêtises & d’inepties qu’une lettre ou deux eussent réduit en fumée, au lieu qu’on rend ce poëme raisonnable & même assez bien conduit, en supposant que ses héros oient ignoré l’écriture. Si l’Iliade eût été écrite, elle eût été beaucoup moins chantée, les rapsodes eussent été moins recherchés & se seroient moins multipliés. Aucun autre poëte n’a été ainsi chanté, si ce n’est le Tasse à Venise, encore n’est-ce que par les gondoliers, qui ne sont pas grands lecteurs. La diversité des dialectes employés par Homère forme encore un préjugé très-fort. Les dialectes distingués par la parole se rapprochent & se confondent par l’écriture, tout se rapporte insensiblement à un modèle commun. Plus une nation lit & s’instruit, plus ses dialectes s’effacent ; & enfin ils ne restent plus qu’en forme de jargon chez le peuple, qui lit peu & qui n’écrit point.


interroge ou si l’on n’interroge pas, au moins dans notre langue. Venez-vous et vous venez ne sont pas la même chose. Mais comment distinguer par écrit un homme qu’on nomme d’un homme qu’on appelle ? C’est là vraiment une équivoque qu’eût levé le point vocatif. La même équivoque se trouve dans l’ironie, quand l’accent ne la fait pas sentir. Or, ces deux poëmes étant postérieurs au siège de Troie, il n’est gueres apparent que les Grecs qui firent ce siège connussent l’écriture, & que le poëte qui le chanta ne la connût pas. Ces poëmes resterent long-tems écrits seulement dans la mémoire des hommes ; ils furent rassemblés par écrit assez tard & avec beaucoup de peine. Ce fut quand la Grèce commença d’abonder en livres & en poésie écrite, que tout le charme de celle d’Homère se fit sentir par comparaison. Les autres poëtes écrivoient, Homère seul avoit chanté ; & ces chants divins n’ont cessé d’être écoutés avec ravissement, que quand l’Europe s’est couverte de barbares qui se sont mêlés de juger ce qu’ils ne pouvoient sentir.


CHAPITRE VII

De la Prosodie moderne.

NOUS n’avons aucune idée d’une langue sonore & harmonieuse, qui parle autant par les sons que par les voix. Si l’on croit suppléer à l’accent par les accens, on se trompe : on n’invente les accens que quand l’accent est déjà perdu. Il y a plus ; nous croyons avoir des accens dans


Quelques savans prétendent, contre l’opinion commune et contre la preuve titrée de tous les anciens manuscrits, que les Grecs ont connu et pratiqué dans l’écriture les signes appelés accens, et ils fondent cette opinion sur deux passages que je vais transcrire l’un et l’autre afin que le lecteur puisse juger de leur vrai sens.

Voici le premier, tiré de Cicéron, notre langue, & nous n’en avons point : nos prétendus accens ne sont que des voyelles ou des signes de quantité ; ils ne marquent aucune variété de sons. La preuve est que ces accens se rendent tous, ou par des


dans son traité de l’orateur, liv. III, n°. 44.

Hanc diligentiam subsequitur modus etiam et forma verborum, quod jam vereor ne huic Catulo videatur esse puerile. Versus enim veteres illi in hac soluta oratione propemodum, hoc est, numeros quosdam, nobis esse adhibendos putaverunt. Interspirationis enim non defatigationis nostræ, neque librariorum notis sed verborum et sententiarum modo, interpunctas clausulas in orationibus esse voluerunt : idque princeps Isocrates instituisse fertur, ut inconditam antiquorum dicendi consuetudinem, delectationis atque aurium causa (quemadmodum scribit discipulus ejus Naucrates), numeris adstringeret.

Namque hæc duo, musici, qui erant quondam iidem poëtæ, machinati ad voluptatem sunt versum, atque cantum, ut et verborum numero, et vocum modo, delectatione vincerent aurium satietatem. Hæc igitur duo, vocis dico moderationem, et verborum conclusionem, quoad orationis severitas pati possit, a poëtica ad eloquentiam traducenda duxerunt.

Voici le second, tiré d’Isidore, dans ses Origines, liv.I, ch. 20.

Præterea quædam sententiarum notæ apud celeberrimos auctores fuerunt, quasque antiqui ad distinctionem scripturarum carminibus et historiis apposuerunt. Nota est figura propria in litteræ modum posita ad demonstrandum unamquamque verbi sententiarumque ac versuum rationem. Notæ autem versibus apponuntur numero XXVI, quæ sunt nominibus infra scriptis, etc.

Pour moi, je vois là que du temps de Cicéron les bons copistes pratiquoient la séparation des mots et certains signes équivalens à notre ponctuation. J’y vois encore l’invention du nombre et de la déclamation de la prose attribuée à Isocrate. Mais je n’y vois point du tout les signes écrits des accens : et quand je les y verrais, on n’en pourrait conclure qu’une chose que je ne dispute pas et qui rentre tout-à-fait dans mes principes, savoir, que, quand les Romains commencerent à étudier le grec, les copistes pour leur en indiquer la prononciation, inventerent les signes des accens, des esprits, et de la prosodie ; mais il ne s’ensuivrait nullement que ces signes fussent en usage parmi les Grecs, qui n’en avoient aucun besoin. tems inégaux, ou par des modifications des lèvres, de la langue ou du palais, qui font la diversité des voix ; aucun par des modifications de la glotte, qui font la diversité des sons. Ainsi, quand notre circonflexe n’est pas une simple voix, il est une longue, ou il n’est rien. Voyons à présent ce qu’il étoit chez les Grecs.

Denys d’Halycarnasse dit que l’élévation du ton dans l’accent aigu & l’abaissement dans le grave étoient d’une quinte : ainsi l’accent prosodique étoit aussi musical, surtout le circonflexe, où la voix, après avoir monté d’une quinte, descendoit d’une autre quinte sur la même syllabe (*). On voit assez par ce passage & par ce qui s’y rapporte que M. Duclos ne reconnoît point d’accent musical dans notre langue, mais seulement l’accent prosodique & l’accent vocal. On y ajoute un accent orthographique, qui ne change rien à la voix, ni au son, ni à la quantité, mais qui tantôt indique une lettre supprimée, comme le circonflexe, & tantôt fixe le sens équivoque d’un monosyllabe, tel que l’accent prétendu grave qui distingue où adverbe de lieu de ou particule disjonctive, & à pris pour article du même a pris pour verbe ; cet accent distingue à l’œil seulement ces monosyllabes, rien ne les distingue à la prononciation (+). Ainsi la définition de l’accent que les Français ont généralement adoptée ne convient à aucun des accens de leur langue.


(*) M. Duclos, Rem. Sur la gram. générale et raisonnée, p.30.

(+) On pourrait croire que c’est par ce même accent que les Italiens distinguent, par exemple, è verbe de e conjonction ; mais le premier se distingue à l’oreille par un son plus fort et plus appuyé, ce qui rend vocal l’accent dont il est marqué : observation que le Buonmattei a eu tort de ne pas faire. Je m’attends bien que plusieurs de leurs grammairiens, prévenus que les accens marquent élévation ou abaissement de voix, se récrieront encore ici au paradoxe ; et, faute de mettre assez de soins à l’expérience, ils croiront rendre par les modifications de la glotte ces mêmes accens qu’ils rendent uniquement en variant les ouvertures de la bouche ou les positions de la langue. Mais voici ce que j’ai à leur dire pour constater l’expérience & rendre ma preuve sans réplique.

Prenez exactement avec la voix l’unisson de quelque instrument de musique ; et, sur cet unisson, prononcez de suite tous les mots françois les plus diversement accentués que vous pourrez rassembler : comme il n’est pas ici question de l’accent oratoire, mais seulement de l’accent grammatical, il n’est pas même nécessaire que ces divers mots oient un sens suivi. Observez, en parlant ainsi, si vous ne marquez pas sur ce même son tous les accens aussi sensiblement, aussi nettement, que si vous prononciez sans gêne en variant votre ton de voix. Or, ce fait supposé, & il est incontestable, je dis que, puisque tous vos accens s’expriment sur le même ton, ils ne marquent donc pas des sons différens. Je n’imagine pas ce qu’on peut répondre à cela.

Toute langue où l’on peut mettre plusieurs airs de musique sur les mêmes paroles n’a point d’accent musical déterminé. Si l’accent étoit déterminé, l’air le seroit aussi. Dès que le chant est arbitraire, l’accent est compté pour rien.

Les langues modernes de l’Europe sont toutes du plus au moins dans le même cas. Je n’en excepte pas même l’italienne. La langue italienne, non plus que la françoise, n’est point par elle-même une langue musicale. La différence est seulement que l’une se prête à la musique, & que l’autre ne s’y prête pas.

Tout ceci mène à la confirmation de ce principe, que, par un progrès naturel, toutes les langues lettrées doivent changer de caractère & perdre de la force en gagnant de la clarté ; que, plus on s’attache à perfectionner la grammaire & la logique, plus on accélère ce progrès, & que, pour rendre bientôt une langue froide & monotone, il ne faut qu’établir des académies chez le peuple qui la parle.

On connoît les langues dérivées par la différence de l’orthographe à la prononciation. Plus les langues sont antiques & originales, moins il y a d’arbitraire dans la maniere de les prononcer, par conséquent moins de complication de caractères pour déterminer cette prononciation. Tous les signes prosodiques des anciens, dit M. Duclos, supposé que l’emploi en fut bien fixé, ne valoient pas encore l’usage. Je dirai plus ; ils y furent substitués. Les anciens Hébreux n’avoient ni points, ni accens, ils n’avoient pas même des voyelles. Quand les autres nations ont voulu se mêler de parler hébreu, & que les Juifs ont parlé d’autres langues, la leur a perdu son accent ; il a fallu des points, des signes pour le régler ; & cela a bien plus rétabli le sens des mots que la prononciation de la langue. Les Juifs de nos jours, parlant hébreu, ne seroient plus entendus de leurs ancêtres.

Pour savoir l’Anglois, il faut l’apprendre deux fois ; l’une à le lire, & l’autre à le parler. Si un Anglais lit à haute voix, & qu’un étranger jette les yeux sur le livre, l’étranger n’aperçoit aucun rapport entre ce qu’il voit & ce qu’il entend. Pourquoi cela ? parce que l’Angleterre ayant été successivement conquise par divers peuples, les mots se sont toujours écrits de même, tandis que la maniere de les prononcer a souvent changé. Il y a bien de la différence entre les signes qui déterminent le sens de l’écriture & ceux qui règlent la prononciation. Il seroit aisé de faire avec les seules consonnes une langue fort claire par écrit, mais qu’on ne sauroit parler. L’algèbre a quelque chose de cette langue-là. Quand une langue est plus claire par son orthographe que par sa prononciation, c’est un signe qu’elle est plus écrite que parlée ; telle pouvoit être la langue savante des Égyptiens ; telles sont pour nous les langues mortes. Dans celles qu’on charge de consonnes inutiles, l’écriture semble même avoir précédé la parole, & qui ne croiroit la polonaise dans ce cas-là ? Si cela étoit le polonaise devroit être la plus froide de toutes les langues.


CHAPITRE VIII

Différence générale & locale dans l’origine des langues.

TOUT ce que j’ai dit jusqu’ici convient aux langues primitives en général, & aux progrès qui résultent de leur durée, mais n’explique ni leur origine, ni leurs différences. La principale cause qui les distingue est locale, elle vient des climats où elles naissent, & de la maniere dont elles se forment ; c’est à cette cause qu’il faut remonter pour concevoir la différence générale & caractéristique qu’on remarque entre les langues du midi & celles du nord. Le grand défaut des Européens est de philosopher toujours sur les origines des choses d’après ce qui se passe autour d’eux. Ils ne manquent point de nous montrer les premiers hommes, habitant une terre ingrate & rude, mourant de froid & de faim, empressés à se faire un couvert & des habits ; ils ne voient partout que la neige & les glaces de l’Europe ; sans songer que l’espèce humaine, ainsi que toutes les autres, a pris naissance dans les pays chauds, & que sur les deux tiers du globe l’hiver est à peine connu. Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés.

Le genre humain, né dans les pays chauds, s’étend de là dans les pays froids ; c’est dans ceux-ci qu’il se multiplie, & reflue ensuite dans les pays chauds. De cette action & réaction viennent les révolutions de la terre & l’agitation continuelle de ses habitans. Tâchons de suivre dans nos recherches l’ordre même de la nature. J’entre dans une longue digression sur un sujet si rebattu qu’il en est trivial, mais auquel il faut toujours revenir, malgré qu’on en ait, pour trouver l’origine des institutions humaines.

Chapitre IX
Formation des Langues Méridionales.

Dans les premiers tems (*)

[* J'appelle les premiers tems ceux de la dispersion des hommes, à quelque âge du genre-humain qu'on veuille en fixer l'époque.]

les hommes épars sur la face de la terre n'avoient de société que celle de la famille, de la loix que celles de la nature, de langue que le geste & quelques sons inarticulés (†).

[† Les véritables langues n'ont point une origine domestique, il n'y a qu'une convention plus générale & plus durable qui les puisse établir. Les Sauvages de l'Amérique ne parlent presque jamais que hors de chez eux ; chacun garde le silence dans sa cabane, il parle par signes à sa famille, & ces signes sont peu fréquens, parce qu'un Sauvage est moins inquiet, moins impatient qu'un Européen, qu'il n'a pas tant de besoins, & qu'il prend soins d'y pourvoir lui-même.]

Ils n'étoient liés par aucune idée de fraternité commune, & n'ayant aucun arbitre que la force, ils se croyoient ennemis les uns des autres. C'étoient leur foiblesse & leur ignorance qui leur donnoient cette opinion. Ne connoissant rien, ils craignoient tout, ils attaquoient pour se défendre. Un homme abandonné seul sur la face de la terre, à la merci du genre-humain, devoit être un animal féroce. Il étoit prêt à faire aux autres tout le mal qu'il craignoit d'eux. La crainte & la foiblesse sont les sources de la cruauté.

Les affections sociales ne se développent en nous qu'avec nos lumieres. La pitié, bien que naturelle au cœur de l'homme, resteroit éternellement inactive sans l'imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l'être souffrant. Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Qu'on songe combien ce transport suppose de connoissances acquises ! Comment imaginerois-je des maux dont je n'ai nulle idée ? Comment souffrirois-je en voyant souffrir un autre, si j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui & moi ? Celui qui n'a jamais réfléchi, ne peut être ni clément, ni juste, ni pitoyable : il ne peut pas non plus être méchant & vindicatif. Celui qui n'imagine rien, ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre-humain.

La réflexion naît des idées comparées, & c'est la pluralité des idées qui porte à les comparer. Celui qui ne voit qu'un seul objet n'a point de comparaison à faire. Celui qui n'en voit qu'un petit nombre, & toujours les mêmes dès son enfance, ne les compare point encore, parce que l'habitude de les voir lui ôte l'attention nécessaire pour les examiner : mais à mesure qu'un objet nouveau nous frappe, nous voulons le connoître ; dans ceux qui nous sont connus nous lui cherchons des rapports : c'est ainsi que nous apprenons à considérer ce qui est sous nos yeux, & ce qui nous est étranger nous porte à l'examen de ce qui nous touche.

Appliquez ces idées aux premiers hommes, vous verrez la raison de leur barbarie. N'ayant jamais rien vu que ce qui étoit autour d'eux, cela même ils ne le connoissoient pas ; ils ne se connoissoient pas eux-mêmes. Ils avoient l'idée d'un pere, d'un fils, d'un frere, & non pas d'un homme. Leur cabane contenoit tous leurs semblables ; un étranger, une bête, un monstre, étoient pour eux la même chose : hors eux & leur famille, l'univers entier ne leur étoit rien.

De-là, les contradictions apparentes qu'on voit entre les peres des nations : tant de naturel & tant d'inhumanité, des mœurs si féroces & des cœurs si tendres, tant d'amour pour leur famille & d'aversion pour leur espece. Tous leurs sentimens concentrés entre leurs proches, en avoient plus d'énergie. Tout ce qu'ils connoissoient leur étoit cher. Ennemis du reste du monde qu'ils ne voyoient point & qu'ils ignoroient, ils ne haïssoient que ce qu'ils ne pouvoient connoître.

Ces tems de barbarie étoient le siecle d'or, non parce que les hommes étoient unis, mais parce qu'ils étoient séparés. Chacun, dit-on, s'estimoit le maître de tout, cela peut être ; mais nul ne connoissoit & ne desiroit que ce qui étoit sous sa main : ses besoins, loin de le rapprocher de ses semblables l'en éloignoient. Les hommes, si l'on veut, s'attaquoient dans la rencontre, mais ils se rencontroient rarement. Par tout régnoit l'état de guerre, & toute la terre étoit en paix.

Les premiers hommes furent chasseurs ou bergers, & non pas laboureurs ; les premiers biens furent des troupeaux & non pas des champs. Avant que la propriété de la terre fût partagée, nul ne pensoit à la cultiver. L'Agriculture est un art qui demande des instrumens ; semer pour recueillir est une précaution qui demande de la prévoyance. L'homme en société cherche à s'étendre, l'homme isolé se resserre. Hors de la portée où son œil peut voir, & où son bras peut atteindre, il n'y a plus pour lui ni droit, ni propriété. Quand le Cyclope a roulé la pierre à l'entrée de sa caverne, ses troupeaux & lui sont en sureté. Mais qui garderoit les moissons de celui pour qui les loix ne veillent pas ?

On me dira que Caïn fut laboureur & que Noé planta la vigne. Pourquoi non ? Ils étoient seuls, qu'avoient-ils à craindre ? D'ailleurs ceci ne fait rien contre moi ; j'ai dit ci-devant ce que j'entendois par les premiers tems. En devevant fugitif Caïn fut bien forcé d'abandonner l'agriculture ; la vie errante des descendants de Noé dut aussi la leur faire oublier ; il falut peupler la terre avant de la cultiver ; ces deux choses se font mal ensemble. Durant la premiere dispersion du genre-humain, jusqu'à ce que la famille fût arrêtée, & que l'homme eût une habitation fixe, il n'y eut plus d'agriculture. Les peuples qui ne se fixent point ne sauroient cultiver la terre ; tels furent autrefois les Nomades, tels furent les Arabes vivant sous des tentes, les Scythes dans leurs chariots, tels sont encore aujourd'hui les Tartares errans, & les Sauvages de l'Amérique.

Généralement chez tous les peuples dont l'origine nous est connue, on trouve les premiers barbares voraces & carnaciers plutôt qu'agriculteurs & granivores. Les Grecs nomment le premier qui leur apprit à labourer la terre, & il paroît qu'ils ne connurent cet art que fort tard : mais quand ils ajoutent qu'avant Triptoleme ils ne vivoient que de gland, ils disent une chose sans vraisemblance & que leur propre histoire dément ; car ils mangeoient de la chair avant Triptoleme, puisqu'il leur défendit d'en manger. On ne voit pas, au reste, qu'ils aient tenu grand compte de cette défense.

Dans les festins d'Homere, on tue un bœuf pour régaler ses hôtes, comme on tueroit de nos jours un cochon de lait. En lisant qu'Abraham servit un veau à trois personnes, qu'Eumée fit rôtir deux chevreaux pour le dîner d'Ulisse, & qu'autant en fit Rebecca pour celui de son mari, on peut juger quels terribles dévoreurs de viande étoient les hommes de ces tems-là. Pour concevoir les repas des anciens on n'a qu'à voir aujourd'hui ceux des Sauvages ; j'ai failli dire ceux des Anglois.

Le premier gâteau qui fut mangé fut la communion du genre-humain. Quand les hommes commencerent à se fixer ils défrichoient quelque peu de terre autour de leur cabane, c'étoit un jardin plutôt qu'un champ. Le peu de grain qu'on recueilloit se broyoit entre deux pierres, on en faisoit quelques gâteaux qu'on cuisoit sous la cendre, ou sur la braise, ou sur une pierre ardente, dont on ne mangeoit que dans les festins. Cet antique usage qui fut consacré chez les Juifs par la Pâque, se conserve encore aujourd'hui dans la Perse & dans les Indes. On n'y mange que des pains sans levain, & ces pains en feuilles minces se cuisent & se consomment à chaque repas. On ne s'est avisé de faire fermenter le pain que quand il en a falu davantage, car la fermentation se fait mal sur une petite quantité.

Je sais qu'on trouve déjà l'agriculture en grand dès le tems des Patriarches. Le voisinage de l'Egypte avoit dû la porter de bonne heure en Palestine. Le livre de Job, le plus ancien, peut-être, de tous les livres qui existent, parle de la culture des champs, il compte cinq cents paires de bœufs parmi les richesses de Job ; ce mot de paires montre ces bœufs accouplés pour le travail ; il est dit positivement que ces bœufs labouroient quand les Sabéens les enleverent, & l'on peut juger quelle étendue de pays devoient labourer cinq cents paires de bœufs.

Tout cela est vrai ; mais ne confondons point les tems. L'âge patriarchal que nous connoissons est bien loin du premier âge. L'écriture compte dix générations de l'un à l'autre dans ces siecles où les hommes vivoient long-tems. Qu'ont-ils fait durant ces dix générations ? Nous n'en savons rien. Vivant épars & presque sans société, à peine parloient-ils : comment pouvoient-ils écrire ? & dans l'uniformité de leur vie isolée quels événemens nous auroient-ils transmis ?

Adam parloit ; Noé parloit ; soit. Adam avoit été instruit par Dieu même. En se divisant, les enfans de Noé abandonnerent l'agriculture, & la langue commune périt avec la premiere société. Cela seroit arrivé quand il n'y auroit pas eu de tour de Babel. On a vu dans les Isles désertes des solitaires oublier leur propre langue ; rarement après plusieurs générations, des hommes hors de leur pays conservent leur premier langage, même ayant des travaux communs & vivant entr'eux en société.

Epars dans ce vaste désert du monde, les hommes retombent dans la stupide barbarie où ils se seroient trouvés s'ils étoient nés de la terre. En suivant ces idées si naturelles, il est aisé de concilier l'autorité de l'Ecriture avec les monumens antiques, & l'on n'est pas réduit à traiter de fables des traditions aussi anciennes que les peuples qui nous les ont transmis.

Dans cet état d'abrutissement il falloit vivre. Les plus actifs, les plus robustes, ceux qui alloient toujours en avant ne pouvoient vivre que de fruits & de chasse ; ils devinrent donc chasseurs, violens, sanguinaires ; puis avec le tems guerriers, conquérans, usurpateurs. L'histoire a souillé ses monumens des crimes de ces premiers Rois ; la guerre & les conquêtes ne sont que des chasses d'hommes. Après les avoir conquis, il ne leur manquoit que de les dévorer. C'est ce que leurs successeurs ont appris à faire.

Le plus grand nombre, moins actif & plus paisible, s'arrêta le plutôt qu'il put, assembla du bétail, l'apprivoisa, le rendit docile à la voix de l'homme, pour s'en nourrir, apprit à le garder, à le multiplier ; & ainsi commença la vie pastorale.

L'industrie humaine s'étend avec les besoins qui la font naître. Des trois manieres de vivre possibles à l'homme, savoir la chasse, le soin des troupeaux & l'agriculture, la premiere exerce le corps à la force, à l'adresse, à la course ; l'ame au courage, à la ruse ; elle endurcit l'homme & le rend féroce. Le pays des chasseurs n'est pas long-tems celui de la chasse (*),

[* Le métier de chasseur n'est point favorable à la population. Cette observation qu'on a faite quand les Isles de St. Domingue & de la Tortue étoient habitées par des boucaniers, se confirme par l'état de l'Amérique septentrionale. On ne voit point que les peres d'aucune nation nombreuse aient été chasseurs par état ; ils tous été agriculteurs ou bergers. La chasse doit donc moins être considérée ici comme ressource de subsistance que comme un accessoire de l'état pastoral.]

il faut poursuivre au loin le gibier, de-là l'équitation. Il faut atteindre le même gibier qui fuit ; de-là les armes légeres, la fronde, la flêche, le javelot. L'art pastoral, pere du repos et des passions oiseuses est celui qui se suffit le plus à lui-même. Il fournit à l'homme, presque sans peine, la vie & le vêtement ; il lui fournit même sa demeure ; les tentes des premiers bergers étoient faites de peaux de bêtes : le toît de l'arche & du tabernacle de Moïse n'étoit pas d'une autre étoffe. A l'égard de l'agriculture, plus lente à naître, elle tient à tous les arts ; elle amene la propriété, le gouvernement, les loix, & par degré la misere & les crimes, inséparables pour notre espece, de la science du bien & du mal. Aussi les Grecs ne regardoient-ils pas seulement Triptoleme comme l'inventeur d'un art utile, mais comme un instituteur & un sage, duquel ils tenoient leur premiere discipline & leurs premieres loix. Au contraire, Moïse semble porter un jugement d'improbation sur l'agriculture, en lui donnant un méchant pour inventeur & faisant rejetter de Dieu ses offrandes : on diroit que le premier laboureur annonçoit dans son caractere les mauvais effets de son art. L'auteur de la Genese avoit vu plus loin qu'Hérodote.

A la division précédente se rapportent les trois états de l'homme considéré par rapport à la société. Le Sauvage est chasseur, le Barbare est berger, l'homme civil est laboureur.

Soit donc qu'on recherche l'origine des arts, soit qu'on observe les premieres mœurs on voit que tout se rapporte, dans son principe aux moyens de pourvoir à sa subsistance, & quant à deux de ces moyens qui rassemblent les hommes, ils sont déterminés par le climat & par la nature du sol. C'est donc aussi par les mêmes causes qu'il faut expliquer la diversité des langues & l'opposition de leurs caracteres.

Les climats doux, les pays gras & fertiles ont été les premiers peuplés & les derniers où les nations se sont formées, parce que les hommes s'y pouvoient passer plus aisément les uns des autres, & que les besoins qui font naître la société, s'y sont faits sentir plus tard.

Supposez un printems perpétuel sur la terre ; supposez par-tout de l'eau, du bétail, des pâturages ; supposez les hommes, sortant des mains de la nature, une fois dispersés parmi tout cela : je n'imagine pas comment ils auroient jamais renoncé à leur liberté primitive & quitté la vie isolée & pastorale, si convenable à leur indolence naturelle (*),

[* Il est inconcevable à quel point l'homme est naturellement paresseux. On diroit qu'il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvemens nécessaires pour s'empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les Sauvages dans l'amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l'homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la premiere & la plus forte passion de l'homme après celle de se conserver. Si l'on y regardoit bien, l'on verroit que, même parmi nous, c'est pour parvenir au repos que chacun travaille ; c'est encore la paresse qui nous rend laborieux.]

pour s'imposer sans nécessité l'esclavage, les travaux, les miseres inséparables de l'état social.

Celui qui voulut que l'homme fût sociable, toucha du doigt l'axe du globe & l'inclina sur l'axe de l'univers. A ce léger mouvement je vois changer la face de la terre & décider la vocation du genre-humain : j'entends au loin les cris de joie d'une multitude insensée ; je vois édifier les Palais & les Villes ; le vois naître les arts, les loix, le commerce ; je vois les peuples se former, s'étendre, se dissoudre, se succéder comme les flots de la mer : je vois les hommes rassemblés sur quelques points de leur demeure pour s'y dévorer mutuellement, faire un affreux désert du reste du monde, digne monument de l'union sociale & de l'utilité des arts.

La terre nourrit les hommes ; mais quand les premiers besoins les ont dispersés, d'autres besoins les rassemblent, & c'est alors seulement qu'ils parlent & qu'ils font parler d'eux. Pour ne pas me trouver en contradiction avec moi-même, il faut me laisser le tems de m'expliquer.

Si l'on cherche en quels lieux sont nés les peres du genre-humain, d'où sortirent les premieres colonies, d'où vinrent les premieres émigrations, vous ne nommerez pas les heureux climats de l'Asie-mineure, ni de la Sicile, ni de l'Afrique, pas même de l'Egypte ; vous nommerez les sables de la Chaldée, les rochers de la Phénicie. Vous trouverez la même chose dans tous les tems. La Chine a beau se peupler de Chinois, elle se peuple aussi de Tartares ; les Scythes ont inondé l'Europe & l'Asie ; les montagnes de Suisse versent actuellement dans nos régions fertiles une colonie perpétuelle qui promet de ne point tarir.

Il est naturel, dit-on, que les habitans d'un pays ingrat le quittent pour en occuper un meilleur. Fort bien ; mais pourquoi ce meilleur pays, au lieu de fourmiller de ses propres habitans fait-il place à d'autres ? Pour sortir d'un pays ingrat il y faut être. Pourquoi donc tant d'hommes y naissent-ils par préférence ? On croiroit que les pays ingrats ne devroient se peupler que de l'excédent des pays fertiles, & nous voyons que c'est le contraire. La plupart des Peuples Latins se disoient Aborigenes (*),

[* Ces noms d' Autochtones & d' Aborigenes signifient seulement que les premiers habitans du pays étoient Sauvages, sans sociétés, sans loix, sans traditions, & qu'ils peuplerent avant de parler.]

tandis que la grande Grece, beaucoup plus fertile, n'étoit peuplée que d'étrangers. Tous les peuples Grecs avouoient tirer leur origine de diverses colonies, hors celui dont le sol étoit le plus mauvais, savoir le Peuple Attique, lequel se disoit Autochtone ou né de lui-même. Enfin sans percer la nuit des tems, les siecles modernes offrent une observation décisive ; car quel climat au monde est plus triste que celui qu'on nomma la fabrique du genre-humain ?

  1. Il n’en resta que six cents hommes sans femmes ni enfans.