Essai de cosmologie/Partie I

Les Loix du Mouvement & du Repos déduites des Attributs de la ſuprème Intelligence.


L
E plus grand Phénomène de la Nature, le plus merveilleux, eſt le Mouvement : ſans lui tout ſeroit plongé dans une mort éternelle, ou dans une uniformité pire encore que le Cahos : c’eſt lui qui porte partout l’action & la vie. Mais ce Phénomène qui eſt ſans ceſſe expoſé à nos yeux, lorſque nous le voulons expliquer, paroît incompréhenſible. Quelques Philoſophes de l’Antiquité ſoûtinrent qu’il n’y avoit point de mouvement. Un uſage trop ſubtil de leur Eſprit démentoit ce que leurs Sens appercevoient : les difficultés qu’ils trouvoient à concevoir comment les corps ſe meuvent, leur firent nier qu’ils ſe meuſſent, ni qu’ils puſſent ſe mouvoir. Nous ne rapporterons point les argumens ſur lesquels ils tâchèrent de fonder leur opinion : mais nous remarquerons qu’on ne ſauroit nier le mouvement que par des raiſons qui détruiroient, ou rendroient douteuſe l’Exiſtence de tous les les objêts hors de nous ; qui reduiroient l’Univers à nôtre propre Être, & tous les Phénomènes à nos perceptions.

Des Philoſophes plus équitables, qui admirent le mouvement, ne furent pas plus heureux lorsqu’ils entreprirent de l’expliquer. Les uns le regardèrent comme eſſentiel à la matière : dirent que tous les corps par leur nature devoient ſe mouvoir ; que le repos apparent de quelques uns n’étoit qu’un mouvement qui ſe déroboit à nos yeux, ou un état forcé : les autres à la tête desquels eſt Ariſtote cherchèrent la cauſe du mouvement dans un prémier Moteur immobile & immatériel.

Si la prémière cauſe du mouvement reſte pour nous dans une telle obſcurité, il ſembleroit du moins que nous puſſions eſpérer quelque lumière ſur les Phénomènes qui en dépendent : Mais ces Phénomènes paroiſſent enveloppés dans les mêmes ténèbres. Un Philoſophe moderne très ſubtil qui regarde Dieu comme l’Auteur du prémier mouvement imprimé a la Matière, croit encore l’action de Dieu continuellement néceſſaire pour toutes les diſtributions & les modifications du mouvement. Ne pouvant comprendre comment la puiſſance de mouvoir appartiendroit au corps, il s’eſt crû fondé à nier qu’elle lui appartînt : & à conclure que lorsqu’un corps choque ou preſſe un autre corps, c’eſt Dieu ſeul qui le meut : l’impulſion n’eſt que l’occaſion qui détermine Dieu à le mouvoir[1].

D’autres ont crû avancer beaucoup, en adoptant un mot qui ne ſert qu’à cacher nôtre ignorance. Ils ont attribué aux corps une certaine Force pour communiquer leur mouvement aux autres. Il n’y a dans la Philoſophie moderne aucun mot repeté plus ſouvent que celui-ci ; aucun qui ſoit ſi peu exactement défini. Son obſcurité l’a rendu ſi commode qu’on n’en a pas borné l’uſage aux corps que nous connoiſſons ; une école entière de Philoſophes attribue aujourd’hui à des Êtres qu’elle n’a jamais vûs, une force qui ne ſe manifeſte par aucun Phénomène.

Nous ne nous arrêterons point ici à ce que la Force repréſentative qu’on ſuppoſe dans les Élémens de la matière peut ſignifier : je me reſtrains à la ſeule notion de la Force motrice, de la force entant qu’elle s’applique à la production, à la modification, ou à la déſtruction du mouvement.

Le mot de force dans ſon ſens propre exprime un certain ſentiment que nous éprouvons, lorsque nous voulons remuer un corps qui étoit en repos, ou changer, ou arrêter le mouvement d’un corps qui ſe mouvoit. La perception que nous éprouvons alors eſt ſi conſtamment accompagnée d’un changement dans le repos ou le mouvement du corps, que nous ne ſaurions nous empècher de croire qu’elle en eſt la cauſe.

Lors donc que nous voyons quelque changement arriver dans le repos ou le mouvement d’un corps, nous ne manquons pas de dire que c’eſt l’effet de quelque Force. Et ſi nous n’avons ſentiment d’aucun effort que nous ayons fait pour y contribuer, & que nous ne voyons que quelques autres corps auxquels nous puiſſions attribuer ce Phénomène, nous plaçons en eux la force, comme leur appartenant.

On voit par là, combien eſt obſcure l’idée que nous voulons nous faire de la force des corps, ſi même on peut appeller idée ce qui dans ſon origine n’eſt qu’un ſentiment confus. Et l’on peut juger combien ce mot qui n’exprimoit d’abord qu’un ſentiment de nôtre ame eſt éloigné de pouvoir dans ce ſens appartenir aux corps. Cependant comme nous ne pouvons pas dépouiller entièrement les corps d’une eſpèce d’influence les uns ſur les les autres, de quelque nature qu’elle puiſſe être, nous conſerverons ſi l’on veut le nom de force : mais nous ne la méſurerons que par ſes effets apparens ; & nous nous ſouviendrons toûjours que la Force motrice, la puiſſance qu’a un corps en mouvement d’en mouvoir d’autres, n’eſt qu’un mot inventé pour ſuppléer à nos connoiſſances, & qui ne ſignifie qu’un reſultat de Phénomènes.

Si quelqu’un qui n’eût jamais touché de corps, & qui n’en eût jamais vû ſe choquer, mais qui eût l’expérience de ce qui arrive lorsqu’on mêle enſemble différentes couleurs, voyoit un corps bleu ſe mouvoir vers un corps jaune, & qu’il fût interrogé ſur ce qui arrivera lorsque les deux corps ſe rencontreront ? Peut-être que ce qu’il pourroit dire de plus vraiſemblable ſeroit que le corps bleu deviendra verd dès qu’il aura atteint le corps jaune. Mais qu’il prévît, ou que les deux corps s’uniroient pour ſe mouvoir d’une vîteſſe commune ; ou que l’un communiqueroit à l’autre une partie de ſa vîteſſe pour ſe mouvoir dans le même ſens avec une vîteſſe différente ; ou qu’il ſe reflêchiroit en ſens contraire ; je ne crois pas cela poſſible.

Cependant, dès qu’on a touché des corps ; dès qu’on ſait qu’ils ſont impénétrables ; dès qu’on a éprouvé qu’il faut un certain effort pour changer l’état de repos ou de mouvement dans lequel ils ſont : on voit que lorsqu’un corps ſe meut vers un autre, s’il l’atteint, il faut, ou qu’il ſe reflêchiſſe, ou qu’il s’arrête, ou qu’il diminue ſa vîteſſe : qu’il déplace celui qu’il rencontre, s’il eſt en repos, ou qu’il change ſon mouvement, s’il ſe meut. Mais comment ces changemens ſe font-ils ? Quelle eſt cette puiſſance, que ſemblent avoir les corps pour agir les uns ſur les autres ?

Nous voyons des parties de la matière en mouvement ; nous en voyons d’autres en repos : le mouvement n’eſt donc pas une proprieté eſſentielle de la matière : c’eſt un état dans lequel elle peut ſe trouver, ou ne ſe pas trouver : & que nous ne voyons pas qu’elle puiſſe ſe procurer d’elle même. Les parties de la matière qui ſe meuvent, ont donc reçû leur mouvement de quelque cauſe étrangère qui jusqu’ici m’eſt inconnue. Et comme elles ſont d’elles mêmes indifférentes au mouvement ou au repos ; celles qui ſont en repos y reſtent ; & celles qui ſe meuvent une fois, continuent de ſe mouvoir, juſqu’à ce que quelque cauſe change leur état.

Lorsqu’une partie de la matière en mouvement, en rencontre une autre en repos, elle lui communique une partie de ſon mouvement, ou tout ſon mouvement même. Et comme la rencontre de deux parties de la matière dont l’une eſt en repos & l’autre en mouvement, ou qui ſont en mouvement l’une & l’autre, eſt toûjours ſuivie de quelque changement dans l’état des deux : le choc paroît la cauſe de ce changement : quoiqu’il fût abſurde de dire qu’une partie de la matière qui ne peut ſe mouvoir d’elle même en pût mouvoir une autre.

Sans doute la connoiſſance parfaite de ce Phénomène ne nous a pas été accordée ; elle ſurpaſſe vraiſemblablement la portée de nôtre intelligence. Je renonce donc ici à l’entrepriſe d’expliquer les moyens par lesquels le mouvement d’un corps paſſe dans un autre à leur rencontre mutuelle : je ne cherche pas même à ſuivre le phyſique de ce Phénomène auſſi loin que le pourroient permettre les foibles lumières de mon Eſprit & les connoiſſances dans la Méchanique qu’on a acquiſes de nos jours : je m’attache à un principe plus grand, plus élevé, & le plus intereſſant dans cette recherche.

Les Philoſophes qui ont mis la cauſe du mouvement en Dieu, n’y ont été reduits que parce qu’ils ne ſavoient où la mettre. Ne pouvant concevoir que la matière eût aucune efficace pour produire, diſtribuer, & détruire le mouvement, ils ont eu recours à un Être immatériel. Mais lorſqu’on ſaura que toutes les loix du mouvement & du repos ſont fondées ſur le Principe du Mieux, on ne pourra plus douter qu’elles ne doivent leur établiſſement a un Être tout puiſſant & tout ſage. Soit que cet Être agiſſe immédiatement, ſoit qu’il ait donné aux corps le pouvoir d’agir les uns ſur les autres ; ſoit qu’il ait employé quelqu’autre moyen qui nous ſoit encore moins connu.

Ce n’eſt donc point dans la Méchanique que je vais chercher ces loix ; c’eſt dans la ſageſſe de l’Être ſuprème.

La plus ſimple des loix de la Nature, celle du repos ou de l’équilibre, eſt connue depuis un grand nombre de ſiécles ; mais elle n’a parû juſqu’ici avoir aucune connexion avec les loix du mouvement, qui étoient beaucoup plus difficiles à découvrir.

Ces recherches étoient ſi peu du gout, ou ſi peu à la portée des Anciens, qu’on peut dire qu’elles font encore aujourdhui une Science toute nouvelle. Comment en effet les Anciens auroient-ils découvert les loix du mouvement, pendant que les uns reduiſoient toutes leurs ſpéculations ſur le mouvement à des diſputes ſophiſtiques ; & que les autres nioient le mouvement même.

Des Philoſophes plus laborieux ou plus ſenſés, ne jugèrent pas que des difficultés attachées aux premiers principes des choſes, fuſſent des raiſons pour deſeſpérer d’en rien connoître, ni des excuſes pour ſe diſpenſer de toute recherche.

Dès que la vraie manière de philoſopher, fut introduite, on ne ſe contenta plus de ces vaines diſputes ſur la nature du mouvement : on voulut ſavoir ſelon quelles loix il ſe diſtribue, ſe conſerve, & ſe détruit : on ſentit que ces loix étoient le fondement de toute la Philoſophie naturelle.

Le grand Descartes, le plus audacieux des Philoſophes, chercha ces loix, & ſe trompa. Mais comme ſi les tems avoient enfin conduit cette matière à une eſpèce de maturité, l’on vit tout à coup paroître de toutes parts les loix du mouvement inconnues pendant tant de ſiécles : Huygens, Wallis & Wren, les trouvèrent en même tems. Pluſieurs Mathematiciens après eux qui les ont cherchées par des routes différentes, les ont confirmées.

Cependant, tous les Mathematiciens étant aujourd’hui d’accord dans le cas le plus compliqué ne s’accordent pas dans le cas le plus ſimple. Tous conviennent des mêmes diſtributions de mouvement dans le choc des Corps élaſtiques ; mais ils ne s’accordent pas ſur les loix des Corps durs : & quelques uns prétendent, qu’on ne ſauroit déterminer les diſtributions du mouvement dans le choc de ces corps. Les embarras qu’ils y ont trouvés leur ont fait prendre le parti de nier l’exiſtence, & même la poſſibilité des corps durs. Ils prétendent que les corps qu’on prend pour tels, ne ſont que des corps élaſtiques dont la roideur très grande rend la flexion de leurs parties imperceptible.

Ils allèguent des expériences faites ſur des corps qu’on appelle vulgairement durs, qui prouvent que ces corps ne ſont qu’élaſtiques. Lorſque deux Globes d’yvoire, d’acier, ou de verre, ſe choquent ; on leur retrouve peut-être après le choc leur prémière figure ; mais il eſt certain qu’ils ne l’ont peut-être pas toûjours conſervée : On s’en aſſûre par ſes yeux, ſi l’on teint l’un des Globes de quelque couleur qui puiſſe s’effacer & tacher l’autre : on voit par la grandeur de la tache, que ces Globes pendant le choc ſe ſont applatis, quoiqu’après il ne ſoit reſté aucun changement ſenſible à leur figure.

On ajoute à ces des raiſonnemens métaphyſiques : on prétend que la dureté priſe dans le ſens rigoureux, exigeroit dans la nature des effets incompatibles avec une certaine Loi de Continuité.

Il faudroit, dit-on, lorsqu’un corps dur rencontreroit un obſtacle inébranlable, qu’il perdît tout à coup ſa vîteſſe, ſans qu’elle paſſât par aucun autre dégré de diminution ; ou qu’il la convertît en une vîteſſe contraire, & qu’une vîteſſe poſitive devînt négative, ſans avoir paſſé par le repos[2].

Mais j’avoue que je ne ſens pas la force de ce raiſonnement. Je ne ſai ſi l’on connoît aſſés la manière dont le mouvement ſe produit ou s’éteint, pour pouvoir dire que la loi de continuité fût ici violée : je ne ſai pas trop même ce que c’eſt que cette loi. Quand on ſuppoſeroit que la vîteſſe augmentât ou diminuât par dégrés, n’y auroit-il pas toûjours des paſſages d’un dégré à l’autre ? & le paſſage le plus imperceptible ne viole-t-il pas autant la continuité, que feroit la déſtruction ſubite de l’Univers ?

Quant aux expériences dont nous venons de parler ; elles font voir qu’on a pû confondre la dureté avec l’élaſticité ; mais elles ne prouvent pas que l’une ne ſoit que l’autre. Au contraire, dès qu’on a reflêchi ſur l’impénétrabilité des corps, il ſemble qu’elle ne ſoit pas différente de leur dureté ; ou du moins il ſemble que la dureté en eſt une ſuite néceſſaire. Si dans le choc de la plûpart des corps, les parties dont ils ſont compoſés, ſe ſéparent ou ſe plient, cela n’arrive que parceque ces corps ſont des amas d’autres : les corps primitifs, les corps ſimples, qui ſont les élémens de tous les autres, doivent être durs, inflexibles, inaltérables.

Plus on examine l’élaſticité, plus il paroît que cette proprieté ne dépend que d’une ſtructure particulière, qui laiſſe entre les parties des corps des intervalles dans lesquels elles peuvent ſe plier.

Il ſemble donc qu’on ſeroit mieux fondé à dire, que tous les corps ſont durs, qu’on ne l’eſt à soûtenir qu’il n’y a point de corps durs dans la nature. Cependant je ne ſai ſi la manière dont nous connoiſſons les corps, nous permet ni l’une ni l’autre aſſertion. Si l’on veut l’avouer, on conviendra que la plus forte raiſon qu’on ait euë pour n’admettre que des corps élaſtiques, a été l’impuiſſance où l’on étoit de trouver les loix de la communication du mouvement des corps durs.

Descartes admit ces corps ; & crut avoir trouvé les loix de leur mouvement. Il étoit parti d’un principe aſſés vraiſemblable : Que la quantité de mouvement ſe conſervoit toûjours la même dans la nature. Il en déduiſit des loix fauſſes ; parceque le principe n’eſt pas vrai.

Les Philoſophes qui ſont venus après lui ont été frappés d’une autre conſervation : c’eſt celle de ce qu’ils appellent la force vive, qui eſt le produit de chaque maſſe par le quarré de ſa vîteſſe. Ceux-ci n’ont pas fondé leurs loix du Mouvement ſur cette conſervation, ils ont déduit cette conſervation des loix du mouvement, dont ils ont vû qu’elle étoit une ſuite. Cependant, comme la conſervation de la force vive n’avoit lieu que dans le choc des corps élaſtiques, on s’eſt affermi dans l’opinion qu’il n’y avoit point d’autres corps que ceux-là dans la nature.

Mais La conſervation du mouvement n’eſt vraie que dans certains cas. La conſervation de la force vive n’a lieu que pour certains corps. Ni l’une ni l’autre ne peut donc paſſer pour un principe univerſel, ni même pour un reſultat général des loix du mouvement.

Si l’on examine les principes ſur leſquels ſe ſont fondés les Auteurs qui nous ont donné ces loix, & les routes qu’ils ont ſuivies, on s’étonnera de voir qu’ils y ſoient ſi heureuſement parvenus ; & l’on ne pourra s’empêcher de croire qu’ils comptoient moins ſur ces principes, que ſur l’expérience. Ceux qui ont raiſonné le plus juſte ont reconnu que le principe dont ils ſe ſervoient pour expliquer la communication du mouvement des corps élaſtiques, ne pouvoit s’appliquer à la communication du mouvement des corps durs. Enfin aucun des principes qu’on a juſqu’ici employés, ſoit pour les loix du mouvement des corps durs, ſoit pour les loix du mouvement des corps élaſtiques, ne s’étend aux loix du repos.

Après tant de grands Hommes qui ont travaillé ſur cette matière, je n’oſe preſque dire que j’ai découvert le principe univerſel ſur lequel toutes ces loix ſont fondées ; qui s’étend également aux corps durs & aux corps élaſtiques ; d’où dépend le mouvement & le repos de toutes les ſubſtances corporelles.

C’eſt le principe De la moindre quantité d’action : principe ſi ſage, ſi digne de l’Être ſuprème, & auquel la Nature paroît ſi conſtamment soumise, qu’elle l’obſerve non ſeulement dans tous ſes changemens, mais que dans ſa permanence, elle tend encore à l’obſerver. Dans le choc des corps, le mouvement ſe diſtribue de manière, que la quantité d’action que ſuppoſe le changement arrivé, eſt la plus petite qu’il ſoit poſſible. Dans le repos, les corps qui ſe tiennent en équilibre, doivent être tellement ſitués, que s’il leur arrivoit quelque petit mouvement, la quantité d’action ſeroit la moindre[3].

Non ſeulement ce principe répond à l’idée que nous avons de l’Être ſuprème entant qu’il doit toûjours agir de la manière la plus ſage ; mais encore entant qu’il doit toûjours tenir tout ſous ſa dépendance.

Le principe de Descartes ſembloit ſouſtraire le Monde à l’empire de la Divinité : il établiſſoit que quelques changemens qui arrivaſſent dans la nature, la même quantité de mouvement s’y conſervoit toûjours : Les expériences & des raiſonnemens plus forts que les ſiens firent voir le contraire. Le principe de la conſervation de la force vive, ſembleroit encore mettre le monde dans une eſpèce d’indépendance : quelques changemens qui arrivaſſent dans la nature la quantité abſolue de cette force ſe conſerveroit toûjours, & pourroit toûjours reproduire les mêmes effets. Mais pour cela il faudroit qu’il n’y eût dans la Nature que des corps élaſtiques : il faudroit en exclure les corps durs ; c’eſt à dire en exclure les ſeuls peut-être qui y ſoient.

Nôtre principe plus conforme aux idées que nous devons avoir des choſes, laiſſe le monde dans le beſoin continuel de la puiſſance du Créateur ; & eſt une ſuite néceſſaire de l’emploi le plus ſage de cette puiſſance.

Les loix du mouvement & du repos ainſi déduites, ſe trouvant préciſément les mêmes qui ſont obſervées dans la nature : nous pouvons en admirer l’application dans tous les Phénomènes : dans le mouvement des Animaux, dans la végétation des Plantes, la Revolution des Aſtres : & le ſpectacle de l’Univers devient bien plus grand, bien plus beau, bien plus digne de ſon Auteur. C’eſt alors qu’on peut avoir une juſte idée de la puiſſance & de la ſageſſe de l’Être ſuprème ; & non pas lorsqu’on en juge par quelque petite partie dont nous ne connoiſſons ni la conſtruction, ni l’uſage, ni la connexion qu’elle a avec les autres. Quelle ſatisfaction pour l’Eſprit humain en contemplant ces loix qui ſont le principe du mouvement & du repos de tous les corps de l’Univers, d’y trouver la preuve de l’exiſtence de celui qui le gouverne !

Ces loix ſi belles & ſi ſimples ſont peut-être les ſeules que le Créateur & l’Ordonnateur des choſes a établies dans la matière pour y opérer tous les Phénomènes de ce Monde viſible. Quelques Philoſophes ont été aſſés témeraires pour entreprendre d’en expliquer par ces ſeules loix toute la Méchanique, & même la prémière formation : donnés-nous, ont-ils dit, de la matière & du mouvement, & nous allons former un Monde tel que celui-ci. Entrepriſe véritablement extravagante !

D’autres au contraire ne trouvant pas tous les Phénomènes de la Nature aſſés faciles à expliquer par ces ſeuls moyens, ont crû néceſſaire d’en admettre d’autres. Un de ceux que le beſoin leur a préſentés, eſt l’Attraction, ce monſtre métaphyſique ſi cher à une partie des Philoſophes modernes, ſi odieux à l’autre : une force par laquelle tous les corps de l’Univers s’attirent.

Si l’Attraction demeuroit dans le vague de cette prémière définition, & qu’on ne demandât auſſi que des explications vagues, elle ſuffiroit pour tout expliquer : elle ſeroit la cauſe de tous les Phénomènes : quelques corps attireroient toûjours ceux qui ſe meuvent.

Mais il faut avouer que les Philoſophes qui ont introduit cette force n’en ont pas fait un uſage auſſi ridicule. Ils ont ſenti, que pour donner quelque explication raiſonnable des Phénomènes, il falloit par quelques Phénomènes particuliers remonter à un Phénomène principal, d’où l’on pût enſuite déduire tous les autres Phénomènes particuliers du même genre. C’eſt ainſi que par quelques ſymptomes des mouvemens céleſtes, & par des obſervations ſur la chûte des corps vers la Terre, ils ont été conduits à admettre dans la Matière une force par laquelle toutes ſes parties s’attirent ſuivant une certaine proportion de leurs diſtances, & il faut avouer que dans l’explication de pluſieurs Phénomènes, ils ont fait un uſage merveilleux de ce principe.

Je n’examine point ici la différence qui peut ſe trouver dans la Nature de la Force impulſive de la Force attractive : ſi nous concevons mieux une force qui ne s’exerce que dans le contact, qu’une autre qui s’exerce dans l’éloignement ? Mais la Matière & le Mouvement une fois admis dans l’Univers, nous avons vû que l’établiſſement de quelques loix d’impulſion étoit néceſſaire : Nous avons vû que dans le choix de ces loix, l’Être ſuprème avoit ſuivi le Principe le plus ſage : Il ſeroit à ſouhaiter pour ceux qui admettent l’attraction, qu’ils lui puſſent trouver les mêmes avantages.

Si les Phénomènes du mouvement de ces corps immenſes qui roulent dans l’Univers ont porté les Aſtronomes à admettre cette Attraction, d’autres Phénomènes du mouvement des plus petites parties des corps, ont fait croire aux Chimiſtes qu’il y avoit encore d’autres Attractions : enfin on eſt venu jusqu’à admettre des Forces répulſives.

Mais toutes ces forces ſeront-elles des loix Primitives de la Nature, ou ne ſeront-elles point des ſuites des Loix de l’impulſion ? Ce dernier n’eſt-il point vraiſemblable, ſi l’on conſidère, que dans la Méchanique ordinaire, tous les mouvemens qui ſemblent s’exécuter par Traction ne ſont cependant produits que par une véritable Pulſion ? Enfin le grand homme qui a introduit les attractions, n’a pas oſé les regarder comme des loix primitives, ni les ſouſtraire à l’empire de l’impulſion. Il a au contraire inſinué dans plus d’un endroit de ſon merveilleux ouvrage que l’Attraction pouvoit bien n’être qu’un Phénomène dont l’Impulſion étoit la véritable cauſe[4] : Phénomène principal dont dépendoient pluſieurs Phénomènes particuliers, mais ſoûmis comme eux aux loix d’un principe antérieur.

Pluſieurs Philoſophes ont tenté de découvrir cette dépendance : mais ſi leurs efforts jusqu’ici n’ont pas eu un plein ſuccès, ils peuvent du moins faire croire la choſe poſſible. Il y aura toûjours bien des vuides, bien des interruptions entre les parties de nos ſyſtèmes les mieux liés : & ſi nous reflêchiſſons ſur l’imperfection de l’Inſtrument avec lequel nous les formons, ſur la foibleſſe de nôtre eſprit, nous pourrons plûtôt nous étonner de ce que nous avons découvert, que de ce qui nous reſte caché.

Ouvrons les yeux ; parcourons l’Univers ; livrons-nous hardiment à toute l’admiration que ce ſpectacle nous cauſe : tel Phénomène qui pendant qu’on ignoroit la ſageſſe des loix à qui il doit ſon origine, n’étoit qu’une preuve obſcure & confuſe de l’exiſtence de celui qui gouverne le Monde, devient une démonſtration : & ce qui auroit pû cauſer du ſcandale, ne ſera plus qu’une ſuite néceſfaire de loix qu’il falloit établir. Nous verrons, ſans en être ébranlés, naître des Monſtres, commettre des Crimes, & nous ſouffrirons avec patience la Douleur. Ces maux ne porteront point atteinte à une vérité bien reconnue : quoique ce ne ſoit pas eux qui la fiſſent connoître, ni rien de ce qui renferme quelque mélange de mal ou d’inutilité. Tout eſt lié dans la Nature : l’Univers tient au fil de l’araignée, comme à cette force qui pouſſe ou qui tire les planetes vers le Soleil : mais ce n’eſt pas dans le fil de l’araignée qu’il faut chercher les preuves de la ſageſſe de ſon Auteur.

Qui pourroit parcourir toutes les merveilles que cette ſageſſe opère ! Qui pourroit la ſuivre dans l’immenſité des Cieux, dans la profondeur des Mers, dans les Abîmes de la Terre ! Il n’eſt peut-être pas encore tems d’entreprendre d’expliquer le Syſtème du Monde : il eſt toûjours tems d’en admirer le ſpectacle.


  1. Malebranche.
  2. Diſcours ſur les loix de la communication du mouvement par M. Jean Bernoulli.
  3. NB. On a renvoyé la Recherche mathematique des loix du mouvement & du repos, à la fin de cet ouvrage, afin de n’en pas interrompre la lecture.
  4. Newton Phil. Nat. pag. 6. 160. 188. 530. Édit. Londin. 1746.