Esquisses littéraires - Saint-René Taillandier

Esquisses littéraires - Saint-René Taillandier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 583-626).
ESQUISSES LITTÉRAIRES

M. SAINT-RENE TAILLANDIER

Nul homme, disait le vieux Solon, ne doit être estimé heureux avant sa mort; mais il n’y a pas de règle si vraie qui ne souffre quelque exception, et l’éminent collaborateur dont nous voudrions aujourd’hui retracer les traits sympathiques eut la fortune d’être de ce petit nombre qui dans chaque génération semble ne pour contredire l’aphorisme si sombre du législateur d’Athènes. On pouvait l’estimer heureux avant sa mort en toute confiance et sans crainte d’être démenti par les événemens du lendemain, tant il avait sagement construit sa demeure à distance de toutes les voies qui mènent aux obstacles. Heureux dès sa naissance par toutes ces circonstances de fortune, de famille et d’éducation qui jouent un rôle si considérable dans le cours de la vie de tout homme, il lui avait été donné, selon un mot du cardinal de Retz, de remplir tout son mérite dans la double carrière qu’il a parcourue jusqu’à sa mort avec un succès constant. Il a été tout ce qu’il devait être sans avoir jamais à accuser le sort d’une lenteur ou d’une malveillance. Professeur longtemps applaudi à la faculté des lettres de Montpellier, il est venu à l’heure précise occuper à la Sorbonne la chaire à laquelle le désignait l’éclat de son enseignement. Écrivain constamment apprécié, il n’a connu ni les injustes retours de l’opinion ni les dénigremens des envieux, et lorsque, recommandé par la voix de l’estime publique aux suffrages de l’Académie, il est entré dans l’illustre assemblée, son élection n’a causé aucun étonnement et n’a rencontré aucune opposition sérieuse, tant elle apparaissait comme le couronnement naturel d’une vie littéraire dont chaque pas avait été récompensé par les témoignages les plus variés de considération. Ce n’est donc pas une réparation que nous avons à faire; nous n’avons aucune injustice à dénoncer, aucune mauvaise chance à déplorer, et nous sommes loin de nous en plaindre, étant de ceux qui aiment à voir le talent et la vertu récompensés. C’est pour les dieux seulement que le spectacle le plus agréable est celui du juste aux prises avec l’adversité; pour les simples mortels, le spectacle contraire est infiniment plus consolant et nous osons dire plus moral. Oui, plus moral. Je ne sais quelle manière de philosophe effrontément facétieux a émis un jour l’opinion que les personnes belles, bonnes et intelligentes devaient être la proie légitime de ceux qui ne possèdent aucune de ces qualités, et le vulgaire, seigneur de ce monde sublunaire, n’a que trop montré en tout temps par sa conduite envers l’élite de l’humanité qu’il n’était pas éloigné de partager cet aimable avis. Il est donc bon que le spectacle le plus agréable aux dieux lui soit montré le plus rarement possible, et il y a lieu de se réjouir chaque fois qu’une âme honnête a pu accomplir sa destinée sans user son temps et ses forces dans des luttes stériles contre le malheur, ou l’iniquité. Une existence réellement heureuse est d’ailleurs chose si rare qu’il n’est pas à craindre que l’exemple en soit jamais assez contagieux pour que le talent et la vertu ne soient pas toujours assurés de cette dose d’infortune qui, au dire de certains, est leur stimulant le plus actif.

Ce bonheur, Saint-René Taillandier en était digne, car il est aisé de comprendre qu’il en était en partie l’auteur. Une fortune aussi constante ne va pas sans certaines qualités qui la déterminent, la fixent et en assurent la durée, et Saint-René Taillandier possédait toutes celles qui font le parfait galant homme. Si l’on nous demandait de définir le galant homme, nous répondrions que c’est l’homme dont le cœur est cultivé à l’égal de l’intelligence, dont les sentimens châtiés par le sens moral, comme l’esprit est châtié par le goût littéraire, ont acquis cette science des délicatesses sans laquelle les vertus les plus sérieuses gardent toujours quelque chose de pédantesque ou même de barbare, et cette définition s’appliquerait en toute exactitude à l’écrivain que nous regrettons. La bienveillance était chez lui un penchant presque irrésistible, il aimait à être utile comme d’autres aiment à nuire; c’était là son machiavélisme et sa diplomatie. Ce que sa plume a rendu de services littéraires, défendu de nobles causes étouffées, mis en lumière de talens inconnus ou mal jugés, les lecteurs de la Revue le savent, ce que ses amis seuls pourraient dire, c’est à quel point sa bienveillance envers les personnes était désintéressée, exempte de toute arrière-pensée égoïste ou de toute préoccupation de vanité. Et cette bienveillance s’exerçait sans bruit, sans démonstration empressée, sans affectation de sensibilité, avec cette exacte mesure qui, il faut le reconnaître, est presque exclusivement le privilège des Parisiens de race. Cette mesure d’ailleurs ne l’abandonnait jamais en rien ; sa nature portait en elle un certain élément modérateur qui en réglait toutes les manifestations et la garantissait contre tout écart. Il y avait en toute chose un certain degré de vivacité qu’il ne se permettait jamais, bien qu’il fût loin de lui déplaire de le rencontrer chez autrui et qu’il fût capable même à l’occasion d’en admirer et d’en louer les effets. Il était enthousiaste et curieux, mais son enthousiasme était sans tumulte et sa curiosité sans fièvre. Il aimait d’instinct les larges horizons et les nobles cimes, et son talent l’y portait spontanément dès qu’il les entrevoyait, mais il s’y portait d’un vol égal et comme d’un coup d’aile silencieux. Son talent revêtait le forme oratoire plus volontiers que toute autre, ce qui implique la présence d’un certain feu, mais la chaleur était chez lui toute de l’esprit et n’avait rien de commun avec cette chaleur du tempérament qui ne va jamais sans une véhémence de sentimens voisine de l’exagération. Sa conversation, une des moins fatigantes et des plus instructives dont j’aie fait l’expérience, était d’un courant large et facile, sans accident de verve ni brusque saillie d’originalité, mais aussi sans ralentissemens ni momens de langueur ou d’atonie. Il discutait quelquefois, il ne disputait jamais; rarement causeur sut plus généreusement ménager l’amour-propre de ses interlocuteurs aux dépens du sien propre. Son urbanité, de même substance que ses autres qualités, ne se démentait en aucune circonstance. Vous tous qui l’avez connu pendant de si longues années, ses collègues de l’Université, ses confrères de la Revue, dites si vous avez jamais surpris chez lui un excès ou un oubli de parole, un mot hors de ton, une expression de violence ou d’aigreur, dites surtout s’il lui échappa jamais un trait pouvant faire blessure. Comme les très honnêtes gens, ceux qui le sont intus et in corde, Saint-René Taillandier savait se refuser ces malices où il est si facile d’exceller, pour peu qu’exempt de scrupule, on accorde toute liberté aux boutades de la nature, et, même lorsqu’il méprisait, sa sévérité se gardait soigneusement de ces formes d’ironie mauvaise qui ont en elles quelque chose de satanique, et présentent l’inconvénient de châtier le mal avec les armes même des méchans.

Il puisait sa vie morale aux principes les plus féconds et les plus nobles. Les deux grands courans de pensées et de sentimens qui se partagent notre siècle, courans d’ordinaire divergens, souvent ennemis, s’étaient unis en son âme comme en un paisible confluent ; il avait eu le don de savoir être à la fois libéral avec fermeté et chrétien avec sincérité, et de tous les bonheurs de sa vie celui-là n’avait pas été le moindre. Il avait passé de la foi naïve de la jeunesse aux convictions raisonnées de la science sans que la fréquentation des doctrines philosophiques lui fût malsaine; il ne permit jamais à ses doutes inévitables ce degré de témérité qui pouvait provoquer une de ces crises de déchirement intérieur d’où l’âme ne sort même victorieuse qu’amoindrie ou mutilée; ce qui est plus certain encore, c’est qu’il ne traversa jamais ces étapes d’aridité et ces états de sécheresse dont parlent tous les mystiques et qu’ils dénoncent comme l’accompagnement ordinaire de tout ralentissement de la foi, protégé qu’il fut toujours contre de tels accidens par la vertu de l’espérance. Nature instinctivement confiante, il ne s’était pas senti découragé par les contradictions apparentes qui séparent la science et la foi, et il s’était dit dès ses premiers pas qu’il était impossible que l’esprit humain ne découvrît pas un jour le pont par où ces deux grandes puissances pourraient se rejoindre sans crainte de péril pour l’équilibre de l’âme humaine, sans crainte de naufrage pour les sociétés. Ainsi soutenu par cette ferme assurance intérieure, il avait livré exempt d’inquiétudes sa barque aux vagues de cette mer houleuse des systèmes que tous doivent traverser aujourd’hui, merveilleusement orienté dans sa navigation par la double boussole qu’il portait avec lui, et préservé contre les récifs, les bancs de sable et les côtes insalubres par une instruction solide, de nombreuses lectures, une prudence perpétuellement attentive, un art remarquable de jeter la sonde et de reconnaître sous la profondeur des eaux les parages dangereux. Cette réconciliation qu’il cherchait, il la sentait possible par son propre exemple ; ce point de jonction rêvé par tant de nobles esprits il le trouvait dans le passage, graduellement opéré par la science, du christianisme tel que les siècles nous l’ont légué à un christianisme plus universel encore. Le jour où ce passage serait accompli, l’antique Jérusalem laissée sur la rive du départ apparaîtrait sur la rive d’arrivée, rajeunie et éblouissante de nouvelles splendeurs. Toute sa vie littéraire et philosophique n’a été qu’un long voyage à la recherche des faits soit favorables, soit hostiles à cette double cause qu’il s’était donné mission de soutenir. Il allait interrogeant les systèmes, les littératures, les mœurs étrangères, les sectes, voire les coteries morales où la vie est souvent d’autant plus intense qu’elle est contenue dans un moindre corps, trouvant sur sa route plus de combats à livrer que de traités d’alliances à signer, embarquant toutefois par compensation mainte recrue au service de l’harmonie désirée. Que son esprit fût devenu de plus en plus compréhensif à mesure qu’il accomplissait ce voyage, cela n’avait rien que de naturel ; ce qui est plus particulier, c’est que son rêve de concorde n’ait jamais reçu aucune atteinte. Si invincible était restée en lui cette union que je ne puis mieux en faire comprendre l’intime énergie qu’en disant qu’il ressentait et poursuivait toute impiété philosophique comme un acte antilibéral et toute doctrine chrétienne illibérale comme une impiété.

Cette double préoccupation qui a été le tourment de sa vie entière et se manifesta dès sa première jeunesse le sacrait d’avance écrivain ; cependant il hésita quelque temps avant de faire choix d’une carrière. Au sortir du collège où il avait fait les plus brillantes études, nous le voyons entre les années 1337-1840 prendre à la fois ses grades de licencié ès-lettres et de licencié en droit, indécis qu’il était encore entre la magistrature et le professorat. En tout cas, il n’y eut à aucun moment hésitation sur les idées qu’il était décidé à servir; nous en avons pour preuve son œuvre de début, un long poème intitulé Béatrice, où il a déposé les nobles rêves de sa jeunesse. Ce poème, publié en 1840, est peu connu aujourd’hui, bien qu’à l’origine il n’ait pas passé inaperçu. Dans la page de critique la plus remarquable qu’il ait jamais écrite, cette brillante charge à toute outrance qu’il exécuta ici même contre la Divine Épopée d’Alexandre Soumet, Théophile Gautier mentionna Béatrice avec éloges en l’opposant aux conceptions mystiques mal venues de l’auteur à Saül. Par la nature de son sujet, l’œuvre n’était pas de celles qui sont faites pour retentir et fut bientôt oubliée; mais nous oserons dire qu’elle est indispensable à quiconque veut écrire sur Saint-René Taillandier, car elle nous initie d’une manière si complète à sa vie morale d’alors qu’elle a pour nous la valeur d’un véritable document autobiographique. Nous entrons dans sa chambre de laborieux étudiant, nous nous asseyons entre ses amis, dont nous pouvons au moins nommer un avec certitude, tant il est reconnaissable, l’infortuné Alexandre Thomas, si différent de lui par le caractère et les tendances ; nous lisons les titres des livres favoris jetés sur sa table de travail, livres de foi et livres de doutes, Dante et Goethe, les poésies franciscaines et les poètes de la Souabe, les mystiques du moyen âge et les doctrines de la moderne Allemagne; nous surprenons sur le fait l’action des influences contemporaines préférées de son jeune esprit. La principale de ces influences, celle d’Edgard Quinet, à qui le poème est dédié, fut sur Saint-René Taillandier des plus considérables et des plus persistantes, ce qui n’étonnera aucun de ceux qui ont suivi ses travaux avec attention. Assurément ce n’était ni une philosophie bien précise, ni une doctrine religieuse bien établie que Quinet pouvait lui donner; mais il trouvait chez lui nombre de séductions qui répondaient bien mieux à l’état d’âme qu’il traversait que le plus logique des systèmes, de nobles aspirations, d’éloquentes inquiétudes, une foi vibrante dans les destinées futures de l’humanité, un sentiment profond de l’immanence du divin dans le monde, une confiance enthousiaste dans la fécondité de l’infini, et enfin l’assurance prophétique que, si les noms particuliers des religions étaient destinés à disparaître, le nom même de religion ne serait jamais aboli dans les langues huitaines. C’était d’ailleurs l’époque où Quinet n’avait pas tellement rompu avec la tradition chrétienne qu’il ne fût capable d’essayer cette éloquente réfutation du docteur Strauss que tous nos anciens lecteurs connaissent, et où, par conséquent, un jeune disciple, à la fois traditionaliste et rationaliste, pouvait aisément contempler dans ses écrits l’image d’un christianisme latitudinaire, semblable à celui qu’il rêvait lui-même. Ce christianisme, Saint-René Taillandier l’y découvrit en effet, et le transporta avec bonheur dans ce poème de Béatrice où se reconnaissent sans peine les traces laissées par les fréquentes lectures d’Ahasvérus et du Génie des religions.

Le thème de Béatrice n’est autre que cette espérance dans l’union future de la science et de la foi que nous venons de marquer comme le sentiment en quelque sorte central des travaux de Saint-René Taillandier. Trois jeunes gens engagés dans la poursuite laborieuse de la vérité échangent dans une modeste chambre d’étudians leurs confidences de catéchumènes. Leurs caractères habilement présentés répondent à trois variétés de la nature philosophique : le rationaliste, le mystique, l’éclectique ou, pour mieux parler le syncrétiste. Le rationaliste n’est autre que notre ancien collaborateur Alexandre Thomas déjà nommé ; nous n’oserions nommer le mystique; le syncrétiste, nous avons à peine besoin de le dire, est l’auteur du poème. Ces confidences ne sont rien moins que joyeuses. Les amis se plaignent que cette science qu’ils servent avec un si brûlant enthousiasme paie mal leurs aspirations et qu’ils ne trouvent point en elle ce que tout jeune cœur cherche avant tout sous une forme ou sous une autre, l’amour. Est-ce donc qu’il y a un divorce irrémédiable entre la vie de l’intelligence et la vie de l’âme? En a-t-il toujours été ainsi et n’y a-t-il pas eu des époques bénies où l’idéal n’était pas une sèche abstraction, où la réalité était autre chose qu’un chaos malsain de notions empiriques, où la vérité en se communiquant remplissait à la fois l’esprit de certitude et le cœur de divine tendresse, où l’être de l’homme pouvait, dans chacune de ses manifestions harmonieuses, atteindre à cette perfection qui, selon la belle définition de saint Bernard, consiste à brûler et à briller à la fois: ardere et lacere perfertio est? Alors ils en viennent à songer à cette Béatrice qui ouvrit à Dante l’une après l’autre toutes les portes du paradis, et ils l’évoquent par l’irrésistible incantation du fervent désir. Ah! qu’il descende et qu’il demeure à jamais avec nous ce savant esprit d’amour, cet aimant esprit de science ! Béatrice apparaît et leur explique longuement comment a été possible le merveilleux édifice des beaux siècles du moyen âge. Une divine pensée d’amour fut un jour jetée parmi des hommes simples, cette semence bénie germa de proche en proche, des milliers d’âmes la reçurent, et chacune ajouta à cette richesse première le petit trésor de sa vie morale. La croyance chrétienne, ainsi grossie de tous les rêves d’amour dont elle avait été le principe, devenue la maîtresse absolue de l’âme humaine, inspira chacun de ses mouvemens, en sorte qu’il n’y eut pas un seul de ces mouvemens qui ne fût déterminé par l’amour. C’est par l’amour qu’elle devint habile, ingénieuse et savante. Ce Dieu dont elle était pleine, elle voulait l’adorer, et pour l’adorer elle devint architecte et artiste inspirée ; elle voulait le comprendre, et pour le comprendre, elle éleva l’édifice de la scolastique, et enfin, tout cela fait, ne se trouvant pas encore assez près de lui, la poésie, d’un dernier effort d’amour, l’emporta sur ses ailes jusqu’à son trône inaccessible à la pensée réduite à ses seules ressources. Si cher est ce souvenir à Béatrice, que volontiers elle consent à un nouveau séjour sur la terre pour guider, si c’est possible, un nouveau Dante dans les régions du paradis. Mais hélas ! cette fois le séjour lui paraît si dur qu’il ressemble à une expiation, et qu’elle croit descendre ou monter les spirales de ces mondes consacrés aux pécheurs que son pied ne foula jamais. Le moderne scepticisme lui est une insulte quotidienne, la science aride un sujet de larmes, il n’est pas d’heures où elle ne sente passer en elle le frisson de l’épouvante, et quand enfin elle veut regarder le ciel dont elle connaissait toutes les provinces, elle le trouve fermé et croit alors qu’il ne lui reste qu’à mourir, proie dévolue au néant qui triomphe. Une scène imitée à la fois du fameux songe de Jean-Paul et de L’Ahasvérus d’Edgard Quinet vient écarter cette conclusion désespérante. Les grands morts des époques croyantes se lèvent du tombeau pour maudire les générations qui ont défait leur œuvre ; mais lorsqu’ils sont en face d’elles et qu’ils voient marqués sur tous ces fronts les signes de l’étude, du désir, de la bonne volonté, ils reconnaissent leurs fils légitimes, il leur est révélé que les hommes de cette terre renouvelée sont en quête d’un ciel plus haut que celui qu’ils avaient atteint, et les anathèmes se changent en bénédictions. Morts et vivans se réconcilient ; c’est comme un baiser Lamourette du moyen âge et du XIXe siècle. Les siècles passés étaient partis de l’amour pour aboutir à la science ; les siècles nouveaux sont partis de la science pour aboutir à l’amour ; l’humanité refera en sens inverse le voyage qu’elle a déjà fait. Écrit au lendemain de l’Ahasvérus et du Prométhée d’Edgar Quinet, et contemporain de la Psyché de Victor de Laprade, ce poème porte bien la date de ces dernières années de tendances spiritualistes où les dogmes religieux du passé trouvèrent un suprême et frêle refuge dans les formes du symbolisme avant de subir l’assaut froidement irrespectueux des doctrines du positivisme.

Si cette tentative poétique que Saint-René Taillandier appelait gaîment son péché de jeunesse ne fut pas renouvelée, il faut en faire honneur au sens critique supérieur de notre collaborateur, car elle n’avait rien qui fût fait pour décourager, et tout autre moins judicieux n’aurait pas manqué de récidiver. Béatrice en effet n’est ni une œuvre manquée, ni une de ces erreurs si fréquentes chez les jeunes talens qui cherchent leur voie; la pensée en est élevée, bien conduite et bien déduite, l’exécution en est soutenue et la forme nombreuse témoigne dans son abondance d’un sentiment très sûr des lois du développement poétique. Seulement, parmi toutes ces qualités, il n’y en a aucune de celles qu’on peut appeler conquérantes et qui sont faites pour s’emparer du peuple des lecteurs. Le seul inconvénient qu’il y eût pour l’auteur à recommencer sur nouveaux frais était donc de se résigner à écrire des poèmes pour un public de cent personnes; mais Saint-René Taillandier pensa justement qu’il avait mieux à faire de son temps. En abandonnant la muse, il n’en déserta d’ailleurs ni le culte fervent ni la fréquentation assidue. En se consacrant à la prose, il y fit passer le plus qu’il put de cette poésie qu’il se refusait désormais; ses travaux critiques et historiques sont pleins de fragmens ou, pour mieux dire, d’écoulemens d’une matière condamnée à ne plus se rassembler et qui s’insinue dans la critique à la manière des métaux dans le dur rocher, par veines et infiltrations. Jamais avec lui l’analyse n’est sèche et décharnée; un certain lyrisme toujours prêt à se montrer, une grande indulgence pour l’image, une tendance très marquée à laisser glisser l’idée dans le domaine du sentiment y témoignent à chaque instant que l’écrivain possède non-seulement le goût, mais la pratique de la poésie, surtout qu’il a vécu dans le commerce familier des poètes. Ils composaient en effet sa lecture favorite ; il se dédommageait de ne plus faire de vers en admirant ceux des autres, et rarement admiration fut plus entière. Il portait les poètes contemporains jusqu’aux plus petits dans sa mémoire, et savait l’art de les retrouver jusque dans leurs œuvres les plus imparfaites ou les plus justement dédaignées. En le perdant, — tel ou tel de ses confrères de l’Académie le sait certainement et pourrait l’attester, — ils ont perdu un des propagandistes les plus zélés et les plus désintéressés de leur gloire.

Un an après la publication de Béatrice (1841), ses hésitations ayant pris fin, il fit décidément choix du professorat et, ayant accepté du ministère de M. Villemain une place de suppléant à la faculté de Strasbourg, il se fit recevoir docteur ès-lettres. Dans la thèse qu’il soutint à cette occasion, thèse qui est devenue un livre intéressant et qui avait pour sujet la vie et la doctrine de Scot Érigène, reparaît cette croyance en l’union future de la science et de la foi qui fait le sentiment dominant de son poème. Préoccupé de trouver dans le passé des ancêtres à son espérance, il lui avait paru que le penseur original et énigmatique qui éclata au milieu des ténèbres du IXe siècle comme un météore philosophique sans précurseurs immédiats, n’avait jamais été droitement compris. L’homme qui avait exprimé cette forte idée : « La vraie religion n’est que la vraie philosophie, et la vraie philosophie n’est que la vraie religion, » s’il n’avait pas résolu le problème de l’union de la science et de la foi, n’en avait-il pas compris, avec une pleine exactitude, la nature et les conditions ? Saint-René Taillandier s’ingénia donc à séparer le disciple de l’apocryphe Denys l’Aréopagite et du moine Maxime de toute étroite parenté avec le néo-platonicisme d’Alexandrie, l’amnistia de tout délit de panthéisme et s’attacha à montrer en lui un philosophe strictement chrétien en dépit de la défiance que l’église eut de ses opinions dès l’origine et qu’elle conserva toujours depuis ; le père non reconnu, mais authentique, de la philosophie du moyen âge dans son double mouvement, la scolastique et les mystiques, nous voudrions pouvoir dire que le jeune écrivain réussit à prouver ces conclusions ; malheureusement, l’exposé très complet et très lucide qu’il fait des doctrines de Scot Érigène, les citations abondantes dont ses analyses sont accompagnées et les fragmens importans dont il a composé l’appendice de sa savante thèse ne nous permettent pas d’être aussi affirmatif.

Il nous est impossible de voir en Scot Érigène autre chose qu’une apparition excentrique et solitaire comme l’histoire en présente quelquefois pour rompre, dirait-on, la monotonie de la logique des siècles. Tout en lui indique nettement que nous sommes bien en face, non d’un chrétien philosophant, mais d’un véritable libre penseur, animé d’une pieuse déférence à l’égard du christianisme, il est vrai, sincèrement désireux de le trouver d’accord avec sa philosophie, travaillant en toute bonne foi à cet accord, mais qui a pris d’avance son parti pour le cas où les deux doctrines ne s’ajusteraient pas exactement. La sienne, très hardie et très complète, se suffit en effet par elle-même, porte en elle-même son principe et ses conclusions. Elle côtoie le christianisme, mais sans s’y confondre jamais, et si les deux doctrines vont ensemble, c’est à la manière de deux fleuves qui voyagent de compagnie vers la même mer, mais s’y jettent par deux embouchures différentes. La qualité essentielle du vrai philosophe, l’intrépidité intellectuelle, est visible chez Scot Érigène ; quelles que soient les conséquences où la vérité le conduit, son cœur ne tremble pas plus que sa raison ne recule. Lorsque Descartes, avant de commencer à philosopher, enfermait la théologie dans son arche sainte, était-il plus radical que Scot Érigène débutant par établir la prééminence de la raison sur l’autorité et réservant pour le seul enseignement des simples les témoignages des pères et de la tradition? Certains critiques allemands, nous dit Saint-René Taillandier, ont essayé d’établir la parenté de la doctrine de Scot Érigène avec les plus modernes systèmes de la philosophie germanique, et cette entreprise n’a rien qui soit pour beaucoup étonner, tant les ressemblances sont frappantes. Jusqu’à quel point le Dieu et l’Univers de Scot Érigène, ce rien absolu qui est au-dessus de toute détermination, ces idées qui sont à la fois créées et créatrices, cette distribution incessante de la vie à travers les domaines de la nature par l’action du Saint-Esprit remplissant l’office de l’éternel devenir, diffèrent du Dieu et de l’Univers de Hégel, nous ne nous arrêterons pas à le chercher, mais à coup sûr ils diffèrent sensiblement du Dieu et de la création des chrétiens. Et que dire de cette explication symbolique de l’Écriture qui substitue l’interprétation individuelle selon l’esprit au sens textuel déclaré bon pour les hommes de chair, ou de cette hardie négation de l’éternité des peines, conséquence de la négation plus hardie encore de l’existence réelle du mal? Ce qui en dit plus long sur les tendances de sa doctrine que toutes les plus ingénieuses apologies, c’est le silence que l’église du moyen âge s’obstina toujours à garder sur son compte. Comme le dit excellemment M. Guizot, en parlant de ce même grand esprit, on n’abuse pas des adversaires intellectuels, et ce caractère flottant, prêtant à l’illusion, qui a permis à Saint-René Taillandier de voir en lui un chrétien véritable, est précisément ce qui mit l’église à son égard dans une attitude de muette réserve. Le critique réussit donc imparfaitement à établir d’une manière étroite les liens qui rattachent Érigène aux scolastiques et aux mystiques du moyen âge, dont aucun ne songea d’ailleurs jamais à se réclamer de lui ; en revanche, il réussit à merveille à établir ses rapports très directs avec tous les adversaires de l’orthodoxie, qui, eux, l’ont tous avoué pour maître, et l’équivoque Amaury de Chartres, et le batailleur Bérenger de Tours, et les albigeois parmi lesquels il était en grand renom, et l’évangile éternel de l’abbé Joachim de Flore, qui est mieux qu’en germe dans le commentaire sur l’Évangile de saint Jean retrouvé par M. Ravaisson. Un tel fait parle assez haut. Si Scot Érigène n’est pas l’ancêtre lointain des philosophes modernes, tenons-le en toute assurance pour le père véritable de cette curieuse race mixte de libres penseurs sous robe chrétienne qui n’a disparu qu’au commencement du XVIIe siècle et dont les derniers furent Giordano Bruno et Campanella. Dans ce livre ingénieux et instructif, une des tendances les plus marquées de l’esprit de Saint-René Taillandier se laisse voir a découvert. Très complaisant aux manifestations du génie vrai et en même temps très constant dans les principes qu’il s’était donnés, il lui en coûtait de voir tel homme qu’il admirait aller à des conséquences qu’il n’admettait pas. Par cette même faiblesse, qui était presque de sentiment, dès qu’une doctrine se rattachait par quelque côté aux idées qui lui étaient chères, il faisait effort pour la tirer tout entière à lui en dépit de ce qu’elle pouvait avoir de suspect, et c’est là justement ce qui lui est arrivé avec Scot Erigène.

Deux ans après la publication de cette thèse, Saint-René Taillandier, quittant le poste de noviciat qu’il occupait à Strasbourg, allait prendre possession de la chaire de littérature française à la faculté des lettres de Montpellier et envoyait à la Revue ses premières études sur l’Allemagne, résultats d’un voyage exécuté entre son poème de Béatrice et son entrée dans l’université. Ce voyage a joué dans la carrière littéraire de Saint-René Taillandier un rôle capital. Ce n’est pas, il l’a par la suite mainte fois déclaré, qu’il fût alors attiré vers l’Allemagne par aucune sympathie particulière, mais c’était là que, depuis Kant et Goethe la pensée humaine avait accompli ses dernières évolutions mémorables, là qu’elle avait forgé de nouvelles armes et renouvelé ses méthodes d’investigation, et le jeune critique avait voulu connaître de près l’actif atelier d’où tant de systèmes étaient sortis depuis cinquante ans. Il séjourna un an et demi à l’université de Heidelberg, où il se rencontra avec son ami Alexandre Thomas et M. Laboulaye, visita le Wurtemberg et la Bavière, fréquenta le plus qu’il put d’hommes célèbres, et vit notamment M. de Schelling à Munich. Quelle que fût l’ardeur de sa curiosité, il fut en plus d’une occasion obligé de la tempérer de discrétion, tant la défiance était grande à notre égard et tant les haines allumées par les guerres de l’empire couvaient encore ardentes sous les cendres dont les avaient recouvertes les traités de 1815. Dans la préface d’un de ses derniers livres, Dix Ans de l’histoire d’Allemagne, il nous a gaîment raconté comment le fameux auteur de la Symbolique, Frédéric Kreuzer, les avait pris, lui et les deux compagnons d’étude que nous venons de nommer, pour trois agens envoyés par M. Thiers pour sonder les dispositions des Allemands et préparer les voies à quelque noir complot. La défiance de Frédéric Kreuzer l’aurait moins égaré si, au lieu de soupçonner des agens politiques dans les trois jeunes Français, elle avait tout simplement deviné des observateurs sagaces capables d’informer la France des dangers que lui préparait cette romantique Allemagne, alors idole de nos dilettantes et de nos artistes. On le vit bien lorsque Saint-René Taillandier publia peu après ses premiers tableaux du mouvement contemporain dans les pays d’outre-Rhin.

Ce fut, il nous en souvient encore, un véritable étonnement chez beaucoup de lecteurs. Le jeune critique ruinait de fond en comble cette illusion d’une Allemagne rêveuse et mystique dont le public avait reçu jadis l’image de Mme de Staël et qu’il se plaisait à garder comme définitive. Avant lui cependant les avertissemens n’avaient pas manqué, et ici même le tocsin d’alarme avait été sonné à plusieurs reprisses par divers esprits d’ordre supérieur, mais sans parvenir à tirer l’opinion de son obstination à ne voir dans l’Allemagne que le dernier asile des souvenirs chevaleresques et des songes poétiques partout ailleurs dissipés par une raison prosaïque. Les éblouissantes révélations de Henri Heine, mises sur le compte de l’humour et de la fantaisie, avaient amusé sans convaincre; dans les protestations d’Edgard Quinet contre la teutomanie et les audaces de la théologie négative, on avait vu surtout des pages éloquentes qui faisaient honneur au talent de l’écrivain; enfin les philosophes, public toujours peu nombreux, avaient été à peu près seuls à remarquer l’admirable exposé qu’un écrivain de grand mérite, prématurément enlevé aux lettres, Lèbre, avait tracé de la crise effroyable dans laquelle la pensée allemande s’agitait depuis la mort de Hegel. Il fallut bien cependant se rendre à l’évidence lorsque, pendant plus de sept années, Saint-René Taillandier vint exposer presque chaque mois les phases successives du long et sinistre carnaval que les muses allemandes ont mené jusqu’aux révolutions de 1848 et 1849, cette littérature aux fantaisies sensuelles renouvelées du saint-simonisme qui renvoyait aux Philistins toute vieille morale, cette philosophie qui aboutissait à la négation de tout ordre social, cette théologie qui abolissait toute notion du divin. Eh bien ! telle est la ténacité d’une opinion longtemps enracinée que nombre d’esprits éminens refusaient de se rendre et reprochaient à Saint-René Taillandier de dépenser son attention aux produits scandaleux et malsains d’une littérature qu’ils déclaraient sans importance. Ampère surtout, paraît-il, n’en revenait pas de surprise. Continuant à voir l’Allemagne dans les grands génies qui l’avaient illustrée il se refusait à la reconnaître dans ces nouveau-venus dont on lui parlait. A quoi bon, demandait-il, s’occuper d’un Arnold Ruge ou d’un Feuerbach, d’un Bruno Bauer ou d’un Stirner, d’un Gutzkow ou d’un Herwegh? Tous ces gens-là ne comptaient pas; inconnus hier, ils étaient assurés d’être oubliés demain. C’était juger tout de travers l’œuvre utile que Saint-René Taillandier accomplissait alors. A coup sûr, l’importance de ces écrivains eût été fort secondaire s’il s’était agi de comparer leurs œuvres à celles qui sont assurées de l’immortalité et dignes d’être présentées comme classiques ; mais il s’agissait de toute autre chose. Ce que Saint-René se proposait, ce n’était pas de faire œuvre d’esthétique, c’était de faire œuvre de critique sociale, et il s’était trop bien rendu compte des conditions nécessaires de cette critique pour ignorer que les dédains d’un goût trop exclusif non-seulement y étaient déplacés, mais y étaient une cause d’erreurs. En critique littéraire, les œuvres n’ont d’intérêt que par leur beauté et leur perfection ; en toute critique qui se propose un but social elles ont un intérêt même par leurs difformités et leurs vices, surtout, pourrait-on dire, par leurs difformités et leurs vices. Que penserait-on aujourd’hui d’un critique allemand qui, voulant rendre compte à son pays de la France du temps de Louis-Philippe, aurait négligé la littérature socialiste, le mouvement des sectes communistes, les productions fiévreuses et corruptrices du romantisme dégénéré ? Henri Heine écrivant alors pour la Gazette d’Augsbourg les lettres qui ont formé depuis le volume de Lutèce n’a eu garde de négliger tous ces phénomènes des régions inférieures, et il avait, à coup sûr, le goût aussi fin et aussi dédaigneux qu’aucun de ceux qui reprochaient à Saint-René Taillandier d’expliquer l’Allemagne aux Français de la même façon qu’il expliquait, lui, la France aux Allemands.

Réunies en 1849 sous le titre de : Histoire de la jeune Allemagne, ces premières études de Saint-René Taillandier conservent encore aujourd’hui toute leur valeur et forment une lecture des plus attachantes. La personnalité de l’auteur y est présente plus qu’en aucun autre de ses travaux peut-être; les heureuses années de la jeunesse qui ont le privilège d’échauffer tout ce qu’elles touchent ont mis dans ces pages au service du bien moral une verve vengeresse, une ardeur pétulante, une spontanéité d’indignation tout à fait remarquables. Ce n’est pas un critique spectateur que nous avons devant nous, un critique se bornant à raconter les péripéties de la bataille à laquelle il assiste, à juger des coups portés et reçus, c’est un critique militant qui se jette dans la mêlée pour son propre compte dès qu’il aperçoit qu’il y a sur quelque point péril pour la morale ou le bon sens. Pas un sophisme qu’il consente à laisser sans réponse, pas un scandale de talent qu’il laisse sans flétrissure. Deux sentimens très vifs le portaient à prendre dans ces débats une part plus directe que ne le fait d’ordinaire la critique lorsqu’il s’agit de doctrines et d’œuvres étrangères, un sentiment politique et un sentiment littéraire. Dans ces années d’avant 1848, années heureuses et aveugles où le véritable avenir de l’Allemagne restait caché sous des voiles impénétrables, Saint-René Taillandier pensait, comme tous ses contemporains éclairés, que les destinées de ce pays s’accompliraient par voie de révolution et non par voie d’autorité, par les idées et non par le glaive, c’est-à-dire par les moyens qui devaient rendre ces destinées chères à la France d’alors; aussi se portait-il bravement partout où il lui semblait voir quelque erreur par laquelle la cause de la liberté pouvait être compromise ou souillée. Il avait reconnu avec perspicacité dans les hommes de cette première agitation une tendance funeste à l’imitation presque servile des acteurs de notre révolution française, même des plus équivoques ou des plus détestables, et il s’efforçait de toute son âme à prémunir l’Allemagne contre les fautes et les crimes qui avaient eu chez nous des conséquences si déplorables et encore plus durables. Et puis cet entêtement d’irréligion, cet étalage d’impiété, n’étaient-ils pas une offense à cette concorde espérée de la raison et de la foi où il voyait le meilleur avenir des sociétés? De même que, devant les audaces révolutionnaires des jeunes hégéliens, Saint-René Taillandier tremblait pour la cause de la liberté, devant le carnaval littéraire de la jeune Allemagne, il tremblait pour l’idéal et le grand art. Dans les œuvres publiées par les écrivains de cette phalange, Saint-René Taillandier constatait avec tristesse l’abandon insultant de tout ce qui avait fait la grandeur de la période précédente, la dépravation calculée et charlatanesque de tout ce qui constituait le génie allemand, la substitution d’une littérature matérialiste et athée à une littérature idéaliste, toujours pure même dans ses fantaisies les plus excessives, toujours religieuse même dans ses hérésies les plus prononcées. Il est certain en effet que l’impression générale que laisse cet exposé des incartades de l’Allemagne littéraire d’alors est celle d’un XVIIIe siècle réduit à la période de fermentation malsaine du règne de Louis XVI, période qui n’aurait pas été précédée des grands mouvemens d’opinion et de pensée qui se rattachent aux grands noms de cette époque, Naigeon sans Diderot, Beaumarchais sans Voltaire, Mably sans Montesquieu. Je ne sais trop cependant s’il y avait entre cette nouvelle littérature allemande et la précédente un désaccord aussi formel que croyait l’apercevoir Saint-René Taillandier, et si, comme tant d’autres esprits élevés, il n’a pas été quelque peu dupe d’une certaine magie trompeuse propre à la littérature allemande même dans ses productions les plus nobles, magie qui, sous les illusions de l’idéalisme, cache un naturalisme si robuste, un réalisme si concret, une morale si pleine d’humaine superbe, des passions si terrestres en dépit de leurs lyriques appels à l’infini. Le XVIIIe siècle allemand avait existé cependant, il avait existé avec Lessing et Herder, Kant et Hegel, Goethe et Schiller; seulement ce XVIIIe siècle, on s’obstinait à l’appeler le XVIIe siècle allemand, et de là cette contradiction apparente qui affligeait Saint-René Taillandier. En même temps que le mouvement littéraire, Saint-René Taillandier suivait avec attention le mouvement politique de l’Allemagne. Les études qu’il a publiées sur ce sujet, réunies en 1853 sous le titre de : Études sur la révolution en Allemagne, forment deux volumes considérables aussi riches de faits que judicieusement sobres de réflexions. Ici l’auteur redevient spectateur, intervient rarement et laisse les événemens parler d’eux-mêmes. Il s’écarte aussi beaucoup moins de l’opinion régnante alors en France qu’il n’avait dû le faire pour le mouvement littéraire; cependant il est plus d’une erreur funeste qu’il s’applique à discréditer, plus d’un aveuglement de l’esprit de parti qu’il s’efforce de dissiper. Quel était l’état de cette opinion générale française à l’époque où Saint-René commença ces études, c’est-à-dire en 1845? La France, qui croit les autres nations oublieuses parce que, dans sa générosité, elle est prompte à oublier, voyait avec sympathie et sans en prendre aucunement ombrage pour sa sécurité ces aspirations de l’Allemagne vers un meilleur avenir. Le gouvernement monarchique constitutionnel était alors debout avec ses libertés judicieusement limitées et ses garanties apparentes d’ordre, objet de haine et de jalousie pour tous les despotismes, objet d’envie et d’émulation pour tous les peuples. On se plaisait donc à penser que la régénération de l’Europe, et très particulièrement de l’Allemagne, se ferait par la contagion bienfaisante de l’exemple donné par la France, et dès lors qu’avait-on à craindre de cette liberté allemande qui naîtrait de l’imitation du spectacle que nous donnions à l’Europe ? Beaucoup allaient plus loin et voyaient dans cette future liberté, non-seulement un triomphe de l’influence française, mais un gage de sécurité pour notre pays. Ce qui nous est ennemi en Allemagne, disaient ceux-là, ce ne sont pas les populations, ce sont les gouvernemens. Les despotismes prussien et autrichien, l’arbitraire des gouvernemens princiers, voilà ce qui est pour nous redoutable, car c’est là ce qui conserve contre nous la tradition des haines, le souvenir des défaites, l’antipathie pour la cause que la France a faite sienne. Ce sont les gouvernemens qui ont à se venger de nous et non les populations, lesquelles d’ailleurs trouveront dans l’avènement de la liberté politique une revanche intérieure analogue à celle que nous avons prise nous-mêmes en 1830 de nos défaites de 1814 et de 1815. Saint-René Taillandier était loin d’être aussi confiant. Il s’associait de tout cœur à ceux qui faisaient des vœux pour le triomphe de la liberté constitutionnelle en Allemagne, mais ses espérances n’allaient pas plus loin. Il avait vu de trop près les populations allemandes pour ignorer qu’elles n’étaient pas exemptes de ces haines que nos libéraux se plaisaient à attribuer aux seuls cœurs des souverains; il avait étudié trop attentivement les manifestations de l’opinion allemande sous toutes ses formes pour ignorer les périls que cette métamorphose politique pouvait faire courir non-seulement à la liberté, mais au système européen. Il montra donc en perspective une anarchie non moins belliqueuse que tumultueuse, d’un patriotisme exclusif et agressif, et derrière elle, surgissant à la fois, comme un appui et une menace, la Prusse toute prête à la contenir et à la châtier, mais reprenant pour son compte et à son profit ses rêves d’unité nationale et de suprématie européenne. Les révolutions de 1848 et 1849 ne vinrent que trop vite justifier le bien fondé de ces craintes et la sagesse de ces avertissemens.

Il est un point cependant sur lequel les premiers pronostics de l’auteur ne se réalisèrent pas entièrement. Il avait parfaitement deviné l’impuissance où se trouverait l’Autriche, et à sa suite les gouvernemens qui tournaient dans son orbite, d’imprimer une direction quelconque à ce mouvement dont il la voyait d’avance victime. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que ce pouvoir condamné aurait encore assez de vie non-seulement pour mettre à néant les aspirations de l’Allemagne, mais pour faire reculer le champion même que les destins lui montraient depuis Frédéric II. Rien de plus inattendu que ce réveil. Ce fut un instant comme une résurrection du saint-empire, avec sa hautaine arrogance, son aider esprit de conservation dédaigneux de toute politique roturière, ses traditionnelles prétentions à la monarchie universelle. La dynastie des Habsbourg ressaisissait son pouvoir sur l’Allemagne au moment même où, mutilée et sanglante, on la croyait restée agonisante sur les champs de bataille de la Hongrie révoltée. Depuis le jour mémorable où Ferdinand II, entouré dans sa capitale par les rebelles qui le serraient presque à la gorge, entendit retentir les clairons des hussards de Bucquoy, la maison d’Autriche n’avait pas connu pareil miracle. Ce n’était pas un vrai miracle cependant, c’était un simple prestige dû à un magicien doué du génie de l’audace, Félix de Schwartzenberg, et qui cessa d’être, aussi subitement qu’il était né, avec la mort prématurée de son auteur. Ses effets ne furent donc pas et ne pouvaient être durables; il en eut deux considérables toutefois : le premier c’est que s’il a été impuissant à conserver sa vieille suprématie à la maison d’Autriche, il lui a du moins permis quelques années plus tard de disparaître de l’Allemagne comme elle y avait vécu, avec dignité et grandeur ; le second, c’est que s’il ne put pas parvenir à détruire le mouvement unitaire de l’Allemagne, il eut au moins assez de force pour briser et enterrer son expression momentanée, l’œuvre du parlement de Francfort.

L’histoire de ce parlement célèbre forme la partie la plus considérable et aujourd’hui la plus intéressante des deux volumes consacrés par Saint-René Taillandier aux révolutions allemandes. Un diplomate distingué, juge fort autorisé en de telles matières, M. Thouvenel, déclarait cette excellente étude un document indispensable à quiconque avait affaire politique en Allemagne ou voulait comprendre quelque chose à l’état de cette partie de l’Europe. L’auteur y suit pas à pas, à travers toutes ses phases, l’existence tourmentée de cette aventureuse assemblée, et en met en lumière les fautes et les incohérences. Il nous est arrivé parfois de gémir sur les violences infligées à la réalité par un certain excès de logique qui est dans l’esprit français; il faut avouer cependant qu’il est certains genres d’aberration dont nous préservera toujours cette dangereuse tendance, et de ce nombre sont les aberrations qui signalèrent l’entreprise du parlement de Francfort. Tout est bizarre dans son histoire depuis son origine jusqu’à sa fin. Sorti de décrets émanant d’une assemblée de notables, issue elle-même d’une réunion de citoyens sans autre mandat que celui que leur donnait leur zèle patriotique, ce parlement eut-il jamais une légitimité bien certaine? En réalité, il n’en eut d’autre que celle qui lui fut donnée par les acclamations des multitudes, le silence des gouvernemens interprété comme adhésion et la confusion des événemens. Le voilà cependant venu au monde, il parle et légifère au nom de la nation, mais quand il regarde autour de lui, il ne parvient à saisir d’aucun côté cette nation qui reste à l’état de conception idéale. A sa place, il trouve devant lui, et en nombre considérable, des gouvernemens régulièrement établis, mais sur des bases fort différentes de la souveraineté populaire et dont l’existence logiquement ne semble pas pouvoir coïncider avec la sienne. Né comme il l’est d’un mouvement populaire, et rassemblé comme il l’est pour fonder l’unité nationale, la logique et le sens commun permettent de craindre qu’il agira conformément à son origine, et qu’appelant partout la révolution comme alliée, il commencera par faire table rase de ces gouvernemens, ou du moins refusera de reconnaître plus longtemps leur raison d’être. Heureusement il n’en fait rien, mais alors, puisque la loyauté conservatrice l’emporte dans ses rangs, il va sans doute traiter avec ces gouvernemens et les admettre à coopérer avec lui à ce grand œuvre d’alchimie politique d’où leur sort ultérieur dépend, car, s’il reconnait leur légitimité, il faut bien qu’il avoue qu’ils ont voix au chapitre. Au lieu de les consulter, il préfère leur commander; mais lorsqu’il leur donne des ordres, il se trouve qu’il ne dispose ni d’un homme, ni d’un écu et qu’il rend des décrets qui ne sont exécutoires nulle part. Avec son omnipotence abstraite, il est la faiblesse même, et toute sa vie s’écoule entre la menace de la révolution qui un jour est sur le point de l’anéantir et la menace de la réaction politique qui finit par le disperser. Enfin voilà la constitution faite, l’unité voté, il ne reste plus qu’à nommer le chef de l’état, tâche facile en apparence, puisque, l’assemblée ayant déclaré que, le gouvernement était monarchique, il n’y a en présence que deux candidats sérieux, dont un condamné d’avance. Le parlement offre donc la couronne au roi de Prusse, lequel s’empresse de la refuser en exprimant le peu de confiance que lui inspirent la révolution et ses présens, tandis que l’empereur d’Autriche, ralliant autour de lui tous les gouvernemens allemands, fait signifier au parlement qu’il n’a pas mission pour faire un souverain et qu’il ne reconnaît pas la validité de sa constitution. Devant ce refus et cette injonction, l’unité s’évanouit comme une fumée. Alors ces députés naguères si pleins d’exigences, maintenant si déconfits, obligés de s’avouer qu’ils n’ont rien fait et qu’ils n’ont plus qu’à partir, sortent un à un de la salle des séances, bouclent leurs malles et regagnent leurs foyers, tandis qu’un petit nombre ridiculement opiniâtres vont essayer de s’établir à Stuttgart et de s’y déclarer en permanence. Ce parlement qui comptait tant d’hommes éminens, finit comme un conciliabule d’aventuriers éconduits, dont les uns se retirent en silence et la tête basse, et dont les autres sont jetés par les épaules hors des portes auxquelles ils se cramponnent. Jamais ambitions plus exaltées n’eurent plus piteuse fin, et cependant, arrivé au terme de son long récit, notre historien n’a pas le courage de maltraiter trop durement cette assemblée, car il prévoit qu’en dépit de toutes ses mauvaises chances, son œuvre n’aura pas été stérile. Hélas ! non, elle n’a pas été stérile. Il est trop certain que tout ce que cette assemblée a voulu a été réalisé, même ce qu’on appelait ses chimères, même ce qu’on appelait ses brutalités. Annexion du Schleswig et du Holstein, unité allemande, empire fédéral avec la Prusse au sommet, oui, tout cela a été accompli, mais non par les mains du parti libéral, et ce n’est pas la liberté qui en a profité.

Dans ces études sur la révolution en Allemagne, Saint-René Taillandier s’est montré, à mainte reprise, très sévère pour le souverain qui occupait alors le trône de Prusse. Il n’a pas craint, par exemple, de donner son approbation au pamphlet où le docteur Strauss comparait ce souverain à Julien l’Apostat, et cette sévérité parut alors excessive à certains esprits, très libéraux d’ailleurs. Saint-René Taillandier en jugea lui-même ainsi, et vingt ans plus tard, lorsque la correspondance de Frédéric-Guillaume IV avec le baron de Bunsen fut mise au jour, il y trouva une occasion de revenir sur cet ancien jugement et n’hésita pas à l’adoucir. Nos lecteurs se souviennent assurément de l’heureux parti que notre ami a su tirer de cette correspondance, qu’il a traduite presque en entier, en l’entourant de commentaires et en en reliant les différentes pièces par des récits qui comblent les intervalles qui les séparent. Imprimé sous le titre de Dix Ans de l’histoire d’Allemagne. — Origines du nouvel empire, ce travail, un des derniers de Saint-René Taillandier, en est aussi un des plus instructifs en bien des sens; l’intérêt en est multiple, et le psychologue y trouve son compte aussi bien que l’historien. Frédéric-Guillaume IV a été passionnément accusé de chimères d’esprit et d’irrésolution de caractère. Ce jugement reste vrai en grande partie, mais dans quelle mesure doit-il être accepté, voilà ce qu’il était difficile de fixer avant que la publication de cette correspondance eût découvert les mobiles intimes auxquels obéissait la conscience du roi. Prenons, par exemple, ce refus de la couronne impériale qui l’a rendu un certain temps l’objet des railleries de toute l’Europe et qui faisait bondir d’indignation jusqu’à son ami Bunsen lui-même. Peut-être ce jour-là manqua-t-il de résolution, mais il ne manqua pas de perspicacité pratique. Il vit très bien que l’œuvre à laquelle on le conviait à s’associer ne serait jamais solide ainsi fondée, et il refusa autant par terreur de la compromettre que par horreur de la révolution qu’il exécrait de toute la puissance de son âme et dont l’offre lui apparaissait comme une sorte de grandiose contrefaçon du 20 juin 1792 avec la couronne impériale remplaçant le bonnet rouge de Louis XVI. Cet embarras du roi entre l’Allemagne dont il ne voulait pas déserter la cause, et la révolution dont il ne voulait accepter les services à aucun prix avait été deviné depuis longtemps; voici des raisons plus particulières et que la correspondance avec le baron de Bunsen permet parfaitement de démêler. D’abord une raison de race et de vieil aristocrate. Cette mission qu’on le pressait d’accomplir, c’était une cause nationale, mais c’était aussi une ambition de famille. Cette cause, depuis Frédéric II, la maison royale de Prusse se l’était identifiée, et il était importun à Frédéric-Guillaume IV que ce fussent des gens du dehors qui vinssent lui rappeler qu’il devait veiller sur son bien ou lui offrir comme un présent une chose qu’il regardait comme lui appartenant par héritage. Un jour de ces orageuses années, un député de la droite, alors fort inconnu et répondant au nom d’Otto von Bismarck, se leva au parlement de Berlin pour déclarer qu’il ne voulait pas que son roi fût le vassal de M. Simon de Trêves. Saint-René Taillandier trouvait alors le sentiment touchant et l’argumentation médiocre; c’était pourtant à peu près une argumentation de même sorte que faisait dans l’intimité le roi de Prusse. Une autre raison de nature analogue, c’est que l’acceptation des offres de Francfort établirait entre les deux couronnes une contradiction dont un souverain athée pouvait bien ne pas se soucier, mais à laquelle un souverain qui se piquait comme lui de principes chrétiens ne pouvait se résigner. Il était déjà souverain par la grâce de Dieu, et voilà qu’on lui offrait une couronne relevant de la souveraineté populaire. De quel droit dépendrait-il et se couvrirait-il désormais? car enfin les deux titres se niaient l’un l’autre, et s’il acceptait d’être roi par la grâce de la révolution, il était difficile de comprendre qu’il restât roi par la grâce de Dieu au même degré que par le passé. Sans doute ce sont là des raisons qui d’ordinaire ne préoccupant guère les politiques, mais la conduite de Frédéric-Guillaume IV cesse d’être sans mystère lorsqu’on a reconnu et nommé dans la correspondance avec le baron de Bunsen le singulier mobile intérieur qui dirigeait la conscience du roi.

Un homme d’un talent original qui toute sa vie a combattu avec une infatigable activité pour rapprocher l’église anglicane, dont il était membre, des principes des sociétés modernes, Charles Kingsley, dans son roman historique de Westward ho! cherchant le point répréhensible des puritains, l’a trouvé dans ce souci exagéré du salut qui était le ressort de toute leur conduite. Par là, dit-il, ils mettaient l’intérêt individuel de leur âme avant tout intérêt général, ils établissaient une sorte d’égotisme chrétien, antisocial dans ses conséquences, où le devoir envers soi-même passait avant tout devoir envers la communauté. La remarque est d’une finesse profonde et nous est restée présente à l’esprit pendant toute notre lecture de cette correspondance. Le secret de toutes les faiblesses de Frédéric-Guillaume IV, c’est qu’il eut une âme éminemment et uniquement protestante, c’est-à-dire scrupuleuse avec excès. Cette âme, il en avait un souci constant, veillait avec une minutieuse attention à ce qu’aucun atome de doctrine malfaisante ne s’y insinuât pour en altérer l’orthodoxie, observait avec soin ceux qui l’approchaient de crainte qu’à leur contact elle ne gagnât quelque contagion de libéralisme. Aussi, quand il devait agir, que d’hésitations, que de débats prolongés avec lui-même! S’il marchait d’accord avec la France, même redevenue monarchique, s’il cédait un droit suranné sur la principauté de Neufchâtel, s’il faisait un accueil favorable à un mouvement même avouable de l’opinion populaire, s’il obéissait aux avances d’un patriotisme même respectueux, n’allait-il pas se faire complice de cette révolution qu’il détestait à l’égal de Satan, de cette révolution qui glorifiait et amnistiait tant de choses que Dieu ordonne, disait-il, de regarder positivement comme des crimes? Une parole des Psaumes revient significativement à chaque page de cette correspondance comme pour bien marquer sa préoccupation constante : Dixi et sahavi animam meam. Assurément le cri est beau, quoique la portée en soit affaiblie par une répétition trop constante. Eh bien! c’est une question que de savoir si un souverain ou un chef d’état de n’importe quelle dénomination doit avoir à ce point souci de son âme et s’il n’est pas mieux qu’il l’oublie en la remettant aux mains de Dieu. Dans le discours qu’il prête à l’un des conjurés contre Venise, Saint-Réal a trouvé un mot profond. Souvenez-nous, dit l’orateur, en traçant le tableau des malheurs qui vont fondre le lendemain sur la cité des lagunes, souvenez-vous si votre cœur se trouble que rien n’est pur parmi les hommes. » Le mot vaut d’être médité par tout politique, bien qu’émanant d’un conspirateur. Si rien n’est pur parmi les hommes, celui qui est chargé de les conduire ne doit pas craindre de se compromettre avec le limon dont l’espèce humaine est faite. Le vice politique de Frédéric-Guillaume IV fut d’obéir trop docilement à ses aversions et à ses répugnances; mais, cela dit, il faut avouer que cet excès de scrupules est fait pour honorer singulièrement le souverain qui l’a ressenti et que voilà un péché dont les politiques de son royaume se sont médiocrement rendus coupables depuis sa mort.

Les révolutions qui troublèrent l’Europe de 1845 à 1852 ne pouvaient étonner Saint-René Taillandier, qui les avait prévues en partie ; en revanche, il en fut plus d’une fois profondément attristé. Heureusement l’étude des choses de l’humanité est si vaste qu’elle tient toujours au service du travailleur dévoué la consolation dont il a besoin dans tel état d’âme déterminé. Quel que soit en effet le démenti que donnent à nos opinions particulières à tel moment donné les événemens, il y a toujours quelque coin de terre où fleurit tout ce que nous regrettons, quelque groupe d’hommes dont les sentimens répondent aux nôtres, quelque voix de poète ou de moraliste qui nous arrive comme un écho de notre propre cœur. Ce genre de consolation, Saint-René Taillandier ne pouvait manquer de le rencontrer dans sa vaste enquête des choses contemporaines. En face du cosmopolitisme révolutionnaire qui semblait l’incarnation même de cet humanismus de Feuerbach et d’Arnold Ruge, contre lequel il s’était si souvent élevé, il lui sembla apercevoir qu’un courant tout contraire se prononçait, et il se plut à en opposer les symptômes rassurans aux triomphes de cette violente expansion. Un volume d’attachantes études, Écrivains et Poètes contemporains, publié en 1861 seulement, mais dont les différentes parties ont été écrites entre 1848 et 1856, consacré tout entier à des écrivains particularistes et à des peintres de mœurs locales, conserve le résultat de cette recherche de symptômes anticosmopolites. Pendant que l’idée de patrie, même sous la forme la plus vaste, était proclamée une gêne pour l’humanité, ne voyait-on pas, au contraire, tel petit peuple s’efforcer de la faire plus étroite encore, comme pour la tenir plus près de son cœur? Cette préférence de la petite patrie sur la grande qui a été l’unique inspiration de Brizeux, — un ami très cher de Saint-René Taillandier, par parenthèse, et qui a eu sur lui une influence sensible, — n’était-elle pas l’âme de ce mouvement de renaissance flamande dont-Henri Conscience s’était fait l’interprète? On déclarait factice le lien qui constituait la nationalité; quelle plus éloquente réponse à ce sophisme que l’existence de cette nationalité juive dont M. Léopold Kompert se faisait en Autriche l’avocat et le peintre à la fois, de cette nationalité sans feu ni lieu depuis des siècles, qui ne subsiste que par le lien tout moral de la religion et que rien n’a pu détruire, ni la dispersion, cet agent souverain de faiblesse pour les familles humaines, ni la persécution, ni même la tolérance, le plus puissant de tous les dissolvans? Les doctrines socialistes répandaient partout leurs propagandistes humanitaires; cependant il y avait encore plus d’une oasis heureuse où ils étaient presque inconnus, l’Oberland bernois, par exemple, où le pasteur Bitzius, de son nom littéraire Jérémie Gotthelf, pieux douanier des pures doctrines protestantes, veillait aux défilés des montages par où d’audacieux contrebandiers pouvaient introduire mainte denrée capable d’altérer les vieilles mœurs. Cet amour des petites patries, des centres resserrés de culture morale, a toujours été très prononcé chez Saint-René Taillandier; personne n’a mieux parlé que lui de la Bretagne de Brizeux, de la renaissance provençale de Roumanille et de Mistral, et c’est cette préférence qui se marque encore dans ses études sur les peuples de l’Autriche et les Slaves de la Serbie.

Saint-René Taillandier était aimé des jeunes poètes, et il en recevait souvent des vers. Parmi les pièces qui lui ont été dédiées j’en distingue une signée d’un nom modeste et aimable, qui s’appelle : les Gardiens du feu. Jamais dédicace n’alla mieux à son adresse et ne dit mieux le nom véritable des fonctions que Saint-René exerça toute sa vie au service des choses de l’esprit. Il fut essentiellement un gardien de phare, un veilleur chargé d’allumer à l’heure précise et d’entretenir pendant la nuit la flamme destinée à préserver les navires contre les écueils et les tempêtes. En dépit de tous les entraînemens de l’étude, jamais, à aucun moment de sa carrière, il ne s’est relâché un seul jour du rôle de guetteur attentif des choses contemporaines, et l’histoire même n’était d’ordinaire pour lui qu’un moyen d’éclairer le présent d’un surcroît de lumière. Malgré sa vive curiosité, il n’a jamais connu ce culte du passé pour le passé qui est le dilettantisme en histoire; lorsqu’il touchait à quelque épisode des âges écoulés, c’était toujours pour en faire une application directe à quelque événement contemporain. Un des plus heureux témoignages de cette tendance de son talent fut une série d’études publiées pendant la guerre de Crimée et réunis sous le titre de Allemagne et Russie. À cette époque, la malveillance de l’Allemagne en général et du gouvernement prussien en particulier à l’égard des puissances alliées avait irrité l’opinion française, qui ne parvenait pas à comprendre comment un si grand amour de la paix pouvait s’accorder avec tant de complaisance pour une politique de conquête aussi franchement avouée que l’était la politique russe, et comment tant de bon vouloir pour un gouvernement autocratique au premier chef pouvait s’accorder avec cette frénésie de liberté qui, si peu de temps auparavant, emplissait l’Allemagne entière de ses clameurs. Saint-René Taillandier se donna pour tâche d’expliquer cette politique équivoque et, armé des documens allemands, il en révéla l’origine.

Il montra que, depuis des siècles, il y avait comme une invasion réciproque des deux peuples l’un chez l’autre, que de ces deux invasions la mieux masquée, la plus subtile comme la plus efficace, était l’invasion russe, et que dans ce double jeu séculaire le rôle véritable de dupe était pour l’Allemagne. Ah! sans doute, en apparence l’invasion allemande avait réussi. Les écoles qu’elle avait fondées en Russie n’étaient-elles pas les plus florissantes? les colons qu’elle y avait jetés ne laissaient-ils pas bien au-dessous d’eux, pour les qualités morales, les populations slaves? les aventuriers qu’elle y avait envoyés au XVIIIe siècle, les Ostermann, les Biren, les Munnich, n’avaient-ils pas à leur gré gouverné l’empire, et enfin les révolutions de palais n’avaient-elles pas abouti à l’avènement d’une dynastie allemande de race comme de nom? Oui, mais c’était une série de bienfaits que cette invasion allemande avait conférée à la Russie. C’était par des mains allemandes qu’avait été continuée l’œuvre colossale de Pierre le Grand qui, sans ces instrumens étrangers, aurait peut-être sombré après lui, que le tsarisme avait été transformé en despotisme administratif, que la Russie avait reçu toute la civilisation dont elle était susceptible. En tout cela l’Allemagne n’avait rien gagné pour elle-même. En était-il de même des envahissemens politiques que la Russie, depuis plus d’un siècle, pratiquait en Allemagne? Elle avait aidé Frédéric II à démembrer la Pologne ; à laquelle des deux puissances l’avenir réservait-il le bénéfice réel de ce crime politique? Elle avait paru comme alliée de l’Allemagne dans la croisade dirigée contre la révolution française; si, dans cette triste aventure, il y avait eu profit pour quelqu’un, n’était-ce pas pour elle qui y avait trouvé l’occasion de porter ses armes plus loin qu’elle ne les avait encore portées, et de faire sa première apparition au cœur du monde civilisé, comme une menace de future domination? Enfin lorsque, déjà vengée de Napoléon par l’incendie de Moscou et l’hiver de 1812, elle avait été appelée par l’Allemagne à s’associer étroitement à la lutte contre le maître de l’Europe, qui donc avait bénéficié des avantages moraux de la chute de l’empire français? qui donc avait été l’arbitre des événemens et réglé le sort de la France? C’était au nom de la liberté des peuples que le Tugenbund avait soulevé les populations allemandes, mais était-ce donc la liberté européenne que se proposait de protéger la sainte-alliance des trois empereurs? Cette sainte-alliance, œuvre propre de l’empereur Alexandre, assisté d’une illuminée courlandaise, n’a eu d’autre résultat véritable que d’amener la Russie au cœur même de l’Europe en rivant les cours allemandes à la politique de Saint-Pétersbourg et en soumettant les populations allemandes à la vigilance de la diplomatie et de la police russe. De 1815 à 1854 s’écoula pour l’Allemagne une période de dépendance voisine de la servitude; or c’est cette dépendance si étroite qui expliquait la singulière timidité de l’Allemagne devant l’événement qui devait la faire et qui la fit en effet cesser. La guerre de Crimée eut le privilège de rompre cet enchantement de quarante années; ce sont les succès de nos armes à cette époque qui ont délivré l’Allemagne, et particulièrement la Prusse, de l’écrasante influence russe. C’est là un service dont on nous tint à l’époque peu de reconnaissance, car cette situation à laquelle nous mettions fin n’avait eu d’autre origine que le désir de la vengeance et n’avait d’autre raison de se continuer que la haine persistante du nom français. Cette servitude était l’œuvre d’un des plus redoutables ennemis que la France ait eus parmi les populations germaniques, le baron de Stein. Le livre d’Allemagne et Russie s’ouvre par une longue et remarquable étude sur Stein. Il faut la lire; rien de plus instructif, rien qui fasse mieux connaître quelle redoutable divinité est la haine et quelle étendue de sacrifice elle exige de ses servans que l’histoire de cet homme énergique condamné à frapper mortellement tout ce qu’il aime pour satisfaire à sa passion dominante. Issu de naissance féodale, conservateur de race et d’opinion, il se fait démocrate et lance la révolution en Prusse pour combattre la révolution; patriote fervent, il conduit l’étranger dans son pays par haine de l’étranger. Saint-René Taillandier demandait à l’Allemagne jusques à quand la haine de la France la pousserait à être dupe de la Russie. La Russie comprendra-t-elle à son tour que toute son influence en Allemagne tenait à la crainte qu’inspirait la France, que, cette crainte dissipée, son action politique devient nulle sur l’Occident, et que par conséquent elle a été mal éclairée sur ses véritables intérêts lorsqu’elle nous a laissés succomber ?

Pour les écrivains qui n’appartiennent pas à la classe des écrivains d’imagination, c’est quelquefois un grand souci que de savoir jusqu’où va leur notoriété. C’est beaucoup que d’être parvenu à forcer l’attention, et par suite à conquérir l’estime d’une élite de lecteurs sérieux, mais on peut tenir pour assuré qu’un nom n’a de retentissement véritable que lorsqu’il a été répété par le public mondain. C’est toujours chose difficile pour un critique, un érudit, un chercheur de choses historiques, que d’atteindre à ce public: le mérite ne suffit pas pour cela, il y faut le choix des sujets, condition délicate que les circonstances ne laissent pas toujours à l’écrivain. Multipliez les études les plus graves, faites preuve de la sagacité critique la plus éminente, tout cela fera moins pour votre renommée que quelque touchante biographie où le monde entendra parler de personnages qui lui ont appartenu ou quelque vive esquisse qui lui ressuscitera des traits qu’il a connus. Une bonne partie de la grande réputation que Sainte-Beuve s’était acquise tenait à ce choix des sujets agréables qu’il entendait avec plus de ruse que personne. Il y avait déjà vingt ans que Saint-René Taillandier tenait la plume lorsqu’il eut un jour le bonheur de rencontrer, sans presque le chercher, ce sujet fait pour plaire au monde.

Vers 1860, un diplomate allemand, M. Alfred de Reumont, avait publié sur la veuve du prétendant Charles-Edouard, la célèbre comtesse d’Albany, un livre plein de détails inédits rassemblés pendant un long séjour en Italie. Si riche de faits nouveaux que fût le livre de M. de Reumont, il n’épuisait cependant pas la matière. Il y avait à la bibliothèque de Montpellier de nombreuses correspondances de personnages considérables du premier quart de ce siècle avec Mme d’Albany, legs précieux du dernier ami de la royale comtesse, le bourru baron Fabre. Le désir vint à Saint-René Taillandier, qui professait encore alors à Montpellier, de dépouiller ces documens, de compléter en la rectifiant par leur moyen l’œuvre du baron de Reumont et de faire sortir de cette combinaison un travail qui lui appartînt en propre. J’ai à peine besoin de rappeler à nos lecteurs le succès qu’ils firent à ce travail, grâce auquel l’amie de Victor Alfieri retrouva un instant auprès d’une génération nouvelle la faveur dont ses contemporains l’avaient entourée. Ce succès était de tout point mérité. C’est une belle étude, composée avec les meilleures qualités littéraires de son auteur et sans aucun des légers défauts qu’un goût méticuleux pouvait lui reprocher quelquefois. Les proportions en sont excellentes ; l’étendue en est exactement celle que réclamait la matière pour éviter soit la sécheresse, soit la prolixité; le récit sans précipitation ni lenteur, conserve jusqu’au bout l’unité de son cours, que ne fait dévier aucune digression et ne retarde aucune discussion intempestive. Il n’y a pas non plus d’étude de Saint-René Taillandier qui découvre mieux ses caractères distinctifs comme analyste et comme juge des sentimens humains. Une sévérité attristée règne d’un bout à l’autre du récit. Quelques lecteurs, il m’en souvient, se plaignirent alors de ce peu d’indulgence, et Sainte-Beuve, dans un article justement élogieux d’ailleurs, se fit l’écho empressé de ces plaintes. Le reproche était-il fondé? Ah! qu’il y en aurait long à dire sur ce sujet, si on pouvait parler exempt de toute crainte d’être mal compris, et qu’il est souvent malaisé de se prononcer entre le respect qui est toujours dû à la vieille morale et les exigences du sens esthétique! L’opinion du monde n’est jamais bien cruelle pour le péché qui a grand air et qui sait s’envelopper d’élégance, et il est certain que le sentiment littéraire, lorsqu’il se sépare de tout ce qui n’est pas lui et qu’il ne veut écouter que lui-même, est assez bien d’accord avec le monde; mais le sentiment littéraire n’était jamais isolé chez Saint-René Taillandier, qui, nous l’avons déjà dit, en dépit de l’étendue de sa curiosité, n’avait aucun dilettantisme véritable. Il jugeait des actions humaines en moraliste, c’est-à-dire d’après certaines règles universellement applicables, et non comme Sainte-Beuve, en psychologue, c’est-à-dire en vertu d’observations qui ne valent que pour un seul sujet. La psychologie est merveilleuse pour tout expliquer, mais, pratiquée trop exclusivement, elle présente le vice dangereux de tout amnistier précisément parce qu’elle explique tout. Comprendre, c’est absoudre, dit-elle avec assurance; mais Saint-René Taillandier se refusait à admettre la vérité d’un principe qui rend toute morale inutile : de là la sévérité dont il fit montre dans ce cas de la comtesse d’Albany.

Est-ce l’influence d’un temps plus démocratique que celui où nous vivions alors qui agit aujourd’hui sur nous? Nous ne savons; mais en relisant cette étude à tant d’années de distance de sa publication, il se trouve que cette sévérité, loin de nous déplaire, nous paraît à peine assez forte. Nous avons eu beau nous y reprendre à plusieurs fois, l’héroïne de cette histoire, — un bien grand nom que celui d’héroïne, et ici peu mérité, — ne parvient pas à nous inspirer une sympathie véritable. Le roman de la comtesse d’Albany ne plaît pas à l’imagination et ne touche pas le cœur; en revanche, il froisse désagréablement le sens moral. Ce n’est pas cependant que ce roman soit pour scandaliser la vertu; s’il nous fallait juger la conduite de la comtesse d’Albany selon les lois de la morale vulgaire, nous l’absoudrions absolument, tant toutes les circonstances qui font excuser d’ordinaire les coups de tête de la passion et les infractions au serment conjugal se trouvent ici réunies. Jamais femme mal mariée n’eut de plus légitimes motifs de séparation et de fuite. Ce fut un triste personnage que Charles-Edouard dans la seconde partie de sa vie, — tout à fait par anticipation un personnage des Rois en exil d’Alphonse Daudet, — et il est certain qu’en sa compagnie la comtesse d’Albany n’avait le choix qu’entre le parti qu’elle a suivi ou celui de mourir victime d’un odieux devoir. Dans toute autre condition que la sienne, elle aurait donc eu raison d’agir comme elle a fait; mais ce qui aurait été excusable chez la première bourgeoise venue, ou même chez une simple grande dame, ne l’était pas chez celle que ceux qui l’approchaient saluaient du titre de reine d’Angleterre.

Ce n’est pas contre la morale qu’a péché la comtesse d’Albany, c’est contre la noblesse des sentimens. Quels que fussent les torts de Charles-Edouard, elle se devait de plaider en sa faveur dans le secret de sa conscience. Si son indignité ne pouvait être excusée, elle ne pouvait être que trop facilement expliquée par les longs malheurs de son existence. Que de désespoirs silencieux avaient été l’origine première de cette ivrognerie dont il salissait son nom royal ! Que de ressentimens des vieilles trahisons politiques dont il avait été victime entraient dans ces habitudes de colère où il oubliait ses manières de gentilhomme ! Que de mépris des anciennes bassesses dont il avait fait l’expérience entrait dans cette humeur maussade où il s’absorbait des journées entières ! Que de souvenirs des vieux espionnages qui l’avaient poursuivi dans la défiante surveillance dont il lassait la princesse ! On ne perd pas une partie comme celle qu’il avait jouée sans souffrir outre mesure, surtout quand il faut abandonner tout espoir de revanche; or si l’excès de souffrance est quelquefois pour l’âme une cause de salut, elle est bien plus souvent une cause de perversion, et c’était le cas de Charles-Edouard. Tout avili qu’il fût, le prétendant n’en était pas moins le dernier héritier des Stuarts, race justement malheureuse peut-être, mais qui en dépit de ses torts avait porté deux couronnes avec une incontestable fierté. Quoique vaincue, la cause de cette race existait encore; si elle était à jamais condamnée, ce n’était pas à ceux qui partageaient l’existence de son dernier représentant de le savoir et de l’avouer, et c’est là cependant ce que fit la comtesse d’Albany. Jadis, à Culloden, Charles-Edouard n’avait été que battu; la fuite de sa femme au couvent des dames blanches de Florence proclama publiquement sa déchéance devant toute l’Europe. A aucun moment, la comtesse d’Albany ne semble avoir compris les devoirs que sa situation lui faisait envers la cause jacobite, avoir eu conscience que, par derrière ce mari détesté, il y avait des cœurs qui croyaient encore en lui, qui espéraient contre toute espérance, et dont cette séparation allait détruire cruellement les dernières illusions. Ah ! combien elle serait pour nous plus intéressante si, noblement résignée à ce martyre que tout lui faisait une loi de subir en silence, elle eût attendu patiemment qu’une mort qui ne pouvait tarder, la délivrant de son esclavage, lui permît enfin cette royauté du bel esprit qui est la seule dont elle ait eu réellement souci. Il y a cependant une excuse à la conduite de la comtesse d’Albany, c’est qu’on ne découvre rien dans sa nature qui la prédisposât au rôle que nous venons d’esquisser. Elle ne s’élevait pas, cette nature, au-dessus des sentimens de la très ordinaire humanité; sans cela comment expliquer qu’elle eût donné au brillant et fougueux roman d’Alfieri une suite aussi terre à terre que le peintre Fabre? Je suis comme tout le monde, semble-t-elle dire par toute sa vie et je ne puis supporter que les fardeaux de tout le monde; tout autre serait trop lourd pour mes forces. Elle eut au moins en cela un mérite de sincérité et de simplicité véritable : elle n’essaya pas de s’en faire accroire et d’en faire accroire aux autres, ne feignit pas des tourmens de conscience qu’elle n’éprouvait pas et des souffrances qu’elle ne ressentait pas, et le monde, lui sachant gré de n’avoir voulu être qu’heureuse puisqu’il n’était pas en elle de s’élever au-dessus du bonheur, par la faveur constante dont il l’entoura pendant quarante ans, lui dit, comme le Sardanapale de Byron à sa sultane favorite : « Je ne t’en aime pas moins, peut-être même je t’en aime davantage pour avoir obéi à ta nature. »

Une anecdote fort curieuse et trop caractéristique des dernières années de l’homme illustre qui en est le sujet se rapporte à cette publication de la Comtesse d’Albany. La voici telle que nous la trouvons dans des notes rédigées par Saint-René Taillandier quelques mois avant sa mort.


Le succès de la Comtesse d’Albany fut sar un point plus grand que je n’aurais voulu. M. de Lamartine, deux ans après, publiant à son tour une Vie de Mme d’Albany dans son Cours de littérature, me fit l’honneur de m’emprunter plus de cent cinquante pages... je dis bien, plus de cent cinquante pages, et sans me citer. (Voir Cours familier de littérature, février I86/4.) Je lui écrivis pour me plaindre, il me répondit par des protestations d’estime, de sympathie, d’admiration et, reconnaissant son tort, me pria de passer chez lui pour recevoir les excuses que la maladie ne lui permettait pas de me porter lui-même. Je m’empressai de me rendre à cette invitation. Il me dit alors pour toute excuse qu’il était fort malade, qu’il avait le bras droit paralysé, qu’il ne pouvait plus écrire, et que cependant son Cours de littérature ne devait pas être interrompu; il était donc obligé de faire des emprunts à ses confrères. C’était beaucoup d’honneur pour moi assurément, mais c’était aussi un grand danger. Plus tard, si on remarque cet emprunt et qu’on oublie de consulter les dates, n’est-ce pas moi qui passerai pour plagiaire? L’illustre rêveur n’y avait pas songé. Averti par un mot, il me demanda si je voulais une lettre publique attestant qu’il avait considéré mon œuvre comme de bonne prise. Il eût tout arrangé avec sa plume d’or. J’avais trop le souci de sa gloire et de son honneur pour accepter cette offre, mais j’ai gardé précieusement la lettre dans laquelle il regrette de ne pouvoir me porter ses excuses.


La partie de ce livre tout à fait propre à Saint-René Taillandier était celle qui se rapportait à la royauté littéraire de la veuve de Charles-Edouard. Pour l’écrire, l’auteur, nous l’avons dit, avait mis à profit les papiers légués par le baron Fabre à la bibliothèque de Montpellier, papiers composés presque exclusivement de correspondances d’amis ou de visiteurs illustres, Sismondi, Bonstetten, Mme de Staël, Mme de Souza. De ces correspondances la plus considérable par le nombre et la plus riche par la matière était celle de Sismondi. Plus d’un détail intéressant d’histoire littéraire y était révélé, par exemple le projet de voyage aux États-Unis qui préoccupa Mme de Staël et qui était resté à peu près inconnu, mais l’intérêt en était surtout dans les aperçus lumineux sur les mœurs, les opinions et les contrastes sociaux de l’époque impériale qu’elle contenait en abondance. Saint-René Taillandier, dont le travail devait à cette correspondance une partie de son succès, jugea loyalement qu’elle méritait d’être connue autrement que par extraits, et un an après la Comtesse d’Albany (1863), il la publia intégralement en la faisant suivre d’un choix de lettres inédites de Bonstetten, de Mme de Staël et de Mme de Souza. Cette publication est le plus durable service rendu à la mémoire de Sismondi, car rien n’est mieux fait pour placer à son vrai rang cet homme qui fut éminent sous tous les rapports et l’un des plus sérieusement éclairés qu’il y ait eu dans ce siècle. Nous ne croyons pas qu’une seule des préventions dont il a été l’objet puisse rester debout après la lecture de sa correspondance avec Mme d’Albany. Quelques-uns lui reprochent la faiblesse de son style, sans trop réfléchir que lorsqu’on veut mener à fin des entreprises aussi colossales que l’Histoire des Français et celle des Républiques italiennes, il faut peut-être se contenter de n’écrire que d’une manière suffisante; à ceux-là la correspondance découvrira que s’il n’eut jamais qu’un style imparfait pour le public, il en eut un véritable pour l’amitié. D’autres l’ont accusé d’avoir l’âme froide; c’est qu’elle était trop ouverte à tous les vents de l’esprit, ces lettres nous le disent, pour être aisément sensible aux échauffemens des passions de partis. Sismondi enfin a été presque toujours présenté comme un disciple de la philosophie du dernier siècle et un adversaire à peine déguisé du christianisme; nous avons désormais le moyen de contrôler l’exactitude de cette accusation. En réalité, Sismondi n’est le disciple que de l’histoire et l’adversaire que du fanatisme. Le principe constant de toutes ses opinions est la tolérance, mais ce principe, ce n’est pas dans l’incrédulité du dernier siècle qu’il l’a puisé, il est pour lui le résultat de l’enseignement de l’histoire universelle, et la conséquence de sa foi en une morale invariable qui n’a d’égard ni pour les préjugés des multitudes, ni pour les convenances politiques des gouvernemens. Ce que Sismondi reproche au fanatisme est précisément ce que nous entendions, il y a un instant, le roi Frédéric-Guillaume IV reprocher à la révolution, l’indulgence pour tout ce que Dieu ordonne positivement de regarder comme crimes. Sur ce sujet, toujours d’actualité dans tous les temps et chez tous les peuples, il a des paroles d’or qu’on ne saurait trop méditer, celle-ci par exemple : « Le sentiment moral, qui est un frein suffisant pour les âmes honnêtes lorsqu’il s’appuie sur l’opinion publique, est sans force lorsqu’il doit lutter contre elle, car le propre du fanatisme est de créer une opinion publique au sens contraire de la morale... » De telles paroles suffiraient seules pour mériter à cette correspondance une place choisie dans la bibliothèque de tout vrai libéral de ce temps-ci sur le rayon sacré où ne figurent que les livres de pure lumière, étrangers aux fureurs de l’esprit du secte, aux égaremens de l’esprit de parti et aux complaisances envers les erreurs populaires.

Avec la Comtesse d’Albany, Saint-René Taillandier venait, sans trop le chercher et pour les seules nécessités de son sujet, de se créer un genre mixte, intermédiaire entre la recherche historique originale et la mise en œuvre critique de documens assemblés par d’autres que par lui. Ce genre une fois créé, il reconnut l’heureux parti qu’il en pouvait tirer et il renouvela plusieurs fois l’expérience qui lui avait si bien réussi. Les publications de documens inédits dont on a pris l’habitude de nos jours ont de grands avantages, mais aussi de grands inconvéniens : elles ont le mérite de ne pas chercher à influencer le jugement du lecteur, mais elles ont le tort, incomplètes et fragmentaires comme elles le sont presque toujours, de supposer chez ce même lecteur une connaissance assez minutieuse des sujets auxquels elles se rapportent pour lui permettre de rétablir dans leur ordre de génération véritable les faits qui relient les unes aux autres les pièces mises au jour. Saint-René Taillandier pensait ainsi; aussi lorsqu’il voulait faire connaître à nos lecteurs quelqu’une de ces publications, ne se bornait-il pas à présenter les faits nouveaux qu’elle révélait et ajoutait-il à la tâche ordinaire du critique celle de l’historien. Il reprenait le sujet pour son propre compte, remontait aux sources déjà connues, contrôlait les nouveaux témoignages par les anciens, comblait les intervalles souvent considérables qui séparaient les dates des divers documens, et de ce travail résultait une œuvre qui, bien qu’entreprise à l’occasion de matériaux assemblés par autrui, n’en était pas moins une œuvre personnelle par l’architecture, les dispositions et les ornemens. Une grande partie des travaux de la seconde moitié de sa carrière littéraire appartient à ce genre mixte, notamment son Histoire de Maurice de Saxe entreprise à l’occasion de documens inédits publiés par M. de Weber, le directeur des archives de Dresde, son Histoire du roi George Podiebrad, extraite avec art des recherches de l’historien de la Bohême, M. Palacky, et enfin cette belle étude des vicissitudes du gouvernement parlementaire en Europe entre 1815 et la mort du prince Albert, dont les papiers du baron de Stockmar ont été le prétexte et qui a été pour ainsi dire son chant du cygne.

Le maréchal de Saxe n’a guère eu de mésaventures que posthumes; il est vrai qu’elles sont considérables. Sa mémoire a été louée par Thomas avec la grandiloquence que l’on connaît, et sa dépouille mortelle, qui repose à Strasbourg, a été accablée par Pigalle d’un monument théâtral qui est à la véritable sculpture monumentale ce que la prose de l’abbé Raynal est au style qui convient à l’histoire. Une fois au moins cet homme illustre, si naturel et si sympathique, aura été loué comme il méritait de l’être, c’est-à-dire avec cordialité et simplicité. Le Maurice de Saxe de Saint-René Taillandier est un charmant monument élevé à la gloire du vainqueur de Fontenoy et de Raucoux. Les documens mis au jour par M. de Weber concernaient principalement la partie allemande de la vie de Maurice, surtout l’aventure de Courlande; à cette première existence mal assise par le défaut de la naissance et chimérique par impatience juvénile, Saint-René Taillandier a opposé l’existence de saine activité et de généreuse expansion que lui fit l’adoption de la France. Ce contraste ne fait pas regretter pour le héros l’échange de ce petit trône du Nord, où il aurait fatalement ensauvagé ses mœurs et perverti ses bons instincts au contact des Moscovites d’alors, contre la dignité plus modeste en apparence de maréchal de France qui lui permit de se purger du peu qu’il eut jamais de gourme germanique et où il n’eut occasion que de développer les meilleures qualités de sa nature. C’est une figure de Français sans alliage qui se dégage du récit de Saint-René Taillandier. Les Parisiens le couronnèrent à l’Opéra après la prise de Bruxelles, et ce fut à juste titre, car nul parmi les contemporains ne représenta notre nation avec une ressemblance plus étroite que cet étranger issu d’une voluptueuse Suédoise et d’un Sardanapale allemand. Il est un Français de tous les temps par l’entrain militaire, la rapidité d’action, la gaîté courageuse, la dissipation imprudente, le fonds d’humanité persistant à travers toutes les fureurs et toutes les sévérités nécessaires du métier militaire, et il est un Français da XVIIIe siècle par la liberté de son esprit, l’incorrection de ses mœurs, son insouciance de toute croyance religieuse, sa détestable orthographe, — restée injustement proverbiale, car elle n’était guère plus mauvaise que celle de nombre de ses contemporains illustres, — et son style excellent dans son genre, tout de mouvement et d’allure, allant droit au but de la pensée sans plus de souci des barbarismes qu’un bon cheval des fossés et des fondrières. Français du XVIIIe siècle, il l’est d’une manière bien plus intime et plus singulière encore par une certaine préoccupation inquiète de l’avenir et un je ne sais quoi de démocratique qui marque toutes ses pensées. La figure humaine la plus simple est encore fort compliquée; celle de Maurice n’est pas pour démentir cette observation, que chacun a pu faire si souvent au cours de ses études. Considéré d’ensemble et dans sa vie d’action, ce personnage est la franchise même, mais approchez-vous, et dans ce fondu si parfait que vous présentait la perspective vous découvrirez, non sans étonnement, nombre de nuances en contraste avec le ton dominant du portrait. Il en est une cependant que nos yeux se refusent à reconnaître. Plusieurs fois Saint-René Taillandier a prononcé le mot d’aventurier à propos de Maurice; il nous est impossible d’accepter la justesse et la justice de cette qualification. En dépit de l’élection de Courlande et de ce rêve de royauté qui le poursuivit toute sa vie, Maurice n’eut jamais rien de cette âpreté de convoitises, de ces ambitions déréglées et de ces ressentimens à outrance qui font les véritables aventuriers, les Wallenstein et les pachas de Bonneval. Il faut élargir singulièrement la catégorie des aventuriers si Maurice doit y être rangé, car il est tel homme illustre à qui ce terme n’a jamais été appliqué et à qui il conviendrait cependant infiniment mieux qu’au fils d’Aurore de Kœnigsmarck, le prince Eugène par exemple. À ce substantif malsonnant substituons un adjectif de même famille; au lieu de dire aventurier, disons qu’il eut l’esprit, le caractère aventureux, et nous nous éloignerons beaucoup moins de la juste et précise nuance.

Maurice de Saxe marque le point tournant de notre moderne histoire militaire. Il appartient au passé, dont il est la suprême expression, et il annonce vaguement l’avenir; c’est un de ces grands jets de flamme qu’ont les feux qui vont s’éteindre, et c’est une aube encore tremblotante et incertaine. Il fut véritablement le dernier chef d’année selon l’esprit de l’ancien régime français, si véritablement qu’on est souvent tenté d’oublier l’époque où il a vécu et de voir en lui un contemporain plutôt qu’un successeur des généraux de l’âge précédent. Jamais tradition n’a été mieux reprise et mieux continuée; ses batailles si vivement enlevées, ingénieusement hardies, correctes avec fougue, simples de plans et économes de moyens comme une bonne tragédie du Iton temps, offrent dans des proportions quelque peu plus modestes tous les caractères en quelque sorte classiques des batailles de la seconde moitié du XVIIe siècle. Aussi donna-t-il aux Français de son temps comme l’illusion d’un prolongement du règne de Louis XIV. Les gentilshommes du grand siècle montaient à l’assaut des villes aux accords des violens; Maurice n’était pas pour laisser perdre la mémoire de cette belle humeur qui enlevait à la guerre son masque inhumain et au danger son aiguillon. Jamais batailles n’eurent un si riant air de fêtes que les siennes, et dans le fait c’étaient des fêtes véritables. On sait le rôle qu’y ont joué par leurs représentations dramatiques M. et Mme Favart. Maurice voulait faire participer ses soldats a ce courage qui était l’apanage des gentilshommes, et qu’à leur exemple ils allassent au combat l’âme en liesse et le cœur bondissant. Il avait pour eux une affection réelle, moins paternelle qu’amicale, quelque chose comme l’affection d’un bon camarade noble et puissant pour les jeunes paysans qui aident à ses jeux et partagent ses dangers. Il fut plus ménager de leur sang qu’on ne l’avait été avant lui, et tandis que le grand Condé avait pu dire dans un des combats de la Fronde en voyant ses rangs s’éclaircir : « Bah! ce n’est qu’une nuit de Paris! » lui refusait une douzaine de soldats pour une embuscade dont l’utilité ne lui paraissait pas démontrée, en disant: « Encore si ce n’étaient que douze lieutenants-généraux ! » Loin de considérer le soldat comme simple chair à canon et servile instrument de mort, il le voulait de la meilleure qualité possible et croyait qu’une armée n’était capable d’une discipline parfaite que lorsqu’elle était composée d’hommes qui sont citoyens par quelque point. Le recrutement lui déplaisait fort pour cette raison, et c’est lui qui a eu le premier l’idée de la conscription et du service limité et obligatoire. N’ayant pu être souverain en réalité, il se dédommageait de cette déconvenue en l’étant en imagination autant qu’il le pouvait, et dans les rêves hardis qui lui ont été inspirés par cette préoccupation d’une Salente destinée à n’exister jamais, il s’est montré plus d’une fois démocrate inconscient, avec une tendance très marquée à l’utopie qui lui venait, très probablement du peu de préjugés que sa naissance illégitime et l’histoire de son mariage lui avaient laissé sur les institutions sociales. Cette tendance à l’utopie et cette hardiesse de rêves n’ont point disparu avec lui; transmises par cette force du sang qui a de si singuliers effets, elles sont arrivées jusqu’à nos jours, où nous les avons vues revivre dans les inventions romanesques de son illustre petite-fille, George Sand, Le point répréhensible de Maurice de Saxe, ce sont ses mœurs, qui, bien que moins mauvaises peut-être que celles de beaucoup de ses contemporains, n’en sont pas moins regrettables, car elles lui ont fait commettre les seules mauvaises actions de sa vie. Entre autres mérites de son livre, il faut louer le tact parfait avec lequel Saint-René Taillandier a su relever ce côté répréhensible sans y mettre trop d’insistance; là où l’habitude du péché est si enracinée, n’est-ce pas en effet peine perdue que de moraliser?

Comme la morale n’a pas eu plus de part à la direction de la vie de Maurice de Saxe qu’elle n’en avait eu à sa naissance et qu’en dépit de cette lacune, il a su réussir dans la plupart de ses entreprises, il est assez difficile de tirer de cette existence une leçon d’édification à l’usage de la commune humanité; en revanche, elle suggère certaines réflexions qui ont bien leur intérêt. C’est un hasard qui nous a donné Maurice de Saxe, et cependant supposez-le absent de notre histoire du XVIIIe siècle, et il y aurait là un vide énorme que l’imagination s’évertue assez inutilement à combler. En vérité, je ne sache rien qui donne mieux raison que l’histoire de Maurice à la philosophie optimiste de son contemporain le docteur Pangloss. Voyez un peu comme tout s’enchaîne pour le mieux dans le meilleur des mondes, aurait pu dire celui-ci : si Philippe de Kœnigsmark n’avait pas été assassiné dans le guet-apens tendu par l’affreuse comtesse de Platen, Aurore de Kœnigsmark n’aurait pas eu occasion d’aller demander à toutes les cours d’Allemagne des nouvelles de la dépouille fraternelle disparue, et par suite elle n’aurait pas inspiré au roi Auguste ce vif intérêt dont le résultat fut la naissance de Maurice. Les batailles de Fontenoy, de Raucoux et de Lawfeld auraient été peut-être gagnées par d’autres sous d’autres noms; nous y consentons, tout en gardant quelques doutes à cet égard ; mais à coup sûr une certaine demoiselle Verrières n’aurait jamais mis au monde une fille baptisée Aurore de Saxe, et George Sand n’aurait jamais vu le jour. Heureuse faute! disait saint Augustin en parlant du péché de nos premiers parens. — Heureux crime! dirons-nous de la tragédie du palais de l’électeur de Hanovre, puisque sans lui la France de l’ancien régime aurait été privée de son dernier grand militaire et la France contemporaine de son plus illustre romancier.

L’Allemagne, on le voit, occupe une place considérable dans les travaux de Saint-René Taillandier. Quand elle n’en est pas le centre, elle en reste le point de départ, et même lorsqu’il s’occupe de la comtesse d’Albany et du maréchal de Saxe, il ne s’en éloigne qu’à demi. Quelque sujet qu’il traite, il y touche toujours par quelque endroit. Éprouve-t-il par exemple le désir de s’occuper de ces folies morales qui ont joué un si grand rôle dans l’histoire littéraire de notre temps, c’est l’Allemagne qui fournira à son analyse les cas de maladie et les types de malades. Carl Immermann et la comtesse d’Ahlefeldt, Charlotte et Henri Stieglitz, Henri de Kleist, tels sont les héros d’un intéressant volume intitulé Drames et Romans de la vie littéraire, petit livre d’une lecture navrante et qui laisse cependant sans émotion, tant ces exaltations qu’il décrit sont celles d’âmes montées à froid, tant ces tragédies désespérées sentent le sophisme. Voulait-il, au contraire, montrer la nature humaine saine, noble, généreuse, la Correspondance de Goethe et de Schiller, qu’il traduisait et commentait, lui en fournissait le plus mâle et le plus magnifique exemple. C’est encore l’Allemagne qui est au point de départ de ses travaux sur les peuples slave et magyar, tant parce qu’elle a été pour lui l’initiatrice véritable dans cet ordre de recherches que par la préoccupation politique qu’elle lui donnait pour notre avenir. La question des nationalités, qui a joué un rôle si considérable sous le second empire, n’a pas eu d’observateur plus attentif, et, au moins pour ce qui regardait les peuples de l’orient de l’Europe, plus sympathique. Ce n’était pas la crainte de l’Allemagne seule qui était au fond de cette vigilance et de cette sympathie ; il y avait un autre grand empire dont il redoutait pour la liberté de l’Europe l’esprit d’envahissement à l’égal de la menaçante unité allemande. Son livre Allemagne et Russie, composé à l’époque de la guerre de Crimée, contenait déjà, nous l’avons vu, plus d’une lumineuse indication à cet égard ; ses études sur la Bohême, la Hongrie et la Serbie, écrites à la veille et au lendemain de Sadowa, continuent en l’agrandissant cette œuvre d’éclaireur politique. Contre l’avenir soit d’esclavage, soit d’insignifiance politique, que ferait inévitablement à l’Europe soit la rivalité, soit l’amitié de ces deux grands empires d’Allemagne et de Russie, — greniers à peuples réservés pour l’exportation conquérante encore plus qu’empires, — d’où pourrait venir le secours? Selon Saint-René Taillandier, il ne pouvait être que dans les populations associées de longue date à l’Allemagne et à la Russie sans s’être jamais confondues ni avec l’une ni avec l’autre. Plein de cette pensée, il interrogeait tour à tour chacune de ces populations pour reconnaître lesquelles contenaient les élémens véritables d’une nationalité, et sur lesquelles on pourrait fonder l’espoir d’une résistance sérieuse. Entre ces deux empires il y en avait bien, à la vérité, un troisième qui leur servait de barrière à l’un et à l’autre, l’Autriche désormais engagée sans retour dans son rôle slave et magyar. Mais, sans le déclarer jamais expressément, Saint-René Taillandier estimait que cet empire était essentiellement transitoire, se dissoudrait forcément, et que d’ailleurs la liberté de l’Europe ne lui tiendrait pas plus à cœur dans l’avenir que dans le passé. C’est ici un des seuls points sur lesquels il nous faut marquer un dissentiment avec notre regretté collaborateur. A notre avis, Saint-René Taillandier n’a jamais été tout à fait équitable envers l’Autriche. Était-ce de sa part défiance d’un libéralisme discret qui avait l’expérience de l’histoire? était-ce préférence marquée pour ces organismes vivans qui s’appellent patries sur les agglomérations sans unité opérées par le jeu des mécanismes politiques? Cette dernière raison nous paraît la véritable. Il est certain que l’Autriche n’est pas une patrie, mais une combinaison de patries fort diverses, associées assez à contre-cœur par des affinités qui ne sont rien moins qu’électives ; il n’est pas moins certain, d’un autre côté, que sa force, son utilité, la raison de son existence, c’est qu’elle n’est pas une nation, mais un gouvernement,. Tous ces peuples qu’elle tient sous sa domination sont sympathiques autant qu’on le voudra, — et ils le sont tous par quelque particularité, — on peut douter seulement qu’ils soient capables de s’élever à des considérations plus générales que celles de leurs querelles de races et des intérêts restreints de leurs nationalités respectives. S’il en est ainsi, quels services l’Autriche ne rend-elle pas à l’Europe en réunissant sous son pouvoir tant de peuples qui n’ont pas encore pu s’élever à un point de vue européen, et à la civilisation en les retenant d’obéir à ces instincts de races qui, laissés libres, les pousseraient à une séparation anarchique ou les jetteraient vers la Russie !

Des deux volumes qu’il a consacrés aux populations de l’Autriche et de l’ancienne Turquie, Bohême et Hongrie et la Serbie, le plus important à tous les points de vue est le dernier, à mon avis l’œuvre maîtresse de l’auteur. Dans Bohême et Hongrie, ce n’est que fragmentairement et par épisodes que nous pénétrons dans la vie nationale des Tchèques et des Magyars. Dans la Serbie, au contraire, le récit, tout d’une teneur et de la plus étroite unité de composition, embrasse dans son intégrité l’histoire de la résurrection de ce peuple qui occupe dans l’Europe orientale une place si originale. Un beau coloris qui n’est dû à aucun artifice de l’écrivain, mais qui naît du tempérament même du sujet et qui en est comme le teint naturel, est répandu sur toutes les pages de ce livre dont les diverses parties se relient avec une vivante souplesse. Tout cela est bien articulé, pittoresque sans placage, éloquent sans rhétorique. Rien non plus de ces allures de cicerone par lesquelles trop souvent historiens et critiques exhibent leurs sujets et en vantent la nouveauté. Saint-René Taillandier a laissé ses Serbes se produire eux-mêmes dans toutes les grâces farouches de leur naturel véhément et doux et dans toute la naïveté primesautière de leurs inspirations sans école. La sympathie qu’il professe pour le peuple dont il s’est fait l’historien n’est ni exagérée ni capricieuse, car ce peuple la mérite à tous égards. Littérairement, il n’y en a pas en Europe de plus intéressant. Par lui nous pouvons pénétrer le mystère des poésies primitives et trancher toute controverse sur le mode de formation des récits épiques. C’est un témoin vivant qui, d’une conjecture systématique, a fait une réalité acquise, et d’un hardi paradoxe un lieu-commun désormais incontesté. Et la démonstration n’a pas été approximative, mais de la plus stricte rigueur, car l’œuvre populaire qui a servi à la faire est une véritable épopée avec toutes les conditions d’unité dans le sujet, de proportions dans le récit, de ton soutenu dans le style et d’individualité dans les héros que les deux chefs-d’œuvre qui portent le nom d’Homère nous ont donné l’habitude de demander à tout poème du genre épique. Historiquement les Serbes nous rendent un service analogue. Dans nos vieilles civilisations occidentales les phénomènes de la vie barbare ont disparu depuis longtemps ; nous ne les connaissons que par les livres et nous ne pouvons nous en rendre compte qu’en tâtonnant et par un effort de l’imagination; un peuple seul nous permet de remplacer ces visions imparfaites d’un passé obscur ou aux trois quarts effacé par un spectacle actuel, sensible à nos yeux de chair : c’est le peuple serbe. Des mœurs natives sans altération, dans les caractères une sauvagerie poétique, favorisée plutôt que combattue par un christianisme populaire et indissolublement associé aux destinées de la patrie, une nature morale non dégagée encore de l’instinct, c’est-à-dire rêveusement passive ou soudainement explosive : voilà les Serbes de Kara George et de Milosch Obrénovitch, tels que nous les représentent les récits de Saint-René Taillandier. Rien ne fait mieux comprendre que cette moderne histoire ce qui s’est passé à l’aube première des sociétés, comment étaient possibles ces mélanges de grandeur d’âme et de férocité qui nous étonnent chez les barbares, et comment d’elle-même et sans culture la nature peut tirer de porchers et de paysans des dynasties véritables. Politiquement enfin l’importance des Serbes est considérable. Si l’on suppose en effet l’Autriche dissoute et la Turquie rejetée définitivement en Asie, il n’y a pas dans l’Europe orientale de population qui, par l’importance du nombre, la pureté de la race et l’originalité du génie puisse mieux réaliser les espérances de ceux qui cherchent dans le développement de nationalités distinctes la véritable barrière contre la Russie. C’est à juste titre, on le voit, que Saint-René Taillandier a donné pour épigraphe à son livre cette parole de Tacite : « Vetera extollimus, recentium incuriosi : Nous exaltons les choses anciennes et nous restons sans curiosité pour les nouvelles; » car nous ne connaissons pas d’histoire qui donne une instruction aussi exceptionnelle, aussi rare, et ajoutons aussi utile à ceux même qui, selon le mot de Tacite, sont portés à rechercher les choses anciennes aux dépens des nouvelles.

Voilà des travaux d’ordres bien divers et en apparence bien éloignés; ils sont tous cependant reliés les uns aux autres par une pensée commune, cette recherche de l’accord nécessaire entre le christianisme et la raison philosophique, la tradition et la liberté que nous indiquions en commençant ces pages comme la pensée dominante de Saint-René Taillandier. Cette pensée est pour ainsi dire diffuse dans tous ses écrits, s’insinue même dans les sujets qui lui sont le plus étrangers, et n’est absolument absente d’aucun de ses travaux; toutefois quelques-uns lui sont plus particulièrement consacrés, entre autres un volume dont le titre : Études d’histoire religieuse, dit assez le contenu, et dans Bohême et Hongrie l’épisode du règne de George Podiebrad, que l’auteur a traité avec ampleur et nouveauté. Quel sens large, étendu, hospitalier, Saint-René Taillandier donnait à ce mot de religion, il suffit pour s’en rendre compte d’ouvrir le volume des Études d’histoire religieuse dont M. Ernest Renan, Edgard Quinet et Gervinus occupent les chapitres les plus en vue. Ces noms disent à coup sûr qu’il n’y arien là pour l’orthodoxie pharisaïque et que la lettre du christianisme y tient moins de place que l’esprit. Certes on peut soupçonner qu’en entendant notre auteur parler non-seulement sans anathème, mais avec sympathie de talens que d’habitude on ne range pas parmi Ils défenseurs authentiques de la religion, plus d’un pieux lecteur a été tenté de demander avec le chœur d’Athalie d’où venaient à la foi tant d’enfans qu’en son sein elle n’avait pas portés; mais à ces étonnemens d’un zèle étroit Saint-René Taillandier avait une réponse toute prête, c’est que pour lui le christianisme était une grande école de liberté morale. C’était précisément parce qu’il croyait que l’âme humaine, appelée à la vie par le christianisme, ne pouvait conserver de vie qu’en lui qu’il se refusait à comprendre que ce qui avait été dans le passé un principe d’expansion pût devenir un instrument de contrainte. Aussi ne combattait-il pas moins les excès de l’intolérance que les excès de l’impiété, comme le prouve mainte de ses études, notamment un très beau travail sur la tyrannie de l’église luthérienne en Suède et les persécutions dont elle affligeait les dissidens il y a quelque vingt-cinq ans. Pour la même raison il était porté d’une attraction invincible vers tout esprit en qui il reconnaissait le tourment religieux, même quand cet esprit n’appartenait bien distinctement à aucune communion chrétienne ; tout ce qu’il lui demandait, c’était de présenter les signes incontestables de la sincérité et du sérieux. Saint-René Taillandier est, je crois, le seul écrivain de nos jours qui, sans sortir des croyances catholiques, ait su s’élever à ce christianisme compréhensif qui a rendu célèbre le nom de Channing. Comme l’illustre prédicateur unitaire, il se refusait à être séparé pour des dissidences de forme de la communion morale avec les âmes nobles et vertueuses qui appartenaient à d’autres églises que la sienne. C’est là le sentiment élevé qui explique la sympathie ouverte dont il a fait preuve pour les révoltés hussites du XVe siècle et leur dernier grand représentant, le roi George Podiebrad.

Le sujet était épineux pour un écrivain qui se réclamait du catholicisme. Saint-René Taillandier, l’abordant avec franchise, n’a pas hésité à réprouver la politique dont usa la cour de Rome pour avoir raison des hussites, politique conciliante un jour et le lendemain intransigeante, repoussant par ses légats les compactats concédés par le concile de Bâle, soufflant le feu de la division entre la Bohême et la Hongrie et démembrant ainsi la force de résistance de l’Europe orientale devant l’invasion ottomane. Dans tout ce récit des luttes de George Podiebrad contre Rome, il y a chez l’historien une véhémence d’accent et comme un frémissement continu d’irritation qui étonnent quand on se rappelle les croyances qu’il professait. Que cette cause ait eu sa grandeur, nous n’y contredisons pas ; ce dont on peut douter, c’est qu’elle contînt en elle la vertu de rénovation religieuse que notre ami croyait y apercevoir. Autant l’œuvre de Luther, un siècle plus tard, sera originale et hardie, creusée et fondée dans le tuf même de la croyance chrétienne, autant l’entreprise de Jean Huss et de ses disciples, dirigée surtout comme elle l’était contre l’édifice extérieur de l’église, nous semble à la fois incertaine et téméraire. Les hussites, peut-on dire, demandaient trop ou trop peu, trop pour être autorisés à se dire encore catholiques comme ils prétendaient vouloir le rester, trop peu pour être autorisés à se séparer de l’unité chrétienne et à faire église à part. Question mal posée qu’un essai de réforme qui entraînait la Bohême à ne pouvoir ni rester unie à Rome, ni se séparer de Rome. Les hussites avaient le droit de se dire catholiques, avancent nombre d’écrivains dont fait partie Saint-René Taillandier, car ils ne niaient ni l’église universelle représentée par les conciles, ni l’autorité du pape comme président de l’unité chrétienne ; ils niaient ses droits à la suzeraineté sur l’église et à un pouvoir autre que spirituel; telle est au moins la pensée dominante qui se dégage des actes et des négociations de George Podiebrad. Saint-René Taillandier avoue sa prédilection pour les conceptions du roi George Podiebrad et il y voit comme le plan d’un catholicisme supérieur où chaque nation constituerait son église selon le penchant de son génie et le caractère de ses traditions, et où toutes ces églises nationales seraient reliées à un centre spirituel commun, catholicisme qui offrirait ainsi le spectacle de la variété la plus magnifique dans l’unité la moins despotique. Certes le rêve est beau et digne d’admiration, il nous semble néanmoins que l’amour de la liberté religieuse a fait pencher un peu trop les sympathies de Saint-René Taillandier du côté des églises nationales. Les églises nationales ont de grands avantages que nous sommes tout prêt à reconnaître, mais ces avantages très considérables pour l’indépendance politique et la sécurité extérieure le sont beaucoup moins pour la liberté intérieure et entraînent presque nécessairement la perte de la liberté religieuse. Voit-on que la tolérance et la charité spirituelle aient eu beaucoup à se louer de ces églises partout où. elles ont été établies? Il y a eu une église nationale à Genève, il a fallu pour lui arracher la liberté religieuse l’avènement du radicalisme; il y a une église nationale en Angleterre, il a fallu lui arracher presque par violence les droits des dissidens. Il y a une église nationale en Suède, Saint-René Taillandier a raconté de quels excès d’intolérance elle était capable; quant à l’église luthérienne d’Allemagne, la petite ville de Neuwied, fondée au dernier siècle sur les bords du Rhin dans les états d’un principicule ami de la tolérance et peuplée des sectaires de toute dénomination que les persécutions orthodoxes chassaient de tous les pays allemands, témoigne encore aujourd’hui de ce qu’elle savait faire autrefois. Il est vrai qu’on peut répondre que toutes les églises que nous venons de citer ont été fondées par le protestantisme, c’est-à-dire séparées violemment de l’unité chrétienne et armées en conséquence contre les retours offensifs possibles de la puissance vaincue, tandis que le rêve des hussites et de Podiebrad supposant un centre commun, les effets des églises nationales dans un pareil système seraient tout à l’opposé des effets produits par les églises issues du protestantisme. Nous n’en disconvenons pas, et nous ne demandons pas mieux que de croire en la réalisation de ce catholicisme supérieur. S’il est en Europe de nobles âmes que tourmente l’héroïsme religieux, on peut leur proposer cette entreprise comme une tâche digne de leurs efforts. Le moment, semble-t-il, serait propice au possible ; on ne peut espérer un centre catholique mieux ramené à sa mission spirituelle, ou désirer chez les peuples des dispositions plus favorables à la nouveauté. Nous voici tout à l’heure au terme de notre tâche, et le lecteur n’aura pas manqué de remarquer le peu de place que la partie biographique occupe dans ces pages; c’est que Saint-René Taillandier n’a pas d’autre histoire que celle même de ses travaux. Quelques dates suffisent à raconter cette vie, dont Montpellier, où il a séjourné si longtemps, a eu le meilleur. Dans quelques pages touchantes consacrées au comte Teleki, il nous a décrit avec agrément la retraite studieuse et tranquille qu’il occupait dans cette ville et où plus d’un visiteur intéressant venait frapper. « Un jour ce fut le chantre des traditions celtiques, l’auteur de Marie et des Bretons qui vint y mourir dans mes bras ; un autre jour c’était Maurice Hartmann, le poète aimable, le romancier touchant, l’éloquent orateur du parlement de Francfort à peine échappé aux vengeances de la réaction autrichienne. D’autres fois c’était le bon Joseph Roumanille avec cette fleur de poésie qu’il venait de retrouver dans les sentiers des Alpines, sous les ombrages de Saint-Rémy, non loin du village désormais consacré où grandissait en plein soleil le chantre de Mireille et de Calendal. » Ces visites étaient parfois des surprises; de ce nombre fut celle du comte Ladislas Teleki, destiné à une fin si tragique. Saint-René Taillandier devint son ami, traduisit avec lui celles des poésies de Petœfi Sandor qu’il voulait présenter aux lecteurs de la Revue, et le défendit ici même avec cette vivacité généreuse qui était dans sa nature, lorsque le comte arrêté à Dresde fut livré à la police autrichienne par M. de Beust, alors chef du cabinet saxon, en 1860. Plus nombreux que les visiteurs étaient les correspondans que lui valaient ses travaux, et Saint-René Taillandier, qui était justement fier de ces témoignages de considération, en avait soigneusement conservé les plus précieux. Tantôt c’était M. Gladstone qui le félicitait de son travail sur la guerre du Caucase, tantôt M. Cousin qui, avec l’accent qu’on lui connaissait, le remerciait de lui avoir révélé Dante, tantôt M. Guizot, qui, au sortir de la lecture de Maurice de Saxe, lui écrivait qu’il avait été instruit et charmé. Si, à ces bonnes fortunes que valait à l’écrivain son talent littéraire, vous ajoutez les sympathies d’un auditoire constamment fidèle, vous comprendrez que ce long séjour à Montpellier n’ait pas été un temps d’exil, et que Paris seul ait pu rompre le charme et l’habitude de cette ville où le retenaient tant de souvenirs. En 1863, la faculté des lettres de Paris l’appela à venir remplir à la Sorbonne la suppléance de M. Saint-Marc Girardin, et cinq ans après, en 1868, la retraite de M. Nisard et la mort de son successeur immédiat, M. Gandar, ayant laissé libre la chaire d’éloquence française, il en fut nommé, par M. Duruy, professeur titulaire. Peu mêlé aux luttes politiques et sans autres ambitions que celle du lettré, il n’a jamais occupé, en dehors de l’enseignement, d’autres fonctions que celle de secrétaire général du ministère de l’instruction publique à laquelle lui donnaient doublement droit ses titres d’universitaire et d’écrivain. C’est dans ce poste où il fut nommé au commencement de 1870, et qu’il garda jusqu’en 1873, que le surprit la guerre d’Allemagne. Il en ressentit toutes les tristesses avec une amertume patriotique extrême dont les éloquentes préfaces de son livre sur la Serbie et de ses Drames et Romans de la vie littéraire contiennent l’expression vibrante. Il sortait à peine de ces fonctions lorsque le choix de l’Académie française l’appela à succéder au père Gratry, et le bonheur qui a constamment accompagné Saint-René Taillandier se montra dans le hasard qui lui donnait à remplacer un homme avec lequel il n’était pas sans ressemblance. Ce bonheur se fit voir encore d’une manière plus piquante peut-être dans la seule mésaventure que notre collaborateur ait connue dans le cours de sa double carrière. Nous voulons parler de ces regrettables scènes de tumulte qui, en 1877, le forcèrent à suspendre ses leçons. Or, à cette époque, Saint-René Taillandier avait déjà reçu les visites du mal qui devait l’emporter. Sans se croire atteint, il se plaignait de la fatigue extrême que lui causait l’effort nécessaire à l’orateur, mais par devoir cependant il fût resté sur la brèche; en le forçant à se renfermer dans ses seuls travaux d’écrivain, l’incident auquel nous faisons allusion le conserva encore deux ans à nos lecteurs.

Cette mésaventure lui était value par sa fidélité à ses opinions politiques. Ses leçons sur l’éloquence française pendant la révolution parurent à certains groupes de ses auditeurs d’un feuillantisme trop accentué. Il était un peu tard pour reconnaître la nature de son libéralisme, car les sentimens qu’il avait exprimés en cette occasion étaient ceux qu’il avait professés toute sa vie, ainsi qu’il s’attacha à l’expliquer dans une brochure justificative de l’esprit de son cours, les Renégats de 89, où se fait jour à chaque page le douloureux étonnement que cette brusque attaque lui fit éprouver. Cette justification était inutile à ses nombreux lecteurs, qui pouvaient depuis longtemps nommer sans crainte d’erreur le parti auquel il se rattachait. De même que, dans les questions philosophiques ou religieuses, il cherchait toujours le point d’accord entre le christianisme et la raison, dans les questions politiques, il cherchait le point d’accord entre l’ordre et la liberté, et dès sa jeunesse il s’était arrêté au système constitutionnel comme à celui qui répondait le mieux aux conditions nécessaires à cette alliance. Il est mort, pour ainsi dire, en confessant ses opinions, car ses novissima verba ont été ces beaux récits intitulés : le Roi Léopold et la Reine Victoria, écrits pour compléter et relier ensemble les curieuses notes laissées par le baron Stockmar, de manière à présenter une histoire complète des vicissitudes da régime constitutionnel entre l’avènement de George IV et la mort du prince Albert, En dépit de quelques tourmentes, c’est la belle époque du gouvernement constitutionnel. Il atteint alors à son apogée dans son pays d’origine, l’Angleterre, où, après un siècle et demi de luttes qui ne furent pas toujours morales, il se montre enfin comme une belle lumière politique dégagée de toutes les souillures de corruptions parlementaires, de violences whigs et d’intolérance anglicane qu’il avait si longtemps traînées après lui. Sur le continent, c’est l’heure où il a le vent en poupe; toutes les classes éclairées ont foi en lui, tous les peuples se tournent vers lui comme vers l’étoile protectrice de l’humanité et en espèrent les services les plus divers : la Grèce le miracle de sa résurrection, la Belgique la garantie de son indépendance reconquise, la France le port de repos après tant de cruelles tempêtes. Les illusions généreuses de ces beaux jours si vite envolés revivent dans les récits de Saint-René Taillandier avec une vivacité d’autant plus touchante qu’il les partage encore. Les événemens ne l’avaient pas persuadé que le système constitutionnel fût un édifice désormais trop étroit et trop frêle pour contenir et abriter les masses de plus en plus épaisses que le mouvement ascendant de la démocratie fait entrer dans la vie publique. Sans y compter absolument, il aimait à espérer que, si les systèmes plus absolus ou plus larges venaient à manquer à leur tâche, les nations seraient ramenées au régime constitutionnel par une double nécessité, celle de garantir l’ordre social et celle de maintenir la liberté, qui est désormais un si impérieux besoin de l’âme humaine que l’anarchie même ne pourrait l’en guérir. Hélas! nous craignons que notre ami et ceux qui partagent ses espérances oublient que, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, les saisons brillantes sont toujours courtes, et qu’une fois envolées, elles ne reviennent plus. Elle ne recommencera pas, cette saison, même pour l’Angleterre, exemple toujours montré par ceux qui gardent foi au régime constitutionnel, car si ce pays n’est pas disposé à renoncer de sitôt à ce régime, il s’est au moins si bien préparé à s’en passer, que le jour soit proche, soit lointain, où il serait amené pour une cause ou une autre à en sortir, il pourrait glisser dans la forme politique la plus voisine sans s’apercevoir d’aucun changement essentiel.

Il nous semble qu’on peut comprendre maintenant comment Saint-René Taillandier a été constamment heureux. « Je n’ai jamais eu de chagrin si profond, disait Montesquieu, qu’une heure de lecture ne l’ait dissipé. » Le secret du bonheur de notre ami, c’est que sa vie appartint sans partage à l’étude qui, de tous les instrumens de prospérité, est le moins incertain, et de tous les régimes d’hygiène spirituelle le plus efficace pour l’âme. En occupant les heures, l’étude dissimule la fuite du temps et par là trompe les impatiences qui font prendre tant de résolutions précipitées ou téméraires; en détournant des tentations malsaines qui naissent de l’oisiveté, elle fonde ou maintient la sécurité des familles, et par elle enfin tous les malheurs de la vie se réduisent à ceux qui sont inévitables ou qui sont le fait du hasard, agent redoutable à coup sûr, moins fertile toutefois en accidens que notre propre volonté. Et cependant il est un bien que l’étude ne donne pas toujours, je veux dire la paix entière de la conscience. Là aussi, dans ce domaine paisible, le malin esprit trouve moyen de s’insinuer; on le sait depuis le Faust de Goethe et la conversation de Méphistophélès avec l’étudiant. Que de fois l’homme d’étude est obligé de se faire à part lui des aveux qui lui coûtent, de se dire qu’il y a telle œuvre qu’il préférerait n’avoir pas faite, ou telle pensée qu’il a eu tort d’émettre, ou que sur telle question il a choisi l’opinion la plus dangereuse, ou que tel jour il a mis son intelligence au service de telle mesquine ambition, de tel petit ressentiment de son cœur, de tel préjugé intéressé de sa condition! Eh bien! cette paix entière de la conscience, couronnement du véritable bonheur, Saint-René Taillandier l’a connue encore. En relisant l’ensemble de ses travaux, je ne trouve pas une page qui lui ait été arrachée par un compromis de circonstance ou une de ces dispositions momentanées de l’âme auxquelles on peut regretter d’avoir cédé. C’est qu’il avait pour se prémunir contre de tels accidens le préservatif le plus infaillible, qui était en toutes choses de s’en tenir au parti le plus noble, même lorsque ce parti n’était en apparence ni le plus pratique, ni le plus direct. Il allait droit à toute œuvre qui parlait au cœur, à toute doctrine par laquelle l’intelligence se sentait grandir, à tout homme qui lui paraissait un honneur pour notre nature, persuadé que rien de mauvais ne peut sortir de tout ce qui est élevé, et qu’à supposer qu’on lût ainsi entraîné à se tromper, il y avait moins de dangers dans les erreurs généreuses que dans les vulgaires vérités. Telle est la leçon morale qu’il nous a donnée pendant près de quarante années, salutaire exemple bien digne d’être suivi, et qui, nous l’espérons, sera aussi durable que les regrets qu’il nous laisse.


EMILE MONTEGUT.