Esprit des lois (1777)/L8/C12


CHAPITRE XII.

Continuation du même sujet.


On prenoit à Rome les juges dans l’ordre des sénateurs. Les Gracques transporterent cette prérogative aux chevaliers. Drufus la donna aux sénateurs & aux chevaliers ; Sylla aux sénateurs seuls ; Cotta aux sénateurs, aux chevaliers & aux trésoriers de l’épargne. César exclut ces derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de chevaliers & de centurions.

Quand une république est corrompue, on ne peut remédier à aucun des maux qui naissent, qu’en ôtant la corruption & en rappellant les principes : toute autre correction est ou inutile ou un nouveau mal. Pendant que Rome conserva ses principes, les jugemens purent être sans abus entre les mains des sénateurs : mais quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût qu’on transportât les jugemens, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers de l’épargne, à deux de ces corps, à tous les trois ensemble, à quelqu’autre corps que ce fût, on étoit toujours mal. Les chevaliers n’avoient pas plus de vertu que les sénateurs, les trésoriers de l’épargne pas plus que les chevaliers, & ceux-ci aussi peu que les centurions.

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu’il auroit part aux magistratures patriciennes, il étoit naturel de penser que ses flatteurs alloient être les arbitres du gouvernement. Non : l’on vit ce peuple, qui rendoit les magistratures communes aux plébéiens, élire toujours des patriciens. Parce qu’il étoit vertueux, il étoit magnanime ; parce qu’il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir. Mais lorsqu’il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut de ménagemens ; jusqu’à ce qu’enfin, devenu son propre tyran & son propre esclave, il perdit la force de la liberté pour tomber dans la foiblesse de la licence.