Esprit des lois (1777)/L6/C13

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CHAPITRE XIII.

Impuissance des lois Japonoises.


Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme même. Jetons les yeux sur le Japon.

On y punit de mort presque tous les crimes[1], parce que la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon, est un crime énorme. Il n’est pas question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude, & viennent sur-tout de ce que l’empereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts.

On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats[2] ; chose contraire à la défense naturelle.

Ce qui n’a point l’apparence d’un crime, est là sévérement puni ; par exemple, un homme qui hasarde de l’argent au jeu, est puni de mort.

Il est vrai que le caractere étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, & qui brave tous les périls & tous les malheurs, semble à la premiere vue absoudre les législateurs de l’atrocité de leurs lois. Mais des gens qui naturellement méritent la mort, & qui s’ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie, sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue continuelle des supplices ? & ne s’y familiarisent-ils pas ?

Les relations nous disent, au sujet de l’éducation des Japonois, qu’il faut traiter les enfans avec douceur, parce qu’ils s’obstinent contre les peines ; que les esclaves ne doivent point être trop rudement traités, parce qu’ils se mettent d’abord en défense. Par l’esprit qui doit régner dans le gouvernement domestique, n’auroit-on pas pu juger de celui qu’on devoit porter dans le gouvernement politique & civil ?

Un législateur sage auroit cherché à ramener les esprits par un juste tempérament des peines & des récompenses ; par des maximes de philosophie, de morale & de religion assorties à ces caractères ; par la juste application des regles de l’honneur ; par le supplice de la honte ; par la jouissance d’un bonheur constant & d’une douce tranquillité. Et s’il avoit craint que les esprits, accoutumés à n’être arrêtés que par une peine cruelle, ne pussent plus l’être pas une plus douce, il auroit agit[3] d’une maniere sourde & insensible ; il auroit dans les cas particuliers les plus graciables modéré la peine du crime, jusqu’à ce qu’il eût pu parvenir à la modifier dans tous les cas.

Mais le despotisme ne connoît point ces ressorts ; il ne mene pas par ces voies ; il peut abuser de lui, mais c’est tout ce qu’il peut faire : au Japon il a fait un effort, il est devenu plus cruel que lui-même.

Des ames par-tout effarouchées & rendues plus atroces, n’ont pu être conduites que par une atrocité plus grande.

Voilà l’origine, voilà l’esprit des lois du Japon. Mais elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à détruire le christianisme ; mais des efforts si inouis sont une preuve de leur impuissance. Elles ont voulu établir une bonne police, & leur foiblesse a paru encore mieux.

Il faut lire la relation de l’entrevue de l’empereur & du deyro à Meaco[4]. Le nombre de ceux qui y furent étouffés, ou tués par des garnemens, fut incroyable ; on enleva les jeunes filles & les garçons ; on les retrouvoit tous les jours exposés dans des lieux publics à des heures indues, tous nuds, cousus dans des sacs de toile, afin qu’ils ne connussent pas les lieux par où ils avoient passé ; on vola tout ce qu’on voulut ; on fendit le ventre à des chevaux pour faire tomber ceux qui les montoient ; on renversa des voitures pour dépouiller les dames. Les Hollandois à qui l’on dit qu’ils ne pouvoient passer la nuit sur des échafauds, sans être assassinés, en descendirent, &c.

Je passerai vîte sur un autre trait. L’empereur adonné à des plaisirs infames, ne se marioit point ; il couroit risque de mourir sans successeur. Le deyro lui envoya deux filles très-belles. Il en épousa une par respect, mais il n’eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fit chercher les plus belles femmes de l’empire ; tout étoit inutile : la fille d’un armurier étonna son goût[5] ; il se détermina, il en eut un fils. Les dames de la cour, indignées de ce qu’il leur avoit préféré une personne d’une si basse naissance, étoufferent l’enfant. Ce crime fut caché à l’empereur, il auroit versé un torrent de sang. L’atrocité des lois en empêche donc l’exécution. Lorsque la peine est sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l’impunité.


  1. Voyez Kempfer.
  2. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes, tome III. part. 2. pag. 428.
  3. Remarquez bien ceci comme une maxime de pratique, dans les cas où les esprits ont été gâtés par des peines trop rigoureuses.
  4. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes, tome V. p. 2.
  5. Ibid.