Esprit des lois (1777)/L31/C20


CHAPITRE XX.

Louis le débonnaire.


Auguste étant en Égypte, fit ouvrir le tombeau d’Alexandre : on lui demanda s’il vouloit qu’on ouvrît ceux des Ptolomées ; il dit qu’il avoit voulu voir le roi, & non pas les morts. Ainsi, dans l’histoire de cette seconde race, on cherche Pépin & Charlemagne ; on voudroit voir les rois & non pas les morts.

Un prince, jouet de ses passions & dupe de ses vertus même ; un prince qui ne connut jamais sa force ni sa foiblesse ; qui ne sut se concilier ni la crainte ni l’amour ; qui, avec peu de vices dans le cœur, avoit toutes sortes de défauts dans l’esprit, prit en main les rênes de l’empire que Charlemagne avoit tenues.

Dans le temps que l’univers est en larmes pour la mort de son pere ; dans cet instant d’étonnement, où tout le monde demande Charles, & ne le trouve plus ; dans le temps qu’il hâte ses pas pour aller remplir sa place, il envoie devant lui des gens affidés pour arrêter ceux qui avoient contribué au désordre de la conduite de ses sœurs. Cela causa de sanglantes tragédies[1]. C’étoient des imprudences bien précipitées. Il commença à venger les crimes domestiques, avant d’être arrivé au palais ; & à révolter les esprits avant d’être le maître.

Il fit crever les yeux à Bernard, roi d’Italie, son neveu, qui étoit venu implorer sa clémence, & qui mourut quelques jours après ; cela multiplia ses ennemis. La crainte qu’il en eut le détermina à faire tondre ses freres ; cela en augmenta encore le nombre. Ces deux derniers articles lui furent[2] bien reprochés : on ne manqua pas de dire qu’il avoit violé son serment & les promesses solennelles[3] qu’il avoit faites à son pere le jour de son couronnement.

Après la mort de l’impératrice Hirmengarde, dont il avoit trois enfans, il épousa Judith ; il en eut un fils, & bientôt, mêlant les complaisances d’un vieux mari avec toutes les foiblesses d’un vieux roi, il mit un désordre dans sa famille, qui entraîna la chute de la monarchie.

Il changea sans cesse les partages qu’il avoit faits à ses enfans. Cependant ces partages avoient été confirmés tour à tour par ses sermens, ceux de ses enfans & ceux des seigneurs. C’étoit vouloir tenter la fidélité de ses sujets ; c’étoit chercher à mettre de la confusion, des scrupules & des équivoques dans l’obéissance ; c’étoit confondre les droits divers des princes, dans un temps sur-tout où, les forteresses étant rares, le premier rempart de l’autorité étoit la foi promise & la foi reçue.

Les enfans de l’empereur, pour maintenir leurs partages, solliciterent le clergé, & lui donnerent des droits inouis jusqu’alors. Ces droits étoient spécieux ; on faisoit entrer le Clergé en garantie d’une chose qu’on avoit voulu qu’il autorisât. Agobard[4] représenta à Louis le débonnaire qu’il avoit envoyé Lothaire à Rome pour le faire déclarer empereur ; qu’il avoit fait des partages à ses enfans, après avoir consulté le ciel par trois jours de jeûnes & de prieres. Que pouvoit faire un prince superstitieux, attaqué d’ailleurs par la superstition même ? On sent quel échec l’autorité souveraine reçut deux fois, par la prison de ce prince & sa pénitence publique. On avoit voulu dégrader le roi, on dégrada la royauté.

On a d’abord de la peine à comprendre comment un prince, qui avoit plusieurs bonnes qualités, qui ne manquoit pas de lumieres, qui aimoit naturellement le bien, & pour tout dire enfin, le fils de Charlemagne, put avoir des ennemis si nombreux[5], si violens, si irréconciliables, si ardens à l’offenser, si insolens dans son humiliation, si déterminés à le perdre : Et ils l’auroient perdu deux fois sans retour, si ses enfans, dans le fond plus honnêtes gens qu’eux, eussent pu suivre un projet & convenir de quelque chose.


  1. L’auteur incertain de la vie de Louis le débonnaire, dans le recueil de Duchesne, tome II, page 295.
  2. Voyez le procès-verbal de sa dégradation, dans le recueil de Duchesne, tome II, p. 333.
  3. Il lui ordonna d’avoir, pour ses sœurs, ses freres & ses neveux, une clémence sans bornes, indeficientum misericordiam. Tégan, dans le recueil de Duchesne, tome II, p. 276.
  4. Voyez ses lettres.
  5. Voyez le proces-verbal de sa dégradation, dans le recueil de Duchesne, tome II, p. 331. Voyez aussi sa vie écrite par Tégan. Tanto enim odio laborabant, ut tœderet eos vitâ ipsius, dit l’auteur incertain, dans Duchesne, tome II, p. 307.