Esprit des lois (1777)/L30/C18


CHAPITRE XVIII.

Du double service.


C’étoit un principe fondamental de la monarchie, que ceux qui étoient sous la puissance militaire de quelqu’un, étoient aussi sous sa juridiction civile : aussi le capitulaire[1] de Louis le débonnaire, de l’an 815, fait-il marcher d’un pas égal la puissance militaire du comte, & sa juridiction civile sur les hommes libres : aussi les placites[2] du comte qui menoit à la guerre les hommes libres, étoient-ils appelés les placites[3] des hommes libres ; d’où résulta sans doute cette maxime, que ce n’étoit que dans les placites du comte, & non dans ceux de ses officiers, qu’on pouvoit juger les questions sur la liberté : aussi le comte ne menoit-il pas à la guerre les vassaux[4] des évêques ou abbés, parce qu’ils n’étoient pas sous sa juridiction civile : aussi n’y menoit-il pas les arriere-vassaux des leudes : aussi le glossaire[5] des lois Angloises nous dit-il[6] que ceux que les Saxons appeloient coples, furent nommés par les Normands comtes, compagnons, parce qu’ils partageoient avec le roi les amendes judiciaires : aussi voyons-nous dans tous les temps que l’obligation de tout vassal[7] envers son seigneur, fut de porter les armes[8] & de juger ses pairs dans sa cour.

Une des raisons qui attachoit ainsi ce droit de justice au droit de mener à la guerre, étoit que celui qui menoit à la guerre faisoit en même temps payer les droits du fisc, qui consistoient en quelques services de voiture dûs par les hommes libres, & en général en de certains profits judiciaires, dont je parlerai ci-après.

Les seigneurs eurent le droit de rendre la justice dans leur fief, par le même principe qui fit que les comtes eurent le droit de la rendre dans leur comté ; & pour bien dire, les comtés, dans les variations arrivées dans les divers temps, suivirent toujours les variations arrivées dans les fiefs : les uns & les autres étoient gouvernés sur le même plan & sur les mêmes idées. En un mot, les comtes, dans leurs comtés, étoient des leudes ; les leudes dans leurs seigneuries, étoient des comtes.

On n’a pas eu des idées justes, lorsqu’on a regardé les comtes comme des officiers de justice, & les ducs comme des officiers militaires. Les uns & les autres étoient également des officiers militaires & civils[9] : toute la différence étoit que le duc avoit sous lui plusieurs comtes, quoiqu’il y eût des comtes qui n’avoient point de duc sur eux, comme nous l’apprenons de Frédégaire[10].

On croira peut-être que le gouvernement des Francs étoit pour lors bien dur, puisque les mêmes officiers avoient en même temps sur les sujets la puissance militaire & la puissance civile, & même la puissance fiscale ; chose que j’ai dit, dans les livres précédents, être une des marques distinctives du despotisme.

Mais il ne faut pas penser que les comtes jugeassent seuls[11], & rendissent la justice comme les bachas la rendent en Turquie : ils assembloient , pour juger les affaires, des especes de plaids ou d’assises[12], où les notables étoient convoqués.

Pour qu’on puisse bien entendre ce qui concerne les jugemens, dans les formules, les lois des Barbares & les capitulaires, je dirai que[13] les fonctions de comte, du gravion & du centenier, étoient les mêmes ; que les juges, les rathimburges & les échevins, étoient sous différens noms les mêmes personnes ; c’étoient les adjoints du comte, & ordinairement il en avoit sept ; & comme il ne lui falloit pas moins de douze personnes pour juger[14], il remplissoit le nombre par des notables[15].

Mais, qui que ce fût qui eût la juridiction, le roi, le comte, le gravion, le centenier, les seigneurs, les ecclésiastiques, ils ne jugerent jamais seuls : & cet usage qui tiroit son origine des forêts de la Germanie, se maintint encore, lorsque les fiefs prirent une forme nouvelle.

Quant au pouvoir fiscal, il étoit tel que le comte ne pouvoit guere en abuser, Les droits du prince, à l’égard des hommes libres, étoient si simples, qu’ils ne consistoient, comme j’ai dit, qu’en de certaines voitures[16] exigées dans de certaines occasions publiques ; & quant aux droits judiciaires, il y avoit des lois[17] qui prévenoient les malversations.


  1. Art I & 2 ; & le concile in verno palatio, de l’an 845, art. 8, édit. de Baluze, tome II, p. 17.
  2. Plaids ou assises.
  3. Capitulaires, liv. IV de la collection d’Anzegise, art. 57 ; & le capitul. de Louis le débonnaire, de l’an 819, art. 14, édit. de Baluze, tome I, p. 615.
  4. Voyez p. 48, la note [4] ; & p. 50, la note [1].
  5. Que l’on trouve dans le recueil de Guillaume Lombard : de priscis Anglorum legibus.
  6. Au mot satrapia.
  7. Les assises de Jérusalem, chapitres ccxxi & ccxxii, expliquent bien ceci.
  8. Les avoués de l’église (advocati) étoient également à la tête de leurs plaids & de leur milice.
  9. Voyez la formule viii de Marculfe, liv. I, qui contient les lettres accordées à un duc, patrice ou comte, qui leur donnent la juridiction civile & l’administration fiscale.
  10. Chronique, ch. lxxviii, sur l’an 636.
  11. Voyez Grégoire de Tours, liv. V, ad annum 580.
  12. Mallum.
  13. Joignez ici que j’ai dit au livre XXVIII, chap. xxviii ; & au livre XXXI, chap. viii.
  14. Voyez sur tout ceci les capitulaires de Louis le débonnaire, ajoutés à la loi salique, art. 2 ; & la formule des jugemens, donnée par du Cange, au mot boni homines.
  15. Per bonos homines. Quelquefois il n’y avoit que des notables. Voyez l’appendice aux formules de Marculse, chap. li.
  16. Et quelques droits sur les rivieres, dont j’ai parlé.
  17. Voyez la loi des Ripuaires, tit. 89 ; & la loi des Lombards, liv. II, tit. 52, §. 9.