Esprit des lois (1777)/L30/C11

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CHAPITRE XI.

Continuation du même sujet.


Ce qui a donné l’idée d’un règlement général fait dans le temps de la conquete, c’est qu’on a vu en France un prodigieux nombre de servitudes vers le commencement de la troisieme race ; & comme on ne s’est pas apperçu de la progression continuelle qui se fit de ces servitudes, on a imaginé dans un temps obscur une loi générale qui ne fut jamais.

Dans le commencement de la premiere race, on voit un nombre infini d’hommes libres, soit parmi les Francs, soit parmi les Romains : mais le nombre des serfs augmenta tellement, qu’au commencement de la troisieme, tous les laboureurs & presque tous les habitans des villes se trouverent serfs[1] : & au lieu que, dans le commencement de la premiere, il y avoit dans les villes à peu près la même administration que chez les Romains, des corps de bourgeoisie, un sénat, des cours de judicature ; on ne trouve guere, vers le commencement de la troisieme, qu’un seigneur & des serfs.

Lorsque les Francs, les Bourguignons & les Goths faisoient leurs invasions, ils prenoient l’or, l’argent, les meubles, les vêtemens, les hommes, les femmes, les garçons, dont l’armée pouvoit se charger ; le tout se rapportoit en commun, & l’armée le partageoit[2]. Le corps entier de l’histoire prouve, qu’après le premier établissement, c’est-à-dire après les premiers ravages, ils reçurent à composition les habitans, & leur laisserent tous leurs droits politiques & civils. C’étoit le droit des gens de ce temps-là ; on enlevoit tout dans la guerre, on accordoit tout dans la paix. Si cela n’avoit pas été ainsi, comment trouverions-nous, dans les lois saliques & Bourguignonnes, tant de dispositions contradictoires à la servitude générale des hommes ?

Mais ce que la conquête ne fit pas, le même droit des gens[3], qui subsista après la conquête, le fit. La résistance, la révolte, la prise des villes, emportoient avec elles la servitude des habitans. Et comme, outre les guerres que les différentes nations conquérantes firent entr’elles, il y eut cela de particulier chez les Francs, que les divers partages de la monarchie firent naître sans cesse des guerres civiles entre les freres ou neveux, dans lesquelles ce droit des gens fut toujours pratiqué ; les servitudes devinrent plus générales en France que dans les autres pays : & c’est, je crois, une des causes de la différence qui est entre nos lois Françoises, & celles d’Italie & d’Espagne, sur les droits des seigneurs.

La conquête ne fut que l’affaire d’un moment ; & le droit des gens que l’on y employa, produisit quelques servitudes. L’usage du même droit des gens pendant plusieurs siecles, fit que les servitudes s’étendirent prodigieusement.

Theuderic[4] croyant que les peuples d’Auvergne ne lui étoient pas fideles, dit aux Francs de son partage : « Suivez-moi : je vous menerai dans un pays où vous aurez de l’or, de l’argent, des captifs, des vêtemens, des troupeaux en abondance ; & vous en transférerez tous les hommes dans votre pays. »

Après la paix[5] qui se fit entre Gontrand & Chilpéric, ceux qui assiégeoient Bourges ayant eu ordre de revenir, ils amenerent tant de butin qu’ils ne laisserent presque dans le pays ni hommes ni troupeaux.

Théodoric, roi d’Italie, dont l’esprit & la politique étoient de se distinguer toujours des autres rois barbares, envoyant son armée dans la Gaule, écrit au général[6] : « Je veux qu’on suive les lois Romaines, & que vous rendiez les esclaves fugitifs à leurs maîtres : le défenseur de la liberté ne doit point favoriser l’abandon de la servitude. Que les autres rois se plaisent dans le pillage & la ruine des villes qu’ils ont prises : nous voulons vaincre de maniere que nos sujets se plaignent d’avoir acquis trop tard la sujétion. »

Il est clair qu’il vouloit rendre odieux les rois des Francs & des Bourguignons, & qu’il faisoit allusions à leur droit des gens.

Ce droit subsista dans la seconde race. L’armée de Pepin étant entrée en Aquitaine, revint en France chargée d’un nombre infini de dépouilles & de serfs, disent les annales de Metz[7].

Je pourrois citer des autorités[8] sans nombre. Et comme, dans ces malheurs, les entrailles de la charité s’émurent ; comme plusieurs saints évêques, voyant les captifs attachés deux à deux, employerent l’argent des églises & vendirent même les vases sacrés pour en racheter ce qu’ils purent ; que de saints moines s’y employerent ; c’est dans les vies des saints[9] que l’on trouve les plus grands éclaircissemens sur cette matiere. Quoiqu’on puisse reprocher aux auteurs de ces vies d’avoir été quelquefois un peu trop crédules sur des choses que Dieu a certainement faites, si elles ont été dans l’ordre de ses desseins, on ne laisse pas d’en tirer de grandes lumieres sur les mœurs & les usages de ces temps-là.

Quand on jette les yeux sur les monumens de notre histoire & de nos lois, il semble que tout est mer, & que les rivages mêmes manquent à la mer[10] : tous ces écrits froids, secs, insipides & durs, il faut les lire, il faut les dévorer, comme la fable dit que Saturne dévoroit les pierres.

Une infinité de terres que des hommes libres faisoient valoir[11], se changerent en main-mortables : quand un pays se trouva privé des hommes libres qui l’habitoient, ceux qui avoient beaucoup de serfs prirent ou se firent céder de grands territoires, & y bâtirent des villages, comme on le voit dans diverses chartres. D’un autre côté, les hommes libres, qui cultivoient les arts, se trouverent être des serfs qui devoient les exercer : les servitudes rendoient aux arts & au labourage ce qu’on leur avoit ôté.

Ce fut une chose usitée, que les propriétaires des terres les donnerent aux églises pour les tenir eux-mêmes à cens, croyant participer par leur servitude à la sainteté des églises.


  1. Pendant que la Gaule étoit sous la domination des Romains, ils formoient des corps particuliers : c’étoient ordinairement des affranchis ou descendans d’affranchis.
  2. Voyez Grégoire de Tours, liv. II, ch. xxvii, Aimoin, liv. I, chap. xii.
  3. Voyez les vies des Saints citées ci-après à la note [3] de la page 23.
  4. Grégoire de Tours, liv. III.
  5. Gragoire de Tours, liv. VI, ch. xxxi.
  6. Lettre 43, liv. III, dans Cassiodore.
  7. Sur l’an 763. Innumerabilibus spoliis & captivis totus ille exercitus ditatus, in Franciam reversus est.
  8. Annales de Fulde, année 739 ; Paul diacre, de gestis Longobardorum, liv. III, ch. xxx : & liv. IV, ch. i : & les vies des saints citées note suivante.
  9. Voyez les vies de S. Epiphane, de S. Eptadius, de S. Césaire, de S. Fidole, de S. Porcien, de S. Trévérius, de S. Eusichius & de S. Léger, les miracles de S. Julien.
  10. Deerant quoque littora Ponto. Ovid. Liv. I.
  11. Les Colons mêmes n’étoient pas tous serfs : voyez la loi XVIII & XXIII, au cod. de agricolis & sensitis & colonis, & la XX du même titre.