Esprit des lois (1777)/L28/C35


CHAPITRE XXXV.

Des dépens.


Anciennement en France, il n’y avoit point de condamnation de dépens en cour laye[1]. La partie qui succomboit étoit assez punie par des condamnations d’amende envers le seigneur & ses pairs. La maniere de procéder par le combat judiciaire faisoit que, dans les crimes, la partie qui succomboit, & qui perdoit la vie & les biens, étoit punie autant qu’elle pouvoit l’être : & dans les autres cas du combat judiciaire, il y avoit des amendes quelques fixes, quelquefois dépendantes de la volonté du seigneur, qui faisoient assez craindre les événemens des procès. Il en étoit de même dans les affaires qui ne se décidoient que par le combat. Comme c’étoit le seigneur qui avoit les profits principaux, c’étoit lui aussi qui faisoit les principales dépenses, soit pour assembler ses pairs, soit pour les mettre en état de procéder au jugement. D’ailleurs, les affaires finissant sur le lieu même, & toujours presque sur le champ, & sans ce nombre infini d’écritures qu’on vit depuis, il n’étoit pas nécessaire de donner des dépens aux parties.

C’est l’usage des appels qui doit naturellement introduire celui de donner des dépens. Aussi Défontaines[2] dit-il que, lorsqu’un appelloit par loi écrite, c’est-à-dire quand on suivoit les nouvelles lois de S. Louis, on donnoit des dépens ; mais que, dans l’usage ordinaire, qui ne permettoit point d’appeller sans fausser, il n’y en avoit point ; on n’obtenoit qu’une amende, & la possession d’an & jour de la chose contestée, si l’affaire étoit renvoyée au seigneur.

Mais, lorsque de nouvelles facilités d’appeller augmenterent le nombre des appels[3] ; que, par le fréquent usage de ces appels d’un tribunal à un autre, les parties furent sans cesse transportées hors du lieu de leur séjour ; quand l’art nouveau de la procédure multiplia & éternisa les procès ; lorsque la science d’éluder les demandes les plus justes se fut rafinée ; quand un plaideur sut fuir, uniquement pour se faire suivre ; lorsque la demande fut ruineuse, & la défense tranquille ; que les raisons se perdirent dans des volumes de paroles & d’écrits ; que tout fut plein de suppôts de justice, qui ne devoient point rendre la justice ; que la mauvaise foi trouva des conseils, là où elle ne trouva pas des appuis : il fallut bien arrêter les plaideurs par la crainte des dépens. Ils durent les payer pour la décision, & pour les moyens qu’ils avoient employés pour l’éluder. Charles le bel fit là-dessus une ordonnance générale[4].


  1. Défontaines, dans son conseil, chap. xxii, art. 3 & 8 ; & Beaumanoir, ch. xxxiii ; Établissemens, liv. I. ch. xc.
  2. Chapitre xxii, art. 8.
  3. A présent que l’on est si enclin à appeller, dit Boutillier, somme rurale, liv. I. tit. 3, page 16.
  4. En 1324.