Esprit des lois (1777)/L28/C3

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CHAPITRE III.

Différence capitale entre les Lois saliques & les Lois des wisigoths & des Bourguignons.


J’ai dit[1] que la loi des Bourguignons & celle des wisigoths étoient impartiales : mais la loi salique ne le fut pas : elle établit entre les Francs & les Romains les distinctions les plus affligeantes. Quand[2] on avoit tué un Franc, un barbare, ou un homme qui vivoit sous la loi salique, on payoit à ses parens une composition de 200 sols : on n’en payoit qu’une de 100, lorsqu’on avoit tué un Romain possesseur[3] ; & seulement une de 45, quand on avoit tué un Romain tributaire : la composition pour le meurtre d’un Franc vassal[4] du roi, étoit de 600 sols ; & celle du meurtre d’un Romain convive[5] du roi[6] n’étoit que de 300. Elle mettoit donc une cruelle différence entre le seigneur Franc & le seigneur Romain, & entre le Franc & le Romain qui étoient d’une condition médiocre.

Ce n’est pas tout : si l’on assembloit[7] du monde pour assaillir un Franc dans sa maison, & qu’on le tuât, la loi salique ordonnoit une composition de 600 sols ; mais si on avoit assailli un Romain ou un affranchi[8], on ne payoit que la moitié de la composition. Par la même loi[9], si un Romain enchaînoit un Franc, il devoit trente sous de composition ; mais si un Franc enchaînoit un Romain, il n’en devoit qu’une de quinze. Un Franc dépouillé par un Romain, avoit soixante-deux sous & demi de composition ; & un Romain dépouillé par un Franc, n’en recevoir qu’une de trente. Tout cela devoit être accablant pour les Romains.

Cependant un auteur[10] célebre forme un systême de l’établissement des Francs dans les Gaules, sur la présupposition qu’ils étoient les meilleurs amis des Romains. Les Francs étoient donc les meilleurs amis des Romains, eux qui leur firent, eux qui en reçurent[11] des maux effroyables ? Les Francs étoient amis des Romains, eux qui, après les avoir assujettis par les armes, les opprimerent de sang froid par leurs lois ? Ils étoient amis des Romains, comme les Tartares qui conquirent la Chine, étoient amis des Chinois.

Si quelques évêques catholiques ont voulu se servir des Francs pour détruire des rois Arriens, s’ensuit-il qu’ils ayent désiré de vivre sous des peuples barbares ? En peut-on conclure que les Francs eussent des égards particuliers pour les Romains ? J’en tirerois bien d’autres conséquences : plus les Francs furent sûrs des Romains, moins ils les ménagerent.

Mais l’Abbé Dubos a puisé dans de mauvaises sources pour un historien, les poëtes & les orateurs : ce n’est point sur des ouvrages d’ostentation qu’il faut sonder des systêmes.


  1. Au chapitre premier de ce livre.
  2. Loi salique, tit. 44. §. I.
  3. Qui res in pago ubi remanet proprias habet. Loi salique, tit. 44, §. 15 ; voyez aussi le §. 7.
  4. Qui in truste dominicâ est, ibid. tit. 44. §. 4.
  5. Si Romanus homo conviva regis suerit, ibid. §. 6.
  6. Les principaux Romains s’attachoient à la cour, comme on le voit par la vie de plusieurs évêques qui y furent élevés ; il n’y avoit guere que les Romains qui sussent écrire.
  7. Ibid. tit. 45.
  8. Lidus, dont la condition étoit meilleure que celle du serf : loi des Allemands, chap. xcv.
  9. Tit. 35, §. 3 & 4.
  10. L’abbé Dubos.
  11. Témoin l’expédition d’Arbogaste, dans Grégoire de Tours, hist. liv. II.