Esprit des lois (1777)/L28/C17


CHAPITRE XVII.

Maniere de penser de nos peres.


On sera étonné de voir que nos peres fissent ainsi dépendre l’honneur, la fortune & la vie des citoyens, de choses qui étoient moins du ressort de la raison que du hasard ; qu’ils employassent sans cesse des preuves qui ne prouvoient point, & qui n’étoient liées, ni avec l’innocence, ni avec le crime.

Les Germains qui n’avoient jamais été subjugués[1], jouissoient d’une indépendance extrême. Les familles se faisoient la guerre[2] pour des meurtres, des vols, des injures. On modifia cette coutume, en mettant ces guerres sous des regles ; elles se firent par ordre & sous les yeux[3] du magistrat ; ce qui étoit préférable à une licence générale de se nuire.

Comme aujourd’hui les Turcs, dans leurs guerres civiles, regardent la premiere victoire comme un jugement de Dieu qui décide ; ainsi les peuples Germains, dans leurs affaires particulieres, prenoient l’événement du combat pour un arrêt de la providence toujours attentive à punir le criminel ou l’usurpateur.

Tacite dit que, chez les Germains, lorsqu’une nation vouloit entrer en guerre avec une autre, elle cherchoit à faire quelque prisonnier qui pût combattre avec un des siens ; & qu’on jugeoit, par l’événement de ce combat, du succès de la guerre. Des peuples qui croyoient que le combat singulier régleroit les affaires publiques, pouvoient bien penser qu’il pourroit encore régler les différents des particuliers.

Gondebaud[4], roi de Bourgogne, fut de tous les rois celui qui autorisa le plus l’usage du combat. Ce prince rend raison de sa loi dans sa loi même : « C’est, dit-il, afin que nos sujets ne fassent plus de serment sur des faits obscurs, & ne se parjurent point sur des faits certains ». Ainsi, tandis que les ecclésiastiques[5] déclaroient impie la loi qui permettoit le combat, le roi des Bourguignons regardoit comme sacrilege celle qui établissoit le serment.

La preuve par le combat singulier avoit quelque raison fondée sur l’expérience. Dans une nation uniquement guerriere, la poltronnerie suppose d’autres vices : elle prouve qu’on a résisté à l’éducation qu’on a reçue, & que l’on n’a pas été sensible à l’honneur, ni conduit par les principes qui ont gouverné les autres hommes ; elle fait voir qu’on ne craint point leur mépris, & qu’on ne fait point de cas de leur estime : pour peu qu’on soit bien né, on n’y manquera pas ordinairement de l’adresse qui doit s’allier avec la force, ni de la force qui doit concourir avec le courage, parce que, faisant cas de l’honneur, on se sera toute sa vie exercé à des choses sans lesquelles on ne peut l’obtenir. De plus, dans une nation guerriere, où la force, le courage & la prouesse sont en honneur, les crimes véritablement odieux sont ceux qui naissent de la fourberie, de la finesse & de la ruse, c’est-à-dire, de la poltronnerie.

Quant à la preuve par le feu, après que l’accusé avoit mis la main sur un fer chaud ou dans l’eau bouillante, on enveloppoit la main dans un sac que l’on cachetoit : si trois jours après il ne paroissoit pas de marque de brûlure, on étoit déclaré innocent. Qui ne voit que chez un peuple exercé à manier les armes, la peau rude & calleuse ne devoit pas recevoir assez l’impression du fer chaud ou de l’eau bouillante, pour qu’il y parût trois jours après ? Et s’il y paroissoit, c’étoit une marque que celui qui faisoit l’épreuve étoit un effeminé. Nos paysans avec leurs mains calleuses manient le fer chaud comme ils veulent ; & quant aux femmes, les mains de celles qui travailloient, pouvoient résister au fer chaud. Les dames[6] ne manquoient point de champions pour les défendre, & dans une nation où il n’y avoit point de luxe, il n’y avoit guere d’état moyen.

Par la loi des Thuringiens[7] une femme accusée d’adultere, n’étoit condamnée à l’épreuve de l’eau bouillante, que lorsqu’il ne se présentoit point de champion pour elle ; et la loi[8] des Ripuaires n’admet cette épreuve que lorsqu’on ne trouve pas de témoins pour se justifier. Mais une femme, qu’aucun de ses parens ne vouloit défendre, un homme qui ne pouvoit alléguer aucun témoignage de sa probité, étoient par cela même déjà convaincus.

Je dis donc que, dans les circonstances des temps, où la preuve par le combat & la preuve par le fer chaud & l’eau bouillante furent en usage, il y eut un tel accord de ces lois avec les mœurs, que ces lois produisirent moins d’injustices qu’elles ne furent injustes ; que les effets furent plus innocens que les causes ; qu’elles choquerent plus l’équité qu’elles n’en violerent les droits ; qu’elles furent plus déraisonnables que tyranniques.


  1. Cela paroît par ce que dit Tacite : omnibus idem habitus.
  2. Velleius Paterculus, liv. II. chap. cxviii, dit que les Germains décidoient toutes les affaires par le combat.
  3. Voyez les codes des lois des Barbares ; & pour les temps plus modernes, Beaumanoir, sur la coutume de Beauvoisis.
  4. La loi des Bourguignons, chap. xlv.
  5. Voyez les œuvres d’Agobard.
  6. Voyez Beaumanoir, coutume de Beauvoisis, ch. lxi. Voyez aussi la loi des Angles, ch. xiv, où la preuve par l’eau bouillante n’est que subsisdiaire.
  7. Titre 14.
  8. Chapitre xxxi, §. 5.