Esprit des lois (1777)/L25/C3

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CHAPITRE III.

Des Temples.


Presque tous les peuples policés habitent dans des maisons. De-là est venue naturellement l’idée de bâtir à Dieu une maison, où ils puissent l’adorer & l’aller chercher dans leurs craintes ou leurs espérances.

En effet, rien n’est plus consolant pour les hommes, qu’un lieu où ils trouvent la Divinité plus présente, & où tous ensemble ils font parler leur foiblesse & leur misere.

Mais cette idée si naturelle ne vient qu’aux peuples qui cultivent les terres ; & on ne verra pas bâtir de temple chez ceux qui n’ont pas de maisons eux-mêmes.

C’est ce qui fit que Gengis-kan marqua un si grand mépris pour les mosquées[1]. Ce prince[2] interrogea les Mahométans ; il approuva tous leurs dogmes, excepté celui qui porte la nécessité d’aller à la Mecque ; il ne pouvoit pas comprendre qu’on ne pût pas adorer Dieu par-tout : les Tartares n’habitant point de maisons, ne connoissoient point de temples.

Les peuples qui n’ont point de temples, ont peu d’attachement pour leur religion : voilà pourquoi les Tartares ont été de tout temps si tolérans[3] ; pourquoi les peuples barbares qui conquirent l’empire Romain ne balancerent pas un moment à embrasser le Christianisme ; pourquoi les sauvages de l’Amérique sont si peu attachés à leur propre religion ; & pourquoi, depuis que nos missionnaires leur ont fait bâtir au Paraguay des églises, ils sont si fort zélés pour la nôtre.

Comme la divinité est le réfuge des malheureux, & qu’il n’y a pas de gens plus malheureux que les criminels, on a été naturellement porté à penser que les temples étoient un asile pour eux ; & cette idée parut encore plus naturelle chez les Grecs, où les meurtriers, chassés de leur ville & de la présence des hommes, sembloient n’avoir plus de maisons que les temples, ni d’autres protecteurs que les dieux.

Ceci ne regarda d’abord que les homicides involontaires : mais lorsqu’on y comprit les grands criminels, on tomba dans une contradiction grossiere : s’ils avoient offensé les hommes, ils avoient à plus forte raison offensé les dieux.

Ces asiles se multiplierent dans la Grece : les temples, dit[4] Tacite, étoient remplis de débiteurs insolvables & d’esclaves méchans ; les magistrats avoient de la peine à exercer la police ; le peuple protégeoit les crimes des hommes, comme les cérémonies des dieux ; le sénat fut obligé d’en retrancher un grand nombre.

Les lois de Moyse furent très-sages. Les homicides involontaires étoient innocens, mais ils devoient être ôtés de devant les yeux des parens du mort : il établit donc un asyle[5] pour eux. Les grands criminels ne méritent point d’asyle, ils n’en eurent pas[6] : les Juifs n’avoient qu’un tabernacle portatif, & qui changeoit continuellement de lieu ; cela excluoit l’idée d’asyle. Il est vrai qu’ils devoient avoir un temple : mais les criminels qui y seroient venus de toutes parts, auroient pu troubler le service divin. Si les homicides avoient été chassés hors du pays, comme ils le furent chez les Grecs, il eût été à craindre qu’ils n’adorassent des dieux étrangers. Toutes ces considérations firent établir des villes d’asyle, ou l’on devoit rester jusqu’à la mort du souverain pontife.


  1. Entrant dans la mosquée de Buchara, il enleva l’alcoran, & le jeta sous les pieds de ses chevaux ; histoire des Tattars, part. III. p. 273.
  2. Ibid. page 342.
  3. Cette disposition d’esprit a passé jusqu’aux Japonois, qui tirent leur origine des Tartares, comme il est aisé de le prouver.
  4. Annal. liv. II.
  5. Nomb. Chap. xxxv.
  6. Ibid.