Esprit des lois (1777)/L23/C17


CHAPITRE XVII.

De la Grece & du nombre de ses habitans.


Cet effet qui tient à des causes physiques dans de certains pays d’Orient, la nature du gouvernement le produisit dans la Grece. Les Grecs étoient une grande nation, composée de villes qui avoient chacune leur gouvernement & leurs lois. Elles n’étoient pas plus conquérantes que celles de Suisse, de Hollande & d’Allemagne ne le sont aujourd’hui : dans chaque république, le législateur avoit eu pour objet le bonheur des citoyens au-dedans, & une puissance au dehors qui ne fût pas inférieure à celle des villes voisines[1]. Avec un petit territoire & une grande félicité, il étoit facile que le nombre des citoyens augmentât, & leur devînt à charge : aussi firent-ils sans cesse des colonies[2] ; ils se vendirent pour la guerre, comme les Suisses font aujourd’hui ; rien ne fut négligé de ce qui pouvoit empêcher la trop grande multiplication des enfans.

Il y avoit chez eux des républiques dont la constitution étoit singuliere. Des peuples soumis étoient obligés de fournir la subsistance aux citoyens : les Lacédémoniens étoient nourris par les Ilotes ; les Crétois, par les Périéciens ; les Thessaliens, par les Pénestes. Il ne devoit y avoit qu’un certain nombre d’hommes libres, pour que les esclaves fussent en état de leur fournir la subsistance. Nous disons aujourd’hui qu’il faut borner le nombre des troupes réglées ; or Lacédémone étoit une armée entretenue par des paysans, il falloit donc borner cette armée ; sans cela, les hommes libres, qui avoient tous les avantages de la société, se seroient multipliés sans nombre, & les laboureurs auroient été accablés.

Les politiques Grecs s’attacherent donc particuliérement à régler le nombre des citoyens. Platon[3] le fixe à cinq mille quarante ; & il veut que l’on arrête ou que l’on encourage la propagation, selon le besoin, par les honneurs, par la honte & par les avertissemens des vieillards ; il veut même[4] que l’on regle le nombre des mariages, de maniere que le peuple se répare sans que la république soit surchargée.

Si la loi du pays, dit Aristote[5], défend d’exposer les enfans, il faudra borner le nombre de ceux que chacun doit engendrer. Si l’on a des enfans au-delà du nombre défini par la loi, il conseille de faire avorter[6] la femme avant que le fœtus ait vie.

Le moyen infame qu’employoient les Crétois pour prévenir le trop grand nombre d’enfans, est rapporté par Aristote ; & j’ai senti la pudeur effrayée, quand j’ai voulu le rapporter.

Il y a des lieux, dit encore Aristote[7], où la loi fait citoyens les étrangers, ou les bâtards, ou ceux qui sont seulement nés d’une mere citoyenne : mais dès qu’ils ont assez de peuple, ils ne le sont plus. Les sauvages du Canada font brûler leurs prisonniers : mais lorsqu’ils ont des cabanes vuides à leur donner, ils les reconnoissent de leur nation.

Le chevalier Petty a supposé, dans ses calculs, qu’un homme en Angleterre vaut ce qu’on le vendroit à Alger[8]. Cela ne peut être bon que pour l’Angleterre : il y a des pays où un homme ne vaut rien, il y en a où il vaut moins que rien.


  1. Par la valeur, la discipline & les exercices militaires.
  2. Les Gaulois, qui étoient dans le même cas, firent de même.
  3. Dans ses lois, livre V.
  4. République, livre V.
  5. Politique, livre VII. Chap. xvi.
  6. Ibid.
  7. Politique, livre III. chap. iii.
  8. Soixante livres sterling.