Esprit des lois (1777)/L22/C22


CHAPITRE XXII.

Continuation du même sujet.


Les premiers Romains n’eurent point de lois pour régler le taux de[1] l’usure. Dans les démêlés qui se formerent là-dessus entre les plébéiens & les patriciens, dans la sédition[2] même du mont Sacré, on n’allégua d’un côté que la foi, & de l’autre que la dureté des contrats.

On suivoit donc les conventions particulieres ; & je crois que les plus ordinaires étoient de douze pour cent par an. Ma raison est que dans le langage[3] ancien chez les Romains, l’intérêt à dix pour cent étoit appellé la moitié de l’usure, l’intérêt à trois pour cent le quart de l’usure : l’usure totale étoit donc l’intérêt à douze pour cent.

Que si l’on demande comment de si grosses usures avoient pu s’établir chez un peuple qui étoit presque sans commerce, je dirai que ce peuple, très-souvent obligé d’aller sans solde à la guerre, avoit très-souvent besoin d’emprunter ; & que faisant sans cesse des expéditions heureuses, il avoit très-souvent la facilité de payer. Et cela se sent bien dans le récit des démêlés qui s’éleverent à cet égard : on n’y disconvient point de l’avarice de ceux qui prêtoient ; mais on dit que ceux qui se plaignoient, auroient pu payer s’ils avoient eu une conduite réglée[4].

On faisoit donc des lois qui n’influoient que sur la situation actuelle : on ordonnoit, par exemple, que ceux qui s’enrôleroient pour la guerre que l’on avoit à soutenir, ne seroient point poursuivis par leurs créanciers ; que ceux qui étoient dans les fers seroient délivrés ; que les plus indigens seroient menés dans les colonies : quelquefois on ouvroit le trésor public. Le peuple s’appaisoit par le soulagement des maux présens ; & comme il ne demandoit rien pour la suite, le sénat n’avoit garde de le prévenir.

Dans le temps que le sénat défendoit avec tant de constance la cause des usures, l’amour de la pauvreté, de la frugalité, de la médiocrité, étoit extrême chez les Romains : mais telle étoit la constitution, que les principaux citoyens portoient toutes les charges de l’état, & que le bas peuple ne payoit rien. Quel moyen de priver ceux-là du droit de poursuivre leurs débiteurs, & de leur demander d’acquitter leurs charges, & de subvenir aux besoins pressans de la république ?

Tacite[5] dit que la loi des douze tables fixa l’intérêt à un pour cent par an. Il est visible qu’il s’est trompé, & qu’il a pris pour la loi des douze tables une autre loi dont je vais parler. Si la loi des douze tables avoit réglé cela, comment, dans les disputes qui s’éleverent depuis entre les créanciers & les débiteurs, ne se seroit-on pas servi de son autorité ? On ne trouve aucun vestige de cette loi sur le prêt à intérêt : & pour peu qu’on soit versé dans l’histoire de Rome, on verra qu’une loi pareille ne devoit point être l’ouvrage des décemvirs.

La loi Licinienne[6] faite quatre-vingt-cinq ans après la loi des douze tables, fut une de ces lois passageres dont nous avons parlé. Elle ordonna qu’on retrancheroit du capital ce qui avoit été payé pour les intérêts, & que le reste seroit acquitté en trois payemens égaux.

L’an 398 de Rome, les tribuns Duellius & Menenius firent passer une loi qui réduisoit les intérêts à un[7] pour cent par an. C’est cette loi que Tacite[8] confond avec la loi des douze tables, & c’est la premiere qui ait été faite chez les Romains pour fixer le taux de l’intérêt. Dix ans après[9], cette usure fut réduite à la moitié[10] ; dans la suite on l’ôta tout-à-fait[11] : & si nous en croyons quelques auteurs qu’avoit vu Tite-Live, ce fut sous le consulat[12] de C. Martius Rutilius & de Q. Servilius, l’an 413 de Rome.

Il en fut de cette loi comme de toutes celles où le législateur a porté les choses à l’excès : on trouva un moyen de l’éluder. Il en fallut faire beaucoup d’autres pour la confirmer, corriger, tempérer. Tantôt on quitta les lois pour suivre les usages[13], tantôt on quitta les usages pour suivre les lois : mais dans ce cas l’usage devoit aisément prévaloir. Quand un homme emprunte, il trouve un obstacle dans la loi même qui est faite en sa faveur : cette loi a contr’elle, & celui qu’elle secourt, & celui qu’elle condamne. Le préteur Sempronius Asellus ayant permis[14] aux débiteurs d’agir en conséquence des lois, fut tué par les créanciers[15], pour avoir voulu rappeller la mémoire d’une rigidité qu’on ne pouvoit plus soutenir.

Je quitte la ville pour jeter un peu les yeux sur les provinces.

J’ai dit ailleurs[16], que les provinces Romaines étoient désolées par un gouvernement despotique & dur. Ce n’est pas tout : elle l’étoient encore par des usures affreuses.

Cicéron dit[17] que ceux de Salamine vouloient emprunter de l’argent à Rome, & qu’ils ne le pouvoient pas à cause de la loi Gabinienne. Il faut que je cherche ce que c’étoit que cette loi.

Lorsque les prêts à intérêt eurent été défendus à Rome, on imagina[18] toutes sortes de moyens pour éluder la loi : & comme les alliés[19] & ceux de la nation Latine n’étoient point assujettis aux lois civiles des Romains, on se servit d’un Latin, ou d’un allié, qui prêtoit son nom, & paroissoit être le créancier. La loi n’avoir donc fait que soumettre les créanciers à une formalité, & le peuple n’étoit pas soulagé.

Le peuple se plaignit de cette fraude ; & Marcus Sempronius, tribun du peuple, par l’autorité du sénat, fit faire un plébiscite[20] qui portoit, qu’en fait de prêts, les lois qui défendoient les prêts à usure entre un citoyen Romain & un autre citoyen Romain, auroient également lieu entre un citoyen & un allié, ou un Latin.

Dans ces temps-là, on appelloit alliés les peuples de l’Italie proprement dite, qui s’étendoit jusqu’à l’Arno & le Rubicon, & qui n’étoit point gouvernée en provinces Romaines.

Tacite[21] dit qu’on faisoit toujours de nouvelles fraudes aux lois faites pour arrêter les usures. Quand on ne put plus prêter ni emprunter sous le nom d’un allié, il fut aisé de faire paroître un homme des provinces qui prêtoit son nom.

Il falloit une nouvelle loi contre cet abus : & Gabinius[22] faisant la loi fameuse qui avoit pour objet d’arrêter la corruption dans les suffrages, dut naturellement penser que le meilleur moyen pour y parvenir, étoit de décourager les emprunts : ces deux choses étoient naturellement liées ; car les usures augmentoient[23] toujours au temps des élections, parce qu’on avoit besoin d’argent pour gagner des voix. On voit bien que la loi Gabinienne avoit étendu le sénatus-consulte Sempronien aux provinciaux, puisque les Salaminiens ne pouvoient emprunter de l’argent à Rome à cause de cette loi. Brutus, sous des noms empruntés, leur en prêta[24] à quatre pour cent par mois[25], & obtint pour cela deux sénatus-consultes ; dans le premier desquels il étoit dit que ce prêt ne seroit pas regardé comme une fraude[26] faite à la loi, & que le gouverneur de Silicie jugeroit en conformité des conventions portées par le billet des Salaminiens.

Le prêt à intérêt étant interdit par la loi Gabinienne entre les gens des provinces & les citoyens romain, & ceux-ci ayant pour lors tout l’argent de l’univers entre leurs mains, il fallut les tenter par des grosses usures, qui fissent disparoître aux yeux de l’avarice le danger de perdre la dette. Et comme il y avoit à Rome des gens puissans, qui intimidoient les magistrats, & faisoient taire les lois, ils furent plus hardis à prêter & plus hardis à exiger de grosses usures. Cela fit que les provinces furent tour à tour ravagées par tous ceux qui avoient du crédit à Rome ; & comme chaque gouverneur faisoit son édit[27] en entrant dans sa province, dans lequel il mettoit à l’usure le taux qu’il lui plaisoit, l’avarice prêtoit la main à la législation, & la législation à l’avarice.

Il faut que les affaires aillent ; & un état est perdu, si tout y est dans l’inaction. Il y avoit des occasions, où il falloit que les villes, les corps, les sociétés des villes, les particuliers empruntassent : & on n’avoit que trop besoin d’emprunter, ne fût-ce que pour subvenir aux ravages des armées, aux rapines des magistrats, aux concussions des gens d’affaires, & aux mauvais usages qui s’établissoient tous les jours ; car on ne fut jamais si riche, ni si pauvre. Le sénat, qui avoit la puissance exécutrice, donnoit, par nécessité, souvent par faveur, la permission d’emprunter des citoyens Romains, & faisoit là-dessus des sénatus-consultes. Mais ces sénatus-consultes même étoient décrédités par la loi : ces sénatus-consultes[28] pouvoient donner occasion au peuple de demander de nouvelles tables ; ce qui, augmentant le danger de la perte du capital, augmentoit encore l’usure. Je le dirai toujours ; c’est la modération qui gouverne les hommes, & non pas les excès.

Celui-là paye moins, dit Ulpien[29], qui paye plus tard. C’est ce principe qui conduisit les législateurs après la destruction de la république Romaine.


  1. Usure & intérêt signifioient la même chose chez les Romains.
  2. Voyez Denys d’Halic. qui l’a si bien décrite.
  3. Usuræ semisses, trientes, quadrantes. Voyez là-dessus les divers traités du digeste & du code de usuris ; & sur-tout la loi XVII, avec sa note, au ff. de usuris.
  4. Voyez les discours d’Appius là-dessus, dans Denys d’Halicarnasse.
  5. Annales, liv. VI.
  6. L’an de Rome 388. Tite-Live, liv. VI.
  7. Unciaria usura. Tite-Live, liv. VII. Voyez la défense de l’esprit des lois, art. usure.
  8. Annal. liv. VI.
  9. Sous le consulat de L. Manlius Torquatus, & de C. Plautius, selon Tite-Live, liv. VII. & c’est la loi dont parle Tacite, annal. liv. VI.
  10. Semiunciaria usura.
  11. Comme le dit Tacite, annal. liv. VI.
  12. La loi en fut faite à la poursuite de M. Genucius, tribun du peuple : Tite-Lieve, liv. VII. à la fin.
  13. Veteri jam more fænus receptum erat. Appien, de la guerre civile, liv. I.
  14. Permisit eos legibus agere. Appien, de la guerre civile, livre I ; & l’épitome de Tite-Live, livre LXIV.
  15. L’an de Rome 663.
  16. Liv. XI. Ch. xix.
  17. Lettres à Atticus, liv. V. lett. 27.
  18. Tite-Live.
  19. Ibid.
  20. L’an 561 de Rome, Voyez Tite-Live.
  21. Annal. Liv. VI.
  22. L’an 615 de Rome.
  23. Voyez les lettres de Cicéron à Atticus, liv. IV. lett. 15 & 16
  24. Cicéron à Atticus, liv. VI. lett. I.
  25. Pompée, qui avoit prêté au roi Ariobarsane six cents talens, se faisoit payer trente-trois talens Attiques tous les trente jours. Cicéron à Atticus, liv. III. lett. 21 : liv. VI, lett. I.
  26. Ut neque Salaminis, neque cui eis dedisset, fraudi esset. Ibid.
  27. L’édit de Cicéron la fixoit à un pour cent par mois, avec l’usure de l’usure au bout de l’an. Quant aux fermiers de la république, il les engageoit à donner un délai à leurs débiteurs : Si ceux-ci ne payoient pas au temps fixé, il adjugeoit l’usure portée par le billet. Cicéron à Atticus, liv VI. lett. I.
  28. Voyez ce que dit Luccéius, lett. 21 à Atticus, liv. V. Il y eut même un Sénatus-Consulte général pour fixer l’usage à un pour cent par mois. Voyez la même lettre.
  29. Leg. XII. ff. de verbor. signif.