Esprit des lois (1777)/L22/C2

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CHAPITRE II.

De la nature de la monnoie.


La monnoie est un signe qui représente la valeur de toutes les marchandises. On prend quelque métal pour que le signe soit durable[1] ; qu’il se consomme peu par l’usage ; & que, sans se détruire, il soit capable de beaucoup de divisions. On choisit un métal précieux, pour que le signe puisse aisément se transporter. Un métal est très-propre à être une mesure commune, parce qu’on peut aisément le réduire au même titre. Chaque état y met son empreinte, afin que la forme réponde du titre & du poids, & que l’on connoisse l’un & l’autre par la seule inspection.

Les Athéniens n’ayant point l’usage des métaux, se servirent de bœufs[2] ; & les Romains de brebis : mais un bœuf n’est pas la même chose qu’un autre bœuf, comme une piece de métal peut être la même qu’une autre.

Comme l’argent est le signe des valeurs des marchandises, le papier est un signe de la valeur de l’argent ; & lorsqu’il est bon, il le représente tellement, que, quant à l’effet, il n’y a point de différence.

De même que l’argent est un signe d’une chose, & la représente ; chaque chose est un signe de l’argent, & le représente : & l’état est dans la prospérité selon que d’un côté l’argent représente bien toutes choses ; & que d’un autre, toutes choses représentent bien l’argent, & qu’ils sont signes les uns des autres ; c’est-à-dire, que, dans leur valeur relative, on peut avoir l’un sitôt que l’on a l’autre. Cela n’arrive jamais que dans un gouvernement modéré, mais n’arrive pas toujours dans un gouvernement modéré : par exemple, si les lois favorisent un débiteur injuste, les choses qui lui appartiennent ne représentent point l’argent, & n’en sont point un signe. À l’égard du gouvernement despotique, ce seroit un prodige si les choses y représentoient leur signe : la tyrannie & la méfiance font que tout le monde y enterre[3] son argent : les choses n’y représentent donc point l’argent.

Quelquefois les législateurs ont employé un tel art, que non-seulement les choses représentoient l’argent par leur nature, mais qu’elles devenoient monnoie comme l’argent même. César[4] dictateur, permit aux débiteurs de donner en payement à leurs créanciers des fonds de terre au prix qu’ils valoient avant la guerre civile. Tibere[5] ordonna que ceux qui voudroient de l’argent, en auroient du trésor public, en obligeant des fonds pour le double. Sous César, les fonds de terre furent la monnoie qui paya toutes les dettes ; sous Tibere, dix mille sesterces en fonds devinrent une monnoie commune comme cinq mille sesterces en argent.

La grande chartre d’Angleterre défend de saisir les terres ou les revenus d’un débiteur, lorsque ses biens mobiliers ou personnels suffisent pour le payement, & qu’il offre de les donner ; pour lors tous les biens d’un Anglois représentoient de l’argent.

Les lois des Germains apprécierent en argent les satisfactions pour les torts que l’on avoit faits, & pour les peines des crimes. Mais comme il y avoit très-peu d’argent dans le pays, elles réapprécierent l’argent en denrées ou en bétail. Ceci se trouve fixé dans la loi des Saxons, avec de certaines différences suivant l’aisance & la commodité des divers peuples. D’abord[6] la loi déclare la valeur du sou en bétail : le sou de deux trémisses se rapportoit à un bœuf de douze mois ou à une brebis avec son agneau ; celui de trois trémisses valoit un bœuf de seize mois. Chez ces peuples la monnoie devenait bétail, marchandise, ou denrée ; & ces choses devenoient monnoie.

Non-seulement l’argent est un signe des choses ; il est encore un signe de l’argent & représente l’argent, comme nous le verrons au chapitre du change.


  1. Le sel, dont on se sert en Abyssinie, a ce défaut, qu’il se consomme continuellement.
  2. Hérodote, in Clio, nous dit que les Lydiens trouverent l’art de battre la monnoie ; les Grecs le prirent d’eux : les monnoies d’Athenes eurent pour empreinte leur ancien bœuf. J’ai vu une de ces monnoies dans le cabinet du Comte de Pembrocke.
  3. C’est un ancien usage à Alger, que chaque pere de famille ait un trésor enterré. Logier de Tassis, histoire du royaume d’Alger.
  4. Voyez César, de la guerre civile, liv. III.
  5. Tacite, liv. VI.
  6. Loi des Saxons, ch. xviii.