L’Éden (p. 65-70).


SEULE


Trois années se sont passées.

Max, après avoir accompli son service militaire, est revenu à Paris.

Il n’a pu que voir à peine son amie, durant ces trois ans. Les du Harlem ont vendu leur propriété et, de ce fait, Max a passé de tristes, de bien tristes vacances.

Lucette est une vraie femme maintenant, elle provoque le désir tant son corps harmonieux chante la volupté.

Et les soupirants sont autour d’elle, empressés, assidus.

Max a vu le danger, mais il le prévient de son mieux

S’il n’a pu durant ce temps écoulé, faire agir sa force sur elle, il en a ressenti de la révolte.

Aux instants où ils se trouvaient seuls, en tête-à-tête, il lui disait, la regardant dans les yeux : « Plus tard, nous nous rattraperons Lucette… vous m’avez promis d’accepter tout de moi ! »

Et elle lui répondait : « Oui… mais quand ? »

Il ne craignait plus de rivaux, il mettrait tout en œuvre pour s’approprier cette femme, qui d’avance s’était donnée.

Mais quand ?

Or, la destinée fut cruelle à Lucette.

Une catastrophe imprévue s’abattit sur elle.

M. du Harlem ayant engagé toute sa fortune dans une entreprise industrielle, la perdit brusquement.

C’était la ruine, la faillite, le déshonneur.

Ne pouvant envisager de sang-froid ce malheur, il se tua.

Et quelques semaines plus tard, sa femme accablée de douleur le suivait dans sa tombe.

Lucette restait seule, comme une épave, à la merci des cruautés de la vie ; seule, sans protection, et presque sans ressources, obligée de travailler pour vivre, dans ce Paris sans pitié pour les infortunes et pour les détresses.

Le chagrin qui meurtrissait son cœur était à ce point immense qu’elle était sans énergie, sans force, sans volonté.

Qu’allait-elle devenir ?

Les amis vous plaignent d’abord, vous délaissent ensuite.

Max ne l’avait point abandonnée. Il avait été là à tous les moments où son aide aurait pu lui être efficace et leur amitié s’en était resserrée.

Correct et bon, voilà ce qu’il avait été avec elle.

— Amie, ne pleurez pas, je suis là pour vous protéger.

Elle savait pouvoir compter sur lui, mais aussi quelle récompense attendait-il d’elle ?

Elle n’osait faire de suppositions qui auraient accru sa peur de l’inconnu.

Peur de vivre, peur de l’amour, peur de tout ce qui l’attendait et qu’elle ne connaissait pas.

Il fallait que sa douleur s’apaisât, qu’elle devint ce souvenir perpétuel, sans plus de sanglots.

Un oncle, des cousins, lui avaient offert une hospitalité qu’elle avait refusée.

Elle avait quitté ce somptueux appartement de l’avenue Wagram pour aller s’installer dans trois modestes pièces, aux Ternes.

Elle vivait comme une recluse avec la vieille cuisinière, dont elle ne voulait se séparer.

Elle était loin de Max !

Mais d’une rive à l’autre, que les distances sont vite franchies !

— C’est gentil chez vous, lui avait dit Max. Chez moi, ce n’est pas si bien, vous le verrez vous-même d’ailleurs.

Et son existence devint monotone. Elle ne voyait presque plus ses amies Jacqueline, Simone et Georgette.

— Dans quelque temps, pensait-elle, il faudra que je me décide à gagner ma vie. Le peu d’argent que j’ai sauvé ne suffira pas à me tirer d’affaire.

Et les jours passaient, atténuant cette peine sans la chasser.

Sa féminité reprenait le dessus, elle ne pouvait, fleur splendide et fraîche, se faner dans l’ombre et dans la solitude.

Son indépendance la rendait plus ardente et plus curieuse des plaisirs que la nature dispense aux êtres jeunes et exaltés.

Quand elle revoyait Max, une certaine joie s’emparait d’elle, comme si celui-là eût dû être le sauveur.

Elle ne définissait pas ce qu’il pourrait être dans sa vie brisée, mais elle avait le pressentiment qu’il serait pour elle plus qu’un ami ordinaire.

D’ailleurs, elle lui avait trop donné d’elle-même, elle lui avait obéi.

Elle s’était engagée dans une voie dont elle ne saurait sortir, et elle n’essaierait pas d’en sortir, elle se jetterait encore dans ce tourbillon qui l’entraînait, elle était consentante à tout, elle ouvrait les bras, elle baissait la tête, elle s’agenouillait, elle voulait qu’on lui fasse mal, très mal… elle voulait, oui, elle demanderait…

Il n’y a pas d’obstacle qu’elle ne serait prête à surmonter, elle était folle, folle, inconsciente, énivrée, perdue…

La vierge désirait de la brutalité.

Et Max la voyait frémir, son amie Lucette.

Mais non de peur.

Une bravoure animait ses traits, une surexcitation la faisait palpiter toute.

Il n’avait pas besoin de cueillir le fruit, il était tombé.

Lorsqu’il lui disait : « Venez chez moi… », elle ne répondait pas oui, mais elle ne refusait pas.

Il la voyait venir à lui comme une amoureuse qui veut un baiser, ou des morsures ou des coups.

Et s’il ne voulait pas à cet instant-là, l’entraîner comme autrefois pour découvrir sa chair, c’est qu’il était sûr maintenant de l’avoir et de lui offrir la plus intense et la plus excitante flagellation que flagellant et flagellée puissent concevoir et désirer.

Et c’était de la volupté pour tous deux que d’être ainsi dans l’attente de cette heure suprême.

Un soir elle lui dit : « Mon Max… j’irai chez vous… oui… j’irai… demain… j’ai soif de souffrir pour vous… par vos mains… je me ferai belle… et je serai courageuse. »

— Ma petite Lucette…

— Oh ! me battre, me battre, me frapper, me torturer, je suis à vous… à vous… »

Et ses yeux brillaient d’avance de l’épouvante du châtiment qu’elle implorait, mais tous les châtiments sont beaux quand on aime.