Escal-Vigor/Partie II/Chapitre IV

Société dv Mercvre de France (p. 156-168).

IV

Un soir, assis sur un banc de la Digue dominant le pays, Henry de Kehlmark et Guidon Govaertz, les mains enlacées, prolongeaient une de leurs ineffables causeries interrompues par des silences aussi éloquents et fervents que leurs paroles…

C’était pendant une de ces arrière-saisons favorables à l’évocation des légendes, dans un cadre de bruyère fleurie et de cieux aux chevauchantes nuées. Au loin, vers Klaarvatsch, par-dessus les futaies du parc, nos amis embrassaient un immense tapis lie de vin, sur lequel le soleil couchant mettait un lustre de plus. Des monceaux d’essarts crépitaient çà et là ; un parfum de brûlis flottait dans l’air humide. Il faisait extrêmement doux, et le soir exhalait comme de la langueur ; la brise rappelait la respiration d’un travailleur qui halète ou d’un amant que le désir oppresse.

À la vue d’un nuage rougeâtre et de forme fantastique, les amis s’étaient rappelé le « Berger de Feu » célèbre dans toutes les plaines du Nord. Kehlmark garda quelque temps le silence ; il paraissait ruminer quelque pensée grave associée à ces croyances terrifiantes. Depuis qu’il le connaissait, le jeune Govaertz ne lui avait pas encore vu cet air douloureux, contracté.

— Vous souffrez, maître ? dit-il.

— Non, cher…, un rien de mauvais souvenir… cela passera. Peut-être cette vesprée extrêmement capiteuse… Ne trouves-tu pas ?… Connais-tu l’histoire véritable du Berger de Feu dont tu parlais tout à l’heure… J’ai tout lieu de croire qu’on la raconte mal… Je devine et me suggère une version plus exacte… J’ai confessé les paysages hantés, par des soirs analogues à celui-ci, de préférence ces coins de bruyère, où la tristesse régnait encore plus navrante qu’ailleurs, où la plaine et l’horizon quintessenciaient leur mélancolie lourde et leur ombrageux sommeil. Certains détails du paysage contractent, tu l’auras remarqué en gardant tes moutons, une signification poignante, presque fatidique. La nature paraît souffrir de remords. Les nuées arrêtent et accumulent leurs funèbres cortèges au-dessus d’une mare prédestinée à une noyade, à un théâtre de crime et de suicide…

Cher petit, que de bonnes résolutions ont chaviré par des temps pareils… Mieux vaut alors conjurer son propre danger en songeant aux catastrophes d’autrui… J’ai fini par compatir au sort du damné frère de Caïn. C’est lui que je plains et non plus ses victimes… Je le trouve superbe et attirant quoique sinistre… Mais je te raconte des bêtises, et te narre des histoires à faire peur, comme les bonnes femmes à la veillée…

— Non, non ; continuez ; vous contez si bien et vous mettez tant de choses dans des paroles ordinaires ; souvent votre langage me tire des larmes et du sang.

— Soit. L’heure est propice… Et puisque nous sommes si bien ici, il me tarde de te dire à quel point je participe à la détresse du pâtre ardent. Depuis longtemps il hante jusqu’à l’obsession la bruyère violette et nocturne de mon âme… Je me surprends à rôder en esprit à ses côtés, parmi ses ouailles sulfureuses, sous les gestes de sa houlette rougie par la géhenne, mordu aux talons par son chien noir et rouge comme un tison à moitié consumé, un tison de la fournaise éternelle ; le chien qui partage le sort de son maître et dont la moitié du corps recommence à flamber quand l’autre a repris une apparence de vie…

Voici ce que m’ont confié ces fantômes :

Il y a bien, bien longtemps, Gérard était le berger d’un couple de paysans vieux et avares, isolés dans un pays perdu de Brabant, fait de garigues et de steppes comme là-bas à Klaarvatsch. On ne savait d’où il était venu. Quand on le découvrit pour la première fois, il pouvait avoir quinze ans ; il courait à peine vêtu ; ses allures étaient celles d’un jeune fauve et il fallut lui apprendre à parler comme à un enfant. À tout hasard, les vieux avares le firent baptiser et, l’ayant pris à leur service, le dressèrent à paître leurs ouailles. Il ne leur coûtait que sa pitance, pis que frugale, et en le recueillant, ils eurent l’air de faire une bonne action.

Sans doute la mère nature chérissait ce libre garçon, car, engendré on ne sait par quelles créatures sylvestres, répudié par les hommes, il semblait ne point vieillir et devenait de plus en plus robuste et beau. C’était un grand garçon si chevelu que des boucles fauves lui retombaient constamment sur le front et sur ses yeux divins où semblaient se condenser l’infini et l’éternité.

On eut beau le catéchiser, il n’attacha jamais grande importance à nos momeries et à nos rites étroits. La simple nature demeura son modèle et sa conseillère. En d’autres termes, il n’écouta que ses instincts.

Cependant, sur le tard, bien âgés déjà, ses maîtres eurent un enfant, un tout chétif garçonnet auquel ils donnèrent le nom d’Étienne. Comme les parents étaient trop vieux pour le choyer, ce fut Gérard qui l’éleva en commençant par lui choisir pour nourrices deux de ses brebis favorites. Tiennet poussa, devint un enfant potelé, rose, joli comme un chérubin. Gérard continuait à lui réserver le meilleur lait de ses ouailles, les fruits aromatiques, les œufs des ramiers et des faisans. Il l’adorait comme aucun être humain n’en adora un autre, son pauvre cœur de sauvage n’ayant jamais pu dépenser les trésors d’affection qu’il accumulait. Tiennet gazouillait comme un oiseau ; il était aussi blond que l’autre était brun ; et le petiot commandait au grand garçon farouche. Les vieux égoïstes et maniaques les laissèrent vaguer et vivre ensemble.

Lorsqu’ils se baignaient dans le Démer, Gérard admirait ce jeune corps svelte et gracieux ; et il ne connaissait point plaisir comparable à celui d’enlacer ce corps souple et tiède, de l’emporter dans ses bras, très longtemps et très loin, jusqu’au fond des bois où ils finissaient par rouler parmi les fougères et les mousses. Gérard chatouillait Tiennet en promenant ses lèvres sur sa peau rose. Et l’enfant riait, essayait de se dérober, ruait de ses petons et allongeait des tapes sur les flancs robustes du grand qui acceptait des coups pour des caresses…

Cette idylle dura jusqu’au jour où les parents de Tiennet reçurent la visite de deux cousins accompagnés de Wanna, une fillette blonde, de l’âge de Tiennet, guillerette et piquante comme une aube de claire gelée, appétissante comme une fraise des bois. Les vieux, de part et d’autre, convinrent de marier les enfants qui s’étaient plu d’emblée.

Dès l’arrivée de la petite Wanna, le grand Gérard était devenu tout triste à cause de l’attention que son petit Tiennet témoignait à sa gentille cousine. Tiennet, enfant gâté, n’aimait Gérard que comme il eût aimé un chien fidèle et docile, complaisant partenaire de ses jeux, prêt à passer par tous ses caprices. Gérard regardait Wanna avec des yeux sombres, des yeux homicides, mais la blondine se moquait du sauvage et pour le contrarier, espiègle et fine, elle enlevait le plus souvent Tiennet, ou courait se cacher pour qu’il la rejoignît loin du jaloux.

Gérard, à bout de patience, adjura son ami de ne pas se marier. Tiennet lui rit au nez. Es-tu fou, mon grand chéri ? C’est la loi de la nature. Vois les bêtes de notre ferme, vois les fauves des bois !…

— Oh pitié ! je ne sais ce que j’éprouve, mais je te veux pour moi seul, sans partage… Pourquoi imiter les bêtes, et faire comme les autres ? Ne nous suffisons-nous point ? Penses-tu être jamais aimé comme par ton Gérard ? Suspendons, en ce qui nous concerne, la création prolifique. Ne naît-il point assez de créatures ? Vivons pour nous deux, pour nous seuls. Tiennet, pitié ; c’est toi que je veux, tout à moi, toi seul. J’ignore ce que tu es, si tu es un homme comme les autres ; tu m’es incomparable… Oh ! qu’avait-elle besoin de venir entre nous ? Non, je m’explique mal… Tes yeux étonnés me tuent… Écoute, j’ai mal par tout le corps quand je te sais avec elle. Une chaleur mauvaise me circule dans le sang. Vos mains unies fouillent tout doucement sous ma poitrine pour me lacérer le cœur de leurs ongles. Oh, mon Tiennet, j’expire en songeant qu’elle t’embrassera sur les lèvres, qu’elle t’enlèvera loin d’ici et qu’il me faudra te céder pour toujours à cette voleuse de ma vie…

Tiennet souriait, un peu marri toutefois, s’efforçant de le rendre raisonnable : « Grand fou, mes sentiments pour toi ne changeront pas. Vois, ne suis-je pas toujours le même ? Nous nous rapprocherons comme par le passé. Tu me suivras avec elle… »

Mais la raison ne revenait pas au pauvre berger.

À mesure que la date fatale approchait Gérard dépérissait, perdait l’appétit, boudait tout ce qu’il célébrait autrefois, négligeait son troupeau, et ses allures devinrent même si inquiétantes que ses maîtres l’envoyèrent chez le curé. Peut-être lui avait-on jeté un sort ! les bergers sont tous un peu sorciers et exposés, eux-mêmes, aux maléfices de leurs pareils. Le candide Gérard raconta simplement sa profonde peine au prêtre. Au premier mot que le saint homme en entendit : « Va-t’en, maudit, gronda-t-il. Ta présence empeste… Je ne sais ce qui me retient de te livrer au drossard[1] de monseigneur le duc de Brabant… et de te faire brûler sur le Grand Marché comme on fait à ceux de ton espèce… tu partiras sur-le-champ. Ton crime t’a retranché de la communauté des fidèles… Nul ne peut t’absoudre que le pape de Rome ! Jette-toi à ses pieds… Tu n’as encore péché qu’en pensée. C’est même pourquoi je n’appelle point sur ta chair maudite les flammes du bûcher purificateur !

Gérard retourna auprès de ses maîtres, sans honte mais plus désespéré que jamais. Il se garda bien de raconter par le menu ce qui s’était passé entre le ministre de Dieu et lui, mais il se borna à déclarer qu’il allait entreprendre un long pèlerinage pour expier un péché trop capital… Cette nuit même il se mettrait en route, quand tous dormiraient, pour ne point rencontrer d’indiscrets et de curieux… Comme faveur suprême, il sollicita de Tiennet qu’il l’accompagnât jusqu’à une certaine distance de leur chaumière. Wanna voulut retenir son fiancé, mais Tiennet eut pitié de son ami, et, devant la perspective d’une séparation peut-être éternelle, il se rappela leur longue et absolue tendresse de jadis…

— Frère, quelle est la faute si grave qui t’exile ? demanda à plusieurs reprises Tiennet, en cheminant, à son féal. Mais l’autre se taisait et se bornait à le regarder longuement et à hocher la tête.

Ils marchèrent longtemps, le cœur étreint, sans échanger un mot ; mais quand ils atteignirent le carrefour où ils devaient s’embrasser pour la dernière fois, tout à coup, Gérard tourna les talons et montra à Tiennet une lueur rouge à l’horizon, du côté d’où ils étaient partis.

Alors, avec un rire sauvage : « Regarde, dit-il, c’est la maison des vieux qui flambe, et Wanna, ta Wanna brûle avec eux !… À présent, tu m’appartiens pour toujours !

Et il étreignit avec frénésie le jeune homme qui se débattait :

— Gérard ! Tu me fais peur ! Au secours ! Au loup-garou ! Il m’égorge…

— À moi ; c’est moi qui t’ai donné la vie. Je suis plus que ta mère, entends-tu ; donc plus que devrait être n’importe quelle femme !… Tu demandais la cause secrète de mon départ… Tu vas la savoir. Leur prêtre m’a maudit. Je suis voué au feu éternel. Eh bien, je cours me plonger par anticipation dans ce feu, mais après avoir aspiré jusqu’aux sources de ta vie, après m’être repu des groseilles de tes lèvres, ce fruit succulent qui me désaltérera éternellement au sein de la fournaise infernale !… À moi, à moi !…

Un orage subit se déchaîna, tandis que le misérable criait ainsi vengeance au ciel.

— Ah, jubilait-il, feu du châtiment, sois mon feu de joie ! Ô Nature, brûle-moi, consume-moi ! Que tu viennes, comme ils disent, de Dieu, ou que tu émanes du Diable, que m’importe ! Viens, réunis-nous dans la mort !… Lève-toi, bel orage de la délivrance ! Je n’ai plus rien à perdre, les torrents de feu seront ruisseau frais et limpide sur ma chair, comparés à l’amour qui me dévore et qui m’a désespéré !… Viens !…

Et le maudit pressa Tiennet contre son cœur, le pressa à l’étouffer, colla ses lèvres aux siennes, ne les en détacha plus, jusqu’à ce que le feu du ciel les eût enveloppés tous deux…

En ce point de cette improvisation pathétique, la voix de Kehlmark s’éteignit en un murmure comparable à un râle.

— Oh ! mon doux enfant, gémit-il, en tombant aux pieds du petit pâtre, je t’aime éperdument, je t’aime autant que Gérard aimait Tiennet.

— Moi, je vous aime aussi, cher maître ; et cela de toutes mes forces répondit Guidon en lui jetant les bras au cou. Je suis à vous, à vous seul et sans partage… Est-ce seulement d’à présent que vous le savez ? Faites de moi tout ce que vous voudrez !…

— Je n’eus qu’à te voir, soupira Kehlmark, pour compatir à ta beauté méconnue et fièrement vierge. Mon amour naquit de cette compassion.

— Et moi, mon cher maître, balbutia le petit Govaertz, je n’eus qu’à vous voir pour vous deviner triste et redoutable, et ma dévotion s’engendra de mon anxiété !…

— Le mal prétendu que ton père disait de toi, reprenait le Dykgrave, décida de ma sympathie, et la moue dédaigneuse de ta sœur, la malveillance de son regard, t’illuminèrent désormais à mes yeux d’une permanente lumière de transfiguration !… Je n’osai me déclarer avant de t’avoir revu et je feignis de l’indifférence pour dérouter les tiens et ces camarades trop brusques que j’empêchai le même soir, rien qu’en me rapprochant de leur turbulent essaim, de te harceler, mon enfant, l’élu de ma vie !…

L’éclair ne les frappa point, mais ils entendirent un cri sourd, un sanglot, un froissement dans les broussailles derrière eux. Deux silhouettes indistinctes fuyaient par les ténèbres.

— On nous écoutait ! dit Kehlmark qui s’était mis debout et qui scrutait l’ombre épaisse.

— Qu’importe, je suis à vous, murmurait Guidon en l’attirant à lui et en se blottissant frileusement contre sa poitrine. Vous êtes tout pour moi, et je ne crois pas au feu du ciel ! Avant toi, personne ne m’avait dit la seule bonne parole… Je n’avais su que méchancetés et rudesses… Tu es mon maître et mon amour. Fais de moi ce que tu veux… Tes lèvres !…


  1. Drossard, magistrat, justicier, dans le duche de Brabant, au moyen age.