Entre les deux Mondes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 322-366).
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TROISIÈME PARTIE



VIII

Comment, quand et pourquoi l’histoire s’était trompée, l’ingénieur me l’apprit le matin suivant, vers neuf heures. Je m’étais réveillé tard, et, après être allé redire à ma femme notre conversation du soir précédent et le désespoir de Mme Feldmann, j’étais sorti sur le pont, j’avais échangé quelques questions avec plusieurs passagers, au sujet de l’Équateur que nous devions franchir ce jour-là, et j’y avais enfin trouvé Rosetti :

— Où t’es-tu esquivé, hier soir ? me demanda-t-il.

Je connaissais sa discrétion et je le lui dis sans réticences.

— Tant pis pour toi ! s’écria-t-il quand j’eus fini. Tu as manqué d’entendre l’éloge de Colomb.

Car c’était jusqu’à la découverte de l’Amérique que l’histoire avait fait fausse route, et celui qui l’avait remise dans le bon chemin, c’est Christophe Colomb en personne. Rosetti me raconta que, après mon départ, Alverighi avait majestueusement plané pendant un quart d’heure au-dessus des siècles, affirmant que, jusqu’à la Révolution française, l’histoire avait mis la charrue avant les bœufs, puisque l’homme s’était obstiné à rendre le monde beau et bon avant même de le connaître et de le posséder tout entier ; en d’autres termes, on avait voulu décorer la maison avant de l’avoir bâtie. Depuis la Grèce, qui enseigna au monde à se servir du ciseau, du pinceau et de la plume, jusqu’au moyen âge, obscur abime d’ignorance extravagante, d’où émergent, radieux d’une éternelle aurore, les palais et les cathédrales de l’architecture la plus fantaisiste et la plus multiforme que le monde ait jamais vue ; depuis l’Egypte des Ptolémées, qui jette les dernières splendeurs de la beauté grecque sur les opulentes demeures du monde méditerranéen, jusqu’à la Rome papale et à la Venise du XVIe siècle, qui étalent aux yeux du monde les pompes superbes des pierres, des velours, des soies, jusqu’à la France du XVIIIe siècle, qui immortalise ses trois souverains par trois styles d’un art décoratif promptement imposé au monde ; depuis Auguste, qui protège Horace et Virgile et qui reconstruit en marbre la ville de briques, jusqu’à Louis XIV, qui protège Racine et Molière, et à la marquise de Pompadour, qui veut faire de Paris la capitale des élégances ; la suprême ambition et le suprême effort de tous les potentats du passé dignes de leur propre fortune ne furent-ils pas de rendre éternelle une forme de la beauté ? Et que de peine ne s’est-on pas donné pour établir dans le monde le règne de la sainteté et de la justice, ou de l’une et l’autre à la fois, depuis l’Empire romain, qui crée le droit, jusqu’au Christianisme, qui veut purifier la nature humaine de la souillure du péché, jusqu’à la Révolution française, qui annonce au monde l’avènement de la liberté, de l’égalité, de la fraternité ! Ainsi donc les hommes se sont acharnés, dans la suite des siècles, à chercher partout un miroir de perfection qui n’existait nulle part, jusqu’au jour où, vers le déclin du XVe siècle, apparut finalement l’homme « plus que divin, » comme Alverighi avait qualifié Christophe Colomb. « A chaque pas que Colomb faisait sur l’Océan, avait dit l’avocat, dans un langage tant soit peu biblique, la terre s’agrandissait d’un mille. » Mais, à mesure que l’homme vit le monde grandir de toutes parts, il se sentit plus petit ; et de là naquit en lui une envie, d’abord timide, mais bientôt devenue vigoureuse et hardie, d’égaler ses forces à la nouvelle grandeur du monde. Cette envie audacieuse, l’homme la réalisa en créant la science et la machine, et en se passionnant pour une idée nouvelle, expression de ses nouvelles ambitions et de ses nouvelles espérances : l’idée du progrès. Bref, la conquête de la terre par le moyen de la science et de la machine, c’était la geste glorieuse commencée sous le nom de progrès dans l’histoire du monde, depuis la découverte de l’Amérique ; et un effet lent, mais inévitable, de cette résipiscence de l’histoire, c’était que, peu à peu, l’homme se désintéressait de l’art. Autrefois, avant que l’Amérique fût découverte et les machines inventées, lorsque le monde était petit et pauvre, lorsque les peuples, les villes et les souverains rivalisaient entre eux pour rendre plus beau le coin de territoire sur lequel chacun d’eux vivait, alors un art, même unique, par exemple la peinture, ou la sculpture, ou l’architecture, pouvait être pour un peuple une source de gains copieux, une importante cause de prestige ; et, par conséquent, l’État, l’Église, les souverains, les familles puissantes, les hommes influens s’efforçaient d’imposer tel ou tel art et ses produits à l’admiration de tous. Mais aujourd’hui, notre volonté et notre devoir, c’est de conquérir la terre ; et, pour une telle conquête, les armes ne sont point les arts, capables d’enfanter chaque demi-siècle quelque laborieux chef-d’œuvre ; ce sont les mines, les terrains, les capitaux, les machines, la science. L’empire que l’Europe exerçait dans l’art, cet empire que Rosetti croyait éternel ou presque, était donc destiné à succomber sous l’invasion des machines et des richesses américaines ; et même il était déjà en train de s’écrouler de toutes parts, à la grande joie et pour le grand bien du monde. La dernière tyrannie de l’Europe succombait et le temps de la pleine liberté spirituelle commençait, ce temps où il serait permis enfin à tout homme d’admirer à sa guise ce qui lui plairait, sans autorisation préalable de la faculté.

— Notre avocat pourrait poser sa candidature à une chaire de philosophie de l’histoire ! dis-je en riant. Mais toute cette théorie, j’imagine qu’il se l’est faite ces jours-ci, pour répondre à ce que vous lui avez dit relativement au long empire que l’Europe exercera sur l’art.

— Je le crois, répondit-il en souriant. Et il y a même apparence que c’est pour préparer cette réplique qu’il s’est tenu à l’écart depuis deux jours.

— Et qu’est-ce que vous lui avez répondu ?

— A cet endroit de l’entretien, nous nous sommes quittés. Il était tard, et nous n’avions pas, comme toi, passé la soirée à consoler de belles dames.

Sur ces entrefaites, ma femme survint et me dit qu’elle venait de rendre visite à Mme Feldmann, qui l’avait fait prier de monter dans sa cabine parce qu’elle était indisposée et désirait la voir. Cela dit, ma femme eut une hésitation, comme si elle n’osait point parler en présence de Rosetti ; mais, lorsque je lui eus fait savoir que Rosetti était au courant de toute l’affaire, elle nous raconta ceci. Mme Feldmann lui avait demandé d’abord si, par suggestion, il était possible de transformer l’amour en haine, puis elle l’avait interrogée sur la folie, sur le ramollissement cérébral, sur la vieillesse et ses effets ; et elle avait fini par confesser que, dès les premières années de son mariage, elle avait soupçonné son mari de n’avoir pas la tête tout à fait saine. Jamais elle n’avait bien compris le caractère de cet homme, sauf peut-être le jour où, à Paris, elle avait entendu ma conférence sur Néron, à la Société de Géographie. Ce jour-là, elle avait cru entrevoir son mari dans cet empereur faible, irritable, gâté par la flatterie, par le pouvoir, par la richesse, par la facilité de tout faire.

Je me mis à rire. Une femme jalouse ne craint donc pas de comparer à Néron un banquier américain ? Nous causâmes de ces confidences qui me paraissaient démentir, ou au moins rendre douteuse l’affirmation du soir précédent sur l’immuable concorde de ces époux. Mais le premier coup de cloche ne tarda pas à nous disperser dans nos cabines. Un quart d’heure plus tard, nous nous retrouvâmes dans la salle à manger avec Cavalcanti et l’amiral, que je n’avais pas encore vus ce matin-là ; mais Mme Feldmann ne parut point. Nous causâmes d’abord de choses et d’autres. Nous demandâmes à quelle heure nous entrerions dans l’hémisphère boréal.

— Cet après-midi, répondit le capitaine à nos questions pressantes, mais sans préciser davantage.

Nous espérions tous, — je ne sais pourquoi, — que ce serait bientôt, peu après le déjeuner ; et, en attendant, nous évoquions des souvenirs. Cavalcanti, comme toujours, était mélancolique et plein de saudade[1], à l’approche de l’équateur : car, au moment de sortir de l’hémisphère natal, il revoyait tout à coup, comme dans un mirage, ces merveilleux paysages équatoriaux où s’était écoulée son enfance.

— J’aime cette splendeur bleue des mers équatoriales, dit-il en regardant l’Océan que, par les fenêtres, on voyait se soulever et s’abaisser avec lenteur. Elle me rappelle la mer la plus belle du monde, la Méditerranée, sous un soleil d’été. Ceci, c’est une mer gréco-latine. Je ne m’étonne pas que les fils de la Grèce et de Rome soient passés par ici pour aller à la conquête du Brésil et de l’Argentine. Mais vous rappelez-vous, Ferrero, l’Atlantique du Nord ? Toujours pluvieux, venteux, gris, trouble, gonflé. Une mer de Vikings normands ; une route bien faite pour ces dures races germaniques qui ont peuplé et exploité les Etats-Unis, mais trop rude pour nous, qui sommes de vieilles races...

— Moi, au contraire, interrompit brusquement Alverighi, c’est la douzième fois que je ‘passe sur l’ombilic de la terre, comme dirait un Homère moderne. Et à chaque nouveau passage, ici, dans l’ardeur tropicale, aux confins des deux hémisphères, je me sens pris d’un transport de fièvre, d’une exaltation, d’une ivresse : il me semble que je suis un roi très puissant, un géant d’une force démesurée, un demi-dieu. Oui, un demi-dieu ! Quand je songe à ces hommes au milieu desquels vivaient Jules César et Dante, à ces hommes qui, blottis comme des taupes dans ce trou de la Méditerranée, ne connaissaient pas même la grandeur de la terre ; et quand, d’autre part, je me contemple moi-même en train de banqueter à mon aise sur ce palais de fer qui nage entre l’Amérique, l’Afrique et l’Europe, sur cette plaine d’eaux infinies que, depuis le commencement des âges jusqu’à la fin du XVe siècle, nul œil humain n’avait vue, et qui n’avait été que le sauvage royaume du soleil et des vents... Non, non ! Nous qui sommes nés depuis la découverte de l’Amérique, nous qui vivons au siècle des machines, nous n’appartenons plus à la race d’auparavant ; nous sommes une surhumanité !

— Mais nous n’écrirons plus une Divine Comédie ! soupira Cavalcanti.

— Patience, patience ! répondit Alverighi, impassible. Le mal ne sera pas grand, pourvu que le progrès continue... Ces paroles vous scandalisent, n’est-ce pas ? Mais, en somme, y a-t-il vraiment lieu de se lamenter et de s’épuiser en regrets, parce que quelque homme de génie, perdu dans la foule, ne réussit plus à enfanter son chef-d’œuvre dans la solitude de son orgueil et de sa grandeur, alors qu’en comparaison l’homme invente des machines de plus en plus puissantes, et qu’avec elles, il fait la conquête de la terre, de la mer et de l’air, et que, grâce à ces miraculeux outils, il devient réellement le mage des légendes rêvé pendant une longue suite de siècles...

— Et que le monde retourne à la barbarie, interrompit soudain ma femme, sur un ton tranchant.

Nous nous tournâmes tous vers elle, un peu surpris des paroles et surtout du ton âpre et presque violent avec lequel elles avaient été prononcées. Mais Alverighi continua, sans paraître se rendre compte du danger qui le menaçait par le flanc.

— A la barbarie ? Je disais au contraire qu’il édifie une autre civilisation, plus sage, plus puissante, plus riche.

— Plus prodigue et plus folle ! répliqua-t-elle avec une vivacité touchante. Juste au moment où la Révolution française avait délivré l’homme de la tyrannie de l’État et de l’Église, il s’est rendu l’esclave des machines. Quand on les a fabriquées, il faut, bon gré mal gré, s’en servir, même quand on n’a pas besoin de leurs produits : sans quoi, elles se rouillent. Ce ne sont pas les machines qui travaillent pour satisfaire nos besoins ; c’est nous qui sommes obligés de consommer pour leur donner du travail.

— Mais, madame, repartit Alverighi, voulez-vous donc reprocher à notre époque le bien-être grandissant de la multitude ? lui faire un grief de ce que les ouvriers mangent davantage, se vêtent mieux, habitent des logemens plus aérés, entretiennent des relations plus familières avec le savon ?

— C’est le petit doigt de Léo ! riposta-t-elle sèchement, d’un air un peu moqueur, en haussant les épaules ; et elle se tourna vers moi :

— Tu te rappelles cette histoire ?

Je souris ; mais les autres, qui ne comprenaient pas, demandèrent des explications.

-— Aux bains de mer, l’autre année, reprit-elle, notre petit Léo vit ses jeunes camarades chaussés de sandales et voulut en avoir aussi. Pour les faire venir, il fallut quelques jours. Quelle attente ! Léo en rêvait. Enfin les sandales arrivent, et il les met à l’instant même. Je m’aperçois tout de suite qu’au pied droit le bout était un peu court et que le petit doigt sortait. Je le lui dis. « Mais non ! affirme-t-il ; elles me vont très bien ! » Et il s’enfuit en sautant de joie et en criant comme un fou, pour les montrera ses amis. Après avoir crié, sauté et s’être pavané un quart d’heure, il commença, quand la première joie fut passée, à sentir que le petit doigt lui faisait mal. Il résista quelque temps ; mais, le lendemain n’en pouvant plus, il vint me dire, avec une frimousse très sérieuse : « Tu sais, maman, les sandales me vont très bien ; mais c’est mon petit doigt qui est trop court. »

Nous éclatâmes de rire. Elle poursuivit :

— Aujourd’hui, nous sommes tous amoureux des machines, comme Léo l’était de ses sandales, et nous imputons sans cesse à nous-mêmes leurs défauts : nous accusons le doigt d’être trop court, parce que la sandale n’est pas assez longue. Produisent-elles excessivement ? Ce n’est pas leur faute : c’est nous qui ne consommons pas assez. La hâte avec laquelle elles nous contraignent à vivre et à travailler nous met-elle sur les dents ? Ce ne sont pas elles qui courent comme des folles : c’est nous qui sommes des engourdis et des tardigrades. Détruisent-elles des traditions, propagent-elles des vices, dissolvent-elles la famille ? Allons donc ! la vraie cause du mal, c’est que c’est nous qui sommes des animaux antédiluviens. Bref, le petit doigt est trop court. Voilà votre progrès !

Les entretiens précédens, l’art, Dante, le passage de l’équateur, tout cela était oublié par tout le monde, même par Alverighi. Mais personne n’avait bien compris.

— Veuillez me pardonner, madame, dit Alverighi après un instant de silence ; mais je ne vous entends pas bien. Vous n’êtes donc point persuadée que notre époque est la plus grande et la plus merveilleuse que l’histoire ait jamais vue ?

Je sentis que le moment était venu d’intervenir pour expliquer les paroles et les allusions de ma femme. Je racontai comment, quelques années auparavant. Mme Ferrero avait fait des études relatives aux machines, et comment le résultat de ces études avait presque épouvanté son père et moi : car elles tendaient à conclure que les progrès de la grande industrie mécanique étaient une calamité, spécialement pour les pays pauvres. Nous avions donc longuement discuté avec Gina sur cette thèse et sur les faits qui servaient à l’établir ; mais ni elle ne nous avait convaincus, ni elle ne s’était laissé convaincre par nous, de sorte que ces discussions, et sans doute aussi quelques difficultés graves rencontrées sur les points les plus obscurs du problème, l’avaient finalement induite à renfermer dans un tiroir ses volumineux cahiers de notes.

— Mais, ajoutai-je, dès que ma femme entend parler de machines, elle prend feu, comme à présent. Faites attention ! avocat ! Vous ne savez pas à quel danger vous vous exposez.

Tous les assistans, rendus curieux par ce récit, se tournèrent vers elle et l’invitèrent à développer sa thèse.

— Courage, madame ! fit Rosetti en souriant. Peut-être réussirez-vous à me convaincre, moi qui ai passé la moitié de ma vie à enseigner la mécanique !

Gina, qui avait déjà fini de déjeuner, se tenait appuyée au dossier de sa chaise, les mains sur les genoux, souriante, mais un peu incertaine et embarrassée. Enfin elle se décida et prit la parole, d’abord avec quelque hésitation, puis avec aisance.

— Ce que je pense de la machine ?... Cela n’est pas facile à dire en peu de mots... Naturellement, ce dont je parle, c’est la machine moderne mue par la vapeur ou par l’électricité, celle qui est l’orgueil de notre époque.. Or donc, pourquoi, après avoir fabriqué les machines, oublions-nous qu’elles sont notre œuvre et nous mettons-nous à genoux devant elles ? Parce qu’elles produisent des richesses plus rapidement et en plus grande quantité que les mains, n’est-ce pas ? Mais alors il est facile de déterminer quelles sont les conditions nécessaires pour que les machines nous rendent de véritables services. La principale de ces conditions, c’est que la matière première abonde ; sans quoi, que transformeraient les machines ? Une autre condition, c’est que le capital abonde ; sans quoi, comment les construirait-on et les mettrait-on en mouvement ? Une troisième condition, la plus importante peut-être, c’est qu’il y ait une large et urgente demande de l’objet fabriqué, une véritable disette ; sans quoi, quelle utilité y aura-t-il à fabriquer cet objet avec tant de hâte, tant de frais et tant de peine ?... Me suis-je expliquée clairement ?... J’ai parlé de disette ; mais la disette, quel que soit l’objet dont il s’agit, peut-elle être permanente, continue, éternelle ? N’est-il pas inévitable que consommation et besoin s’égalisent ? Ou les moyens pour satisfaire les besoins augmentent, ou les besoins diminuent : on n’échappe pas à ce dilemme. Donc, la machine ne pourrait servir raisonnablement que dans une crise de disette extraordinaire et en cas de pressante urgence. Pour qu’elle rendit des services continus, il faudrait que la disette aussi demeurât permanente et irrémédiable. Ce qui est absurde.

Si les prémisses de ce petit discours avaient été limpides, la conclusion ne parut pas telle à tous les auditeurs.

— La disette permanente ? fit Alverighi. J’avoue que je ne comprends pas encore.

— Mais la machine fait l’abondance et non la disette, remarqua l’amiral.

— Il y a là un point assez obscur, répondit Gina, et il n’est pas facile de l’expliquer... Peut-être, si on connaissait l’histoire delà machine, ce que j’ai dit paraîtrait-il plus clair...

Elle fit une pause ; puis, résolument et en s’adressant toujours à l’amiral, elle continua :

— Pour quelle raison, amiral, la grande industrie mécanique est-elle née précisément en Angleterre, et précisément à la fin du XVIIIe siècle ? Jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, aucun peuple de l’Europe n’avait été plus opposé à l’emploi des machines que l’Angleterre. Le gouvernement les interdisait et les ouvriers les brisaient. Pour se convertir, l’Angleterre attendit jusqu’à la période qui va de 1770 à 1790 ; et alors elle se mit à filer et à tisser avec les machines, non, par exemple, la laine, dont le travail était un art ancien, séculaire, national, mais le coton, qui était travaillé par une industrie étrangère. Indiennes, bengalines, calicot, c’est-à-dire Calcutta : ces noms-là nous disent tout de suite d’où venaient, au XVIIe et au XVIIIe siècle, les étoffes de coton qui se consommaient en Europe et dans les colonies d’Amérique. La France et la Hollande en faisaient un grand commerce avec l’Inde ; et l’Angleterre, qui n’en fabriquait que de médiocres et en faible quantité, ne réussissait pas, avec ses ouvriers, à triompher des artisans et des tisseurs de l’Inde. Mais voilà. qu’en 1780 l’Angleterre est victorieuse de la Hollande ; et, dix ans plus tard, elle reste maîtresse des mers, parce que la Révolution lie les mains à la France ; et alors nous la voyons, cette Angleterre qui, depuis un siècle, s’efforçait de copier les étoffes de l’Inde sans y réussir, nous la voyons tout à coup, pleine de hardiesse, tenter d’enlever à l’Inde tous ses cliens d’Europe et d’Amérique, cliens que jusqu’alors la France et la Hollande avaient servis. Ni plus ni moins ! D’où étaient nés cette hardiesse et cet élan ? Il faut savoir que Watt venait d’inventer la machine à vapeur, qu’Arkwright était en train de créer la première filature mécanique, que l’Amérique du Nord commençait à planter le coton. Or, si l’Angleterre n’a jamais été fort originale et si, d’habitude, elle laisse les autres faire l’essai des choses nouvelles, par compensation elle sait se mettre résolument à l’œuvre, lorsque l’heure est arrivée. Ces machines tant haïes, que, surtout depuis un demi-siècle, tant de gens s’efforçaient d’inventer, l’Angleterre comprit qu’elles pouvaient lui servir à dépouiller l’Inde de son antique industrie. Alors elle se convertit et elle agit : elle défendit l’exportation des tissus de l’Inde et, par cette violence, elle fit le vide et la disette sur les marchés de l’Europe et de l’Amérique ; elle alla chercher le coton partout, multiplia les filatures mécaniques, cloua devant le métier, jour et nuit, dans les villes et dans les campagnes, soit à domicile, soit dans des fabriques, hommes, femmes, vieillards et enfans ; elle se creusa la cervelle pour inventer toute sorte d’outillages, le métier mécanique, la presse à imprimer ; et, si j’ai bonne mémoire, l’importation du coton brut et l’exportation des étoffes quadrupla en quelques années. En 1815, lorsque l’ouragan de la Révolution française fut passé, la première grande industrie mécanique était déjà adulte !

— La grande industrie mécanique, fit observer l’amiral, serait donc un monstre vomi soudain par une convulsion de l’histoire ?

— Sans aucun doute, répondit-elle ; et, depuis, ce monstre s’est multiplié avec une rapidité vertigineuse...

Mais en ce moment la machine du Cordova siffla, rauque, basse, rageuse. « L’Equateur ! l’Equateur ! » criâmes-nous en sautant sur pieds, tous, à l’exception du capitaine qui, déposant tranquillement sa serviette, souriait et nous avertissait que non, par un signe de tête, tandis que les domestiques s’approchaient en chuchotant obséquieusement : « C’est le signal de midi. » Mais ce sifflet imprévu avait désorganisé la conversation ; ceux qui s’étaient levés ne se rassirent point ; l’un après l’autre nous nous acheminâmes vers la porte, et nous allâmes presque tous à tribord, pour y attendre l’officier qui marquerait le point sur la carte... O désillusion ! nous n’étions arrivés qu’à 1°29 minutes de latitude, 30° et 11° de longitude ! Il n’y avait donc aucune espérance de passer dans l’autre hémisphère avant le soir.

Il faisait très chaud ; sur le soleil s’était étendu un voile d’ardentes et subtiles vapeurs ; dans le cercle immense de l’horizon, entre la mer glauque et le ciel bleu, les nuages s’accumulaient, formaient des montagnes grises, à la base, éblouissantes au sommet ; et la mer et le ciel allaient se décolorant dans cette atmosphère étouffante, lourde et voilée. Nous nous dispersâmes dans nos cabines pour la sieste, après avoir convenu qu’au diner nous reprendrions la conversation sur les machines.

Ma femme m’avait souvent répété qu’en notre siècle on peut nier Dieu, la patrie, la famille, mais non la machine : car douter de la machine semble une hardiesse non moins étrange que douter de la rotation de la terre ou de l’immobilité du soleil. Je m’allongeai sur le lit de repos, en pensant combien elle avait raison. Une phrase où elle faisait allusion aux machines avait suffi pour provoquer une discussion nouvelle, plus animée, plus passionnée que les précédentes.


IX

De fait, on n’eut pas même la patience d’attendre jusqu’au soir pour reprendre la conversation. Vers quatre heures et demie, lorsque, après m’être attardé un peu dans ma cabine pour mettre des papiers en ordre, je sortis sur le pont, j’y vis ma femme, Cavalcanti, Rosetti et Alverighi qui, assis en cercle, se prenaient déjà aux cheveux. Sur un ton quelque peu acerbe, Cavalcanti disait à Alverighi qui l’écoutait d’un air maussade :

— En somme, à quoi se réduit cette histoire du coton que Mme Ferrero nous a racontée ce matin ? A ceci : en quelque » années, par le moyen de la machine, les barbares de l’Europe ont dépouillé l’Inde d’un art noble et ancien, qui lui appartenait. Est-ce là un progrès, selon vous ? Les étoffes, les dentelles, les meubles, les vêtemens et les bibelots de nos pères, les reverrons-nous jamais ?... Oui, la machine nous transporte dans ses bras, comme une robuste nourrice, à travers les mers orageuses ; et cela, c’est le prodige, la merveille, la gloire de notre époque, ce n’est pas moi qui le nie ; mais la machine n’a-t-elle pas aussi détruit les élégances qui, pour nos pères, embellissaient toutes les heures de la vie ? Si, à certains égards, notre époque est en progrès, à d’autres égard, elle ne laisse pas d’être en décadence, puisqu’elle devient laide.

Mais Rosetti intervint.

— Si nous discutions avec un peu d’ordre ? dit-il. Nous avons interrompu Mme Ferrero qui avait commencé à nous expliquer comment la machine s’est imposée au monde, après être née d’un concours de circonstances qui a quelque chose de gigantesque, puisque l’une de ces circonstances n’est rien de moins que la Révolution française. Ne vaudrait-il pas mieux, avant toute autre chose, apprendre pourquoi ce qui n’était que l’expédient d’un moment a poussé partout de si profondes racines ? Les autres se turent.

— Pourquoi ? reprit ma femme après un moment d’hésitation. Je l’ai déjà indiqué. Parce que le monde fut ébloui par le succès que l’Angleterre avait obtenu avec le coton ; parce que, dans tous les pays, il y eut des gens qui comprirent l’avantage qu’ils auraient à multiplier les machines ; parce que, sur les deux continens, en Europe et en Amérique, les traditions étaient affaiblies, les forces conservatrices désorientées par la Révolution ; et enfin parce que, sous prétexte de progrès, les hommes de tous les pays avaient envie de ne plus faire que ce qui leur plaisait.

— Dites : de ne plus vivre dans la misère et dans l’ignorance ! interrompit Alverighi.

— J’ai dit : de faire ce qui leur plaisait, répliqua Gina. Depuis que le monde est monde, on avait toujours répété que c’était une vertu de refréner ses désirs, de savoir se modérer, de ne pas trop prétendre. Jadis la simplicité était la vertu des saints, des héros, des grands. Mais depuis cent ans c’est une autre affaire : la machine veut à tout prix que l’homme devienne un animal insatiable. Le peuple doit se persuader que le premier et le plus saint de ses devoirs est de manger, de boire, de fumer, de se déplacer, de faire ripaille autant qu’il peut et de singer tous les vices des riches. Car la machine a besoin de réaliser cette chose inimaginable, tant elle est absurde : la disette permanente. Nous croyons être plus intelligens que nos pères, parce que nous construisons des machines et qu’ils n’en construisaient pas. Mais croyez-vous, monsieur Alverighi, que, si les anciens n’en ont pas construit, c’était faute d’intelligence ? Comme s’il fallait être extraordinairement savant pour construire des machines ! Le créateur de la grande industrie mécanique fut Arkwright, qui était barbier ! Si les anciens n’ont pas construit de machines, c’est parce que, de leur temps, les mains de l’homme suffisaient à satisfaire ses désirs, encore modérés.

— Mais, objecta l’amiral, la machine ne serait-elle pas plutôt l’effet que la cause de cet accroissement universel des désirs ?

— En partie, je vous l’accorde, répondit Gina. Les causes de ce fait considérable out été complexes. J’ai déjà dit et je répète que la Révolution française et ses guerres avaient relâché, en Europe et en Amérique, tous les freins : religion, tradition, bon sens. Sans la Révolution française, il est fort probable qu’aujourd’hui la grande industrie mécanique n’existerait pas. Mais la machine est à la fois fille et mère du désordre. Voyez, par exemple : nul n’ignore que la grande industrie enrichit démesurément certains hommes, tandis qu’elle en ruine beaucoup d’autres, et qu’elle oscille toujours entre les années prospères et les années désastreuses. Pourquoi ? Les bonnes, celles où font fortune ceux qui se trouvent là pour en profiter, ce sont les années de disette, lorsque les prix sont élevés ; et au contraire, lorsque les prix s’avilissent parce que la machine a fait pour un moment l’abondance, les années sont médiocres et mauvaises. Ainsi la machine est en perpétuelle contradiction avec elle-même : d’une part, fabricant vite et beaucoup, elle fait nécessairement l’abondance ; mais, d’autre part, elle a besoin, pour prospérer, de la disette permanente, et les expédiens les plus étranges, les plus contradictoires, les plus embrouillés lui sont bons pour faire cette disette permanente : trusts, syndicats, monopoles, tarifs protecteurs, primes à l’exportation, conquêtes de colonies, prodigalité, bombance, luxe, mouvement perpétuel imposé à tous les hommes comme le plus urgent des devoirs, même à ceux qui ne demanderaient qu’à vivre en paix, comme les Turcs. Bref, aujourd’hui, la fureur du luxe se répand des pays industriels par tout le monde, à grands flots ; et à chaque flot nouveau correspondent quelques années de disette passagère, où l’on vend cher et où beaucoup de gens font fortune. Bref, il n’est personne qui ne travaille à limer les vieux freins de nos désirs ; et, à force d’être limés, ces liens sont presque tous rompus. Le jour où la machine est entrée dans le monde, la sagesse en est sortie...

— Avec la beauté, ajouta Cavalcanti.

— Mais la machine a amené avec elle la richesse, la culture, la liberté ! déclara Alverighi, sur le ton assuré de quelqu’un qui, après avoir longtemps écouté, se décide à commencer une réfutation. Si les hommes d’aujourd’hui consomment beaucoup, ils produisent ce qu’ils consomment.

À cette réplique la réponse était facile :

— Ils produisent, c’est vrai, dit ma femme ; mais pour produire ils ravagent. Il ne faut pas oublier que, si nous sommes riches, c’est parce qu’au lieu d’exploiter sagement l’Amérique, nous mettons à sac ses mines, ses forêts, ses territoires. Nous faisons un épouvantable gaspillage de ce que les économistes appellent les « capitaux hédonistiques, » je veux dire les richesses naturelles qui ne se renouvellent pas.

— Et puis après ? répondit Alverighi. Non licet omnibus adiré Corinthum… Pardon. Je veux dire : il n’est pas à la portée de tout le monde de saccager un continent… Nous saccageons les deux Amériques, c’est possible. Ajoutez même (je n’ai pas peur de l’avouer) que nous commençons à saccager l’Afrique, et que, dans l’avenir, nous la saccagerons davantage encore. Tant mieux ! Car en saccageant nous devenons riches, entreprenans, intelligens, et nous progressons ! Est-il vrai, oui ou non, qu’aujourd’hui nous sommes les maîtres, en gros, si vous voulez, mais, somme toute, les maîtres de la terre, tandis que, il y a trois ou quatre siècles, nous en connaissions à peine une faible partie ? Est-il vrai, oui ou non, que nous avons pénétré par les yeux, par la pensée, par le calcul, jusqu’au fond de l’immensité, dans les molécules de la matière, dans les entrailles de la nature ? Est-il vrai, oui ou non, que nous avons raccourci vingt fois, trente fois, quarante fois les distances ? que nous avons découvert les embûches les plus secrètes des maladies ? Est-il vrai, oui ou non, que désormais nous volons dans les airs comme les oiseaux et nageons sous les eaux comme les poissons ? Et aurions-nous en si peu de temps conquis la terre, l’infini, le monde des invisibles, si cette furie d’envies folles, — comme il vous plaît de dire, — suscitées par les machines, ne nous avait entraînés au bout du monde ?

Il me sembla que cet argument faisait vaciller un instant Gina, qui, non sans un peu d’embarras, répondit :

— Mais, pour juger une époque, il ne suffit pas de considérer ses œuvres. Il faut se demander encore si les idées et les sentimens qui l’animent sont nobles, généreux, raisonnables. Autrefois, quand c’étaient les hommes et non les machines qui travaillaient, une civilisation était l’œuvre de plusieurs siècles : des siècles d’éducation, d’efforts prolongés, d’infatigable labeur ! Mais, en revanche, en ce temps-là, toute civilisation arrivait à une réelle maturité. Aujourd’hui, au contraire... Grâce aux machines, à l’Amérique, au progrès et à cent autres nouveautés, on improvise les civilisations elles-mêmes. Il suffit pour cela de découvrir des mines de charbon et de fer, de posséder un vaste territoire et quelques capitaux. Si la population manque, on en grappille dans les pays trop peuplés. On fabrique d’abord le fer ; puis, avec le fer, toute sorte de machines, à commencer par les voies ferrées ; puis, avec les machines, toute sorte de marchandises et de camelote, en grande hâte, à profusion. On vient à bout de tout cela, avec quelques inventeurs et quelques capitalistes ; la multitude qui fera fonctionner les machines n’a besoin ni d’éducation ni de culture, pas même de connaître la langue du pays. En vingt ou trente ans, le pays regorgera de richesses ; et, puisque aujourd’hui les hommes ont tant de besoins, et que, pour les satisfaire (sur ce point, je reconnais, hélas ! que vous avez raison !), il faut des métaux, du blé, des étoffes, de la viande, des machines, et non de l’art, de la littérature, de la religion, de la justice, une discipline morale, on admirera ce pays de l’abondance comme le modèle du progrès et de la civilisation telle que l’entend notre époque. Et ainsi un ramassis de gens, amalgamés au hasard par la fureur de gagner gros, s’aperçoit un beau jour qu’il est un grand peuple ! Y a-t-il lieu de s’étonner, dès lors, si cette multitude s’enivre d’orgueil, si elle prend toutes les idées qui lui bourdonnent dans la tête pour de prodigieuses inventions, si elle se flatte de pouvoir refaire à nouveau le monde, — art, coutumes, idées, tout, — bref, si elle se persuade que le monde commence à partir d’elle ? Mais, au contraire, le monde est vieux, très vieux, et il n’a pas besoin d’être remodernisé tous les trente ans... Vous riez ? Il est certain que l’Amérique du Nord est une créature de la machine, et par conséquent vous devez trouver naturel...

Ici elle se tut, interloquée par le sourire de triomphe qui épanouissait le visage d’Alverighi.

— Enfin la vérité a parlé ! s’écria-t-il. Ce n’a pas été sans peine ; mais elle a parlé, claire et ingénue, par votre bouche, madame ! C’est bien cela ! Puisque les temps modernes favorisent l’Amérique plus que l’Europe, l’Europe voudrait remonter à rebours le courant des temps ! Puisque l’Amérique, avec ses machines plus puissantes, joue maintenant à l’Europe le mauvais tour que jadis l’Europe a joué à l’Orient avec les premières machines, qu’on détruise les machines ! Puisque, dans la civilisation née de la machine, la puissance de cette oligarchie intellectuelle qui, de l’Europe, trompe et escroque la moitié du globe, est en décadence, le monde retourne à la barbarie ! Certes nous sommes d’accord : les machines, et surtout les voies ferrées, ont fait l’Amérique contemporaine. Que seraient l’Argentine et le Brésil sans les voies ferrées et les machines agricoles ? les Etats-Unis sans les voies ferrées et leurs innombrables machines agricoles et industrielles ? Nous Américains, nous adorons la machine, parce que, grâce à elle, nous pouvons exploiter nos immenses territoires dans leur largeur, dans leur longueur, dans leur profondeur, extraire de cette immensité des richesses, encore des richesses, un fleuve débordant de richesses, une miraculeuse abondance, un océan de richesses sans limites, qui couvrira le monde et qui ensevelira tous les monumens des civilisations passées...

— Nous n’en doutons pas, répondit Cavalcanti. Mais, en attendant, dans la Méditerranée close, les villes mères de notre culture, celles qui ont créé toutes les beautés dont s’orne notre existence, Athènes, Constantinople, Ephèse, Alexandrie, Rome, Venise, Florence, vieillissent, tombent en ruines, se dépeuplent, se transforment en lieux de plaisirs et en hôtelleries, tandis qu’au delà de l’Atlantique les villes-ateliers, Philadelphie, New-York, Chicago, monstres énormes, élèvent jusqu’aux nues, dans l’insolence du triomphe, leurs gratte-ciel et leurs cheminées fumantes.

— Ajoutez encore, s’empressa de répondre Alverighi avec une ironique politesse, que toute l’Europe se prépare à mettre à l’encan et à liquider cette vieille civilisation dont elle est si fière, ou du moins la partie de cette civilisation qui conserve encore quelque valeur, pour fabriquer de nouvelles machines, pour avoir plus de fer, de blé, de coton...

Mais cette phrase déchaîna une petite tempête.

— Vous voyez bien que c’est moi qui ai raison ! dit ma femme, La machine ruine les pays pauvres.

— La civilisation n’a pas besoin seulement de balles de coton et de viande réfrigérée ! protesta Cavalcanti.

— Jolie civilisation, insista ma femme, que celle où il vaut mieux pour un peuple posséder des mines de charbon qu’une ancienne tradition de culture ! Autrefois, au moins, quand l’intelligence gouvernait le monde, des civilisations splendides purent naître et fleurir même dans des pays pauvres et stériles.

— Quand bien même la culture ne serait qu’une illusion, fit observer Cavalcanti, l’homme pourrait-il vivre éternellement sans allusions ? On ne vit pas seulement de pain...

Les objections se suivaient, se pressaient comme les flots sur la mer, et Alverighi n’avait le temps de répondre à aucune. Enfin il se dégagea d’un bond, et, s’adressant à Cavalcanti :

Oui vous dit que la civilisation née de la machine doive être la Thébaïde de la culture ?

— Mais, en somme, insista Cavalcanti, est-il vrai que la machine a ôté du monde toute beauté ? Que le plaisir du beau soit incertain et vague, je vous l’accorde ; que la raison ne nous aide point à le rendre clair, je vous l’accorde ; que, par suite, la beauté soit une sorte de mystère impénétrable, je vous l’accorde aussi. Je vous accorde tout cela. Mais je persiste à croire que la beauté est, sinon un besoin (vous ne me permettriez pas de le dire), au moins l’une des plus grandes jouissances de la vie ; et cette jouissance, une civilisation ne peut l’enlever aux hommes sans mériter qu’on l’appelle barbare et ennemie du progrès, tout au moins à cet égard.

Alverighi allait répondre quand Rosetti intervint de nouveau.

— Excusez-moi, dit-il, si je vous interromps une seconde fois. Mais il me semble, à moi, que dans toute cette discussion, comme d’ailleurs dans presque toutes les discussions, il y a un malentendu. Vous croyez discuter encore sur les machines ; mais, sans vous en apercevoir, vous discutez déjà sur le progrès. Mme Ferrero juge le progrès d’après un critérium moral : la machine répand certains vices ; par conséquent, elle ramène le monde à la barbarie, au lieu de l’améliorer. M. Cavalcanti le juge d’après un critérium esthétique, et vous, avocat, d’après un critérium économique. De ces trois critériums quel est le bon ? Voilà le point à discuter, si vous voulez vous comprendre. En d’autres termes, qu’est-ce que c’est que le progrès ?

— Rien n’est plus clair, répondit Alverighi. Le progrès, c’est la conquête de la terre.

— La conquête de la terre ? demanda Cavalcanti. Je n’accepte nullement cette définition. Si la beauté est un bien, le progrès doit accroître aussi ce bien-là, comme les autres biens ; et l’on ne peut pas dire qu’une époque soit absolument en progrès, lorsque la beauté en est bannie comme une intruse.

Alverighi, coupant la parole à ma femme qui allait dire quelque chose, répliqua vivement :

— Mais qui vous autorise à affirmer que le monde d’aujourd’hui soit plus laid que le monde d’hier ?

Cavalcanti se tut un instant, d’un air surpris ; puis il repartit :

— Voudriez-vous soutenir, par exemple, que nos habits que voilà, faits à la machine, ne sont pas plus laids que ceux que portaient les hommes du XVIIIe siècle ? Le paradoxe serait fort.

— Et c’est précisément ce que je soutiens ! riposta Alverighi.

Je ne sais comment se serait terminée cette bizarre discussion, si, à ce moment-là, M. Vazquez, placide, tiré à quatre épingles, digne comme toujours, fumant un havane aussi gros que les doigts grassouillets qui le tenaient, n’était survenu. Il nous salua et s’assit sur un fauteuil.

— Toujours de la philosophie ! dit-il en souriant. Le Cordova sera surnommé el buque de los savios. Le malheur est que ce monsieur (et il menaça du doigt l’avocat) s’est donné trop de vacances.. Il m’avait promis d’écrire pendant la traversée le rapport que je dois présenter aux banquiers de Paris pour une grosse affaire que nous avons dans la province de Mendoza. Parfaitement ! Et, au lieu de tenir sa promesse, il ne fait que lire, méditer, pérorer...

Cavalcanti lui répondit en plaisantant qu’Alverighi était en train de nous révéler des choses bien plus graves et importantes que les plus graves et les plus importantes affaires de la terres Mais Vazquez ne se laissa pas attendrir.

— Je lui donne congé, ajouta-t-il, jusqu’à Gibraltar ; mais, à partir de Gibraltar, je le rappellerai aux choses sérieuses. Du reste, le temps de discourir ne lui manquera pas : avec une pareille tortue ! Vingt jours pour aller de Buenos-Aires à Gênes, quand il ne faut que cinq jours pour aller d’Angleterre à New-York ! Es una enormidad !

Puis il tira sa montre et dit :

— Cinq heures et demie. Nous avons le temps, avocat, de faire une partie avant le diner. Si cela vous plait, je suis à vous. Sinon, le passage de l’Equateur sera vraiment trop ennuyeux !

Alverighi ne voulut pas refuser cette petite complaisance à son courtois et riche ami, de sorte que la compagnie se dispersa.

L’Equateur causait dans tout le paquebot une insolite agitation. A chaque instant, les passagers venaient consulter la carte ; puis ils observaient le ciel et la mer, se demandaient entre eux à quelle heure on passerait, le demandaient aux officiers, aux marins, aux domestiques, aux cuisiniers, aux marmitons, quoique tous ces gens eussent déjà répondu vingt fois : « Dans la soirée. » Mais c’était peine perdue : car le Cordova continuait sa route sur l’Océan désert avec la même allure tranquille et toujours égale. Alors, pour tromper l’ennui de l’attente, ils allaient dans la salle à manger donner un coup d’œil aux préparatifs qu’on y faisait pour la fête du soir, en se confiant l’un à l’autre les potins. Un des potins était que, ce soir-là, Mme Feldmann se parerait d’un fameux diadème qui avait coûté deux millions.

Ayant rencontré l’amiral seul, je lui demandai, puisqu’il connaissait depuis longtemps les Feldmann, s’il croyait que réellement le divorce tombât à l’improviste comme une tuile sur la tête de cette dame, ainsi qu’elle le prétendait. Il me répondit que, autant qu’il pouvait le savoir, nul dissentiment grave n’avait jamais éclaté entre les deux époux ; tout le monde considérait ce ménage comme heureux ; et il inclinait lui-même à croire faux le bruit de ce divorce. Mais, je ne sais pourquoi, — peut-être parce que je me méfiais, — il me sembla que l’amiral ne me disait pas toute sa pensée.

Peu à peu le jour décoloré s’éteignit sur la mer déserte ; mais l’heure du diner vint avant l’Equateur, et nous nous mîmes à table en habits de soirée, un peu déçus. Par compensation, la salle était pleine : tout le monde avait fait un effort pour assister au repas de l’Equateur. La dernière qui arriva fut Mme Feldmann, que je n’avais pas vue de la journée. Fraîche et allègre, comme de coutume, elle s’était ornée, non du fameux diadème, mais de ce fil de perles qui, la veille au soir, avait miraculeusement échappé au pied imprudent de Lisetta, et elle portait une belle robe décolletée de dentelle blanche. Elle me regarda, me salua, s’entretint avec moi et avec d’autres ; tout cela avec tant de désinvolture et de gaîté, que, quoique je me fusse senti un peu gêné au moment où nos regards se croisaient pour la première fois, j’oubliai vite la scène de la veille. Nous demeurâmes tous un peu déconfits, lorsque le capitaine nous annonça en souriant qu’on ne passerait pas l’Equateur avant dix heures du soir ; mais, au second service, lorsque Cavalcanti pria Alverighi de continuer la conversation interrompue et de lui démontrer que la machine n’avait pas enlaidi le monde, nous cessâmes de songer à la ligne.

— C’est l’œuf de Colomb, répondit gaiement Alverighi. Considérons ce qui s’est passé pour les vêtemens, puisque vous avez fait allusion aux vêtemens. Refuserez-vous à l’industrie de la soie le mérite de fabriquer aujourd’hui des étoffes qui sont une joie pour les yeux, des prodiges de beauté ? Est-il quelqu’un qui ose dire que toutes les autres étoffes, de laine, de coton, de lin, dont s’habillent les femmes, manquent d’élégance et ne soient pas imaginées et fabriquées avec un art véritable ? qu’il n’y a pas non plus de l’art dans l’invention des innombrables modes auxquelles s’habillent les femmes, pour le désespoir et la ruine de leurs infortunés maris ? J’accepte dès maintenant Mme Feldmann comme arbitre, s’il surgit sur ce point quelque contestation ! Mais il est impossible qu’il en surgisse. Passons donc tout de suite au vêtement masculin. On a coutume de dire qu’en ce qui concerne ce vêtement, la commodité passe toujours avant la beauté. Mais à nos habits aussi l’industrie s’efforce de donner du lustre, afin d’attirer les acheteurs : dessins et teintes qui plaisent, coupes élégantes, formes qui conviennent à la personne du client ; de la beauté, en un mot, comme en avaient les étoffes merveilleuses d’autrefois ; et le costume du XVIIIe siècle, tout en nœuds de rubans, en dentelles, en paremens…

— Mais les étoffes d’aujourd’hui sont de la camelote, tandis que celles d’autrefois étaient des œuvres d’art presque éternelles ! interrompit Cavalcanti.

— De la camelote I D’éternelles œuvres d’art ! Voilà de bien sonores paroles, répliqua Alverighi ; mais j’ai peur qu’elles ne soient un peu vides. Et dire que je me suis époumoné, l’autre soir, pour vous démontrer que le beau, c’est ce qui plaît, et rien de plus ! Il en est ainsi dans toutes les discussions : pour un moment, on se laisse convaincre ; puis on retombe dans les vieilles erreurs. Dites-moi, je vous prie, avec quelle aune ou avec quelle balance vous mesurerez ou pèserez la beauté des modes actuelles et des modes anciennes, afin de découvrir de quel côté il y en a davantage et de quel côté il y en a moins ? Vous, comme tant d’autres, vous prenez pour décadence artistique ce par quoi, au contraire, l’art se purifie des intérêts. Car, au temps où les hommes et les femmes s’habillaient avec des étoffes dont il fallait des mois pour fabriquer un mètre à la main, il était naturel que l’Église, l’État, la Monarchie, l’Aristocratie, toutes les puissances de l’époque s’efforçassent d’imposer ces modèles peu nombreux, d’empêcher les changemens de goût trop fréquens et l’invasion des modèles étrangers, afin d’assurer du pain et du travail aux corporations et aux congrégations qui en vivaient. Et comment pouvaient-ils les imposer, si ce n’est en persuadant aux hommes que ces modèles étaient beaux, très beaux, incomparablement beaux ? Mais cela aussi n’était qu’une opinion retournable, comme vous dites, ingénieur. Et le fait est que personne ne la professe plus, maintenant que la machine fabrique rapidement et varie avec facilité. Donc, à mesure que la machine a triomphé, toutes les puissances du monde se sont désintéressées des industries textiles ; les fabricans ont été obligés de devenir les serviteurs de leur maître, le public, et chacun a conquis la liberté de juger de la beauté des étoffes selon son propre goût, fin ou grossier, raisonnable ou extravagant. Aujourd’hui, tel aime une étoffe et tel en aime une autre ; les jugemens varient, mais nous ne nous querellons plus et nous ne fondons pas des chaires d’esthétique pour savoir qui a tort ou raison. Chacun achète l’étoffe qui lui agrée, en jouit à sa manière, l’emploie comme il veut, l’use, la jette et l’oublie.

Il se tut un instant et il attendit.-

— Va pour les étoffes, les vêtemens et les meubles ! répondit Cavalcanti, après un moment de réflexion. Mais, au-dessus de ces industries-là, il y a les grands arts.

Alverighi lui coupa la parole.

— Même dans les arts supérieurs, déclara-t-il, ce que les sots appellent décadence n’est que l’affranchissement des intérêts sociaux, affranchissement opéré par le progrès. Voulez-vous vous en convaincre ? Tournez pour un instant les yeux vers l’Amérique. Les Européens aiment à répéter que les Américains sont des ânes bâtés d’or. C’est possible ; mais pourtant l’Amérique est, comme vous disiez, l’autre soir, un champ ouvert à tous les arts, à toutes les écoles, à toutes les idées, à tous les styles, à toutes les cultures. N’est-il pas vrai que nous achetons tous les livres de l’Europe, que nous payons généreusement ses conférenciers, ses musiciens, ses auteurs, ses acteurs, ses chanteurs, ses sculpteurs, ses peintres de toute nation et de toute école ? Quelle est la ville d’Europe qui fait jouer autant d’opéras de tout le répertoire, et aussi bien, que Buenos-Aires et New-York ? Est-ce un fait, oui ou non, que, si l’on veut se donner le plaisir d’entendre l’ancien opéra italien joué de façon convenable, c’est, non pas à Rome ou à Milan, mais dans l’Argentine ou aux États-Unis que l’on doit aller ? Comment expliquez-vous ce phénomène, si l’Amérique est la Thébaïde de l’intelligence, le Sahara de la culture ? Mais non : l’Amérique est désintéressée dans les choses de l’art, voilà tout : car, grâce au ciel, elle a du grain, du fer, du charbon, du pétrole, tous les biens du bon Dieu à vendre en quantité, ce qui vaut mieux que des arts à imposer aux autres, soit au dedans, soit au dehors. Quand vous purifiez l’art de tout intérêt, que reste-t-il ? Ce plaisir, incertain et vague, si l’on veut, mais délicieux et enivrant, que la beauté nous donne, comme vous disiez l’autre jour, Cavalcanti. Ne buvons-nous pas, nous autres Américains, les champagnes les plus fameux ? Ne fumons-nous pas les havanes les plus chers ? Ne nous faisons-nous pas habiller par les tailleurs le plus en vogue de Londres et de Paris ? Pourquoi devrions-nous nous priver du plaisir que peut nous donner un beau tableau, un beau livre, une belle musique, un beau jardin ? Mais entendons-nous bien : dans ce plaisir, il n’y a rien d’absolu, rien d’universel, contrairement à ce que vous affirmiez, Cavalcanti ; ce qu’il y a, c’est un je ne sais quoi de personnel, d’intime, de spontané, d’inexprimable, — et par conséquent de libre, d’essentiellement libre ! — Entre toutes les choses qui m’agacent, la plus insupportable pour moi, c’est le sot orgueil esthétique des Européens. Ils nous traitent de barbares, nous Américains, sous prétexte que nous leur sommes inférieurs dans les arts et qu’eux seuls savent faire de belles choses. Mais ces chansons-là, que messieurs les critiques et les esthéticiens de l’Europe aillent les chanter aux imbéciles. L’esthétique est la dernière tyrannie que l’Europe prétend imposer au monde ; mais l’Amérique la mettra en pièces, celle-là aussi. Nous octroierons à chaque homme le droit d’admirer ce qu’il trouve beau : la sculpture grecque, la peinture japonaise, l’architecture gothique, le gratte-ciel de New-York, même la musique futuriste des amis de Marinetti, si le cœur lui en dit. Plus de critique, plus de théories esthétiques, plus de traditions, d’écoles, de préjugés ou de partis pris ; mais la liberté, la liberté, rien que la liberté !

— Que ce que vous dites soit vrai pour l’Amérique, reprit Cavalcanti, je l’admets jusqu’à un certain point. Mais en Europe...

— En Europe aussi ! interrompit Alverighi. En Europe aussi, les masses se sont éprises de progrès, de luxe, de confort, d’aisance, d’instruction, de culture. Or, combien de pain, et avec le pain combien de fricot peuvent encore fournir aux masses les arts, les lettres et les sciences qui ne servent pas à l’industrie, en comparaison de ce que fournissent des terres, des mines, des machines ? Voyez, par exemple, la peinture, la sculpture ou la musique. Combien de millions d’ouvriers ces arts seraient-ils capables de nourrir, même si un peuple réussissait à les monopoliser ? Demain, l’art sera la ressource des peuples pauvres, de ceux qui n’ont ni vastes territoires ni mines de charbon ; mais à une condition, entendons-nous bien ! C’est que les artistes futurs se contentent d’être ce qu’ils sont, sans plus : des artisans du plaisir, des artisans d’élite, bien payés, mais des artisans.

Et il se tourna vers Mme Feldmann :

— Connaissez-vous, madame, le nom de l’artiste qui a dessiné l’admirable étoffe de votre robe ? Non. Vous êtes-vous jamais inquiétée de le connaître ? Pas davantage. Vous avez admiré le produit, vous l’avez payé, et c’est tout. Ainsi seront traités dans l’avenir tous les artistes, et ils n’en seront que plus sérieux et plus heureux. Les temps sont changés, messieurs, et malheur aux peuples qui ne s’en aperçoivent pas ! Durant trop de siècles, les hommes, au lieu de répandre toutes leurs énergies sur la surface entière de la terre, les concentrèrent sur quelques points du globe, et ne voulurent pas en sortir ; sur quelques formes de l’art, et n’eurent d’yeux, d’oreilles et de nerfs que pour ces formes-là ; sur une seule doctrine philosophique et sur une seule croyance religieuse. Mais aujourd’hui l’homme a ouvert à deux battans les portes de l’Univers. Le progrès est la grande force propulsive du monde et l’Amérique est la grande maîtresse de civilisation. Nous voulons tout : toute la terre, toute la beauté, toutes les jouissances, toutes les vérités !...

— En somme, dit Rosetti, selon vous, l’art serait un pur et simple divertissement placé en dehors de ce grand mouvement des choses humaines que l’on appelle le progrès.

— Parfaitement, répondit Alverighi. D’ailleurs, cela est clair : progresser signifie apprendre à faire mieux ou à faire davantage. Or qui ne sait qu’en art, beaucoup de gens pensent que nous sommes inférieurs à nos ancêtres, de sorte que nous aurions désappris au lieu d’apprendre ? D’autres, il est vrai, pensent justement le contraire ; mais qui a tort et qui a raison ? Il n’existe pas de moyen de le savoir. Ce qu’il faut en conclure, c’est que l’art ne progresse point ; il ne fait que changer et varier.

— Et sans doute, ajouta Rosetti, on pourrait dire la même chose de la morale. Comment faire pour savoir si une génération est meilleure ou pire qu’une autre ?

Mais il ne put continuer. Les domestiques apportaient le Champagne offert par le navire pour fêter le passage de l’Equateur, et nos discours furent interrompus par les toasts et par la cérémonie du baptême. Le capitaine répandit quelques gouttes de vin sur la tête de ceux qui franchissaient pour la première fois la frontière idéale des deux hémisphères. Mais, à peine ce rite accompli, les domestiques reparurent avec d’autres bouteilles et versèrent à profusion le liquide précieux. C’était M. Vazquez qui l’offrait. Dans la salle échauffée par l’Equateur et par les fumées du vin déjà bu, l’enthousiasme éclata : tout le monde se leva pour boire à la santé de M. Vazquez et de l’Argentine. Mme Feldmann elle-même, avant de mouiller ses fines lèvres roses dans la liqueur d’or, adressa un petit sourire à M. Vazquez, tandis que celui-ci, compassé, calme, digne, mais d’ailleurs satisfait, répondait à tout le monde en souriant avec courtoisie. Ensuite il y eut des discours et du bruit, si bien qu’il fut impossible de reprendre la conversation. Le repas se termina gaiement, mais par des propos frivoles, et sans que nous fussions encore sortis de l’hémisphère austral !

L’un après l’autre, nous nous fatiguâmes d’attendre à table cet Equateur « qui en prenait un peu trop à son aise, » dit Alverighi, et nous nous dispersâmes sur le navire. Je sortis avec ma femme et avec Cavalcanti derrière Mme Feldmann, qui s’en allait au bras de l’amiral. Dans le vestibule, tandis que Cavalcanti me murmurait à l’oreille, en faisant allusion à Alverighi : « Vous avez raison, Ferrero : c’est vraiment un génie redevenu sauvage dans la pampa, » je pus voir la belle Génoise, la femme du docteur de São Paolo, deux ou trois autres femmes et le bijoutier, qui se tenaient là, debout, comme s’ils attendaient quelqu’un ; et, sans aucun doute, ils attendaient la milliardaire. En effet, lorsque celle-ci parut sur la porte de la salle à manger, ils firent silence et saluèrent légèrement ; puis leurs yeux la suivirent, tandis qu’elle se dirigeait vers la porte latérale, ouverte sur le pont ; et ils la contemplèrent avec une sorte d’avidité, comme s’ils voulaient photographier inaltérablement dans leur mémoire la femme, les atours et les perles, ces merveilles de l’art et de la nature. Curieux d’entendre ce qu’ils diraient quand elle serait sortie, je restai dans le vestibule sans faire semblant de rien.

— Comme elle est belle ! soupira la Génoise.

Et je ne pus savoir si elle voulait parler de la dame ou de la robe. Mme Feldmann, en raison de sa richesse, était élevée comme une reine au-dessus de la jalousie féminine.

Une autre dame commença l’éloge de la toilette ; et elle entra sur ce sujet dans de minutieux détails, peut-être pour montrer qu’elle se connaissait en vêtemens de grand luxe et de haut prix. Sur quoi, le joaillier intervint.

— Le vêtement n’est rien, déclara-t-il. Mais les perles !... Ah ! ces perles, ces perles ! Sûrement, elles ont appartenu à quelque rajah hindou. Des perles comme celles-ci, on n’en voyait autrefois que chez les souverains de l’Inde !


X

Une demi-heure après, tandis que je me promenais sur le pont avec le docteur, survint la belle Génoise qui me pria de demander à Mme Feldmann si elle consentirait à jouer un peu de musique de danse.

— Volontiers, répondis-je. Mais où est-elle ?

— Là-haut, dans le salon ; et elle touche du piano. N’entendez-vous pas ?

Il nous arrivait en effet du salon, par ondes légères et intermittentes, des fragmens de mélodie. Je quittai le docteur, montai au salon avec la Génoise et communiquai à l’auguste dame l’humble requête de ses admiratrices et de ses admirateurs. Elle consentit ; et aussitôt quelques couples commencèrent à tourner en cadence, sur un air de valse, tandis que je rejoignais l’amiral dans un coin.

— Comme elle est fraîche, tranquille et gaie ! lui murmurai-je à l’oreille, en regardant Mme Feldmann. Qui dirait qu’hier soir…

— Ah ! ces femmes de la haute société ! repartit l’amiral, sans détacher ses yeux des couples dansans. Une belle robe est pour elles comme une fanfare pour les soldats. Quand elles l’ont sur le corps, elles oublient tout, chagrins, maladies, âge…

Puis je lui racontai brièvement l’entretien que Mme Feldmann avait eu avec ma femme dans la matinée ; mais, lorsque je lui dis que cette dame craignait que son mari ne fût un peu fou, je vis un sourire effleurer ses lèvres.

— Pourquoi souriez-vous ? demandai-je.

— Pour rien... Comme ça... C’est curieux !...

Et il redevint muet, regardant la danse, tandis que je ramenais la conversation vers le sujet que nous avions discuté au diner. Et voilà que soudain la machine se mit à siffler, rauque, sourde, pour annoncer longuement à nous tous, qui n’y pensions plus, que la ligne idéale, frontière irréelle entre les deux moitiés de la planète, était franchie ! Les danses s’interrompirent aussitôt ; Mme Feldmann se leva ; nous nous précipitâmes sur le pont ; à la troisième classe, des entrailles profondes et des retraites cachées du navire hommes et femmes débouchèrent pour voir le Cordova naviguer dans l’hémisphère boréal ; des cris de joie résonnèrent dans la nuit. Mais la nuit était aussi obscure que d’habitude ; au haut du ciel, les étoiles brillaient avec leur splendeur accoutumée, silencieuses ; ni plus lent, ni plus rapide que d’ordinaire, le Cordova fendait avec un bruit de cascade les eaux infinies que l’on entrevoyait à peine. Nous avions changé d’hémisphère, mais rien n’était changé dans le monde. Nous clamions à l’Univers notre allégresse, du fond de la nuit, au milieu de l’Océan, sur la fragile coquille de fer qui nous portait ; mais la face impassible de l’obscure immensité ne s’altérait pas du plus imperceptible frémissement.

Peu à peu, après avoir bien regardé en bas, à droite, à gauche, après nous être bien convaincus que, si nous avions changé d’hémisphère, rien pourtant n’était changé autour de nous, nous commençâmes à nous disperser un à un dans le bateau, pour jouir de la soirée. Depuis quelque temps, ma femme et moi, nous étions à l’écart, sur le pont de promenade, causant de la discussion précédente, lorsque survint Mme Feldmann. Elle s’assit à côté de nous, commença par l’indispensable préambule — quelques phrases banales, sur le temps, sur la mer, sur la soirée ; — puis elle me demanda si, à New-York, on ne m’avait rien raconté, touchant son mari, qui pût lui fournir quelque lumière. Je répondis la vérité, c’est-à-dire négativement ; et ensuite je lui demandai à mon tour, sur le ton de la plaisanterie, s’il était vrai que son mari ressemblât à Néron.

— Laissons de côté la cruauté, dis-je avec un sourire. Mais Néron était un être faible, hésitant, peureux. Or un banquier peut être tout ce que vous voudrez, un vautour ou un coupeur de bourse ; mais il doit avoir de l’énergie...

Tandis que je parlais ainsi, Mme Feldmann était fort occupée à étendre avec ses deux mains, sur son genou gauche, un coin de son voile blanc.

— Vous en êtes bien sûr ? répondit-elle avec lenteur, en levant les yeux sur moi et en me regardant avec un fin sourire.

— Mais sans doute ! m’écriai-je, sur un ton un peu professoral. Les banquiers sont les condottieri du monde moderne.

— Pour vous, savans, qui regardez les choses de haut ; mais pour les femmes qui sont obligés de vivre avec eux jour et nuit.... cela n’est pas aussi certain.

— Voulez-vous nier, insistai-je. que les Morgan, les Rockfeller, les Underhill soient des hommes à poigne ?

— Quant à Underhill, interrompit-elle vivement, celui-là, oui, c’était un grand homme !

— Vous l’avez connu ? interrogea ma femme. Nous devions déjeuner avec lui, à New -York, trois mois avant sa mort. Je ne me rappelle plus quelle circonstance nous en a empêchés.

— Underhill, répondit Mme Feldmann, était notre ami intime. La banque Loventhal est une de celles qui aidèrent Underhill à réorganiser le Great Continental.

— Quel homme était cet Underhill ? demanda Gina. M. Otto Kahn nous a raconté que c’était un homme très intéressant...

— Un homme extraordinaire ! déclara résolument Mme Feldmann. Mais comprenez-moi bien : il n’était pas homme du monde pour un centime. Il n’aurait pas su faire de différence entre la toilette que je porte et les vêtemens de cette Américaine mariée à ce jeune docteur... Et pourtant, que de fois j’ai répété à mon mari : « Celui-là, c’est un homme ! »

Je pensai à part moi : « Celui-là, c’est un homme ! Mais alors, qu’était donc le mari ? » Et je lui posai une question. Quand avait-elle connu Underhill ?

— Il y a quinze ans, répondit-elle. Je me rappelle encore le jour où mon mari me dit d’inviter à dîner M. Richard Underhill. Je dois avouer que je n’avais jamais entendu ce nom-là, et je demandai qui était ce monsieur. « Un stock-broker à moitié mort de faim, me dit M. Feldmann. C’est mon oncle qui veut à toute force que je l’invite. » Stock-broker, oui ; mais à demi mort de faim, non pas, comme je l’ai su plus tard ; il avait déjà fait une fortune à la Bourse, petite en comparaison de celle de mon mari, minime en comparaison de celle qu’il fit par la suite ; mais, en somme, cette fortune, il l’avait faite lui-même : car il était de famille très modeste. Seulement mon mari méprise les hommes plus pauvres que lui, lorsqu’ils ne sont pas disposés à être ses serviteurs. De tous ses défauts, c’est l’un de ceux qui m’ont le plus choquée.

— Il parait que votre mari ne manque pas de défauts, lui dis-je en plaisantant, et il me semble que vous n’êtes pas une femme indulgente.

— Vous voulez dire, insinua-t-elle d’un air vraiment candide, que je suis sincère !

— Sincère et sévère, répliquai-je, comme le sont souvent les saints, les rois, les princes, les grands seigneurs, les femmes trop belles et trop adulées...

— Et auquel de ces titres ai-je mérité d’être admise au nombre des personnes douées de ce tempérament ? me demanda-t-elle avec un malicieux sourire.

— Procédez par exclusion, répondis-je. Etes-vous une sainte ? une reine ? une princesse ?... Non. Par conséquent...

— Mais vous reconnaîtrez, j’espère, que cette sévérité est une vertu ?

— Cela dépend.

— Cela dépend de quoi ?

— Voici. D’habitude, les personnes ainsi faites aiment avec ardeur la justice, et cela est bien. Mais le mal est que, parfois aussi il entre dans leur amour de la justice un tantinet d’orgueil et d’arrogance : car, — soyons justes I — il faut un peu d’orgueil et d’arrogance pour se croire capable de juger ses semblables en toute occasion et sans appel.

— Merci du compliment ! Vous me dites par là que je suis une femme vaine, sotte et arrogante.

— Vaine et sotte, non pas ! Mais légèrement orgueilleuse et un tant soit peu arrogante… peut-être. Je réserve mon jugement. Il faudra voir. Cependant, revenons à Underhill. Je suppose qu’il a eu l’honneur d’être invité à diner chez vous après avoir réussi à se faire élire président du Great Continental ?

— Précisément. Vous savez sans doute qu’avant cette élection aucun des magnats de la finance américaine n’aurait consenti à traiter Underhill comme un égal. Personne ne voulait de lui à ce haut poste. Mon mari, je l’ai su depuis, était un des plus acharnes. Mais Underhill fit tant et parla si fortement qu’il emporta la place. Ce fut à cette occasion que les principaux intéressés dans ce chemin de fer donnèrent chacun un grand diner, pour fêter la paix. Quant à moi, je ne me suis jamais occupée des affaires de mon mari ; aussi avais-je attribué peu d’importance à ses paroles. Mais, deux jours avant le diner, je rencontrai Otto Kahn. Vous le connaissez, je crois. La banque Kahn Loeb était engagée, elle aussi, dans l’entreprise du Great Continental, et, en causant, je dis à Otto Kahn que je recevrais à diner un certain Underhill. « Un certain Underhill ! me répondit-il en riant. Mais, dans quelques années, il sera le Napoléon de la finance américaine. Cet homme-là étonnera le monde ! » Or, savez-vous quelles furent les paroles de mon mari, quand je lui rapportai le propos d’Otto Kahn ? « Ce Kahn n’a pas le sens commun ! » Mais cela n’est rien. Le plus comique, c’est qu’ensuite… Ah ! quand j’y repense…

Et elle éclata de rire.

— Vous qui croyez que tous les banquiers sont des lions, reprit-elle, écoutez ceci. Quelque temps après le diner, mon mari rentra un jour à la maison avec une mine !… Il était hors de lui. J’avais à peine eu le temps de lui demander s’il se sentait malade, quand il s’écria : « J’avais bien dit qu’il était fou, fou, fou à lier ! » Et il assénait des coups de poing sur la table, allait brusquement d’un fauteuil à un autre, renversait des livres. Le fou, c’était lui-même, et Hon pas Underhill. Car il voulait parler de celui-ci. Or savez-vous ce qui était arrivé ? Underhill était allé faire une tournée d’inspection sur le Continental, afin d’étudier les mesures qu’il conviendrait de prendre pour remettre d’aplomb ce chemin de fer depuis tant d’années en déconfiture ; il était resté quinze jours sans donner de ses nouvelles ; et, au bout de quinze jours on avait tout à coup reçu de lui un télégramme ainsi conçu : « Il faut trente millions de dollars. » C’était pour trente millions de dollars que mon mari perdait ainsi la tête !

— Il n’y allait pas de main morte, votre Underhill ! ne pus-je m’empêcher d’observer.

— Et il avait raison, me déclara-t-elle avec force. Si les banquiers ne savent pas risquer leur argent, à quoi servent-ils ?

— Prétendiez-vous qu’on lui expédiât ces cent cinquante millions par mandat télégraphique ?

— Non, répondit-elle en riant. Mais il fallait y mettre un peu d’empressement, de hardiesse, de confiance. Et au contraire... Underhill dut rentrer à New-York pour expliquer l’affaire, pour convaincre les gens. Il fallait alors voir mon mari ! Pendant quinze jours il ne mangea plus, ne dormit plus, d’angoisse ; et, à dire vrai, les autres aussi ne savaient que faire, même l’oncle qui pourtant est un homme sérieux. Ils redoutaient que le chemin de fer ne fit une nouvelle faillite au bout de deux ou trois ans... Eh bien ! trois ans plus tard, ils avaient gagné plusieurs centaines de millions par la vente des actions.

— Et Underhill était devenu un grand homme ! ajoutai-je.

— Il l’avait bien mérité !

— N’oublions pas cependant, repris-je, que la chance y fut pour quelque chose. Tout juste à cette époque, les céréales commencèrent à renchérir. La prospérité revint dans ces régions que la crise de 1893 avait dévastées. La guerre des Philippines arriva aussi fort à propos. Bref, en quelques années, le trafic du chemin de fer tripla ou quadrupla. Les circonstances ont beaucoup favorisé Underhill. S’il s’était trompé…

— Mais il ne s’est pas trompé ! Son génie avait deviné que les temps changeaient...

— L’avait-il réellement deviné ? Ou est-il allé de l’avant un peu à l’aveuglette, pour tenter l’inconnu, comme on fait si souvent ?

— Vous n’auriez pas ce doute si vous l’aviez entendu discuter avec mon mari... C’est une chose bizarre, ajouta-t-elle après un moment de réflexion. Mon mari est un puits de science, et c’était merveille de l’entendre démontrer que les territoires du Continental étaient et devaient rester de vrais déserts pendant des siècles ! Lorsqu’il parlait, moi qui ne suis qu’une pauvre femme ignorante, je trouvais impossible qu’il n’eêt pas raison. Et au contraire... Comment expliquez-vous cela ?

Au lieu de fournir l’explication demandée, j’adressai moi-même à Mme Feldmann, qui me paraissait en veine de confidences, une question sur les études de son mari.

— Il a étudié en Allemagne, à Bonn, je ne sais combien de temps, me dit-elle, et ensuite à Paris, à l’Ecole des Sciences politiques. C’était, parait-il, un excellent élève, et je n’en doute pas : car il n’est heureux qu’au milieu des livres.

— A présent encore ?

— Si vous saviez combien il lit et combien il écrit ! s’exclama-t-elle en levant les mains pour exprimer l’effroi. Ah ! quand je songe aux premières années de notre mariage et à toutes les larmes que m’ont fait pleurer ces maudits livres ! Même en voyage il en emportait une caisse ! Et partout, sur le navire, à Paris, dans une ville d’eaux, dès qu’il était installé, ne fût-ce que pour huit jours, il ouvrait vite sa caisse et se mettait à lire, à écrire. A combien de spectacles, de musées, de divertissemens ai-je dû renoncer, parce que c’était vraiment pour lui un trop pénible sacrifice de quitter sa table de travail ! Ce n’était pas folichon, je vous assure... Et puis, peu à peu, je m’y suis habituée.

Et elle soupira. Sur ce, je crus pouvoir risquer une autre question vraiment un peu indiscrète :

— M’est avis, dis-je, que ce n’était pas un mari fort tendre ?

Mais soudain je sentis que Mme Feldmann regimbait et pour ainsi dire m’échappait des mains.

— Vous faites erreur, répliqua-t-elle en rougissant imperceptiblement. Il était le modèle des maris.

Et elle revint tout de suite au sujet par lequel notre conversation avait commencé.

— Underhill, lui, était un esprit très simple, médiocrement cultivé, presque enfantin. Et pourtant il a compris ce que n’avait pas compris mon mari avec toutes ses études. Comment expliquez-vous cela ?

— L’intuition, madame, est un don de Dieu ; l’érudition est un acquêt de l’homme.

— C’est vrai, c’est vrai, murmura-t-elle après un instant de réflexion silencieuse. Devinez un peu ce que j’ai dit un jour à mon mari...

Et elle se mit à rire ; puis elle expliqua :

— Underhill était plus âgé d’un certain nombre d’années que M. Feldmann. Eh bien ! je dis à mon mari qu’Underhill me paraissait un jeune homme de vingt ans, et lui, un vieillard de quatre-vingt-dix ans.

— Joli compliment, ma foi !

— Le fait est, ajouta-t-elle, qu’il me garda rancune pendant trois jours. Et néanmoins, cette fois encore, j’avais raison !

— Comme toujours !

— Ne vous moquez pas de moi. Oui, j’avais raison : mon mari est aussi pessimiste et défiant que l’autre est optimiste, confiant et gai.

— L’un est Américain, dis-je, et l’autre est Européen... Permettez-moi de vous faire observer qu’en ce moment vous admirez en la personne d’Underhill cette Amérique à laquelle vous reprochiez l’autre jour d’être barbare. Ce courage, cette impétuosité, cette énergie sont précisément les qualités...

— Des Américains ? interrompit-elle brusquement, en haussant les épaules avec un geste de mépris. Vous croyez cela, vous aussi, comme le croient tant d’Européens ? Et pourquoi ? Parce que les Américains gagnent beaucoup d’argent ? Comme s’il fallait de l’audace et de l’énergie pour gagner de l’argent !

— Un peu, ce me semble, madame, et même beaucoup, par malheur.

— Mais mon mari lui-même n’en a-t-il pas gagné des quantités en Amérique ?

Un acharnement si impitoyable m’irrita, et, pour défendre ce mari inconnu, je protestai :

— Les millions lui tombent donc du ciel, à votre mari ?

— Mais non, mais non ! répliqua-t-elle avec un mouvement d’impatience. Il a le talent de choisir les hommes, voilà tout... Des hommes possédant les qualités qui lui manquent... Il les déteste, ces hommes-là ; mais il sait se servir d’eux et cacher derrière leurs épaules ses propres faiblesses. Voilà comment il a fait croire à nombre de gens qu’il est un grand financier. Pour cela, non, il ne manque pas d’intelligence... Comme pour tout le reste, d’ailleurs. Mais ce que je ne réussis pas à m’expliquer, c’est la facilité avec laquelle il se persuade à lui-même qu’il est ce qu’il n’est pas : tout comme Néron, qui avait l’illusion d’être un grand artiste. Quand une affaire a réussi, si vous voyiez comme il oublie qu’il avait déconseillé de l’entreprendre ! Un jour, après le triomphe d’Underhill, je lui rappelai son désespoir au sujet du fameux télégramme des cent cinquante millions. Quelle scène furieuse il m’a faite !

« Elle était jolie, la concorde inaltérable ! » pensai-je à part moi. Mais l’étonnement parut dans mes yeux avec tant d’évidence que Mme Feldmann s’interrompit soudain pour me demander :

— Quoi donc ? Pensez-vous que j’aurais dû me taire ?

— Je ne dis pas cela, répondis-je, un peu embarrassé. Cependant, pourquoi lui rappeliez-vous cette circonstance ?

— Pourquoi ? Votre question est bien bonne !... N’était-il pas juste de la lui rappeler ? Un homme a-t-il le droit de s’attribuer le mérite d’un autre ?

— Non, sans doute ; mais...

Je me tus, et je la regardai.

— Mais quoi ? reprit-elle avec un sourire à demi hautain et à demi rieur, en redressant avec énergie sa tête mignonne et belle. Je ne suis pas, moi, une personne accommodante. Des transactions, des hypocrisies, des mensonges ? Jamais ! C’est pour cela peut-être que j’avais raison de ne vouloir point l’épouser ; et j’ai eu tort de céder à mes parens. Mais j’étais si jeune !

— Ah ! fis-je, cette fois sans arrière-pensée. Vous ne vouliez pas l’épouser ?

Elle rougit de nouveau, imperceptiblement ; mais, au lieu de me répondre, elle se leva et, ramenant son voile autour de ses épaules :

— Excusez-moi, dit-elle. Il faut que je rentre. Je commence à sentir l’humidité de la nuit...

Ma femme et moi nous nous levâmes aussi, tandis que je me disais : « J’ai bel et bien compris maintenant pourquoi ton mari veut divorcer. Ce n’est pas un problème difficile à résoudre. » Puis, comme nous nous souhaitions le bonsoir, je vis de plus près son fil de perles. Alors, pour dire quelque chose et pour la quitter sur un compliment :

— Je dois vous avertir, madame, ajoutai-je, que ces perles sont autant que la personne qui les porte l’objet de l’admiration universelle. Un joaillier qui est à bord affirme qu’elles Tiennent sûrement du trésor de quelque prince hindou.

De ma vie, je n’oublierai l’éclat de rire qui répondit à ce compliment bien tourné.

— Vous ne devinez pas pourquoi je ris ? me dit-elle ensuite. Ce sont des perles fausses ! Mon collier de perles vraies, pareil à celui-ci, est à Paris, dans un coffre du Crédit Lyonnais. Il y a six mois je suis revenue seule au Brésil, et je n’ai pas voulu apporter avec moi mes bijoux.

— Je comprends maintenant... commençai-je à dire...

Je m’étais rappelé Lisetta et la façon dont son pied avait traité ce collier. Mais je m’arrêtai à temps.

— Que comprenez-vous ? me demanda Mme Feldmann, curieuse.

— Rien, rien... C’est une merveilleuse imitation.

Mais Mme Feldmann fit une réflexion plus philosophique :

— Ce que c’est que l’idée ! On ne devrait jamais porter que de fausses perles. Si le monde vous attribue une fortune suffisante pour en avoir de vraies, il croit vraies même celles qui sont fausses ; et, s’il ne vous attribue pas assez de fortune, il croit fausses même celles qui sont vraies.

Et, sur ce, elle s’en alla. Je dis alors à ma femme :

— Elle déteste positivement son mari.

Mais, en ce moment, Cavalcanti survint.

— Venez, venez, Ferrero, me dit-il. Rosetti a repris avec Alverighi cette discussion sur le progrès que nous avions à peine entamée...

Nous passâmes sur l’autre bord du navire. Au milieu du pont de promenade, non loin des escaliers qui montent au pont supérieur, sous la pluie mélodieuse de notes et d’accords qui tombait du salon d’en haut où l’on continuait à danser, Rosetti, Alverighi, l’amiral étaient assis en groupe. « Non, non, non ! » Telle fut la première phrase que j’entendis, en m’approchant. C’était Alverighi qui parlait avec animation. Gina s’assit sur le fauteuil que Cavalcanti avait laissé vide pour venir à notre rencontre ; lui et moi, nous apportâmes d’autres sièges et nous primes place dans le cercle.

— Non, vous dis-je ! continua Alverighi. On ne peut pas comparer les peuples, et l’idée même d’une civilisation raffinée doit être extirpée des cerveaux par le fer et par le feu. Une civilisation raffinée, si elle n’est pas un vice, est à tout le moins un mensonge, une illusion, un charlatanisme.il n’y a et il ne peut y avoir ni critérium esthétique, ni critérium moral du progrès. Là est l’erreur de Mme Ferrero et de M. Cavalcanti.

— Vous prétendez donc, reprit Rosetti, qu’au point de vue du progrès, il n’y a pas de différence incontestable entre la toile peinte d’une baraque de foire et la Transfiguration ? entre Gasparone et saint François ? entre les vêtemens des femmes de chambre du bord et ceux de Mme Feldmann ? entre le vin que boivent les émigrans et le Champagne que nous avons bu ce soir ? entre la viande des races que l’Argentine a sélectionnées avec tant de soin, depuis plusieurs années, et celle du bétail qu’autrefois elle se contentait de confier à la grâce de Dieu, dans les pâturages naturels ?

Un peu gêné, Alverighi répondit :

— Je ne dis pas cela... Une affirmation doit toujours être entendue sous certaines réserves, interprétée avec un certain bon sens... Oui, même dans les arts et dans la morale, il y a du progrès possible ; mais, — comment dirai-je ? — ce progrès est plus lent et moins continu ; les différences ne s’aperçoivent qu’à de grandes distances, après beaucoup de temps... Je ne sais si je m’explique d’une façon claire...

— Si j’ai bien compris, vous voulez dire que l’on n’a pas encore trouvé un calcul infinitésimal qui permettrait de mesurer les différences minimes dans les qualités des choses ; que, par conséquent, tout ce qu’il est possible d’apercevoir, ce sont les différences très apparentes ; qu’en deçà d’une certaine perfection, les degrés se confondent, ne se discernent plus, de sorte que chaque objet peut être jugé également beau et bon...

— Parfaitement, parfaitement ! C’est bien là ce que je voulais dire ! interrompit Alverighi. Et cela peut nous aider aussi à comprendre pourquoi les hommes ont mis tant de siècles à perfectionner les arts, les religions, les législations, avant de s’élancer à la conquête de la terre. Ce qui était urgent, au début, c’était de sortir de la grossièreté primitive. Au début, l’histoire s’est peut-être moins trompée que je ne le supposais. Mais à présent, mais à présent ? N’y a-t-il donc personne qui s’aperçoive qu’une ère nouvelle, qu’une histoire née d’hier a commencé, le jour où, en Amérique, l’homme s’est mis à exploiter les espaces sans bornes, les plaines sans limites, les horizons infinis ? Jusqu’au siècle dernier, avant l’invention de la locomotive, des chemins de fer et de tous les engins mus par la vapeur et par l’électricité, tant que l’homme fut réduit à travailler avec ses bras et à marcher avec ses jambes ou avec celles de quelques animaux un peu plus rapides que lui, l’humanité se perdait. disparaissait presque dans les vastes plaines, était comme absorbée par l’immensité des continens ; et, de toute nécessité, elle se massait sur le pourtour des terres, sur leur marge quasi filiforme. Voilà pourquoi, madame, tant de civilisations antiques fleurirent, comme vous le faisiez remarquer, sur des territoires exigus et stériles, tandis que les régions les plus fertiles, celles-là mêmes sur lesquelles l’homme aurait pu se multiplier et multiplier à l’infini les richesses du monde, restaient à peu près désertes. Mais aujourd’hui, le miracle est advenu ; et ne me forcez pas de répéter qu’il n’est pas vrai que les peuples sérieux de l’Europe aient renoncé à imposer leurs arts à l’admiration du monde, puisque la France raffine les élégances d’une civilisation exquise. Mais de ces élégances le monde ne sait plus que faire. Dans l’Amérique, l’homme a appris à entrer en lutte avec d’énormes continens, et désormais il doit conquérir l’Asie, l’Afrique, l’Australie. Dévier le Niger et le jeter dans le Sahara, voilà ce qui vaudrait beaucoup mieux pour la France que de conserver les traditions de la bonne cuisine ou de la sculpture classique. Cela, c’est le vrai progrès, celui qui peut être mesuré mathématiquement : — superficies cultivées, chevaux-vapeur, population, nombre et puissance des machines, rapidité des trains, statistiques d’importation et d’exportation. — Deux et deux font quatre : voilà une vérité que personne ne révoquera en doute, j’imagine !

Rosetti écoutait, grave, attentif, en frisant sa petite barbiche avec le pouce et l’index. Lorsque l’avocat eut terminé, il le considéra quelques instans en silence ; puis, d’un air placide et d’une voix un peu basse :

— Si je vous ai bien compris, répondit-il, nous n’aurions du progrès qu’un concept quantitatif, s’exprimant par des nombres. Telles sont, ce me semble, vos idées, traduites dans le langage des philosophes. Quant aux qualités des choses, par exemple la beauté et la bonté, elles ne seraient pas susceptibles de mesure précise, ni non plus, par conséquent, de comparaisons certaines. Or le progrès suppose nécessairement un plus et un moins ; donc...

— C’est tout à fait cela ! approuva AIverighi. Nous sommes d’accord.

— Donc, poursuivit Rosetti, tant que les hommes ont voulu raffiner la civilisation, c’est-à-dire améliorer la qualité des choses, avoir des plaisirs plus exquis, des arts plus beaux, des religions plus saintes, des lois plus justes, l’idée du progrès demeura vague et le monde avança d’un pas lent et incertain : car on ne discerne plus les différences infinitésimales du beau et du bien, et, au delà d’une certaine perfection, les degrés se confondent.

— A merveille ! s’écria encore Alverighi. A merveille ! Et au contraire, l’idée du progrès a été une règle sûre pour l’action, depuis le jour où l’homme a entrepris de conquérir la terre. Deux et deux font quatre ! Non, cette vérité-là, jamais personne ne la révoquera en doute !

— D’accord, reprit Rosetti. Le signe le plus manifeste du progrès sera donc l’accroissement des richesses. Les richesses peuvent se mesurer avec facilité et avec exactitude.

— Fort bien !

— Le progrès consiste à produire toujours davantage. Mais consiste-t-il aussi à consommer toujours davantage ?

Alverighi dut pressentir dans cette question un piège : car, au lieu de répondre directement, il se déroba.

— Je ne saisis pas bien votre idée, fit-il. Que voulez-vous dire ?

— Que produire davantage soit un progrès, je comprends cela. Mais consommer davantage ? Voilà Mme Ferrero qui le nie ; et ce qu’elle pense à présent, déjà les anciens le pensaient. Pour les anciens, — n’est-il pas vrai, monsieur Ferrero ? — tout accroissement des besoins et du luxe sentait la corruption. Et il est possible que cette opinion soit exagérée ; mais êtes-vous d’humeur à soutenir l’opinion contraire et à prétendre que consommer davantage soit toujours un signe de progrès ? que, par exemple, l’homme qui boit une bouteille de vin à son déjeuner et encore une autre à son dîner, soit plus parfait que l’homme qui n’en boit qu’un demi-verre ? ou que l’oisif qui gaspille cinq cent mille francs par an vaille mieux que l’artisan laborieux qui ne peut dépenser dans l’année que les deux ou trois mille francs qu’il a gagnés avec peine ? ou que nous l’emportions sur les Romains par cela seul que nous fumons du tabac de Cuba, que nous buvons du thé de la Chine, du café de São Paulo, du chocolat et quantité d’autres boissons qu’ignoraient les personnages de l’histoire romaine ?

— Non, je ne le crois pas, répondit Alverighi.

— Il est donc bien clair, reprit Rosetti, qu’il n’y a que certains besoins dont l’accroissement est un signe de progrès. Ces besoins, voulez-vous que nous les appelions « légitimes ? » Alors le progrès consistera donc à accroître la richesse et, par conséquent, à conquérir la terre dans la mesure où cette richesse et cette conquête serviront à satisfaire des besoins légitimes. Si nous entreprenions de conquérir la terre sans autre but que de nous livrer sur les territoires conquis à une orgie effrénée, une pareille conquête ne serait pas un progrès, sans doute ? Dites-moi donc où est le critérium par lequel on peut distinguer les besoins légitimes et les illégitimes, ceux dont la satisfaction est un progrès et les autres.

Après un court silence, Alverighi, de nouveau embarrassé, finit par dire :

— Répondre ainsi, stans pede in uno, n’est pas chose facile. Une formule générale... Peut-être serait-il plus aisé de répondre cas par cas.

— Mais comment ferez-vous pour juger chaque cas particulier, si vous n’avez pas dans l’esprit une règle générale ? demanda Rosetti.

Alverighi demeura encore perplexe un instant, puis, d’un ton brusque :

— Mais, en somme, demanda-t-il, où voulez-vous en venir ?

— A conclure que Mme Ferrero avait raison, lorsqu’elle affirmait que les machines n’auraient pas été inventées si nos besoins ne s’étaient pas accrus à tel point que les mains de l’homme ne suffisaient plus à les satisfaire. Or, vous, vous identifiez les machines avec le progrès. Et alors, moi, je fais un pas en avant et je dis que les machines ne sont un progrès que dans la mesure où elles servent à satisfaire des besoins légitimes — c’est ainsi, n’est-ce pas, que nous les avons nommés ? Il s’agit donc maintenant de savoir quels sont les besoins légitimes. Mais comment faire pour le savoir ? Il est évident que ce qui arrive pour la beauté arrive aussi pour les besoins. De même qu’est beau pour moi ce qui me plait ou ce que j’ai intérêt à considérer comme beau, de même chaque homme juge légitime, noble, très digne d’être satisfait, tout besoin qu’il éprouve lui-même avec force ou qu’il a intérêt à propager autour de lui. J’ai donc peur que l’idée de progrès ne soit, elle aussi, une idée retournable, c’est-à-dire une illusion, comme la beauté qui dépend de l’intérêt. Cette idée, chacun se la façonne à sa guise, selon son bon plaisir. Pour un philosophe, l’indice du progrès sera l’accroissement du nombre des têtes qui s’intéressent aux grands problèmes de la métaphysique ; pour un cordonnier, ce sera la diminution du nombre des pieds déchaux ; pour un marchand de thé, ce sera la multiplication des five o’clock. Vous avez démontré que notre époque est la plus progressive qu’on rencontre dans l’histoire ; mais, en retournant vos argumens, on pourrait tout aussi bien soutenir que nous sommes en décadence. Vous disiez tout à l’heure que les États-Unis sont jeunes et que la France est vieille. Et si je renversais votre thèse ? S je soutenais que, pour un peuple, il vaut mieux être vieux qu’être jeune ?

— C’est ce que je serais curieux d’entendre, dit Alverighi avec une incrédulité mêlée d’impatience et de sarcasme.

— Cela ennuyerait les personnes présentes, objecta Rosetti. Nous protestâmes que cela ne nous ennuierait pas du tout ;

et, tandis qu’Alverighi se taisait, Rosetti, après s’être défendu quelques instans, céda.

— Que les Etats-Unis soient jeunes, qui pourrait en douter ? commença-t-il. Pour s’en convaincre, il suffit de songer à la rapidité de leur développement. En cinquante ans, par les armes, par les machines, par le peuplement, par la langue, ils ont soumis à leurs lois et à leur civilisation un continent vaste comme l’Europe. Et ils s’accroissent encore : ils pénètrent par la force de l’argent au Mexique, par l’immigration au Canada ; en un clin d’œil, par delà le Pacifique, ils ont agrippé les Philippines, et, des Philippines, ils surveillent le Japon, observent l’empire chinois. Mais la France, au contraire ! On dirait qu’elle ne réussit pas à sortir de son étroit territoire ; elle y végète, comme le revendeur dans sa petite boutique, en fabriquant quoi ? des vêtemens de femme, des corsets, des chapeaux, de la parfumerie, des peignes, des bijoux et autres frivolités, bagatelles et fanfreluches, — pour ne point parler de certaines de ses ressources qui sont pires que frivoles ! — Elle cultive les arts, c’est vrai ; admettons même, si vous voulez, qu’elle les cultive d’une admirable façon, quoique... Mais, en fin de compte, le monde a droit d’exiger d’un peuple de quarante millions d’hommes autre chose que des statues, des tableaux, des meubles élégans, surtout quand ce peuple possède un vaste empire colonial. Or la France... Que fait la France de ses colonies ? Elle se contente de les couver amoureusement des yeux, mais comme un amant timide, sans oser y toucher ; elle conçoit mille projets, les abandonne, les reprend ; et finalement elle se résout à en exécuter un, mais avec quelle prudence, grand Dieu ! C’est dans mille ans peut-être que cet empire-là sera un empire. Ah ! si c’étaient les Américains ! La France se dépeuple, tandis que les États-Unis, en une seule année, ont reçu de l’Europe et de l’Asie jusqu’à un million d’hommes et ont donné à tous du travail. Vous me dispenserez d’insister sur l’indiscipline qui, en France, s’infiltre dans toutes les classes sociales, et sur le vice de l’alcoolisme, et sur l’accroissement de la criminalité. Mais les conflits religieux et philosophiques ? En Amérique, religions, sectes et doctrines vivent en paix : Chicago, la ville du blé et des porcs, a convoqué, au cœur des immenses et fécondes plaines de l’Ouest, les religions à un congrès universel. La France au contraire est une nouvelle Byzance : les catholiques, les protestans, les juifs, les francs-maçons, les libres penseurs, les socialistes, les anarchistes s’y combattent furieusement à propos de Dieu, de la justice, de l’État, de la morale, des principes de l’éducation ; et cela signifie que la France n’a plus ni religion, ni justice, ni État, ni morale, ni éducation. Pourquoi ? Parce qu’elle vieillit ; parce qu’au lieu de prendre part à cette nouvelle et magnifique geste qui est la conquête de la terre, elle se claquemure dans son coin pour disputer sur des problèmes insolubles. L’Amérique, elle, conquiert le monde ; elle travaille et elle est tolérante ; au lieu de disputer, elle poursuit son œuvre.

— Tout cela me paraît vrai, très vrai ! dit Alverighi.

Rosetti ralluma son cavour, qui s’était éteint pendant qu’il parlait ; et, lorsqu’il eut agité en l’air son allumette, pour l’éteindre :

— Tout cela vous paraît vrai ? continua-t-il. Attendez un moment, et je renverse tout. Je ne veux pas nier que les États-Unis aient fait de grandes choses ; mais par quels moyens, s’il vous plaît ? Leurs quatre-vingts ou quatre-vingt-dix millions d’hommes, — je ne sais pas le nombre exact, — ont besoin d’être au large. Neuf millions de kilomètres carrés, — un territoire plus vaste que l’Europe ! — ne suffisent pas à cette population : elle ronge le Mexique et le Canada, elle a pris les Philippines et elle a des visées sur l’Amérique du Sud. « Tout beau, messieurs ! a-t-on envie de leur dire. Vous n’êtes pas seuls au monde. Voyez plutôt ce que la France a fait sur un territoire qui, n’ayant pas beaucoup plus de cinq cent mille kilomètres carrés, est à peine aussi grand que l’un de vos États. Ce territoire nourrit quarante millions d’hommes. Sans prodigalités américaines, certes ; mais fut-il jamais louable de jeter l’argent par les fenêtres ? La France maintient vivace et robuste la plus complète des civilisations, puisque rien n’y manque, ni la littérature, ni l’art, ni la science, ni la philosophie, ni la politesse des mœurs, ni la civilité des manières, ni la force des armes, ni l’agriculture, ni l’industrie, ni le commerce, ni la banque. Elle s’occupe de civiliser de nouveaux territoires, entre autres ceux qui, en Afrique, appartenaient à Rome, « Trop lentement, » dit-on. Mais cette lenteur est naturelle, puisque la France se propose, non seulement d’exploiter des terres, des mines et des marchés, mais de transformer l’âme et l’intelligence des peuples. Que dis-je ? Ce n’est pas uniquement sur la terre, c’est aussi dans les airs que la France ouvre de nouvelles voies à l’homme. N’est-ce pas elle qui nous a enseigné à voler ? Non, sans doute, la France ne connaît pas la tolérance américaine ; mais il faut l’en louer : car la tolérance américaine est fille du matérialisme. Personne, en Amérique, ne se préoccupe des croyances d’autrui, et tout le monde vit en paix, parce que tout le monde préfère aux biens idéaux les biens matériels, « Mais l’indiscipline, objecte-t-on encore, l’alcoolisme, le nombre croissant des divorces... » A quoi je réponds : la vie ressemble, non au jet régulier d’une élégante fontaine de jardin, mais aux tourbillons d’une cascade ; et, dans une certaine mesure, le désordre n’est que l’impétuosité même avec laquelle la vie se porte du passé vers l’avenir. Du reste, laquelle de ces deux choses vous paraîtrait la meilleure : ou que dans toute l’Amérique septentrionale la population devînt dense comme en France, et qu’un Paris s’élevât au centre de chaque demi-million de kilomètres carrés ? ou que, sur tout le territoire de l’Europe, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix millions d’hommes vécussent au large ? Il est vrai qu’en cinquante ans les Américains ont conquis un continent aussi vaste que l’Europe ; mais ils y ont laissé derrière eux des déserts immenses. En comparaison de cette prise de possession hâtive et sommaire, combien plus assurée, quoique plus lente, a été la conquête de l’Europe accomplie pas à pas, sans que l’on ait laissé derrière soi le moindre lopin de terre inculte ! Non, l’Américain ne fait qu’ébaucher l’œuvre, et il ne saurait faire davantage : pour mener une civilisation à sa perfection, il faut le Français. Naturellement, la population ne croît pas et ne peut pas croître en France, non plus qu’elle ne croit et ne peut croître dans tous les pays de haute civilisation, non plus qu’elle ne croît, par exemple, dans la Nouvelle-Angleterre. Il ne suffit pas de compter les hommes, il faut les peser... Rien ne me serait plus facile que de continuer longtemps de la sorte ; mais je ne veux pas vous ennuyer davantage. Bref, je ne crois pas qu’il y ait une définition nette et précise du progrès, pas plus que du beau et du bien. Tout progrès, regardé à l’envers, devient recul, comme toute beauté, regardée à l’envers, devient laideur.

Alverighi ne répondit pas ; mais, pour la première fois, l’amiral, qui jusqu’alors avait écouté attentivement, sans rien dire, prit la parole.

— Il me semble, prononça-t-il, qu’il existe un critérium certain du progrès.

— Et lequel ? demanda Rosetti.

Mais il n’était pas facile de mener à son terme une discussion sur un sujet aussi ample, au milieu des liesses de la fête équatoriale. Sur ces entrefaites, Vazquez reparut ; il nous dit qu’il était onze heures et demie ; qu’il aurait plaisir à terminer la journée de l’Equateur en buvant un verre en compagnie des sages du Cordova ; qu’en conséquence il nous invitait à interrompre ces doctes raisonnemens, qui avaient duré un joli bout de temps, et à l’accompagner dans la salle à manger. Après quelques hésitations et quelques cérémonies, nous acceptâmes ; nous le suivîmes, et nous trouvâmes la table du milieu richement servie. Vazquez fit asseoir Gina à sa droite ; puis il dit qu’il réservait la place de gauche pour Mme Feldmann, si l’amiral voulait bien prendre la peine d’aller la chercher et de l’inviter. L’amiral y consentit, tout en déclarant qu’il ignorait si elle n’était pas déjà couchée, et les autres s’assirent comme il leur plut.

Au milieu de la table fleurie étaient posées plusieurs bouteilles de Champagne, entourées de viandes froides ; et parmi ces viandes il y avait aussi des conserves et des fruits de l’Argentine, que notre hôte, malin, avait patriotiquement mêlés au reste : ces langues de bœuf qui sont une des friandises les plus chères aux Argentins ; des boîtes de cette délicieuse marmelade de coings que les Argentins nomment membrillo ; d’énormes et magnifiques pèches confites, qui venaient de Mendoza. Nous bavardâmes en attendant Mme Feldmann, qui ne tarda pas à venir, au bras de l’amiral : au lieu de se mettre au lit, comme elle en avait eu l’intention, elle avait craint le bruit et la chaleur, et elle s’était réfugiée dans un petit coin du pont d’en haut, pour y lire à son aise. Dès qu’elle eut pris place, les bouteilles détonèrent et le souper commença.

Quand on eut goûté les produits de l’Argentine, on se mit à en disserter ; et tout le monde les loua, non par courtoisie, mais sincèrement. Joyeux et fier de ces éloges, Vazquez nous en remercia, comme le font souvent les Américains lorsqu’ils sont satisfaits du bien qu’on dit de leur pays.

— Ce sont les plus belles pêches du monde, n’est-ce pas ? expliqua-t-il en espagnol. Eh bien ! voulez-vous savoir ce que gagne un de mes amis à les cultiver ? Le compte sera bientôt fait. Chaque pêcher de six ans produit en moyenne 600 pêches ; à raison de dix pêches par boîte, cela fait soixante boîtes par arbre. Mon ami vend la boite un demi-peso ; ce qui donne trente pesos de revenu brut par arbre. En plantant 300 pêchers par hectare, et ils y sont au large, on a donc un revenu brut de 9 000 pesos, c’est-à-dire un peu moins de 20 000 francs. Les frais de culture et de préparation en absorbent à peu près la moitié ; par conséquent, il reste par hectare un produit net de dix mille francs. Dix mille francs ! Il n’y a pas de culture au monde qui soit plus rémunératrice, ni l’alfalfa, ni le blé, ni le lin...

Ce discours électrisa l’avocat, qui s’empressa de corriger :

— A l’exception de l’olivier, toutefois, à l’exception de l’olivier !

Et il nous raconta que, dans la province de Mendoza, un hectare d’oliviers pouvait rapporter jusqu’à 13 000 francs. Vazquez confirma ce chiffre, y ajouta des renseignemens complémentaires ; ces renseignemens provoquèrent plusieurs questions ; les questions servirent de prétexte à Alverighi pour colorer de teintes nouvelles et vigoureuses le tableau de cette prodigieuse opulence argentine, que son ami avait commencé à peindre d’un pinceau plus sobre. Et ainsi, peu à peu, au milieu d’un caquetage où se mêlaient le français, l’italien, l’espagnol, nous vîmes, exposés devant nous par le philosophe italien devenu agriculteur et par l’agriculteur argentin demeuré tel qu’il était né, tous les trésors et toutes les tentations de la vaste république. Ils nous décrivirent à l’envi les immenses champs de luzerne, où la faux coupe et recoupe, chaque année, à perte de vue, l’herbe aux petites feuilles d’or ; ils nous transportèrent au cœur des étés brûlans, par la chaleur torride des moissons, lorsque, dans les provinces de Buenos-Aires, de Santa-Fe, de Cordova, sur la plaine infinie, qui ne connaît d’autre limite que la ligne toujours pareille de l’horizon lointain, la Cérès transatlantique vide son giron chargé d’épis, et que, d’un village à l’autre, tandis que les batteuses ronflent, tandis que les moissonneurs chantent, tandis que d’interminables convois de blé s’acheminent lentement vers la côte, court une joyeuse ivresse de victoire et de bonheur, en attendant la pluie d’or qui reviendra de la mer ; ils nous montrèrent de loin les luxurians vignobles de Mendoza, les verdoyans halliers de canne à sucre du Tucuman, les forêts séculaires de ce quebracho, si dur sous la dure hache ; ils nous introduisirent dans la mélancolique solitude des énormes estancias où, sur les sombres bosquets de hauts eucalyptus, sur les roues des moulins à vent qui tournent dans la plaine déserte, sur les toits épars des étables basses ou des galpones, sur l’azur tremblant d’une lagune, on voit. passer très haut, dans l’azur du grand ciel, un vol noir d’oiseaux silencieux. Et alors défilèrent devant nous, conduits pour ainsi dire à la main et appelés par leurs noms, les gloires de l’Argentine : ce shorthorn de M. Alfredo Martinez de Hoz, cet Homer II, race d’Hereford, appartenant à M. Perreyra Iraola, animaux qui, je ne sais plus à quelle exposition, avaient triomphé de tous leurs concurrens anglais ; les reproducteurs célèbres, les étalons illustres, les ancêtres parfaits des nouvelles races ovines, bovines, chevalines que l’Argentine élève pour elle-même et pour le monde, étalons acquis en Europe par tel ou tel grand éleveur argentin à un prix fabuleux : ce taureau reproducteur qu’un Argentin paya 140 000 francs, alors que jamais aucun autre spécimen de l’espèce n’avait été payé en Angleterre plus de 100 000 francs ; le fameux cheval Diamond Jubilee, acheté au roi Edouard VII par Ignacio Correas pour un million de francs ; la cabana de 1 200 moutons Lincoln pur sang, que M. Covo était allé voir en Angleterre, dans les étables de M. Wright, pour y choisir les échantillons les plus beaux, et il les trouva tous si beaux qu’il acheta le troupeau entier contre un chèque de 50 000 livres sterling. Puis, de l’Argentine on nous transporta dans l’immensité du Brésil, ce vaste empire qui possède tous les climats et qui, par suite, peut produire toutes les richesses et toutes les civilisations ! Enfin la conversation passa au renchérissement ou, — comme on dit en Amérique, — à la valorisation des terrains, aux fortunes faites en dormant.

Peu à peu nous fûmes comme emportés par ce poudreux tourbillon de millions. Seul je me taisais et j’éprouvais un sentiment étrange. Était-ce l’effet des discours tenus pendant cette longue journée pleine de philosophie ? Était-ce l’effet de ce vin de Champagne que j’avais bu en si grande abondance ? Était-ce tout à la fois l’effet de cette philosophie et de ce vin ? Je ne sais ; mais il me semblait qu’autour de moi le monde, vu du fond de cette longue journée équatoriale, à la lumière des conversations que nous avions eues ce jour-là et les jours précédens, reculait comme dans le crépuscule d’un rêve lointain. Qu’était cet Equateur que nous avions désiré tout le jour ? Une ligne imaginaire ! Tracer mentalement une ligne qui n’existe pas, la désirer, s’efforcer de l’atteindre, se réjouir de l’avoir franchie, quoique en réalité nul changement ne se soit accompli dans l’univers... Mais n’en est-il pas ainsi de la gloire, de la puissance, de la science, du bonheur ? Qu’est-ce que la vie, sinon un continuel passage de l’Equateur, une continuelle poursuite de quelque ligne imaginaire ? Imaginaire, l’art ; imaginaire, la vérité ; imaginaire, le progrès ; tout est imaginaire, même…

En ce moment, par hasard, Mme Feldmann me regarda, tandis que sa main fine et jolie touchait les perles sur sa poitrine nue ; et elle me sourit^ Ce geste lui était habituel, comme ce sourire. Mais, je ne sais pourquoi, geste et sourire me parurent une discrète allusion, — que j’étais seul en état de comprendre, — à la fausseté des perles. La beauté, elle aussi, était donc une illusion, et par conséquent l’amour lui-même était illusoire. Mon âme était à la fois oppressée et heureuse, triste et gaie ; j’écoutais en silence la conversation et je continuais à boire du Champagne, cependant que le monde s’enveloppait de plus en plus, pour moi, dans une mystique brume de vision et de rêve...


GUGLIELMO FERRERO.

  1. Mot ancien, qui signifie le désir d’un bien dont on est privé.