Enquête sur l’évolution littéraire/Symbolistes et Décadents/M. Henri de Régnier

Bibliothèque-Charpentier (p. 90-95).


M. HENRI DE RÉGNIER


Dans la dure enquête que je mène à travers la jeune littérature, l’une des jouissances d’esprit les plus rares qu’au jour le jour je me procure, c’est le perpétuel contraste entre les différentes figures que je me suis donné la mission d’interroger.

Or, après M. Jean Moréas, voir M. Henri de Régnier, que M. Stéphane Mallarmé place si haut dans le mouvement poétique contemporain, c’était me ménager le régal d’une antithèse. M. de Régnier est grand et mince ; il a vingt-sept ans ; les traits fins de sa physionomie, son œil gris-bleu, sa moustache cendrée, sa voix douce et musicale, les gestes aisés de sa main très longue donnent rapidement l’impression d’une délicatesse extrême, d’une réserve, presque d’une timidité maladive. Ce que cette physionomie pourrait pourtant avoir de trop frêle est corrigé par la saillie des maxillaires, et le relief carré du menton volontaire.

Parler de lui le moins possible, fuir, pour ainsi dire, l’approche d’un éloge, par peur qu’il ne soit brutal ; amollir, par le ton et par le sourire, la fine ironie qui pointe parfois, ce sont les traits caractéristiques de la conversation de M. de Régnier.

Selon lui ce qu’on appelle l’École symboliste doit plutôt être considéré comme une sorte de refuge où s’abritent provisoirement tous les nouveaux venus de la littérature, « ceux qui ne se sentaient pas disposés à marcher servilement sur les traces des devanciers, les Parnassiens, les naturalistes qui finissent de sombrer dans l’ordure. »

— Chassés de partout, me dit-il, presque unanimement conspués, ils éprouvent le besoin de se ranger sous une enseigne commune pour lutter ensemble plus efficacement contre les satisfaits. Dans cinq ans ou dans dix ans, il ne subsistera sans doute pas grand’chose d’un classement aussi sommairement improvisé, aussi arbitraire. Et cela se comprend, ce groupe symboliste, outillé d’esprits si divers et de nuances différentes, où l’on voit des romanciers satiriques et mystiques comme Paul Adam, des esprits synoptiques comme Kahn, des rêveurs latins comme Quillard, des parabolistes comme Bernard Lazare, des analystes comme Édouard Dujardin, et un critique comme Fénéon, est une force et représente quelque chose en effet, mais, fatalement, l’heure venue, il s’égaillera à travers toutes les spécialités, selon les goûts, les aptitudes et compétences de chacun.

Les écoles littéraires ne profitent qu’à ceux pour qui l’isolement serait dangereux. Un esprit fortement constitué vaut par lui-même et force l’attention du public par sa vertu propre. Prenons, par exemple, Vielé-Griffin qui est une des intelligences les plus complètes de ce temps et dont les livres décèlent à la fois une rare aptitude au dramatique et des dons lyriques admirables. Il n’en existerait pas moins si le symbolisme, — en tant qu’école, — n’existait pas. La beauté des vers de M. de Heredia n’est pas subordonnée à l’existence du Parnasse non plus !

Quant à moi, si je suis symboliste, ce n’est pas, — croyez-le bien, — par amour des écoles et des classements. J’ajoute l’épithète, parce que je mets du symbole dans mes vers. Mais vraiment l’enrégimentement sous des théories, un drapeau, des programmes, n’est pas pour me séduire.

J’adore l’indépendance, — en art surtout. J’admets, comme un fait indiscutable, une grande poussée des esprits artistes vers un art purement symboliste. Oui, je le sais, nous n’inventons pas le symbole, mais jusqu’ici le symbole ne surgissait qu’instinctivement dans les œuvres d’art, en dehors de tout parti pris, parce qu’on sentait qu’en effet il ne peut pas y avoir d’art véritable sans symbole.

Le mouvement actuel est différent : on fait du symbole la condition essentielle de l’art. On veut en bannir délibérément, en toute conscience, ce qu’on appelle, — je crois, — les contingences, c’est-à-dire les accidents de milieu, d’époque, les faits particuliers.

Et ce n’est pas seulement chez nous que ce mouvement a lieu ; d’Amérique, de Belgique, d’Angleterre, de Suisse, les jeunes écrivains tourmentés du même besoin viennent à Paris chercher la bonne parole parce qu’ils sentent que c’est là que la crise est la plus aiguë et qu’elle doit aboutir.

D’ailleurs, pourquoi insister ? Mon maître, M. Stéphane Mallarmé, vous a si parfaitement tout dit sur ce point !

— Sur la technique du vers, quel est votre avis ?

La liberté la plus grande : (qu’importe le nombre du vers, si le rythme est beau ?) l’usage de l’alexandrin classique suivant les besoins ; la composition harmonieuse de la strophe, que je considère comme formée des échos multipliés d’une image, d’une idée ou d’un sentiment qui se répercutent, se varient à travers les modifications des vers pour s’y recomposer.

— À votre sens, l’évolution poétique, pour aboutir, a-t-elle besoin d’un renouveau de la langue ? Et que pensez-vous de la Renaissance romane ?

— Je crois que la langue, telle qu’elle est, est bonne. Pour ma part, je m’attache, au contraire, à n’employer, dans mes vers, que des mots pour ainsi dire usuels des mots qui sont dans le Petit Larousse. Seulement, j’ai le souci de les restaurer dans leur signification vraie ; et je crois qu’il est possible, avec de l’art, d’en retirer des effets suffisants de couleur, d’harmonie, d’émotion.

Quant à la Renaissance romane, elle me paraît mieux théoriquement déduite que logiquement réalisable. On part de ce fait, vrai, que les seules époques réellement poétiques de notre littérature sont le douzième, le treizième, le seizième siècles, et l’époque romantique directement influencée par le seizième siècle, et que, par conséquent, un renouveau poétique à l’heure présente doit se retremper au treizième siècle. Je vous l’ai dit, je ne suis pas du tout de cet avis. Je considère, historiquement, l’époque romane comme intéressante et féconde, mais vraiment les sources m’en sont fermées. Je n’en comprends pas le langage et je ne saisis pas l’utilité de l’apprendre. Moréas l’a fait, lui, et cela lui va bien ; les allures, le ton chevaleresques de la littérature romane, les formes travaillées, les arabesques, les festons ouvragés, cela sied à son esprit et à son tempérament ; j’admets même qu’il y en ait d’autres qui soient séduits par cette théorie ; mais sincèrement, j’y suis, pour ma part, tout à fait réfractaire.

— Moréas, dis-je, entend assumer, pour le progrès des Lettres françaises, une lutte analogue à celle soutenue en 1830 par Victor Hugo. Croyez-vous qu’il soit destiné à ce rôle ?

M. Henri de Régnier sourit et dit :

— Non, je ne le crois pas…

— Quels sont les poètes que vous considérez comme les précurseurs immédiats du mouvement actuel ?

— Je crois qu’on doit beaucoup à Verlaine ; mais, pour ma part, je m’en sens un peu loin ; c’est à Stéphane Mallarmé, à l’exemple de ses œuvres et à l’influence de ses splendides causeries, que je dois d’être ce que je suis, et je crois que la tradition qu’il représente avec Villiers de l’Isle-Adam est la plus conforme au génie classique.