Enquête sur l’évolution littéraire/Les Psychologues/M. Anatole France

Bibliothèque-Charpentier (p. 2-10).

M. ANATOLE FRANCE

Quand, avec une bonne grâce charmante, le maître critique se fut livré à mon indiscrétion, je lui demandai :

— 1o Le naturalisme est-il malade ?

— Il me paraît de toute évidence qu’il est mort, me répondit-il. Je le constate sans une joie démesurée, mais aussi sans l’ombre d’un regret. On m’a souvent prêté à tort une antipathie de parti-pris contre le réalisme. Je reconnais, au contraire, que Flaubert et les Goncourt ont inauguré magistralement ce procédé de littérature méthodique et que Zola, avec l’Assommoir et Germinal, a fortement continué l’œuvre commencée. Mais il était aisé de prévoir l’inévitable réaction. Quand on les eut lus, et que l’on se fut dit : « Tout cela est vrai, très vrai, mais aussi c’est triste, et cela ne nous apprend rien que nous ne sachions… », on aspira à autre chose. Sans compter qu’il arriva quelquefois que cette prétendue vérité devint du parfait mensonge, et du mensonge peu estimable. La Terre, par exemple, n’est pas tant l’œuvre d’un réaliste exact que d’un idéaliste perverti. Ne voir dans les paysans que des bêtes en rut, c’est tout aussi enfantin, aussi faux et aussi maladif, que de faire de la femme un être désexué, livré au vertige du bleu. Les paysans ne sont pas libidineux pour deux raisons : d’abord ils n’ont pas le temps, ensuite cela les fatiguerait… nous le savons bien… Le pape Alexandre VI, simplement pour avoir passé une nuit au spectacle des filles de la banlieue de Rome accouplées aux porte-faix, ne put dire sa messe le lendemain ; Zola, lui, nous montre des paysans, levés à l’aurore, travaillant comme des chevaux, et, malgré cela, s’adonnant à une fornication perpétuelle. Non. Pour se donner la peine d’inventer, on pourrait vraiment inventer mieux.

Et puis, il y a une autre cause à la mort, — provisoire, je veux bien — du naturalisme. Il n’y a presque plus que les femmes qui lisent le roman, c’est un fait, les hommes n’ont pas le temps. Eh bien ! les femmes n’arrivaient pas à concilier les préjugés mondains qui ne sont pas favorables aux œuvres réalistes avec leur amour de la lecture, et le plaisir qu’elles ont à consacrer les réputations littéraires. Avouez qu’il était impossible, dans les salons, même les salons bourgeois, de démontrer qu’on connaissait la Terre sur le bout des doigts, et de se passionner pour ou contre, en invoquant des arguments ? Aussi, dès les premiers livres de Bourget, vous avez vu l’empressement des femmes vers le roman psychologique. En effet, en même temps qu’elles purent afficher leur auteur favori, elles y trouvèrent matière à controverse sur les sujets qui les intéressaient le plus, elles y virent le souci d’elles, un souci d’amoureux. Car, puisque nous réglons le compte du naturalisme, nous pouvons ajouter cette conclusion aux autres : le naturalisme est mort en même temps de saleté et de chasteté ! En effet, s’ils peignirent les bassesses et les immondices de la vie — et par là s’aliénèrent les dégoûtés — s’ils furent sales, en un mot, jamais ils ne furent voluptueux, et leur clientèle se clairsema vite des tendres et des sentimentaux. Il n’y a pas un amoureux parmi les naturalistes. Cela vous étonne ? ce n’est pas Zola, qui ne vit et ne montra jamais que la bête, ce n’est pas Daudet, ce n’est pas Goncourt qui excelle surtout dans les peintures des déviations du sens voluptueux. Alors…

— 2o Le naturalisme pouvait-il être sauvé ?

— Les deux Goncourt auraient pu sauver le naturalisme et assurer sa durée, s’ils s’étaient décidés à faire du naturalisme mondain, c’est-à-dire s’ils avaient dirigé leur objectif vers les sphères mondaines. La réalité est aussi bien là qu’ailleurs, et les passions d’une femme du monde sont aussi intéressantes et fécondes en observations que celles des laveuses de vaisselle et des filles. Mais ils y ont pensé trop tard, sans doute, et Chérie reste, dans cette voie, un tâtonnement.

Quand Zola arriva à l’apogée de sa renommée, en même temps que triomphait définitivement la démocratie, les grands salons se fermaient, et il n’eut guère, ce semble, l’occasion ou plutôt l’envie de fréquenter les femmes du monde. Sans cela, peut-être qu’étant alors encore souple, il se fût décidé à changer de matière d’expérimentation, et peut-être eût-il réussi ? Je dis : peut-être, car, au temps où tous deux vivaient encore, les Goncourt, avec leur finesse aristocratique, leur esprit délicat et raffiné, me paraissaient plutôt indiqués pour cette besogne subtile.


À ce moment, une petite fille de huit ou neuf ans entre dans le cabinet où nous causons. Ses longs cheveux flottent, elle est vêtue d’une robe rouge.

— Qu’est-ce que c’est ? dit le père doucement. La petite fille répond :

— Je venais t’apporter un crayon, tu n’en as jamais !

Et elle s’en va, sautillante.


— 3o Par quoi sera remplacé le naturalisme ?

— Par ce qui, déjà, lui a succédé, par le roman psychologique dont Bourget a repris la tradition. D’ailleurs, le mouvement est si bien marqué que même les disciples de l’école qui finit se mettent à la psychologie ! Maupassant, dans ses derniers romans, s’y adonne de tout son cœur ; Hennique avait dès longtemps lâché ; Huysmans n’avait, lui, jamais pris pied dans la vulgarité naturelle. Et il n’y a guère plus de jeunes écrivains de talent qui fassent autre chose : Maurice Barrès, cette jeune et si brillante intelligence, ce de Maistre, moins le dogmatisme, Pierre Loti, Rod, Jules Lemaître, M. de Voguë, que sais-je !

— 4o Le symbolisme est-il un résultat parallèle de cette évolution ?

— À n’en pas douter. C’est également une réaction contre l’absence d’âme, le parti-pris d’impassibilité et de sécheresse des Parnassiens ; je sais bien que le Parnasse a cette croyance que l’impression de beauté doit venir de la pureté et de la noblesse des formes ; mais à côté de la Vénus de Milo, — non, ne parlons plus de la Vénus de Milo ! — à côté de la Victoire de Samothrace, par exemple, n’y a-t-il pas de place, comme le disait si bien Henri Heine, pour l’émotion des lignes vivantes, au besoin désordonnées ? À côté du vers parnassien qui, avec Leconte de Lisle, Catulle Mendès, de Hérédia, Silvestre, est resté presque classique, n’est-il pas permis de chercher un vers plus libre, plus élastique, plus vivant ? Ce qui m’a fait, en somme, prendre la défense de la jeune école, c’est ce bizarre et peu généreux parti-pris que leurs prédécesseurs ont mis à les combattre. Tout ce que les Parnassiens reprochent, en somme, aux symbolistes, leur avait été reproché, à eux, Parnassiens, dans le temps où ils luttaient eux-mêmes ; je parle pour de Hérédia, surtout, et Leconte de Lisle, car Mendès, quoique aussi peu métaphysique qu’eux, a l’esprit plus ingénieux, plus ouvert et moins sectaire. Mais ils me font l’effet de ces vieillards qui trouvent que les femmes ont cessé d’être jolies précisément depuis qu’eux-mêmes ont cessé d’être jeunes, et qui conservent tous leurs trésors d’adorations et d’hommages pour les jeunes filles de leur temps. C’est très humain, mais c’est peu raisonnable. Eh bien ! eux, c’est comme si on insultait la mémoire d’une vieille amie ! Ils disent qu’ils ont apporté aux jeunes un outil savant, parfait, avec des rimes sonores et une langue riche et pure, et ils trouvent outrageant que ces jeunes refusent de s’en servir, voulant en créer un nouveau et bien à eux. D’ailleurs, c’est une règle constante que les petits-enfants délaissent ce qui a fait la joie des grands-pères, et il est non moins prouvé que les grands-pères ne s’expliquent jamais ce phénomène.

C’est comme la jalousie qu’on prête à Verlaine. Mon Dieu ! pourquoi s’en étonnent-ils ? N’est-ce pas bien naturel, bien humain ? Ce pauvre Verlaine, plein de talent, mais inquiet, mais double, pour ainsi dire. Vous souvenez-vous qu’autrefois on voyait, dans tous les bals masqués, un diplomate Peau-Rouge ? un monsieur en habit noir, très correct, qui avait la figure tatouée, et, sur la tête, des plumes de perroquet. Eh bien ! Verlaine m’a toujours rappelé ce déguisé. Au temps où il était Parnassien, il s’efforçait, comme les autres, de faire des vers impassibles ; l’habit noir paraissait, puis le sauvage s’en débarrassait ; puis, de nouveau, une crise de correction ; tour à tour croyant et athée, orthodoxe et impie, à la manière des poètes religieux de Louis XIII ; et ainsi de suite jusqu’à ce que, l’habit noir enfin usé, il ne lui est plus resté que le tatouage et les plumes de perroquet…

— En résumé, vous admettez le vers nouveau, avec toutes ses libertés et tous ses archaïsmes, tel que le présente Moréas ?

— Je trouve que, lorsque Coppée a écrit un vers conformé de cette façon (je ne vous réponds pas des mots, mais de la contexture) :


Je suis la froide et la méchante souveraine,


c’est-à-dire depuis qu’il a mis la césure entre l’article et le substantif, il a supprimé l’hémistiche classique, et qu’on avait absolument le droit de mettre la césure au milieu d’un mot. Quant à la règle de l’hiatus, on ne peut la trouver que bête, quand on pense qu’elle défendait de dire dans un vers : tu aimes et qu’elle autorisait d’écrire : au haut de l’escalier ! Les autres entraves, l’élision de l’e muet prescrivant : je prie Dieu, l’alternance des rimes, etc., etc… ne se soutiennent pas davantage. Reste le nombre illimité des syllabes… Je sais bien que cela équivaut à faire de la prose rythmée, mais quand elle est faite par un artiste, j’y vois assez de charme. L’obscurité ? oui, en effet, c’est un tort ; si on ne comprend pas maintenant, que sera-ce dans cent ans ? Je sais bien que la poésie n’est pas un art de vulgarisation que chacun doit pouvoir goûter sans effort ; mais c’est égal, je ne suis pas pour l’obscurité. Les archaïsmes ? Je préférerais, en effet, la langue moderne avec laquelle on peut tout dire, quand on a du talent. Jean Moréas, d’ailleurs, en a beaucoup. C’est un artiste charmant, qui manie la vieille langue comme un linguiste, avec beaucoup de grâce. Je connais moins ses émules.


La charmante enfant de tout à l’heure entrait de nouveau.

— Je vais déjeuner avec Jacques.

— Pourquoi ? Hier déjà tu m’as manqué, beaucoup manqué à déjeuner.

— C’est pour aller faire faire la photographie après…

Et elle regardait dehors le soleil.

Très doux, mais sur un ton sincère, M. France dit :

— Tu me désespères.

L’enfant le regarda à demi-touchée, à demi-moqueuse.

— Va, je suis désespéré.

Mais elle, l’embrassant :

— Eh bien ! non, je n’irai pas.

Je me levai pour partir. Et je pris congé, m’arrachant littéralement au charme de cet accueil et à la séduction de cet esprit.