Enquête sur l’évolution littéraire/Les Indépendants/M. Jules Claretie

Bibliothèque-Charpentier (p. 354-361).


M. JULES CLARETIE


M. Jules Claretie est l’un des rares académiciens qu’on ait quelque chance de rencontrer sur le boulevard. Hier, comme j’allais justement me diriger vers la rue de Douai, j’ai croisé, devant le bureau des omnibus du boulevard des Italiens, le très aimable et très spirituel directeur de la Comédie-Française. Nous rîmes ensemble de cette rencontre, et après avoir expliqué mes projets :

— Je ne suis pas importun ? dis-je.

— Mais non ! je vais aux Français. Marchons.

Et, une fois la chaussée traversée et atteint le trottoir droit de la rue Richelieu, la conversation s’engage ainsi :

— Je suis très curieux de tout ce qui est nouveau et je suis, avec autant d’attention qu’il m’est possible, le mouvement qui emporte les générations nouvelles. Si vous m’aviez vu, chez moi, ce matin, j’étais précisément occupé à ranger et à donner au relieur les collections de ces revues de jeunes que je lis et dont la diversité et l’ardeur militante me plaisent, les Écrits pour l’art de M. René Ghil, les Entretiens de M. Bernard Lazare, la Plume de M. Léon Deschamps, le Mercure de France, les numéros d’Art et Critique de M. Jean Jullien, et d’autres collections encore. Il y a dans ces publications, plus encore que dans les livres des nouveaux, une telle verdeur d’idées, une telle vivacité de ton, que cela me rajeunit de voir ainsi les jeunes monter à l’assaut et sonner de l’olifant.

Nous avons fait de même. Dans le Gaulois illustré fondé par des jeunes qui sont, aujourd’hui, morts ou sénateurs, dans le Diogène dont doit se souvenir Ernest d’Hervilly, dans bien des petits journaux vaillants et juvéniles nous avons combattu le bon combat et crié nous aussi : Place aux jeunes ! Nous étions quelque peu romantiques, avec une teinte de fantaisie, et mes premières impressions datent de l’enterrement du pauvre Murger et de la représentation des Funérailles de l’honneur, de M. Vacquerie, à la Porte-Saint-Martin. Une vraie bataille où nos vingt ans sonnaient la fanfare !

Oh ! nous étions sévères et notre besoin d’évolution se traduisait, comme aujourd’hui, par des articles militants. Je me rappelle ce que j’écrivais alors sur la comédie d’Octave Feuillet : Montjoie, et sur son roman de Monsieur de Camors. La théorie du bleu, émise par l’auteur de Montjoie, me semblait ce qu’il y avait de plus faux au monde. Or, je me suis aperçu que les drames tels que Montjoie ne sont pas fréquents et que les romans pareils à Julia de Trécœur ne sont pas nombreux.

L’idéal de la jeunesse — et je l’envie — c’est la recherche de l’absolu. L’absolu en art, en politique, en amour ! L’âge apporte nécessairement une philosophie qui ressemble, si l’on veut, à une abdication mais qui est plus rapprochée de la justice.

Du reste, je n’ai rien abdiqué de ce passé. Je suis seulement très attentif aux efforts de ceux qui arrivent. Ils ont un tort : ils me semblent bien sévères les uns pour les autres. Ce qui m’a frappé dans les intéressantes consultations que vous nous donnez, c’est l’âpreté des jugements que portent les nouveaux sur leurs voisins, leurs rivaux. C’est aussi leur parfait mépris pour tout ce qui les a précédés. Il semblerait que la littérature est une imprimerie où seuls compteraient les feuillets fraîchement tirés, quand au contraire elle doit être une bibliothèque où les œuvres passées sont aussi consultées que les œuvres du jour…

Nous étions devant la Bibliothèque nationale, et, en contemplant cette longue et massive façade grise percée de rares fenêtres, je demandai :

— Vous croyez à l’évolution ?

— S’il y a une évolution nouvelle, elle a ses causes dans le passé. Tout a été dit, tout a été fait. Les générations nouvelles donnent un costume et un tour nouveau à ce qui fut autrefois. J’ai beaucoup lu et je pourrais vous retrouver sans longtemps chercher la genèse des idées présentes.

Il y a, par exemple, un renouveau magique pour le moment. Le livre si suggestif de M. Huysmans, Là-bas ! a remis la magie à l’ordre du jour. Mais les œuvres de M. Péladan, les écrits de M. de Guaita, les traités de M. Papus, qui m’intéressent, ne m’étonnent pas. J’ai connu Éliphas Lévi, qu’ils n’ont pu voir, étant trop jeunes. J’ai fréquenté des mages avant la venue de ces mages récents.

M. Mirbeau, dont le talent est si viril, vous disait, s’il m’en souvient, que l’art doit devenir social pour être à la hauteur des desiderata du siècle. C’est ce qu’Eugène Sue déclarait déjà, il y a cinquante ans. L’instrument chez lui, le style n’était pas à la hauteur de ses visées, mais, comme tant d’autres de sa génération, il avait le sentiment que le cœur de l’artiste doit battre à l’unisson des foules, palpitant de pitié pour les souffrants.

Évolution nouvelle ! Ce qui me frappe encore, c’est l’importance que prend la musique, la notation phonétique dans l’art d’écrire. La musique, le plus sensuel de tous les arts, triomphera, si l’on continue, de la littérature, la plus précise de toutes les manifestations cérébrales. Ceci tuera cela.

Voyez, les nouveaux sont plus préoccupés des mots, de leur tonalité, du charme musical qu’ils dégagent, que de leur précision même. Une maxime de La Rochefoucauld, un mot de Chamfort, une page même de ce merveilleux La Bruyère, évoquent-ils une idée musicale ? Oui, si l’on veut. Non, en réalité. L’idée apparaît d’abord, claire, nette, triomphante. C’est un peu le contraire dans les écrits du jour.

Encore une fois, je ne suis pas du tout réfractaire à ce qui est nouveau, jeune, ardent, vivant. Les romans de MM. Rosny, Paul Margueritte, tant d’autres que je pourrais citer, me captivent et je lis avec grand plaisir les critiques récents, même — et surtout, — quand ils sont injustes. Je les attends à plus tard. Je ne verrai pas leur évolution nouvelle, mais nos entretiens, à nous, puisque vous allez les réunir en un volume, seront bien curieux à relire, dans une vingtaine d’années. Avant cela, dans dix ans. Autant de petits miroirs où les implacables d’aujourd’hui seront peut-être fort étonnés de se regarder.

Nous approchions du Théâtre-Français. Je dis à M. Claretie :

— Quant au théâtre ?…

Il répondit :

— Là encore, je vois un mouvement des plus intéressants qui n’a pas encore abouti au couronnement de la révolution. Le théâtre est plus malaisé à conquérir que le livre ou le journal. Il y a là un élément avec lequel il faut compter, compter si l’on songe au bilan de la fin d’année, compter même si l’on pense au résultat artistique immédiat. Toutes les théories qu’on peut faire sur le théâtre, Gœthe les a à peu près publiées en tête de son Faust, dans ce remarquable dialogue entre l’auteur et le directeur, où chacun plaide pour son saint, tandis que le public, qui n’est pas toujours bon diable, juge en dernier ressort.

Mais il est, lorsqu’on veut être hardi au théâtre, un axiome qu’on devrait toujours se rappeler en se disant qu’une foule est simpliste et que l’œuvre parlée, l’œuvre interprétée choque où l’œuvre écrite et lue au coin du feu pourra plaire. Cet axiome est celui-ci :

Au théâtre, le spectateur n’a pas seulement sa propre pudeur, il a aussi la pudeur des autres.

C’est hypocrisie, si vous voulez. C’est ainsi. Et j’aurais trop à dire si j’entrais dans la discussion. Ce qui est certain, c’est qu’au théâtre encore le nouveau consiste à refaire, avec son propre tempérament, à redire dans son style particulier ce qui a été dit et fait. L’humanité change de costumes, non de sang et de nerfs. Ce sang peut être plus déglobulisé, ces nerfs peuvent être plus tendus et les airs qu’on joue sur des cordes quasi maladives peuvent avoir quelque chose de plus pénétrant et de plus subtil, mais l’homme est toujours identique à lui-même, à moins qu’il ne soit une brute, bonne pour un cabinet d’anthropologie, mais indigne du livre ou de la scène.

Au total, ce qui est extrêmement intéressant dans votre enquête, c’est la constatation du mépris, je dirai de l’ingratitude, que montrent les nouveaux envers le naturalisme, c’est ce mouvement ascensionnel vers l’idéal que vous avez constaté, çà et là. Idéal social, idéal mystique, peu importe. Trop mystique, à mon gré. On se perd dans le nébuleux, l’intangible. Mais à qui la faute ? Le romantisme, avec ses grandes fièvres et ses belles folies, nous avait amené le naturalisme avec ses crudités. Le naturalisme devait fatalement nous amener le mysticisme, le symbolisme tout ce que nous voyons se produire aujourd’hui. Après le vin de Chypre, le petit bleu ; après le petit bleu, le haschich. C’était mathématique. Je ne l’avais pas seulement prévu, je l’avais prédit dans la préface d’un de mes romans dont je ne vous donnerai pas le titre pour n’avoir pas l’air de me faire une réclame.

Ce que j’aime le plus au monde, c’est l’oubli de soi-même. On jette une idée dans la circulation comme on jetterait une graine au vent et elle pousse où elle veut. Ce qui est certain, c’est que vous avez eu une idée excellente en recueillant tant d’avis divers, d’opinions, d’idées justes ou paradoxales, en groupant les aspirations, les rêves d’art, les désirs de lutte de toute une génération qui, entre autres mérites, a celui d’avoir vingt ans, comme Célimène, c’est-à-dire d’avoir le droit d’être sévère, coquette et dédaigneuse. Ça lui passera quand elle sera devenue, à son tour, Arsinoé, car, pour le moment, une autre Célimène grandit : elle est au couvent encore et s’appelle Agnès. Pour moi, — en un temps où chacun s’épuise à fabriquer sa petite liqueur, capiteuse ou colorée, son élixir spécial, enfermé dans de petits flacons aux ciselures imperceptibles, à alambiquer, gouttelette à gouttelette, le flot même qui jaillit du cœur et que toute cette chimie arrête et tarit, — je me suis attaché à puiser, au clair ruisseau du génie de France, un peu d’eau pure, un peu d’eau fraîche, savoureuse et saine et, laissant les fabricants de spiritueux à leurs alambics, j’ai continué ma marche après m’être ainsi désaltéré dans le creux de ma main…


Nous étions arrivés devant la porte de l’administration de la Comédie-Française. En me serrant la main, mon interlocuteur conclut :

— Et je continuerai à boire ma gouttelette, sans me soucier des écoles et des vocables !

Je m’en allais ; mais je me sentis tiré par la manche : c’était M. Claretie qui revenait sur ses pas pour me dire, gaiement :

— Au fait — si, je pourrais inventer (puisque nous avons dit tout cela en marchant), une école nouvelle — la critique marchée, l’école péripatéticienne !