DISCOURS PRÉLIMINAIRE[1].

LES deux sciences que l’on réunit ici dans le même Dictionnaire étant, l’une, l’étude des facultés de notre esprit, l’autre, la direction de ses opérations vers la vérité, se tiennent de toutes parts ; elles ont toujours marché du même pas : soit que l’obscurité & la lumière y aient régné, elles n’ont jamais été, n’ont pu être que deux divisions d’un même corps de doctrine. En les réunissant, on ne fait donc que céder à un usage ancien, & même à l’ordre des choses. Arrêtons-nous un moment sur les rapports qui les lient, considérons-les dans leurs principes, leurs progrès, & leur influence sur les autres parties de la philosophie.

L’homme n’existe, n’agit, ne pense que par ses sensations ; elles sont pour lui la source & le mobile de tout. Il les sépare en les recevant ; il réunit les idées qu’il en a gardées ; il compose des jugemens d’après les comparaisons qu’il en fait ; il étend ces jugemens ou les rectifie, en en considérant les objets avec plus d’attention & d’intelligence. C’est par-là qu’il arrive des idées individuelles aux idées générales, de l’apperçu des premiers rapports à la liaison des résultats les plus éloignés ; qu’il avance dans toutes les connoissances par des moyens qui en abrègent l’étude ; qu’il ordonne celles qu’il a acquises, de manière à les embrasser d’une vue tout-à-la-fois plus vaste & plus nette ; enfin que d’un être tout physique, comme les autres animaux, il devient un être moral qui règne sur la nature par l’énergie de ses sentimens & l’élevation de ses pensées.

Comme nous tirons tout de la sensation, notre unique moyen d’acquérir des connoissances consiste à la bien observer, à y saisir tout ce qu’elle nous offre, à n’y rien mêler d’étranger. Chaque objet, en affectant un ou plusieurs de nos sens, nous donne la sensation qui lui est propre. Si nous nous bornions à la première impression que les objets font sur nous, elle resteroit toujours confuse & fugitive ; & ne démêlant rien dans les objets qui nous frappent, n’en gardant qu’un vague souvenir, nous connoîtrions tout au plus leur présence, sans pénétrer dans leur nature. Il faut donc en examiner séparément toutes les parties, puis ensuite les revoir dans leur ensemble ; il faut sans cesse décomposer & recomposer nos sensations ; alors elles restent dans notre esprit avec la précision des idées distinctes & l’étendue des idées généralisées.

Mais il est dans la nature, une foule d’objets qui échappent à nos sens dans leur tout ou leurs parties. Nos connoissances seroient bien bornées, si nous ne pouvions étendre sur eux notre attention & nos recherches. Ici, ce don que nous avons reçu de pénétrer en quelque sorte jusques dans l’intérieur des choses, par l’examen détaillé de leurs parties, vient à notre secours. En décomposant les objets, nous avons apperçu que, par-tout où les effets sont les mêmes, les causes sont pareilles & vice versâ. Cette observation nous guide pour juger des choses que nous ne pouvons analyser avec une entière exactitude. Ne pouvant les bien étudier en elles-mêmes, nous les comparons à celles que nous connoissons mieux, & nous concluons des unes aux autres par analogie. Cette opération de notre esprit moins directe, moins naturelle en quelque sorte, est aussi plus dangereuse. Nous devons craindre sans cesse d’outre-passer la mesure des rapports de la chose connue à la chose inconnue ; nous risquons à chaque instant de supposer dans l’une ce qui n’existe que dans l’autre.

Avec une grande circonspection dans l’usage de l’analogie & une entière exactitude dans celui de l’analyse, nous pourrions nous garantir de l’erreur. Malheureusement cette circonspection & cette exactitude sont de trop grandes perfections pour nos esprits toujours voisins des écarts par l’influence de nos passions & les bornes de nos facultés. Mais il nous est encore donné de savoir reconnoître nos erreurs, en marquer les causes, & de chercher les moyens de les éviter. Nous devons donc sans cesse appeller l’expérience à notre secours & la mettre à profit. Tout l’emploi de notre intelligence se réduit à ces trois opérations ; elles forment tous nos moyens d’embrasser la nature dans nos contemplations, de la soumettre à nos besoins, à nos desirs, & de pousser si loin la puissance d’un être qui naît, si foible & qui vit si peu. Appliqués aux différens objets, ces actes de notre esprit, à force de se répéter, ont formé sur chacun de ces objets un corps de science, c’est-à-dire, un système d’idées déduites les unes des autres. Si nous examinons bien tout ce qu’on fait, tout ce qui se pratique dans la société humaine, nous verrons que tout y est né, tout s’y soutient par l’emploi & l’accord de l’analyse, de l’analogie, de l’expérience, & que tout peut s’y mesurer par leur rectitude. Comme nous n’apprenons & ne faisons rien que de cette manière, c’est de la nature que nous tenons ces procédés d’instruction ; elle nous les inspiré, en nous en faisant sentir le besoin ; après nous les avoir enseignés, elle nous en fait contracter l’habitude. Ces procédés nous sont si naturels, que souvent nous les suivons, sans les remarquer en nous. L’enfant les emploie comme l’homme mûr ; le plus grossier des artisans comme le plus habile des philosophes. Mais on peut les pratiquer par étude comme par instinct, étendre & corriger l’habitude par l’art. Aussi dans chaque science, dans chaque profession, on a réfléchi sur les meilleurs moyens d’en faire usage ; & c’est sur ces réflexions plus ou moins justes, plus ou moins habiles qu’est fondé l’enseignement dans chaque science, dans chaque profession.

Lorsque les sciences & les arts eurent fait quelques progrès, l’esprit humain se trouva assez fort, assez exercé, pour tourner ses pensées sur les moyens même par lesquels il les acquéroit ; alors il sortit de ces premiers objets analogues aux premiers besoins de la société, pour se ramener sur son être, pour l’étudier & l’approfondir ; il examina ses idées, ses sentimens, toutes ses affections. Frappé de tout ce qu’il observoit dans son ame & dans la nature, il voulut remonter aux causes de tout, s’élever jusqu’à ce principe universel & unique que tout lui révéloit, & duquel il voyoit tout s’écouler. Alors il jetta les fondemens de toutes ces sciences qui s’attachent à démêler les principes de la marche de la nature & des opérations de l’ame ; il créa la Métaphysique, qui lui apprend ce qu’il peut connoître de son être, la Physique générale & les Mathématiques, par lesquelles il sépare toutes les propriétés des corps de la matière même, pour les observer dans tout ce qu’elles ont de plus fin & de plus étendu, & qui sont, en quelque sorte, la métaphysique des choses corporelles, la Méchanique qui est aussi comme la métaphysique de la pratique des arts. Toujours près de l’erreur & dans les sciences particulières, & dans ces sciences abstraites qu’il commençoit, l’esprit humain sentit le besoin de se faire des règles dans ses travaux ; il les tira de ses observations dans l’un & l’autre genre de ses études, & il rangea ces règles elles-mêmes en corps de science ; ce qui produisit la Logique, qui nous donne une méthode pour bien raisonner, c’est-à-dire, pour bien lier nos idées les unes aux autres, & toutes ces autres sciences qui, sur divers objets, nous offrent les secours de l’art, pour marcher à pas plus fermes & plus rapides, telles que la Rhétorique, la Poëtique, la Critique ; d’où l’on voit que la Métaphysique est fondée sur les deux premières de ces opérations de l’esprit que nous avons marquées, l’analyse & l’analogie ; elle s’occupe d’en étendre & d’en perfectionner l’usage, en les portant sur ces collections d’idées abstraites que nous avons tirées de nos analyses & de nos analogies particulières, & sur ces parties de nous-mêmes & de la nature, que nous ne pouvons étudier que les dernières. La Logique se rapporte uniquement à l’expérience de nos bons & de nos mauvais procédés dans la recherche de la vérité, & a pour but de nous faciliter les uns & de nous garantir des autres. Ces sciences, par les bornes de nos facultés, ne peuvent presque rien nous découvrir sur le fond des choses, presqu’entiérement voilé pour nous ; mais, en nous avertissant de ce qui échappe à notre intelligence, en mettant plus d’ordre & de netteté dans ce que nous avons appris, en nous guidant mieux dans ce que nous voulons apprendre, elles deviennent le premier appui & la principale lumière des autres sciences. Cependant elles peuvent leur devenir aussi nuisibles, qu’elles devoient leur être utiles, si elles s’égarent dans leurs recherches & leur marche ; c’est ce qui est arrivé pendant une longue suite de siècles, par des causes & d’une manière qu’il faut expliquer.

Il est un temps dans la vie de l’homme où ses organes développés, ses forces accrues, son intelligence ouverte & enrichie de tout ce qu’on lui a appris & de ce qu’il a observé lui-même, lui donneroient le droit d’avancer sans guide dans la carrière de la vie, & les moyens de s’y créer une destinée brillante & heureuse ; mais il porte encore en lui-même une grande source d’erreurs : le cours de la société lui prépare une foule de traverses & d’obstacles, & ses premiers écarts, ses premiers malheurs l’éloignent pour long-temps du moins de ces succès auxquels tout sembloit le conduire. Il en est de même dans l’histoire de l’esprit humain. Lorsqu’il se sentit assez avancé, pour se donner une nouvelle méthode d’apprendre plus féconde & plus hardie, il ne se trouva pas encore capable d’en bien choisir les élémens, de l’établir sur de bons principes. Il n’y avoit qu’une bonne façon de la former ; c’étoit de démêler par la réflexion tout ce qu’il avoit acquis par l’instinct, d’observer ses facultés pour se faire un art de les conduire, de mesurer les choses qu’il vouloit apprendre avec ses moyens de les pénétrer, & de reconnoître par-là & ses ressources & ses bornes. Mais, bien loin de perfectionner en lui la méthode de l’analyse, le talent de l’analogie, & la science de vérifier sans cesse ses observations & ses jugemens, il ne parut pas même soupçonner que ce fussent-là les seules voies d’une saine instruction ; ce fut toujours au hasard, malgré lui-même en quelque sorte, & par une heureuse impossibilité de dévier entiérement de la route de la nature, qu’il resta souvent & qu’il revint quelquefois dans les vrais principes & dans la bonne méthode. Au lieu de rechercher dans ses premières sensations ces idées générales, qui ne sont que des moyens plus abrégés de considérer & d’énoncer les perceptions qu’il a tirées de ses idées particulières, il en a fait l’essence des choses & les productions primitives de la nature ; au lieu de recueillir des faits pour former des jugemens, il a voulu tout expliquer avant de rien connoître ; au lieu de revenir sans cesse sur ses observations pour les completter, sur ses jugemens pour les rectifier, il a toujours été en avant, poussé par une erreur dans une erreur plus grande. Voyant les choses avec illusion, il les exprima avec confusion. Les langues n’eurent dans ses discours ni exactitude, ni clarté ; & des langues mal faites, dans des sciences mal commencées & plus mal dirigées encore, ne servirent qu’à en embrouiller la théorie, & à en retarder les progrès.

Tels sont les vices qui ont corrompu la philosophie ancienne, qui l’ont écartée des vérités les plus simples, les plus fécondes, qui l’ont retenue dans des erreurs qui s’étendoient, à mesure qu’on avançoit. Si nous examinons les foibles connoissances amassées dans chacune des nations qui se sont piquées d’étude & de savoir, depuis les indiens jusqu’aux celtes ou gaulois, & dans toutes ces sectes qui se multiplièrent dans la Grèce, depuis Thalès jusqu’à Aristote, nous y verrons l’analyse & l’expérience abandonnées, & l’analogie, une source nécessaire d’illusions, parce qu’elle ne pouvoit conduire que d’une assertion incertaine à une assertion plus douteuse encore ; nous y verrons, & dans la science de l’homme & dans celle de la nature, les rêveries des philosophes enseignées comme les élémens de toutes choses, & l’art d’abuser des mots donné pour l’art du raisonnement. D’autres causes encore, tirées ou de l’intérêt des prêtres, seuls dépositaires des sciences chez les nations primitives, ou de l’orgueil ainsi que de la jalousie des philosophes dans les sectes, ont aussi contribué à égarer l’esprit humain si loin & si long-temps.

Un seul homme avoit bien connu, chez les anciens, la vraie méthode de philosopher ; & ce sage fut en même-temps le meilleur précepteur & le plus parfait modèle de la morale ; tant le génie s’épure par la vertu, tant c’est d’un cœur droit que se forme l’esprit juste ! Cet homme fut Socrate.

Placé dans une époque où la simplicité des mœurs antiques, l’énergie des vertus républicaines cédaient à l’ivresse de la prospérité politique, à l’éclat des beaux arts, aux progrès & à la vanité de l’esprit, il tourna toute la pureté & la beauté de son ame vers l’honnête & le juste ; il voulut les pratiquer dans une perfection qu’on n’avoit pas encore connue ; il s’occupa en même-temps de les réduire en principes, d’en faire la science & le bonheur suprême de l’homme. Dans un si beau dessein, il avoit pour ennemis tous les autres philosophes, qui ne cherchoient qu’à éblouir, par de chimériques doctrines, & à plaire par des maximes de corruption. Il voulut donc, & il sut les décrier. Doué d’un esprit éminemment juste, il sut lui donner tout le piquant d’un esprit fin ; alliant heureusement la simplicité de la vertu & la sagacité de la malice, il alloit écouter les sophistes, feignoit d’avoir besoin de tout apprendre pour les amener à tout dire, feignoit quelquefois de les admirer, pour leur donner toute l’audace de l’ignorance présomptueuse ; par des questions nettes, les forçoit à des réponses positives ; & détruisant, sans qu’ils s’en apperçussent, tout l’échafaudage de leur vain savoir, il les montroit tels qu’ils étoient, des charlatans de vérité & de sagesse ; il en faisoit ainsi les instrumens de leur propre humiliation. Il se servoit du même art, pour expliquer la vérité que pour attaquer l’erreur. Il aimoit sur-tout à l’enseigner à la jeunesse, plus docile à la voix de la raison & de la nature, & aussi propre à en affermir les maximes qu’à les goûter, parce qu’en les adoptant avec la vivacité de ses passions, elle peut encore les soutenir de toute la constance des premières habitudes.

Le premier, entre les philosophes, il ne chercha le vrai que par l’examen exact des idées & des choses, & il ne l’enseigna que par des indications justes & adroites ; il exerçoit l’esprit en l’instruisant ; il le vouloit bon plutôt que savant : ma mère étoit l’accoucheuse des femmes, disoit-il, & moi je suis l’accoucheur des esprits. C’est un grand malheur que cet heureux génie ait borné ses recherches à la morale, & qu’il n’ait rien écrit. Ses sublimes exemples servent encore à nous donner une plus haute idée des devoirs & des forces de l’homme ; mais ses sages principes ont péri avec lui. Honoré comme un Dieu, par sa patrie qui l’avoit fait mourir dans un supplice, son nom désormais présida à la philosophie des grecs ; toutes les sectes se rallièrent à son école, mais sans se réunir ni dans les vérités, ni dans la méthode qu’il avoit enseignée. Deux de ses disciples, non moins célèbres que lui-même, eurent une influence aussi funeste qu’étendue ; ils fondèrent encore deux longs règnes à l’erreur. Chacun d’eux eut l’ambition particulière de dominer dans l’une des sciences dont j’écris l’histoire. Mais, comme s’il avoit été invinciblement refusé aux anciens d’y porter la lumière, le génie & la gloire de ces deux hommes ne servirent qu’à les embrouiller de nouvelles erreurs, & à les consacrer. Platon, né avec cette imagination qui aime à s’égarer dans le vague des abstractions, & qui ne peut les contempler sans les réaliser, ne vit dans la Métaphysique que des essences inintelligibles, dont il fit le type primordial des choses, & dont l’univers entier ne lui offrit que des emblèmes. Mais, parlant toujours avec magnificence, lors même qu’il ne pouvoit parler avec clarté, & maniant avec un charme infini la plus mélodieuse des langues, il parvint à accréditer, par la séduction des sens même, la plus obscure spiritualité. L’autre, tournant son génie vers la précision & la méthode, comme s’il eût voulu anéantir l’éloquence par laquelle régnoit son rival, & dont lui-même expliqua ensuite, les principes avec un succès qui maintient encore sa gloire, voulut soumettre toutes les opérations de l’esprit humain à un méchanisme, dont il créa le systême & traça les règles. Ils subjuguèrent le plus brillant des siècles, & par lui tous les autres. La philosophie, abusée par les chimères de l’un, enchaînée par les formules de l’autre, marcha dans un abîme, sans guide & sans but. Ne possédant plus de vérités, elle ne fut plus qu’une arène de disputes, où l’on ne songeoit plus à s’entendre, mais à se terrasser sous la masse des mots & des sophismes.

Dans ce long cours d’erreurs, qui se succédoient & se combattoient sans se détruire, on pouvoit craindre que l’esprit humain, perdant sa vigueur avec sa clarté, ne fut plus capable, dans aucunes parties, de reconnoître le vrai, ni de s’élever à rien de grand. Mais il fait triompher même d’une mauvaise philosophie, quand l’avancement social favorise son essor. Toutes ces fausses notions dont on avoit formé la métaphysique & la logique artificielles, n’avoient pu anéantir la métaphysique & la logique de la nature, instrumens de tous les bons travaux & partage de tous les esprits éminens. Il n’y eut que les sciences, qui exigent particuliérement une saine observation des choses & une excellente méthode de conduire son esprit, qui firent peu de progrès, chez les anciens ; & encore, au milieu de ces longues & fondamentales erreurs dont ils les infectèrent, ils surent saisir une foule de vues justes & fécondes. Mais, dans toutes les autres parties, l’esprit humain, accroissant sans cesse son industrie par ses expériences, enfanta des prodiges. Par une bizarrerie singulière, on ne pouvoit s’aider de la philosophie, sans s’égarer ; c’étoit dans les poëtes, dans les orateurs, dans les atteliers même que l’on puisoit des idées justes, des procédés simples, des connoissances solides ; les poëtes, les orateurs, les artistes, les artisans, heureusement dominés par leur instinct, & ne pouvant plaire & servir que par la nature, ne s’étoient étudié qu’à la suivre ; les philosophes, en la méconnoissant dans leurs systèmes, n’avoient rien conservé de net & de sûr dans leurs idées. Faite pour tout éclairer, la philosophie ne servoit plus qu’à tout gâter.

Une ambition mal dirigée l’avoit corrompue chez les anciens ; ce fut la plus profonde ignorance qui la perdit chez les modernes. Les grecs commencèrent par emprunter toutes leurs connoissances des égyptiens ; mais, comme ils devinrent bientôt le plus éclairé & le plus ingénieux de tous les peuples, ils furent jaloux de perfectionner, au moins de changer ce qu’ils avoient appris ; & de là tant de doctrines nouvelles où ils signalèrent leur esprit d’invention. Après ces grandes ténèbres dont les invasions des barbares couvrirent l’Europe entière, ces nouveaux peuples ne savoient rien, sinon qu’il avoit existé des peuples savans, qu’ils ne pouvoient ni entendre, ni admirer, auxquels néanmoins ils vouèrent bientôt le culte le plus aveugle. Cependant un seul objet nouveau absorboit toutes leurs pensées : c’étoit une religion récemment descendue du ciel, & qui paroissoit leur avoir été accordée, comme pour les dédommager de tout ce qu’ils avoient perdu. Il n’y avoit plus que les ministres de cette religion qui eussent conservé quelques vestiges des connoissances anciennes ; il étoit naturel qu’ils les appliquassent à l’étude de cette religion, quoique sa sainteté & sa simplicité repoussassent également cette funeste & monstrueuse alliance. Les deux philosophes qui avoient régné dans la philosophie ancienne, par l’éclat de leur gloire & l’ascendant de leur génie, revinrent encore répandre leurs erreurs dans la théologie chrétienne. Platon & Aristote furent étudiés & cités commes des pères de l’église. Toutes ces confuses notions qu’ils avoient établies, ne servirent qu’à alimenter encore davantage cette fureur avec laquelle des hommes ignorans disputoient sur des objets sacrés, & donnèrent naissance à la scholastique, qui a tout altéré dans les choses divines, & tout retardé dans les sciences humaines. Comme elle formoit la plus grande partie de l’instruction publique, ses funestes effets étoient sans exception & sans remède.

Ce ne fut que par des hasards infiniment rares que, pendant huit à neuf siècles, il se rencontra quelques esprits assez élevés, assez indépendans pour rentrer dans la raison, faire des découvertes & ouvrir de meilleures voies ; & encore ces exemples étoient presque toujours perdus. Il falloit, pour briser des chaînes si puissantes, un de ces hommes faits pour renverser des empires & en fonder. Descartes parut, & la révolution nécessaire arriva. Rien ne fut plus hardi que la marche de ce génie extraordinaire. Après avoir tout appris, il sentit qu’il n’avoit fait que s’enfoncer dans l’erreur. Il osa faire la chose la plus naturelle, mais la plus difficile, douter pour connoître, examiner avant de prononcer. Il se fit un systême du doute ; il l’étendit à tout & se créa une science nouvelle, toute tirée de son propre fond. Mais, en abdiquant l’erreur avec ce courage, en embrassant la vérité avec cette ardeur, il ne put plier son esprit à la seule manière de la chercher ; il imita, dans leur marche, ceux dont il avoit su reconnoître la fausse science ; entraîné par ses propres illusions, lors même qu’il secouoit les préjugés anciens, satisfait de voir & de penser par lui seul, il songea moins à observer les phénomènes de la nature, mais à en deviner les causes. Il fit donc à son tour des systêmes ; ils étoient pleins de génie, & ils régnèrent ; mais ils montroient un nouvel art de raisonner, & ils formèrent des esprits aussi libres & plus sages. Il avoit de plus donné deux nouveaux moyens d’avancer & de réformer les sciences, en agrandissant les Mathématiques, & en les appliquant l’étude de la nature.

Deux hommes vinrent, qui se partagèrent le domaine où Descartes avoit édifié avec autant de grandeur que peu de solidité ; ils mirent tous leurs soins à éviter ses fautes, & en cela même il a servi leur gloire plus qu’ils ne l’ont avoué. Ces deux excellens génies ont fait l’usage le plus parfait de l’analyse, de l’analogie, de l’expérience, que Descartes avoit tour-à-tour pratiquées & abandonnées. Newton, sublime géomètre & sage physicien, mit une partie des forces de son esprit à bien recueillir les faits ; l’autre, à les combiner avec la plus profonde justesse. Loke, moins imposant peut-être aux yeux savans, mais plus utile au commun des esprits, renfermé dans l’étude de l’homme & de la société, est descendu dans le fond de notre ame, non pour en expliquer les mystères, mais pour en suivre & en développer toutes les opérations ; il s’imposa, comme la seule règle de vérité, de tout écouter, de tout examiner dans lui-même, & surtout de ne rien ajouter à ce que son sens intime lui révéloit. Par-là il fit sentir le vide de toutes les assertions présomptueuses ; il donna aux notions les plus abstraites la certitude des choses senties ; il fit connoître les bornes nécessaires de notre compréhension, & en même-temps il nous apprit l’art de la conduire dans les études les plus difficiles. Enfin, l’un par la Philosophie expérimentale, l’autre, par la méthode analytique, ont rectifié & assuré la marche des sciences, donné à l’esprit humain une plus grande aptitude aux découvertes, & une sauve-garde contre les erreurs.

Il est naturel aux écoles publiques de résister à tout ce qui est nouveau. Si par-là elles arrêtent le cours de certaines erreurs, elles retardent aussi bien des vérités. Au moment où ces deux grands hommes parurent, Aristote étoit détrôné dans nos Universités ; mais Descartes s’étoit établi à sa place, & il s’y maintenoit avec toute la vigueur d’une conquête récente. Mais si Newton & Loke ne purent pénétrer de long-temps dans les écoles, ils partagèrent d’abord les Académies, & ils gagnèrent bientôt les esprits du premier ordre, ceux qui étoient faits pour entraîner leur siècle, après eux. On vit s’élever tout-à-la-fois, en Angleterre & en France, une nombreuse génération de grands écrivains dignes de recevoir & d’accroître l’heureuse lumière qui venoit de se répandre sur les sciences. Je ne puis m’arrêter ici qu’aux métaphysiciens, & je nomme avec joie, à la tête de ceux-ci, un écrivain de notre nation, & avec d’autant plus de zèle, qu’il n’a pas encore toute l’estime qu’il mérite ; soit que, toujours frivoles au milieu de nos connoissances, nous sachions peu admirer des talens tout fondés sur la raison, soit qu’il faille en chaque genre avoir ouvert une carrière, pour recevoir toute la gloire de nos travaux. Telle est cependant déja la réputation de M. l’abbé de Condillac, que tout le monde entend que c’est de lui que je parle. Dans ses nombreux ouvrages, il a encore uni plus intimément l’art d’observer l’entendement à celui de le diriger ; en reprenant tous les principes de Loke, il les a corrigés, éclaircis, étendus ; il y a ajouté un grand nombre de vérités non moins utiles ; toujours fidèle à ce grand principe qu’il a porté jusqu’à la dernière évidence, que toutes nos pensées ont commencé par une sensation, il en a tiré une méthode avec laquelle il ne peut rien entrer dans notre esprit que nous ne puissions démêler avec la plus grande netteté ; la perfection avec laquelle il pratique cette excellente méthode, dont il doit être regardé comme l’inventeur, par la simplicité à laquelle il l’a réduite, est sa meilleure manière de l’enseigner. Il a peut-être moins que Loke de cette clarté qui tient à l’abondance des développemens & à la familiarité des explications ; mais il a infiniment plus de celle qui vient de l’enchaînement des objets, de la précision des idées, de la justesse des termes. On lui reprocheroit en vain, comme écrivain, de manquer de sensibilité, d’imagination, & même de ce tact fin & délicat de l’esprit, qui fait saisir & présenter les objets d’une manière piquante ; la supériorité & l’exactitude de sa raison lui tiennent lieu de tout, & communiquent à son style une sorte de force & de rapidité ; il est beau de justesse & de clarté ; & on le lit, sinon avec intérêt, du moins avec une continuelle satisfaction. Aucun autre peut-être n’a mieux prouvé jusqu’à quel point l’excellent esprit peut suppléer au talent. Par un bonheur singulier, le premier ou au moins le plus utile des métaphysiciens a été appellé à l’éducation d’un prince ; ce qui lui a donné le dessein de reprendre toutes ses pensées, pour les mettre à la portée d’un jeune homme à peine sorti de l’enfance ; de sorte que des ouvrages, difficiles à entendre de leur nature, ont acquis la facilité des ouvrages élémentaires. Il commence à être regardé comme un auteur essentiel à étudier ; plusieurs jeunes gens ont pris ce parti, & des femmes même ; ils ne croient pas avoir rien fait de meilleur ; & on pourroit peut-être les reconnoître à quelque chose de plus net & de plus étendu dans leurs idées, leurs travaux & leur entretien.

Il appartient aux génies prédominans de s’élever au-dessus de leur siècle ; mais ils ne peuvent l’entraîner par leurs impulsions, s’ils ne sont secondés par des circonstances très-favorables ; & telles étoient celles qui se rencontrèrent à l’époque ces écrivains régénérateurs parurent.

Déja les beaux arts étoient parvenus à la plus grande splendeur, parce que, tenant plus intimement aux passions qu’ils peignent & qu’ils imitent, ils étoient plus restés dans la direction de l’instinct naturel, heureuse source de tout ce qu’il y a de beau & de grand dans les créations de l’esprit humain ; en lui donnant des sentimens plus nobles & plus délicats, ils avoient communiqué à ses pensées je ne sais quoi de plus juste & de plus élevé. L’imprimerie avoit facilité ses études, & détruisoit ses préjugés, en rapprochant les exemples & les leçons de tous les siècles, de tous les peuples ; il avoit, pour ainsi dire, épuisé l’erreur, en s’agitant dans tant de vaines recherches, & il s’attachoit plus vivement à la vérité qu’il appercevoit dans une foule de découvertes récentes ; le passé lui faisoit honte, le présent l’éclairoit, l’avenir lui donnoit de grandes espérances qui ajoutoient à ses ressources ; il portoit sur toutes les sciences une vue plus saine, & il les concevoit dans un plan plus agrandi. Il ne lui manquoit plus que de refaire l’instrument général de ses connoissances, & il en étoit devenu capable.

Aussi, si vous observez ce qui s’est passé depuis Locke & Newton dans toutes les sciences & chez presque toutes les nations, principalement en Angleterre & en France, vous y reconnoîtrez d’étonnans progrès & la plus notable révolution. Plusieurs sciences se sont enrichies des plus belles découvertes ; d’autres ont rempli une partie des lacunes qui restoient dans leur système. Presque toutes, en empruntant le secours de celles qui les avoisinent, sont parvenues tout-à-la-fois, à reculer leurs bornes & à bien circonscrire leurs enceintes. Les plus utiles études de la société, la législation, le commerce, les finances, se sont éclairées de cet esprit de discussion, dont je puis louer les services, sans en approuver les écarts. C’est lui qui a su dissiper les notions confuses, démêler les principes, créer des règles à la place des routines, simplifier l’examen des détails, poser des résultats, & tirer des théories solides de faits bien observés. L’instruction, sur tous les objets, a plus de justesse, de précision, d’étendue. Examinez les principaux ouvrages de notre siècle, vous y verrez des mérites dont nos dévanciers ne peuvent offrir de modèles, même dans des parties où ils conservent la supériorité du génie. Que pourroient-ils opposer, dans le genre de l’histoire, à l’Introduction de l’Histoire de Charles-Quint, à l’Histoire générale de Voltaire, à la grandeur & décadence des romains ? N’y sent-on pas que ces ouvrages ne pouvoient recevoir le mérite qui les distingue que de la Philosophie de ce siècle ? Combien d’autres beaux ouvrages attestent encore son influence & ses bienfaits ! Comment auroit-on pu, avant que l’esprit humain eût commencé à marcher dans les nouvelles voies, analyser les principes de la société, comme ils le sont dans un grand nombre de livres, dont le Gouvernement civil de Locke a été le premier, & l’Esprit des loix le plus riche & le plus admirable ? Où pourroit-on trouver ailleurs un aussi beau système de la science humaine que celui que nous offre le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, autant de vues, d’observations sur le cœur de l’homme que dans l’Emile ? Ajoutons encore que nous devons à l’esprit de notre siècle le précieux talent de savoir soulager l’esprit, dans les discussions les plus difficiles, par une ordonnance simple & grande, par une méthode sûre & facile, par un style plus noble & plus intéressant. Les beaux arts eux-mêmes se sont enrichis de ce nouvel esprit ; il n’est point de grands talens qui n’en aient tiré de nouvelles beautés. Nous avons perfectionné le don de jouir par l’art de nous expliquer nos jouissances ; le goût sait aujourd’hui s’étendre par la finesse de la raison. Quel homme d’un esprit éclairé & observateur pourroit me nier que ces progrès ne soient dûs en grande partie à ceux que nous avons fait vers la saine Métaphysique & la bonne Logique ?

À quoi tient donc un si heureux changement ? Quels heureux efforts jusqu’alors impossibles, quelles grandes découvertes nouvelles a-t-on fait ? C’est ici où l’on reconnoît bien l’éternelle loi des travaux & des succès de l’esprit humain. La nature, par les besoins qu’elle lui a donnés, développe ses facultés & les dirige d’une manière lente & sûre. Mais il ne sait pas toujours suivre la marche qu’elle lui indique ; il s’enorgueillit dans ses premiers progrès ; il l’abandonne ; il veut aller plus vîte & atteindre plus haut qu’elle ne lui a permis ; il se fait des règles qu’elle n’avoue pas ; il la défigure par ses propres imaginations. Semblable à un voyageur obstiné à contredire son guide, il va d’égaremens en égaremens, jusqu’à ce que détrompé de ses fausses vues, fatigué de ses vaines tentatives, il sente la nécessité de se laisser conduire. Il vient un temps où l’esprit humain, quelqu’empire qu’aient eu sur lui ses folles prétentions, est ramené aux simples inspirations de la nature. Il y revient avec une pleine soumission. On s’en apperçoit à la constance avec laquelle il l’embrasse, à la fidélité avec laquelle il l’interroge & lui obéit : c’est ce qu’on observe dans les arts, comme dans les sciences. Il est de notre nature d’entrer d’abord dans les bonnes voies, de nous en écarter & d’y revenir.

À l’époque de ce grand renouvellement dans la Métaphysique, on n’a fait que désapprendre l’erreur, se déprévenir de ces notions qui affectoient de nous faire-lire dans des choses impénétrables, fixer notre intelligence sur les seuls objets dont nous pouvons avoir des idées sûres. On a cherché l’art de saisir la vérité dans celui de l’observer ; on s’est fait un langage simple pour des idées nettes ; on a appris à les développer, en les étudiant mieux. On est revenu enfin à la pratique de l’analyse, par laquelle nous pouvons démêler tout ce que la nature communique à nos sens ; on a su l’entendre par un usage plus prudent de l’analogie, & l’on a sans cesse étudié les résultats de l’un & de l’autre, pour en tirer plus de lumières & éviter plus d’erreurs. En procédant comme l’enfant dans ses premières acquisitions, comme l’artisan dans ses plus grossiers travaux, on s’est trouvé dans la vraie Philosophie.

Ainsi cette science, en se perfectionnant, a moins acquis des richesses que de la rectitude. Elle s’applique au fond de l’homme & de la nature ; mais il ne nous est presque rien donné de connoître dans ces abîmes : nous ne connoissons rien de la nature & de nous-mêmes que dans les rapports qui l’unissent à nous, & nous à elle. La perfection de cette science est de ne pas sortir de ses bornes ; elle peut, par la lumière qu’elle répand dans les autres sciences, raprocher plus d’objets de nos regards ; elle les agrandit, sans pouvoir s’étendre elle-même. Comme la Logique, dont elle est la source, elle est pour notre esprit le meilleur des instrumens & la moindre des possessions.

Ne confondons plus des choses qui sont devenues si différentes. L’ancienne Métaphysique, perdue dans de vagues abstractions, mettant des mots à la place des choses, portant dans tout l’affirmation & la dispute, marchant sans observation sur les faits, sans conviction dans les idées, ne pouvoit avoir que de l’obscurité & de la présomption. La nouvelle s’attache à ne rien sur-ajouter aux objets, mais à les démêler pour les bien connoître & les bien lier ; à éclaircir toutes les notions pour en simplifier les signes ; à aider la vérité à sortir des nuages qui la voilent ; à instruire notre esprit à la reconnoître, à la saisir, à la féconder. L’ancienne Métaphysique, détruisant dans notre esprit les procédés naturels, écartoit nos raisonnemens de la justesse, comme nos recherches de la vérité ; elle changeoit la pénétration en subtilité, l’audace en folie, la constance en opiniâtreté ; elle corrompoit toute notre raison par un certain goût d’obscurité, par une habitude du faux qui lui étoient nécessaires. La nouvelle, ramenée à l’observation de la nature & au perfectionnement de l’instinct, fait contracter à notre esprit un heureux besoin de netteté, de justesse, de sagesse ; elle n’ajoute à sa force, à son étendue que par un plus grand ordre dans ses connoissances, un art plus simple, plus sûr & plus prompt dans ses opérations. Elle n’est enfin que le génie des hommes supérieurs réduit en art, autant que cela se peut.

La Métaphysique & la Logique, par les objets dont elles s’occupent maintenant & la manière dont on les traite, sont des connoissances usuelles, faciles, propres à tous les états, à tous les âges. On pourroit les définir l’art de se saisir des sujets qu’on examine, & d’y conduire son esprit. L’usage d’un tel art tient essentiellement à ces dons de la nature, qui composent les bons esprits ; mais on peut l’acquérir, en réunissant les instructions que donnent ces sciences à la pratique des règles qu’elles établissent. On les apprend sur-tout dans un certain nombre des bons livres de ce siècle, où l’on en sent plus particulièrement les progrès ; c’est-là où on s’en pénètre, sans même s’en appercevoir ; c’est par ces livres que se développe incessamment, dans tous les peuples éclairés, cet esprit de discussion qui fait tomber incessamment tous les préjugés, & qui rend communes des vérités qu’à peine autrefois pouvoit-on entrevoir.

Si l’on considère ces sciences par tous les objets auxquels elles peuvent s’appliquer, & tous les progrès qu’elles peuvent y amener, elles ne sont encore qu’à l’aurore de leurs beaux jours. Il est de leur destination d’analyser toutes nos facultés, toutes les opérations de notre esprit, d’étendre toutes les vérités, de détruire toutes les erreurs qui tiennent à cette double étude. Elles ont encore beaucoup à faire pour éclaircir, simplifier, completter leurs principes. Il seroit encore bien utile de répandre sur leurs notions cet intérêt qui peut seul retenir l’attention sur des idées toujours un peu difficiles à manier, & je crois qu’elles sont susceptibles de tout celui dont elles ont besoin ; une foule de morceaux de nos grands écrivains l’ont déja heureusement prouvé.

Il eût été digne de l’Encyclopédie de traiter la Métaphysique & la Logique dans un plan si utile & si grand. Mais ni un seul homme, ni un seul livre ne peuvent y suffire. Il est à croire que dans quelque temps ces sciences auront acquis tout leur développement ; alors on pourra réunir, comme dans un seul code, le système entier de leurs principes, & l’exposer avec la majesté dont il est digne. En attendant, tout ce qu’on peut faire de mieux, c’est de rassembler les matériaux de ce grand ouvrage. On auroit pu les fonder dans un seul plan, leur donner le même style. Mais qui oseroit substituer ses idées & son style aux travaux des créateurs de ces sciences ? Pour moi, j’avoue que je suis incapable de cette espèce d’audace, & qu’un si grand travail est autant au-dessus de mes forces que du temps qui m’est accordé. L’ouvrage d’ailleurs, en acquérant de l’uniformité, n’auroit-il pas perdu une variété précieuse ? J’ai mieux aimé ne rien donner de moi, & tout prendre dans nos bons auteurs. Il m’a semblé que le temps n’étant pas encore venu de faire le tableau entier des progrès de ces sciences, il valoit mieux en montrer les parties dans leurs disparités, que dans une unité maigre & sèche. Ce Dictionnaire n’est donc qu’une compilation de tous les meilleur traités, dissertations ou morceaux sur la Métaphysique & la Logique. Mais, comme cet ouvrage est particulièrement destiné à l’étude de ces sciences, j’ai rejetté tout ce qu’elles rejettent elles-mêmes, c’est-à-dire, tous les systêmes dans lesquels ceux qui les ont cultivées, se sont souvent égarés ; je n’en admets, n’en adopte aucuns. Ils ne paroissent ici que pour servir à l’histoire de l’esprit humain, ou pour être réfutés. D’après ce plan, on conçoit que c’est sur-tout Loke & l’abbé de Condillac qui me fournissent le plus d’articles. Mais chaque fois que je trouve des morceaux bien faits dans d’autres auteurs, j’en enrichis mon recueil. Par-là le même objet a souvent plusieurs traités, qui tantôt viennent à la suite l’un de l’autre, & tantôt sont rangés sous des mots différens. Pour rétablir, autant qu’il se pourra, cet inconvénient de la forme de dictionnaire, je donnerai à la fin de l’ouvrage un ordre de lecture, dans lequel tous les articles correspondront les uns aux autres. J’aurois pu diviser chaque objet principal dans un grand nombre de petits articles : cet ordre eût été plus commode pour ceux qui ne veulent que consulter un ouvrage comme celui-ci ; mais il eût été bien moins avantageux pour les lecteurs qui veulent, au moins sur un objet particulier, faire un cours d’instruction. J’ai laissé à chaque objet toute l’étendue que l’auteur a cru devoir lui donner ; je n’ai abrégé les articles, que lorsqu’il m’a paru qu’ils s’allongeoient sans instruction.




Fin du Discours préliminaire.







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  1. On a adopté & suivi, dans ce Discours, les principes expliqués dans les différens ouvrages de M. l’abbé de Condillac.