Encyclopédie anarchiste/Pensée - Peuple

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2015-2027).


PENSÉE (et Action). — Bien qu’elle soit rédigée en style lapidaire, la Déclaration des Droits de l’Homme est loin de définir d’une façon précise les conditions dans lesquelles pourra s’exercer la liberté de la pensée. A l’article 11, il est dit : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Que doit-on entendre par abus ? Plus loin, au nombre des dispositions fondamentales garanties par la Constitution, il est répété : « la Constitution garantit pareillement comme droits naturels et civils : 5° la liberté à tout homme de parler, d’écrire, d’imprimer et publier ses pensées, sans que ses écrits puissent être soumis à aucune censure ou inspection avant leur publication… » Et, peu après : « comme la liberté ne consiste qu’à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui, ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui, attaquant la sécurité publique ou les droits d’autrui, seraient nuisibles à la société. » Les droits d’autrui, quand il est faible, ont toujours été fort mal préservés par la justice. Par contre, le vague des termes, sûreté publique, société, a laissé la porte ouverte à l’arbitraire, que l’on prétendait bannir de nos institutions.

Ce n’est pas seulement, de ce fait, la possibilité d’expression de la pensée qui est mise en péril, mais la pensée même. Les préjugés spiritualistes de l’époque empêchaient de s’en rendre compte, et cette vérité est encore trop méconnue à notre époque. Ainsi, dans un récent article de Revue, nous lisons : « Soit dit en passant, sans paradoxe, dans toutes les sociétés, sous tous les régimes politiques, la liberté de pensée a régné, aucune société n’a véritablement violé la liberté de conscience, phénomène purement intérieur ; tous les régimes se sont montrés tolérants… parce qu’ils ne pouvaient faire autrement par la nature des choses. L’on n’a jamais violé que la liberté des manifestations extérieures : discours, cris, chansons, ports d’emblèmes, écrits, cortèges. Cette liberté-là, toutes les sociétés l’ont violée, tous les régimes la violeront. »

Ces phrases expriment une erreur que l’examen des conditions du fonctionnement de l’esprit doit dissiper. Liberté de pensée et liberté de manifester sa pensée sont inséparables. Proudhon l’avait bien aperçu, lorsqu’il écrivait : « L’idée, avec ses catégories, naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent… contrairement à ce qu’enseignent l’orgueil philosophique et le spiritualisme religieux, qui font de l’idée une révélation gratuite, arrivée on ne sait comment, et dont l’industrie n’est plus ensuite qu’une application. »

Tout être vivant est un faisceau de tendances. « Sans arrêt, depuis sa naissance, avant cela même, dans le développement du germe, la vie consiste en ces mouvements spontanés et dirigés, que le milieu extérieur ne fait que stimuler, qui aboutissent à le modifier aussi à quelque degré, mais toujours se suscitent l’un l’autre en vertu de nécessités intérieures ; on peut les nommer indifféremment, et selon les points de vue, fonctions, instincts ou tendances. » (D. Parodi.) En nous assimilant à l’être que nous voyons vivre sous nos yeux, nous pouvons dire que l’aspect intérieur qu’ont pour lui ces mouvements spontanés répondant aux stimulations extérieures qui libèrent son énergie propre, est l’élément primordial, la substance de sa pensée. Activité et pensée sont les deux faces complémentaires du comportement de l’être, les composantes de sa vie. « L’activité de l’esprit consiste dans la vie des idées ; les idées sont des êtres vivants, c’est-à-dire qu’elles ne s’épuisent ni dans leur apparition, ni même dans leurs transformations intérieures ; elles agissent ; même elles sont elles-mêmes une action extérieure, un mouvement. Concevoir une lettre adressée à un ami, c’est déjà commencer à lui écrire, réaliser les actes nécessaires pour faire ce qui est imaginé. L’action extérieure est la prolongation de l’idée, l’idée elle-même vue du dehors. » (L. Brunschvicg.)

L’effet du stimulus extérieur est de provoquer l’attention corrélative à la sensation. Or, l’attention est la prise d’une attitude, la suspension de mouvements en cours, une nouvelle orientation de la tête et du regard, l’activation de certains muscles. À des mouvements presque imperceptibles, l’observateur exercé reconnaît l’éveil d’une pensée.

On a dit que les tendances de l’être vivant inclinaient toutes également, en dernière analyse, à conquérir l’univers à multiplier sa formule individuelle, à imposer au milieu son propre rythme. C’est sans doute là l’aspect extérieur de la vie. Au dedans, l’activité se traduit par la recherche de l’équilibre avec le milieu, absorption et assimilation quand la chose est possible, harmonisation des rapports dans le cas le plus général, harmonie constamment compromise, constamment rétablie. Dans la vie psychique, cela se traduit par la persuasion d’autrui, la propagation de son idée ou l’assimilation de la pensée des autres, en un mot, par l’échange libre des pensées.

Toute idée, aussitôt conçue, se manifeste-t-elle par un acte ? Ce qui caractérise les êtres les plus élevés en organisation, c’est la faculté de différer l’action, de freiner les mouvements instinctifs non rationnels pour les corriger en tenant compte de l’expérience passée. L’énergie activée par l’impression venue du dehors est tenue en réserve, associée à d’autres pour n’être libérée qu’au moment le plus favorable ; le geste automatique ne s’accomplit pas. « Brusquement, l’idée de l’acte se sépare du mouvement organique et attire l’attention de l’esprit. Au lieu d’être une source d’impulsion vers le dehors, elle revient en quelque sorte sur elle-même, et devient le point de départ de la réflexion. L’action à laquelle conduit la tendance est alors une action intellectuelle ; elle consiste à coordonner par rapport à l’idée initiale d’autres idées secondaires qui sont en relation avec elle… L’intervention de la réflexion a ainsi transformé et élargi le caractère de la tendance. A l’idée initiale est suspendue maintenant une série de mouvements successifs… » (L. B. déjà cité.)

Ainsi, le freinage de l’acte impulsif, lorsqu’il a son point de départ dans l’individu impressionné lui-même, loin d’être un renoncement à l’activité, est, au contraire, la préparation à une activité extérieure plus intense et plus efficace. Que va-t-il advenir si l’arrêt vient de la rencontre d’une force extérieure prépondérante abolissant la tendance individuelle ?

Ce qui réalise le mieux la suppression de l’activité de l’homme, c’est son retranchement du milieu social où il vit normalement : la réclusion. Or « l’homme ne peut se suffire à lui-même en plein isolement. Son intelligence est incapable de se développer pleinement si, par les messages de la parole, de l’écriture, elle n’entretient correspondance avec les intelligences contemporaines et proches… » En cas de réclusion, « l’expérience a montré que c’était là une insigne cruauté et que les condamnés mouraient bientôt ou sombraient dans la démence. » (Dr Desfosses.)

Plus l’individu est inculte, plus la séquestration le dégrade. Chez l’homme civilisé, le geste symbolique, le geste descriptif sont l’accompagnement ordinaire de la parole. Chez le primitif, ils sont l’essentiel du langage : sans mimique pas de compréhension réciproque. Bien plus, le langage tout entier est une action dramatique évoquée par la voix et le geste, devant l’interlocuteur. Un Boschiman est bien accueilli et embauché en qualité de pâtre par un blanc qui ensuite le maltraite. Il s’enfuit et est remplacé par un autre qui se sauve à son tour. Voici, d’après Wundt, comment il raconte le fait : « Boschiman-là-aller, ici-courir-vers-blanc, blanc-donner-tabac, Boschiman-aller-fumer, blanc-donner-viande, Boschiman-aller-manger-viande, se-lever-aller-maison, Boschiman-aller-faire-paître mouton blanc, blanc-aller-frapper-Boschiman, Boschiman-crier-fort-douleur, Boschiman-aller-courir-loin-blanc, Boschiman-ici-autre, lui-faire-paître-moutons, Boschiman-tout-à-fait-partir. » La phrase n’est qu’une suite de simulacres d’actions, une succession d’images concrètes, de faits vécus. Une foule se comporte comme un homme primitif ; pour qu’une pensée commune naisse chez elle aussi bien que pour qu’elle s’exprime, il faut les cris, les gesticulations, les manifestations d’ensemble. Faire obstacle à l’expression tumultueuse chez celle-là, c’est stériliser la pensée. Si, au contraire, chez l’homme cultivé, l’idée non productrice d’effets immédiats se réfléchit, se multiplie, le résultat, bien que différé, finit pourtant par être le même lorsque aucune voie ne s’ouvre à l’expansion du flot d’énergie mentale qui s’est accumulé. La déchéance intellectuelle est fatale.

La suppression totale de l’activité n’est pas la seule manière de réduire la sphère intellectuelle ; c’est même la moins usitée. La coutume, la loi, l’opinion publique atteignent au même résultat, en imposant à l’homme des actes monotones, des gestes rituels qui, même s’ils ne sont pas en opposition avec ses tendances naturelles, envahissent le champ de la conscience, au détriment des autres aspirations. Religions, castes, États usent de ce procédé pour assurer leur empire.

Obligation d’avoir une attitude respectueuse en présence de cérémonies publiques multipliées à dessein — c’est ainsi que sous l’Ordre Moral, on courait quelque risque à ne pas se découvrir au passage d’une procession —, application apportée dès l’enfance à la répétition fréquente des gestes et paroles rituels ; attention ramenée périodiquement sur des conceptions mystiques par des appels bruyants, telles sont les contraintes que les clergés ont toujours imposées à l’élargissement de l’horizon intellectuel. En milieu confiné, la pression d’un voisinage routinier achève de comprimer toute imagination novatrice.

Tous les groupements autoritaires ont eu recours à l’exécution de manœuvres standardisées, de gestes mécaniques pour conduire la pensée dans une voie unique. La recherche de cette fixation fut le véritable motif pour lequel, contre tout bon sens, les dirigeants ont toujours réclamé la prolongation du service militaire. C’est à cet assujettissement auquel ont été soumises deux générations qu’il faut attribuer pour une large part l’affaissement intellectuel et moral des civilisés européens. Dans d’autres castes : administration, magistrature, des cérémonies mondaines au déroulement stéréotypé, détournaient leurs membres de l’étude et d’un développement original, et atteignaient le même but moins sûrement cependant.

Ce qui agit dans le même sens sur la population ouvrière, c’est la rationalisation irrationnelle en vogue aujourd’hui, mais inaugurée dès l’introduction du machinisme. Ici encore nous sommes en présence d’une répétition automatique d’actes monotones qui ne tardent pas à perdre tout intérêt pour qui les accomplit. Les défenseurs de la rationalisation prétendent que précisément cet automatisme libère l’esprit qui peut vaguer à son aise. Erreur : une succession d’images n’est qu’un simulacre de pensée lorsqu’elle envahit un cerveau astreint à ne pas détourner son attention d’un mouvement ininterrompu.

L’idée n’est nullement indépendante du jeu de l’appareil musculaire. Notons, en effet, que bon nombre de physiologistes contemporains admettent que l’énergie nerveuse, aliment de tout psychisme, s’élabore autant dans le muscle que dans le système nerveux qui serait avant tout un organe de concentration et de conduction. Même si ces vues ne représentaient pas encore toute la vérité, il reste que le fonctionnement du nerf et celui du muscle sont accordés quant à leur rythme.

À la contrainte de l’opinion, de la coutume, de la caste, de la pratique industrielle, vient s’ajouter celle de l’État et de sa législation répressive. Nous ne mentionnerons que les lois du 16 mars 1893, 12 décembre 1893 et 28 juillet 1894, dites lois scélérates. Il suffit de préciser qu’elles punissent la manifestation la plus discrète, la plus intime de la pensée : une simple conversation, dénoncée par un seul interlocuteur sans autre appui à cette unique déclaration qu’un ensemble de charges dont la nature et le poids sont laissés à l’appréciation du juge. La loi frappe des conceptions intellectuelles, apologie de certains actes en général, sans viser quiconque, alors que les opinions exprimées ne sont traduites ni par des actes ni par des faits dommageables à autrui. Oppressives pour la pensée, ces lois ne sont pas moins dangereuses pour la société. Exprimée, discutée, contredite, l’idée, si elle est fausse, est abandonnée par son auteur qui, tout au moins, perd confiance dans la possibilité de sa réalisation. Ruminée, dans la solitude par quelqu’un qui a plus de caractère que de jugement, elle aboutit à des conséquences désastreuses pour tous. La propagande, à notre avis, ne s’est pas assez obstinément appliquée à poursuivre l’abolition de ces lois. Jusqu’ici, les gouvernants n’ont pas osé en faire une application intégrale ; mais le fascisme est là, guettant l’occasion.

Si l’action est le germe et l’accompagnement obligé de la pensée, il paraît tout aussi évident que l’action· sans la pensée est inconcevable. Cependant, cela n’a pas été aperçu de tout temps : « Dès l’abord, l’action de l’homme s’est, pour l’essentiel, appliquée au réel. » C’était, nous l’avons vu, la condition préalable de la manifestation de la pensée réfléchie. Mais l’erreur, à certaines époques, fut de regarder comme étrangers l’un à l’autre le domaine de la Pensée et celui de l’Action.

Tout montre que, au contraire, la pensée s’est d’abord exercée de préférence sur le fictif et l’imaginaire… Les mots, les sens que l’homme leur a forgés… ont engendré bien des pseudo-problèmes, dont certains encombrent encore de leur poids inutile, non seulement la philosophie, mais jusqu’à la science… Seule, la parole a permis à l’activité technique de se transmettre et d’assurer son progrès ; seul, le progrès des techniques a contraint la parole à abandonner ses illusions et à limiter le monde verbal à ce rôle de substitut, d’équivalent maniable du monde réel, dans lequel il est indispensable au libre et plein exercice de la pensée. » (Dr Ch. Blondel, mars 1931.)

De nos jours, l’école pragmatiste a prôné encore le primat de l’action. Elle n’arrive qu’à justifier le succès obtenu par tous les moyens, l’odieux arrivisme. Contre elle maintenons notre conception, héritée de Proudhon, à la fois réaliste et idéaliste : pas de pensée qui n’ait son point d’appui dans l’action ; pas d’action qui ne puisse trouver sa justification dans la mise en œuvre d’une pensée logique et créatrice.

C’est, d’ailleurs, d’un processus semblable que découle toute notre connaissance. Elle part d’une synthèse intuitive, perception d’un ensemble que notre esprit analyse pour reconstituer finalement l’objet, grâce à une nouvelle synthèse élaborée.

Dans le champ de la perception, l’objet est saisi comme un ensemble, et d’autre part chez tout homme, et plus visiblement chez l’enfant, la perception est accompagnée d’un désir, d’une tendance, d’un mouvement de préhension. L’esprit décompose cet ensemble, découvre des similitudes entre les parties disjointes, aussi bien qu’avec les éléments analogues issus d’analyses précédentes. Il reconstitue enfin, par une ultime synthèse, l’objet primitif, en acquiert la compréhension, c’est-à-dire l’incorpore à sa personne aux fins d’utilisation d’instrument d’un acte ou immédiat ou différé.

La contemplation que l’activité n’accompagne pas aboutit à l’anéantissement de l’être. Toutes les démarches de notre esprit peuvent se représenter par la même formule, symbole d’expansion, de mouvement et non de contrainte, d’immobilité. — G. Goujon.

PENSÉE (la libre). Il existe, chez beaucoup de militants d’extrême avant-garde, une sorte de prévention contre la Libre Pensée. Non pas, certes, contre son idéal ou ses conceptions, mais contre le groupement en lui-même. On commence pourtant à s’apercevoir que l’organisation est nécessaire — et presque indispensable — dans tous les domaines de l’action. Sans organisation, il est bien difficile de coordonner les efforts, de les intensifier, de travailler avec méthode et d’obtenir des résultats durables et féconds. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour la Libre Pensée, c’est-à-dire pour l’action anticléricale et antireligieuse ? Si le groupement a fait la preuve de son utilité sur les terrains coopératif, syndical, politique, pourquoi ne serait-il pas appelé à rendre également des services aux adversaires des Églises ? Leur besoin de s’associer devrait être, au contraire, d’autant plus vif, qu’ils ont à combattre un adversaire très puissant, très riche et surtout très discipliné.

L’Église romaine, en particulier, tire les trois quarts de sa force de son organisation autoritaire et de sa hiérarchie sévère. Ses dogmes puérils et ses légendes grossières se seraient écroulés depuis longtemps, si les croyants et les prêtres n’étaient aussi savamment embrigadés. Il est un peu enfantin d’imaginer que l’on pourra venir à bout d’un tel adversaire sans se grouper et sans s’organiser.

Certains diront : « Je n’ai pas besoin des prêtres ! J’ai perdu la Foi. Je n’éprouve nul besoin de fréquenter les églises. Cela me suffit. À quoi bon « faire de la Libre Pensée » ? Je laisse le croyant libre, puisque je suis moi-même libre de ne pas croire… » Il faut se rappeler deux choses : 1° Nous ne prétendons nullement gêner ou amoindrir la liberté du croyant. Nous voulons le convaincre, l’éclairer et non le violenter ; 2° la liberté de l’incroyant (très relative au surplus !) restera précaire et menacée aussi longtemps que la société sera ce qu’elle est. Les incroyants ne doivent pas oublier que leur liberté est sans cesse limitée et combattue, que l’Église est intolérante par principe et par nécessité. Pendant des siècles, les athées et les penseurs libres n’ont-ils pas été contraints de se plier devant des dogmes et des coutumes que leur conscience avait rejetés ?

Et puis, lorsqu’on a compris que la religion est fausse, que le fanatisme est malfaisant, comment ne pas éprouver le besoin de faire du prosélytisme et de répandre les vérités que l’on a découvertes, afin de les propager et d’en faire bénéficier son semblable ?

Ce sont ces considérations qui ont conduit les libres-penseurs à s’organiser. Les premières sociétés de LibrePensée ont été fondées, en France, il y a une soixantaine d’années (c’est à la fin du Second Empire que le mouvement libre-penseur et anticlérical se développa sérieusement, dans la presse indépendante et plus tard par les groupements), au moment où la liberté d’association commença à ne plus être tout à fait un vain mot. À ce moment surtout, elles étaient nécessaires. L’un de leurs premiers soucis fut d’obtenir la liberté des funérailles (sanctionnée seulement par la loi de 1887) et d’organiser, dans des conditions parfois très difficiles, les premiers enterrements civils. Les sociétaires tenaient à honneur d’assister en nombre aux obsèques de leurs collègues décédés, résistant aux manœuvres de pression, d’intimidation et quelquefois même de violence et de persécution, que les cléricaux exerçaient sur les familles, particulièrement dans les campagnes.

Les groupes de Libre Pensée ont rempli un rôle bienfaisant. Ils ont travaillé et préparé les esprits, très activement, pendant les trente années qui ont précédé la guerre. C’est, dans une large mesure, grâce à leur activité, que la superstition a perdu du terrain, que les lois laïques ont pu être votées, que la puissance de l’Église fut (trop légèrement, hélas !) battue en brèche.

Je ne veux pas insinuer, en parlant ainsi, que l’action des Sociétés libres-penseuses ait toujours été intégralement admirable, et irréprochable. Comme tous les autres groupements, même les plus révolutionnaires, la Libre Pensée a servi souvent de tremplin électoral. Nombre d’arrivistes l’ont utilisée comme un marchepied — et se sont empressés de l’oublier, voire de la trahir, dès qu’ils eurent décroché la timbale ! L’un des plus illustres exemples à invoquer est celui de M. Henry Bérenger, collaborateur de Victor Charbonnel aux temps héroïques de la Raison et de l’Action, vigoureux et talentueux militant anticlérical, devenu un des plus cyniques caméléons du Sénat, associé aux trafiquants de la Haute Banque et acoquiné aux représentants de la pire réaction.

Ainsi que notre regretté ami Brocher l’a exposé dans une précédente et substantielle étude, les groupes de Libre Pensée n’ont consenti que lentement, difficilement, à se rassembler dans une même fédération nationale. On se contentait de s’unir dans une localité, ou dans un canton, et l’on ne regardait guère plus loin, ni plus haut. Les réunions étaient rares, la propagande nulle. Un banquet de temps à autre, et particulièrement le vendredi dit saint, en guise de légitime protestation contre un usage inepte, quelques conférences publiques… Très peu de bibliothèques, très peu de propagande éducative par la brochure, le livre ou le tract (à part quelques exceptions).

Il faut reconnaître que, depuis la guerre, la Libre Pensée a évolué d’une façon plutôt heureuse. Au lendemain de l’armistice, elle était complètement désorganisée, désagrégée. D’abord, parce que la plupart des militants avaient été mobilisés ou dispersés par les événements. Les Sociétés avaient cessé de se réunir et de fonctionner, et, quand la tuerie eut pris fin, il fut très difficile de regrouper les éléments épars. La difficulté fut d’autant plus grande que la Libre Pensée avait à lutter contre un préjugé tenace et dangereux. La guerre avait passé, avec son « Union Sacrée ». Les querelles religieuses paraissaient périmées. Le vent était à l’apaisement, à la concorde. Nul ne consentait à réveiller le combisme, en dépit des avertissements des rares libres penseurs qui n’avaient pas oublié les leçons de l’histoire.

L’Église travaillait inlassablement à reconquérir ses privilèges. Elle noyautait l’enseignement avec ses infectes « Davidées ». Elle intriguait au Parlement pour la non-application des lois laïques, en attendant leur abrogation. Le rétablissement de l’ambassade au Vatican, le vote de la loi liberticide contre les néo-malthusiens, le retour des Congrégations (retour illégal, mais complaisamment toléré par les gouvernements complices), le maintien du régime concordataire et de l’enseignement confessionnel en Alsace, autant de succès pour la politique vaticanesque, laquelle s’évertuait, d’autre part, à leurrer les masses populaires et à désarmer les légitimes méfiances dont elle était l’objet, en jouant la comédie de la démocratie chrétienne, en condamnant l’Action française, en affirmant son amour de la Paix, de la Justice et de la Liberté et en créant la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et les Syndicats Catholiques !

Malgré tout cela, la plupart des politiciens persistaient à nier l’évidence et se refusaient à reprendre le salutaire et indispensable combat contre les exploitants de la crédulité. Lisez les professions de foi et les programmes des candidats, cette année encore, et vous pourrez constater que l’anticléricalisme (ou la « défense laïque, comme on dit aujourd’hui, afin de moins effrayer les timorés, sans doute) y tient fort peu de place ! La plupart des hommes politiques qui furent, avant la guerre, des militants bruyants de la Libre Pensée n’en font à présent même plus partie. Et les jeunes débutants se garderaient bien d’y venir, craignant de compromettre leur carrière.

A quelque chose malheur est bon ! Le départ des habiles et des ambitieux a permis à la Libre Pensée de se consacrer à une œuvre plus profonde — et plus féconde. Au lendemain de la guerre, l’Union fédéraliste des Libres Penseurs de France et des Colonies (fondée en 1905) se réorganisait de son mieux, mais ne parvenait à grouper que de maigres effectifs.

En 1921, nous avions fondé, à Lyon, une Fédération Nationale de Libre Pensée et d’Action Sociale, qui devint rapidement assez forte. Sans être inféodée à aucun parti, chapelle ou système, cette Fédération estimait que la question religieuse est inséparable du problème social et que la Libre Pensée doit œuvrer à l’édification d’un monde meilleur, pour la disparition des privilèges et des exploitations. En 1925, la fusion se fit entre l’Union fédérative et notre fédération d’Action Sociale et le nouvel organisme prit le nom de « Fédération Nationale des Libres Penseurs de France et des Colonies », adhérent à l’Internationale de la Libre Pensée.

Grâce à la fusion, la Libre Pensée a pris un développement rapide. Elle possède aujourd’hui, en France, plus de 400 groupes en pleine activité et pénètre dans une soixantaine de départements. Elle publie un journal, dont je suis le rédacteur depuis la fondation, c’est-à-dire depuis douze ans (il fut intitulé d’abord, l’Antireligieux, puis l’Action Antireligieuse et enfin La Libre Pensée).

Assurément, il reste encore en dehors de la Fédération Nationale, un certain nombre de groupes autonomes. Ce ne sont pas généralement les plus actifs, tant s’en faut. Il subsiste également une fédération dissidente, la Libre Pensée prolétarienne, d’inspiration nettement communiste, qui essaie de concurrencer la Fédération Nationale, en la qualifiant avec dédain de Libre Pensée bourgeoise ( ?).

En réalité, notre Fédération Nationale ne veut être asservie à aucun parti, quel qu’il soit. Elle ne demande à ses adhérents que d’être sincèrement et authentiquement libres penseurs, de ne participer à aucune cérémonie religieuse, sous peine de radiation immédiate et d’assurer le respect de la conscience de leurs enfants. Hors de la Libre Pensée, chaque adhérent peut librement participer à la propagande de son choix : communiste ou radicale, socialiste ou libertaire, etc., etc.

Pour montrer que notre Fédération Nationale est loin de posséder une mentalité bourgeoise, il me suffira de reproduire la déclaration de principes qui figure en tête de nos statuts nationaux :

Les membres déclarent accepter les principes suivants :

« Les libres penseurs de France proclament la nécessité de raffermir et de réorganiser leurs groupements afin de donner un nouvel élan à la propagande antireligieuse, trop délaissée depuis la guerre. Ils tiennent à rappeler que la libre pensée n’est pas un parti, qu’elle n’apporte aucun dogme et qu’elle vise au contraire à développer chez tous les hommes l’esprit critique et l’amour du libre examen. Les religions restent le pire obstacle à l’émancipation de la pensée. Elles propagent une conception laide et étriquée de la vie : elles maintiennent l’humanité dans l’ignorance, dans la terreur abrutissante de l’au-delà, dans la résignation morale et la servitude.

« Les libres penseurs réagissent contre les tyrannies quelles qu’elles soient, contre tout ce qui vise à subordonner ou à amoindrir l’individu. L’esprit de caste, l’appétit des oligarchies et les provocations nationalistes leur semblent aussi néfastes que l’obscurantisme religieux. La libération humaine doit être réalisée dans tous les domaines pour être vraiment efficace. Privilèges politiques, ambitions capitalistes, abus et crimes du militarisme et de l’impérialisme, toutes les injustices et toutes les iniquités doivent être combattues par la Libre Pensée, pour que la liberté de conscience cesse d’être un vain mot et que le règne de la laïcité soit assuré.

« Indépendante de tous les partis et de toutes les tendances, la Libre Pensée tait appel à tous les hommes d’avant-garde sans exception. Fraternellement unis pour la lutte antireligieuse, associant leurs efforts contre les préjugés et les dogmes, contre l’alcoolisme qui dégrade et la superstition qui abêtit, ils auront surtout en vue de faire de l’éducation et de répandre une morale rationnelle, génératrice de bonheur, de dignité et de justice sociale.

« La Libre Pensée, basée sur le libre examen et sur l’esprit scientifique, est une des méthodes les plus efficaces de perfectionnement individuel et de rénovation sociale, par la recherche et l’étude, par la tolérance et la fraternité. Elle s’attache à déjouer les visées dominatrices des Églises et fait appel à la conscience et à la raison des hommes pour réaliser un idéal élevé, nullement dogmatique, basé sur l’évolution et sur le progrès continu de l’humanité, pour l’instauration d’une société libre, sans exploitations ni tyrannies d’aucune sorte. »

Cette « déclaration » suffit à établir que le champ d’action de la Libre Pensée est illimité et que toutes les bonnes volontés peuvent y collaborer.

En terminant, je dirai deux mots de la situation internationale. Sur ce terrain, les difficultés ont été peut-être plus grandes encore que sur le terrain national. Dans beaucoup de pays, l’action de la Libre Pensée, comme en Italie, est impossible et même interdite par les Lois. Dans d’autres pays, la Libre Pensée est sacrifiée aux préoccupations politiques. Et puis, la division a fait son œuvre mauvaise, là comme ailleurs.

Il y a deux internationales. Celle de Bruxelles, à laquelle nous adhérons, et celle de Vienne (Libre Pensée prolétarienne). Mais, à Berlin, en 1931, une nouvelle organisation a été fondée, née de la fusion entre l’Internationale de Bruxelles et une très importante faction de celle de Vienne, qui s’est détachée de la Libre Pensée prolétarienne pour se joindre à la nôtre. Notre internationale a ainsi gagné de gros effectifs, en particulier en Allemagne, où la Libre Pensée groupe plusieurs centaines de milliers d’adhérents. Le président est toujours le docteur Terwagne, de Bruxelles, mais le siège du secrétariat est en Allemagne.

La vieille Église ne veut pas mourir. Possédant de formidables richesses, une organisation unique avec des ramifications multiples dans tous les pays, triturant les cerveaux dans ses maisons d’enseignement, intriguant dans le monde politique et parlementaire, dominant la plupart des femmes par leur inconscience et un grand nombre d’hommes par leur veulerie, elle veut essayer, avec une audace inouïe, de dominer le monde et de l’assujettir à sa loi. Ce sera la tâche admirable de la Libre Pensée, dans les années qui viendront, de réveiller l’action anticléricale pour déjouer ce funeste dessein (beaucoup plus politique que religieux !) et pour écraser, enfin, l’infâme… — André Lorulot.


PENSIONNAT n. f. « Maison d’éducation qui reçoit des internes », dit le Larousse. Plus exactement : établissement où l’on débite, à doses mesurées, de l’instruction, de l’éducation et du mauvais rata. But mercantile de la part du directeur de l’établissement. « Tant d’élèves à tant de bénéfice net par élève, égale : tant. » Conséquence : chercher à augmenter le nombre des pensionnaires et, pour cela, vanter la pension, sa situation géographique, son exposition, la qualité de l’enseignement, la discipline « paternelle », l’absolue liberté de conscience ou l’observation rigoureuse des devoirs religieux (selon la clientèle fréquentée par l’établissement), etc. Réclame dans les journaux, envoi de prospectus ; et puis façade soignée : parloir aux murs décorés de « travaux d’élèves », de diplômes et médailles. Bureau directorial parfois luxueux. Rien n’est négligé de ce qui doit faire bonne impression sur les parents. (Ainsi, pour certains restaurants dont on doit bien se garder d’aller visiter les cuisines, si l’on veut conserver son appétit). Car trop souvent il y a un lamentable envers de décor : classes petites et mal aérées, réfectoires puants, cour minuscule, dortoirs où s’entassent un trop grand nombre de lits. L’enfant est jeté là (caserne, vie collective, promiscuité, prison), au moment où sa nature réclame impérieusement l’air, la lumière, de l’affection et la liberté. Il en est pourtant qui s’adaptent presque aussitôt ; et bientôt, sous leur uniforme maquillé « à l’ancien », ils prennent l’allure de jeunes forçats résignés à subir leur temps. Pour d’autres : les tendres, les délicats, les sensibles, — une minorité, — la vie de pension est une atroce torture. Tout les choque profondément : le coudoiement de camarades grossiers, l’autorité du « pion », parfois le parti-pris de professeurs qui les ont jugés paresseux un peu à la légère et qui ne savent pas revenir de leur erreur : « Chez les natures d’enfant ardentes, passionnées, curieuses, ce qu’on appelle la paresse n’est le plus souvent qu’un froissement de la sensibilité, une impossibilité mentale à s’assouplir à certains devoirs absurdes, le résultat naturel de l’éducation disproportionnée, inharmonique qu’on leur donne. Cette paresse qui se résout en dégoûts invincibles est, au contraire, quelquefois, la preuve d’une supériorité intellectuelle et la condamnation du maître. » (O. Mirbeau.) Ceux-ci subissent, le plus souvent, les mystifications et les brimades des grands. Et ce genre de vie aboutit à créer, selon les tempéraments, soit des résignés, soit des rêveurs à l’intense vie intérieure, soit aussi des révoltés, poussés à la vengeance et aux évasions.

Que dire de l’éducation et de l’instruction reçues dans les pensionnats, sinon qu’elles participent du plan général de dressage de la jeunesse en vue de perpétuer le régime ? Proudhon disait : « Ce que les bourgeois veulent pour le peuple, c’est tout simplement une première initiation aux éléments des connaissances humaines, l’intelligence des signes, une sorte de sacrement de baptême intellectuel ; consistant dans la communication de la parole, de l’écriture, des nombres, des figures, plus quelques formules de religion et de morale ; — cela pour que les natures délicates puissent constater, en ces travailleurs voués à la peine, le reflet de l’âme, la dignité de la conscience, pour n’avoir pas trop à rougir de l’humanité. » (Capacité politique des classes ouvrières.) « L’école est une garderie, l’école est un guignol, l’école est un atelier, l’école est un vestiaire intellectuel, l’école est un vestiaire politique… », écrivait Albert Thierry (Nouvelles de Vosves). (Voir les mots Éducation, École, Internat, Orphelinat, etc.).

Le pensionnat répond cependant à une nécessité… pour les parents, qui sont ainsi débarrassés de leur progéniture. Qu’y gagne l’enfant ? L’expérience précoce de la vie sociale avec toutes ses turpitudes. Dans les rapports quotidiens de maîtres à élèves et d’élèves à élèves, il apprend ce que peuvent être le travail ennuyeux et imposé, la patience, la rébellion, l’amitié, l’hypocrisie, etc., et surtout (d’élèves à élèves) les vices, inévitables à l’âge où la puberté le tourmente. L’onanisme, la pédérastie, le saphisme sont monnaie courante dans les pensionnats. O. Mirbeau, dans Sébastien Roch nous a montré ce qui se passait à l’école des Pères Jésuites Saint-François Xavier, de Vanves. Nous trouvons dans A nous deux, Patrie, une scène édifiante, vue par Colomer, en 1909, dans un dortoir du Lycée Louis le Grand, et Sylvain Bonmariage, dans La Femme Crucifiée, nous décrit les mœurs lesbiennes au couvent des Oiseaux : « Le vice y existait et s’y prélassait comme dans son royaume. »

Est-ce à dire que l’enfant gagnerait davantage à la vie familiale ? Rarement. La solution de l’avenir est sans doute encore dans le pensionnat. Mais dans un pensionnat rénové. Et là, il faudra certainement s’inspirer des principes de F. Ferrer, de la Ruche de Sébastien Faure, sans doute aussi de l’expérience russe. Làbas, les « maisons des enfants » recueillent les enfants dont les parents sont occupés à l’œuvre commune ; mais, parfois, l’enfant est la triste victime de cette expérience. Dacha, la militante, — nous conte Gladkov (Le Ciment) — voit sa petite Niourka fondre « comme une bougie à la flamme ». Et c’est une intolérable douleur. « L’enfant ne vit pas que de lait maternel, l’enfant se nourrit aussi de tendresse maternelle. L’enfant se fane et se dessèche si le souffle de la mère lui est refusé, si la mère ne le réchauffe pas de son sang, ne lui parfume pas le petit lit de son odeur et de son âme. L’enfant est une fleur printanière. Niourka était une fleur arrachée à la branche et jetée sur la route. »

L’important serait justement de ne pas arracher « les fleurs à la branche », et le pensionnat futur pourrait être la vaste abbaye de Thélème que nous rêvons, la Cité nouvelle, très grande, lumineuse, gaie, pleine d’arbres et d’oiseaux où, dans un maximum de liberté, l’enfant irait, ici, cueillir la tendresse maternelle et là, développer toutes ses facultés. La mère d’un côté — quand elle mériterait son titre de mère, — les grands amis éducateurs de l’autre ; l’enfant entre eux, dans cette famille agrandie, restant soi-même toujours, mais heureux, parce que vivant dans une atmosphère de confiance et d’amour. — Ch. Boussinot.


PERSÉCUTION n. f. Action de persécuter. Importunité continuelle. Délire de la persécution (relève de la pathologie).

Au point de vue historique, on entend généralement par persécution les tourments, proscriptions, martyres subis par les novateurs. Lorsqu’une idée nouvelle, subversive, s’empare des foules, lorsqu’elle se propage et devient menaçante pour l’ordre établi, les vieilles forces du passé se coalisent contre elle ; la persécution naît automatiquement. « Quel est le persécuteur ? C’est celui dont l’orgueil blessé et le fanatisme en fureur irritent le prince ou les magistrats contre des hommes innocents, qui n’ont d’autre crime que de n’être pas de leur avis. » (Voltaire.) S’il y a eu persécution de Chrétiens par les Romains, il y a eu, par la suite, persécution des hérétiques par les chrétiens ; enfin, il y a toujours persécution des non-conformistes par les orthodoxes. Le croyant, le fanatique, voudrait arrêter l’évolution du monde au moment où il est arrivé lui-même. L’amant de la Liberté, au contraire, renversant toutes les barrières et tous les dogmes, va hardiment de l’avant. Mais rares sont les individus qui comprennent que l’univers est en perpétuelle évolution ; plus rares ceux qui aident à cette évolution ; innombrables sont les timorés qui, se figurant être « le sel de la terre », prétendent intégrer la vérité totale. Ces derniers deviennent dangereux lorsqu’ils se mettent dans l’idée de vouloir faire le bonheur de ceux qui ne le leur demandent pas. Alors ils emprisonnent, ils torturent, ils brûlent, ils accomplissent des « actes de foi ». « Celui qui a des extases, des visions, qui prend ses songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances ; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu. » (Voltaire.) « La religion — écrivait-il encore dans le dictionnaire philosophique au mot fanatisme — dans tous les temps a servi à persécuter les grands hommes. » Et plus loin : « Il y a des fanatiques de sang-froid ; ce sont les juges… »

On pourrait résumer l’histoire de l’Humanité dans l’opposition des idées dominantes et des persécutions qu’elles ont suscitées.

La société antique croula devant la mystique chrétienne. L’Église sentit passer le vent de la mort avec la Réforme et la Révolution. Le Capitalisme voit venir sa fin sous la poussée irrésistible des idées socialistes, communistes et libertaires. Et toujours l’organisme condamne, emprisonne, torture, persécute, avant de disparaître à son tour.

L’Église dit avoir été persécutée pendant trois siècles. En réalité il y eut, pendant les trois premiers siècles de l’ère chrétienne, « de courtes et rares périodes de persécution effective » ; et nous lisons dans l’Encyclopédie que « les mesures de répression prises par l’Empire furent faibles et débonnaires, comparées aux persécutions infligées plus tard par l’Église aux hérétiques. » Les historiens catholiques exagèrent à dessein le nombre des persécutions. Il n’y eut pas, comme ils l’affirment, dix persécutions générales. Voici, en un résumé succinct, les événements de ce temps-là : Sous Néron (en 66-68) un seul chrétien fut persécuté à Rome : Paul (on ne peut admettre la persécution de Pierre, pure légende pontificale). Domitien (95) « jaloux de son pouvoir, prenait ombrage de tout ce qu’il ne comprenait pas. Il devint inquiet et cruel et se mit à persécuter les honnêtes gens, les citoyens qui regrettaient la liberté, les stoïciens qui prêchaient la vertu. (Tacite hist. I. 1.) Naturellement, les chrétiens étaient fort menacés par un pareil régime ; mais s’ils en souffrirent ce ne fut point spécialement à cause de leur religion. Il n’est point prouvé que Flavius Clemens et Domitilla qu’on a mis au rang des martyrs de ce règne fussent chrétiens. » Avec Trajan (107) il n’y eut aucune ordonnance spéciale contre les chrétiens. Trajan et Antonin ne méritent pas le nom de persécuteurs (Voltaire). Le rescrit de Trajan, adressé à Pline le jeune en 112, mentionne qu’il « ne faut pas faire de recherches contre les chrétiens » et que « dans nul genre d’accusation, il ne faut recevoir de dénonciation sans signature ». Et l’on voit sous ce règne, « les magistrats, lorsqu’ils sont indulgents, absoudre les chrétiens et les condamner lorsqu’ils sont cruels ou pressés par les excitations du peuple païen ». Adrien (118-38) et Antonin le Pieux ne prirent aucune mesure nouvelle contre les chrétiens. Sous Marc-Aurèle (161-180), le peuple, alarmé par des tremblements de terre et les inondations du Tigre et du Pô, exigea la punition des chrétiens, blasphémateurs des dieux tutélaires. La persécution sévit à Smyrne, Rome, Vienne et Lyon. Septime-Sévère (191-211), punit les conversions au christianisme, mais ceux qui étaient nés sous cette religion ne furent point inquiétés. Maximin le Thrace (235-238) ne persécuta pas les chrétiens spécialement à cause de leur foi ; et avec Philippe l’Arabe (244-248) l’Église jouit d’une paix complète. Jusqu’à ce moment-là, « le peuple seul provoquait les persécutions par ses plaintes et ses séditions ». Le nombre des martyrs fut peu élevé. Les écrivains chrétiens : « Quadratus, Justin, Miltiade, Athénagore, Apollinaire, Méliton, Tertullien, Origène, publièrent des Apologies et des exhortations aux martyrs, dont une seule page aurait fait condamner au feu livres et auteurs, s’ils avaient été composés par des hérétiques, au temps où l’Église catholique était toute puissante. » Avec Decius (249-251) on assista à une persécution générale. Cet empereur entreprit de détruire la religion chrétienne ; il fit rechercher les chrétiens et voulut les contraindre à abjurer leur foi. Gallus (251-253) continua ses méthodes. Valérien (253-260) d’abord indulgent, prit ensuite des mesures plus cruelles que ses prédécesseurs. La persécution se ralentit avec Gallien (260-268) et Aurélien (270-280), mais sous Dioclétien (284-305) en 303, et sur les instances de Galérius, fut promulgué un édit, qui ordonnait de démolir les églises, de livrer et brûler les livres sacrés, d’exclure les chrétiens des offices publics. De plus, il était interdit d’affranchir les esclaves professant la religion chrétienne. Par un second édit, on eut pouvoir d’emprisonner les évêques et de les soumettre aux tourments. Par un troisième, on étendit ces mesures à tous les fidèles. La persécution fut atroce en Orient. Elle n’épargna que la Gaule, et l’on appela le règne de Dioclétien : l’ère des martyrs. Mais on ne résout rien par la force et la cruauté, quand l’Idée s’impose aux esprits ; en 311, Galérius, par impuissance à soumettre les chrétiens, leur accorde un édit de tolérance. Avec Constantin (312), le pouvoir va composer avec cette force naissante : le catholicisme, et va essayer d’en tirer profit. Les chrétiens ne seront plus troublés. Par l’Édit de Milan (313), on leur accorde « entière et absolue liberté de professer la religion chrétienne. »

Dès ce moment, de persécutée, l’Église va se faire persécutrice. Force d’État au service de tous les maîtres, poursuivant son rêve de domination universelle, elle entassera, au cours des siècles, crimes sur crimes, horreurs sur horreurs.

« Dans le système catholique, l’hérésie, ou seulement l’indulgence envers elle est un crime énorme, un crime de lèse-majesté divine à la répression duquel tous les fidèles ont le devoir de concourir. » (Encyc.) Et bientôt va se dresser le formidable appareil de persécution permanente : Le Saint Office de l’Inquisition (voir ce dernier mot). L’homme n’est plus libre. L’Église est présente à tous les actes importants de sa vie ; elle en profite pour le modeler, le diriger à son gré. Baptême, communion, mariage, maladie, mort sont des étapes où le prêtre s’impose, jette à. ses pieds la pauvre créature humaine faible ou désemparée. Par la confession, l’Église tiendra l’homme en perpétuel esclavage moral. « Le confessionnal vaut à l’Église une inquisition cent fois plus clairvoyante que tous les délateurs de la Rome païenne. Le prêtre, quand il le veut, peut tirer de la bouche de l’enfant ou du serviteur la dénonciation du père ou du maître. » (Encyc.) Il serait certainement fastidieux d’énumérer ici toutes les persécutions que fit subir l’Église à ceux qui s’opposaient (ou étaient soupçonnés s’opposer) à ses desseins. « Depuis le supplice de Priscillien (385) jusqu’à celui de François Richette (1762) ce fut une longue série funèbre de supplices, de guerres, de massacres et d’exterminations. » (Encycl.) Et tout cela commis au nom du Jésus de Paix et d’Amour. Marquons rapidement les grandes étapes de cette route sanglante : l’hérésie d’Arius (318) coûta la vie à environ 300.000 individus. La querelle des iconoclastes et des iconolâtres (du vie au {{s|ix) en fit périr 60.000. L’impératrice Théodora fit égorger 100.000 manichéens (845). Les croisades coûtèrent la vie à 2 millions de chrétiens ; et le sang des Turcs coula pendant 8 jours lors de l’entrée des Croisés à Jérusalem (1099). Et voici la croisade des Albigeois (1209) ; les Vêpres Siciliennes (1282) ; le Supplice des Templiers (1300) ; les 4.000 Fraticelles, moines, mendiants brûlés par Clément V ; Jean Huss et les guerres des hussites contre les Impériaux (xve siècle) ; le massacre des Vaudois (1545) (22 bourgs anéantis) ; massacres approuvés par François Ier (18.000 victimes) ; le carnage de la Saint-Barthélemy (1572) ; les innombrables procès contre les sorciers (400 sorcières brûlées à Toulouse en 1577) ; les Dragonnades (1685). Faut-il citer aussi toutes les exactions commises dans le Nouveau Monde ? (L’évêque Las Casas, par exemple, qui prétendit avoir immolé douze millions d’hommes à la religion chrétienne.) Faut-il citer toutes les guerres et toutes les révoltes suscitées par les Jésuites dans les pays lointains : Japon (1616), Chine (1750-1815-1839), Cochinchine et Tonkin (1837-1839) ?

Ah ! malheur à ceux qui luttent pour la vérité, à ceux qui osent la clamer à la face du Monde ! Malheur au poète, à l’inventeur, au savant, au génie, si la chanson, la trouvaille, l’idée fulgurante jaillie de son cerveau heurte par trop les préjugés établis : l’immense bêtise est là qui le guette, et l’hydre de la persécution se dresse et le broie ! C’est Socrate, c’est Phocion, buvant la ciguë ; c’est Zénon d’Elée pilé dans le mortier ; c’est Michel Servet brûlé vif à Genève, par ordre de Calvin ; c’est Galilée, torturé par l’Inquisition ; c’est Vanini, torturé et brûlé à Toulouse comme athée ; c’est notre grand Francisco Ferrer, fusillé par ordre des jésuites dans les fossés de Montjuich ; ce sont les douces figures de Sacco et de Vanzetti, ignominieusement persécutés par le capitalisme yankee. Et tous ceux-la ne sont que quelques unités parmi les plus marquantes de l’immense chaîne des martyrs de la pensée libre. À côté d’eux, combien d’obscurs sacrifiés, combien de suppliciés, d’emprisonnés par l’aveugle et impuissant et inutile Pouvoir établi ! Car la persécution va toujours à l’encontre du but qu’elle poursuit, en assurant automatiquement le triomphe de l’idée qu’elle combat. (Voir Répression.) — Ch. Boussinot.


PERSONNALITÉ n. f. Délaissant les autres sens du mot personnalité, rappelons seulement qu’il est synonyme d’individualité consciente : ce qui nous conduit à parler d’un problème fondamental en philosophie. Chaque homme a conscience d’être une personnalité parce qu’il se sent distinct du monde extérieur et des autres individus, parce qu’il rattache à un centre unique la totalité de ses états mentaux. Il se perçoit lui-même et ses états, non comme deux portions d’existence indépendantes, mais comme une seule réalité vue sous un double aspect : d’un côté le sujet un et identique, de l’autre ses phénomènes multiples et changeants. On a soutenu que l’enfant n’avait aucun sentiment de sa personnalité. Vers la deuxième et la troisième année, les enfants, déclare Luys, « parlent d’eux-mêmes à la troisième personne, comme s’il s’agissait d’une personne étrangère à eux, et manifestent leurs émotions et leurs désirs suivant cette formule simple : « Paul veut telle chose », « Paul a mal à la tête ». Ce n’est que peu à peu, et en quelque sorte par l’effet des efforts incessants d’une trituration continue, qu’on arrive à lui apprendre que l’ensemble de sa personnalité, constituée à l’état d’unité, peut revêtir une autre façon abstraite que celle d’un nom propre, et que sa formule équivalente est représentée par les mots je, moi. » Il est bien vrai que l’enfant parle de lui-même à la troisième personne ; mais ses exigences, ses réclamations énergiques témoignent de son égoïsme foncier, de l’invincible attachement qu’il porte à son moi. Tout animal, si inférieur soit-il, manifeste sa volonté d’être, et, selon la belle expression de Lotze, le ver qu’on foule aux pieds oppose son moi douloureux au reste de l’univers. L’égoïsme du tout jeune enfant n’est qu’une forme de l’instinct de conservation : il est biologiquement indispensable. Pour qu’il se précise et devienne le sentiment clair de la personnalité, une lente évolution sera nécessaire. L’enfant prendra d’abord conscience de son propre corps comme d’une réalité distincte des autres corps qui l’entourent. Alors que les sensations concernant les objets étrangers varient beaucoup, les sensations organiques sont durables et toujours actuelles. Transporté d’un appartement dans un autre, le bébé voit des meubles différents, mais il perçoit toujours ses membres, il éprouve des sensations internes et musculaires identiques. Dans la découverte de son corps, les sensations douloureuses et la double sensation tactile jouent un rôle très important : à chaque instant, les obstacles s’opposent au libre déploiement de ses muscles et provoquent des souffrances ; s’il touche une partie quelconque de son corps, sa sensation est double, à la fois il touche et il est touché, s’il s’agit d’un objet extérieur, la sensation est simple. Ajoutons que les autres corps ne nous sont connus que par l’intermédiaire du nôtre : fermons les yeux, nous ne voyons plus rien ; bouchons nos oreilles, et les sons s’évanouissent. Pour l’enfant, les limites de sa personne ce sont d’abord les limites de son corps. Rien de plus curieux que de l’observer, au début : remuant ses mains, les fixant des yeux, les mettant dans sa bouche ; avec ses pieds il procédera de même ; parfois il se mord, tire violemment sa jambe ou ses doigts. Il s’aperçoit également que sa propre activité modifie les objets qui l’entourent. « Par exemple, écrit Preyer, au cinquième mois, l’enfant découvre, en déchirant un morceau de papier, le bruit qui en résulte. Il n’y a certes pas, à cette époque, de notion claire de causalité, mais l’enfant a vu par expérience qu’il peut être lui-même la cause d’une perception visuelle et auditive à la fois, puisque, quand il déchire le papier, il y a régulièrement amoindrissement des morceaux et bruit. La patience avec laquelle il continue à découper ainsi s’explique par la satisfaction qu’il éprouve à être une cause de modification, et à percevoir que la transformation si frappante d’un journal entier en de petits morceaux est due a sa propre activité. » Plus tard, avec le développement de la vie mentale, l’idée qu’il a de sa personnalité se modifie beaucoup chez l’enfant. Elle se modifie encore chez l’adolescent et même chez l’adulte, variant ainsi au cours de toute l’existence. Ce sont nos état psychologiques : joies, tristesses, désirs, idées, jugements, etc., que nous arrivons à considérer comme formant notre moi véritable. Parce qu’inétendus, d’apparence indéterminée et perçus non du dehors, mais du dedans, ils semblent plus intimes, en effet, que les phénomènes organiques localisables dans l’espace et soumis à un déterminisme manifeste. Du point de vue physiologique, la personnalité s’avère pourtant le résultat de l’individualité organique ; elle en est la traduction consciente, la représentation mentale. Pour chaque animal, déclare Ribot, le sens vital devient « la base de son individualité psychique. Il est ce principe d’individuation tant recherché par les docteurs scolastiques parce que sur lui tout repose directement ou indirectement. On peut considérer comme très vraisemblable que, à mesure qu’on descend vers les animaux inférieurs, le sens du corps devient de plus en plus prépondérant jusqu’au moment où il devient l’individualité psychique tout entière. » Et, dans la mesure où l’individualité organique demeure imparfaite, la personnalité psychologique reste imprécise : « Si deux êtres humains, dès la période fœtale sont partiellement fusionnés, les deux têtes, organes essentiels de l’individualité humaine, restant parfaitement distinctes, alors, voilà ce qui arrive : chaque organisme n’est plus complètement limité dans l’espace et distinct de tout autre ; il y a une partie indivise commune aux deux ; et si, comme nous le soutenons, l’unité et la complexité du moi ne sont que l’expression subjective de l’unité et de la complexité de l’organisme, il doit y avoir dans ce cas d’un moi à l’autre une pénétration partielle, une portion de vie psychique commune qui n’est pas à un moi, mais à un nous. C’est ce que l’expérience confirme pleinement. » Dans la série animale, le progrès de l’individualité psychologique est parallèle au progrès de la coordination organique. L’apparition d’une conscience coloniale, favorisée par la division du travail et la vie errante, dans les colonies d’individualités inférieures, est déjà un premier pas vers une organisation plus parfaite. Le développement du système nerveux, coordinateur par excellence, est d’une importance capitale. Mais, dans les espèces inférieures, il n’opère qu’une centralisation imparfaite. « Chez les annélides, les ganglions cérébroïdes qui envoient des nerfs aux organes des sens, paraissent remplir les mêmes fonctions que le cerveau des vertébrés. Il est loin toutefois de les avoir centralisés complètement. L’indépendance psychologique des divers anneaux est bien évidente. Certaines eunices, qui peuvent atteindre 1 m 50 de longueur, mordent la partie postérieure de leur corps, sans paraître aucunement le ressentir. L’individualité est si peu précise qu’on voit chez certains annelés asexués, composés d’une quarantaine d’anneaux, une tête d’individu sexué se former au niveau du troisième anneau, se munir de tentacules et d’antennes, puis se détacher de l’individu primitif pour vivre à sa guise… Pour les animaux supérieurs, il est inutile d’insister : l’individualité au sens courant du mot est constituée ; le cerveau de plus en plus prépondérant la représente… A son plus haut degré, elle est nettement localisée ; elle a accaparé une partie de l’organisme qui, pour cette fonction et pour elle seule, devient le représentant de tout l’organisme. Par une longue suite de délégations successives, le cerveau des animaux supérieurs est parvenu à concentrer en lui la plus grande part de l’activité psychique de la colonie. » Chez l’homme lui-même, le cerveau apparaît comme un coordinateur de tous les centres secondaires, et le moi conscient comme un écho psychologique de l’unité organique. Aussi les troubles de la personnalité sont-ils liés à des altérations de la cénesthésie ou de la motricité, ainsi qu’à des anesthésies cutanées. L’hystérie, qui engendre des troubles profonds de la sensibilité, détermine fréquemment le dédoublement de la personnalité. Au point de vue psychologique, la mémoire joue un rôle essentiel. Si le moi a conscience de durer, c’est parce que le passé revit dans le présent grâce au souvenir. Chacun a une histoire, faite des événements de sa vie antérieure. Dès l’âge de quatre ans, l’enfant rappelle avec complaisance certains faits passés ; il dit volontiers : « quand j’étais petit. » Et le vieillard, malgré les transformations survenues dans sa propre personne et dans le milieu qui l’entoure, se reconnaît dans le jeune écolier que choyait une mère aimante, dans l’adolescent fiévreux et tourmenté qu’il fut voici bien longtemps. Des révolutions brusques et profondes ont pu modifier complètement sa vie intellectuelle ou sentimentale, il n’y a pas eu rupture de sa personnalité pour autant ; la mémoire a enregistré étapes et changements ; elle groupe autour du nom les multiples souvenirs de ce qu’il fut. Chez certains, en particulier chez l’enfant ou chez l’ambitieux, la représentation de ce qu’ils seront plus tard, ou mieux de ce qu’ils voudraient être, constitue un élément très important de la personnalité. Mille rêves passent dans le cerveau de l’enfant, tout ce qui brille l’attire ; mais les difficultés qu’offrent les réalisations pratiques l’obligeront par la suite à diriger tous ses efforts vers un but unique ; heureux s’il parvient à exceller dans la carrière qu’il aura finalement choisie. Le moi n’apparaît donc pas comme un simple polypier d’images, ainsi que l’affirmait Taine ; il suppose une pénétration de ses éléments constitutifs ; l’association des idées ne peut suffire à l’expliquer. Stuart Mill, dont la thèse ressemble beaucoup à celle de Taine, reconnaît la faiblesse de la doctrine phénoméniste : « Si, écrit-il, nous regardons l’esprit comme une série de sentiments, nous sommes obligés de compléter la proposition, en l’appelant une série de sentiments qui se connaît elle-même comme passée et à venir ; et nous sommes réduits à l’alternative de croire que l’esprit, ou moi, est autre chose que les séries de sentiments, ou de possibilité de sentiments, ou bien d’admettre le paradoxe que quelque chose qui, ex hypothesi, n’est qu’une série de sentiments, peut se connaître soi-même, en tant que série. »

Mais c’est une absurdité pire d’avoir recours à un principe spirituel : l’âme, pour expliquer la personnalité humaine. Pourtant Reid affirme que le moi substantiel se distingue nettement des phénomènes qu’il observe : « Nos plaisirs et nos peines, nos espérances et nos craintes, toutes nos sensations s’écoulent devant la conscience, comme les eaux d’un fleuve sous les yeux du spectateur immobile attaché au rivage. » Doctrine que nous n’avons plus besoin de réfuter, puisque les philosophes actuels sont unanimes à la condamner. De nombreux spiritualistes admettent, par contre, la thèse de Paul Janet : « Le tort de quelques défenseurs de la métaphysique substantialiste, déclare ce dernier, est de considérer l’être et la substance, partant le moi, comme des choses en soi qui vivraient dans une région séparée, mais n’auraient rien de commun avec les phénomènes. La vérité c’est que l’être est inséparable de ses manières d’être, la substance du phénomène ; la conscience les saisit ensemble dans leur intime unité, ou plutôt elle est simplement la connaissance que l’être a de lui-même à l’occasion de ses manifestations diverses. » Déjà Maine de Biran avait soutenu que le moi est perçu directement par la conscience dans le sentiment de l’effort. Jamais, quoi qu’en disent Paul Janet et Maine de Biran, nous ne saisissons une substance spirituelle quelconque, jamais nous ne saisissons autre chose que des états mentaux. Et le support des phénomènes psychologiques doit être cherché dans le cerveau, non dans une âme spirituelle et indivisible. Comment comprendre les altérations de la personnalité, si cette dernière a pour cause un principe simple et immatériel ? Des faits indubitables établissent pourtant que le moi est sujet à de nombreuses maladies ; la plus connue est le dédoublement de la personnalité. Félida, que le Docteur Azam, de Bordeaux, put observer pendant plus de trente ans, avait son existence partagée en deux sortes d’états alternatifs. Dans les uns, elle se souvenait de toute sa vie antérieure et son caractère était vif et joyeux ; dans les autres, elle était fort triste et ne se souvenait que des états semblables. Les changements d’états s’opéraient à la suite d’un sommeil de quelques minutes. Voici, exposé par Binet, le cas de la dame américaine de Mac-Nish : « Une jeune dame instruite, bien élevée et d’une bonne constitution, fut prise tout à coup, et sans avertissement préalable, d’un sommeil profond qui se prolongea plusieurs heures au-delà du temps ordinaire. A son réveil, elle avait oublié tout ce qu’elle savait ; sa mémoire n’avait conservé aucune notion ni des mots, ni des choses ; il fallut tout lui enseigner de nouveau ; ainsi, elle dut apprendre à lire, à écrire et à compter ; peu à peu, elle se familiarisa avec les personnes et avec les objets de son entourage, qui étaient pour elle comme si elle les voyait pour la première fois ; ses progrès furent rapides. Après un temps assez long, plusieurs mois, elle fut, sans cause connue, atteinte d’un sommeil semblable à celui qui avait précédé sa vie nouvelle. A son réveil, elle se trouva exactement dans le même état où elle était avant son premier sommeil, mais elle n’avait aucun souvenir de ce qui s’était passé dans l’intervalle ; en un mot, pendant l’état ancien, elle ignorait l’état nouveau. C’est ainsi qu’elle nommait ses deux vies, lesquelles se continuaient isolément et alternativement par le souvenir. Pendant plus de quatre ans, cette jeune dame a présenté à peu près périodiquement ces phénomènes. Dans un état ou dans l’autre, elle n’a pas plus de souvenance de son double caractère que deux personnes distinctes n’en ont de leurs natures respectives ; par exemple dans les périodes d’état ancien, elle possède toutes les connaissances qu’elle a acquises dans son enfance et sa jeunesse ; dans son état nouveau, elle ne sait que ce qu’elle a appris depuis son premier sommeil. Si une personne lui est présentée dans un de ces états, elle est obligée de l’étudier et de la reconnaître dans les deux pour en avoir la notion complète. Il en est de même de toute chose. » Parfois des personnalités distinctes existent simultanément. Outre son moi primitif, Miss Beauchamp, qui fut observée par Morton Prince, avait trois personnalités aux aspirations et aux idées différentes. Deux d’entre elles ignoraient les autres ; la troisième les connaissait. De nombreux cas de dédoublement ont été recueillis par les psychiatres. Les altérations du moi peuvent d’ailleurs être plus ou moins profondes, plus ou moins durables ; on connaît de nombreuses formes intermédiaires entre l’état normal et le dédoublement complet. Le somnambulisme naturel, le sommeil hypnotique déterminent un dédoublement atténué ; la distraction intense en est une forme beaucoup plus élémentaire. Possessions démoniaques et médiumnité se ramènent à des maladies de la personnalité. A côté du dédoublement, il y a d’autres troubles fort nombreux : altération, substitution, etc. ; leur complexité est si grande que les psychiatres ne s’accordent pas lorsqu’il faut les classer. Ces troubles ont mis en évidence les rapports étroits qui relient l’individualité psychologique à l’individualité physiologique ; ils nous éclairent sur la nature synthétique du moi et nous contraignent à bannir définitivement la croyance en un principe spirituel et indivisible : l’âme des métaphysiciens. — L. Barbedette.


PEUPLE (Populace, Populaire). Le grec pléthos (peuple) vient du radical pléo (remplir). Ce qui est pléthorique est ce qui ne peut être rempli davantage. De pléo sont sortis aussi les latins plebs et plebis qui ont fait plèbe, et populus qui a fait peuple.

Peuple et plèbe sont synonymes pour désigner la multitude, la foule, ce qui fait nombre dans tous les genres de la nature. On dit : un peuple d’étoiles, un peuple de fraisiers, le peuple singe (La Fontaine), comme le peuple de France ou de Paris, c’est-à-dire toute une population. On a distingué en appelant peuple la réunion de tous les hommes formant une nation, vivant dans un même pays et sous les mêmes lois, et plèbe la populace, le bas peuple, par opposition aux classes supérieures. A Rome, les patriciens étaient l’aristocratie, les plébéiens étaient le peuple. Cette division, à base toute politique, ne correspondait pas à celle d’aujourd’hui, des propriétaires et des prolétaires arbitrairement réunis sous l’appellation de peuple. Les plébéiens ne se distinguaient des patriciens que par leur origine, mais ils étaient, comme eux, des hommes libres et parfois aussi riches. Les patriciens étaient les descendants des premiers Romains ; les plébéiens, ceux de toutes les populations latines transplantées à Rome dans ses premiers temps. Les deux classes furent en lutte durant toute l’existence de la Rome antique. Quand la plèbe l’emporta, il s’établit ce qu’on a appelé la « démocratie romaine », qui n’a été que l’adaptation de la plèbe à l’aristocratie, le « collaborationnisme » des deux classes unies par leurs intérêts communs. Au-dessous d’elles étaient les prolétaires (proletarius), la basse classe des plébéiens sans fortune, mais oisifs, réduits à l’esclavage par la misère, n’ayant d’autre utilité sociale que de faire des enfants pour défendre la patrie, et les esclaves proprement dits (servus, servulus), étrangers conquis à qui le travail manuel était réservé et imposé.

Après l’antiquité, le sens du mot peuple se restreignit de plus en plus devant la progression aristocratique, et surtout devant la mystique sociale que précisa et consacra le christianisme détaché de son esprit primitif d’égalité et de communisme. Larousse a pu dire fort justement que « l’histoire du peuple, c’est l’histoire de la misère ». Elle l’est et le sera tant que la misère n’aura pas complètement disparu, même des sociétés humaines où l’on a proclamé la mystification de la souveraineté du peuple, c’est-à-dire de tous les citoyens de la nation une et indivisible. Il ne peut y avoir unité et indivisibilité là où persistent propriété et dépossession, oisiveté et labeur forcé, richesse et paupérisme, là où se perpétuent, même sous le nom de « démocratie », les abus et les inégalités des régimes aristocratiques. « Le peuple, aujourd’hui, c’est tout le monde ! », disent les démagogues qui, ayant bien dîné, n’admettent pas que quelqu’un ait faim. Non. Le peuple n’est toujours que ceux qui peinent, qui produisent, qui paient, qui souffrent et qui meurent pour les parasites. Les parasites de jadis, pour qui le peuple était « la canaille », qu’ils méprisaient et fouaillaient insolemment, avaient au moins le mérite de la franchise ; ils n’avaient pas l’hypocrisie d’appeler ce peuple « souverain », et la bassesse de le flagorner pour escroquer ses suffrages et se moquer de lui ensuite.

La mystique qui présida à l’organisation de la société chrétienne au moyen âge, a été formulée ainsi par La Chesnaye-Desbois, dans l’introduction de son Dictionnaire de la Noblesse : « Dans le droit naturel, les hommes sont égaux ; mais la force et la vertu ont fait les distinctions de la Liberté et de l’Esclavage, de la Noblesse et de la Roture. » Sauf la vertu qui n’a que faire dans cette histoire, la définition est exacte. Elle a été de plus en plus précisée dans les faits par l’organisation féodale de la société : en haut, la hiérarchie aristocratique de la noblesse laïque et ecclésiastique, depuis le plus petit baronnet et le simple moine mendiant jusqu’au roi et au pape ; en bas, le grouillement roturier du peuple composé des esclaves, des serfs, des croquants, des vilains, des valets, attachés à la glèbe, au métier, à la domesticité. En haut, les parasites que la force, et non la vertu, a pourvus de domaines et de revenus, la noblesse de sang, de distinction, d’origine, d’épée et de robe, dont le droit à ne rien faire était héréditaire et qui auraient dérogé, se seraient exposés à perdre les avantages de leur noblesse, s’ils avaient travaillé. En bas, toute la masse du peuple condamne à travailler pour eux, à leur obéir, à les servir. Il y avait ainsi, à la veille de la Révolution française, quatre cent mille nobles qui dévoraient la substance du peuple réduit au sort de ces « animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée ; et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et, en effet, ils sont des hommes ». (La Bruyère).

La noblesse était d’autant plus méprisante pour le peuple qu’elle ne pouvait se faire d’illusion elle-même sur ses vertus. C’est toujours la peste qui se moque du choléra. Les termes de son mépris abondèrent contre les hommes qui portaient le poids de la malédiction divine du travail, alors qu’elle était érigée à l’honneur de ne rien faire. L’homme du peuple : « être puant sorti du pet d’un âne », disait-on au moyen âge, était : le manant, homme du terroir, de la cité, tenu pour grossier ; le roturier, qui fut d’abord le routier, l’homme des routes, et ensuite l’homme qui n’est pas noble, qui est sale, méchant, obtus ; le vilain, habitant de la campagne, roturier « sans honneur » qui a « moult de meschance » (E. Deschamps), et dont on disait :

« Oignez vilain, il vous poindra,
Poignez vilain, il vous oindra. »

le croquant, homme de rien, qualificatif appliqué particulièrement aux paysans, depuis la révolte de ceux de Guyenne, sous Henri IV :

« Passe un certain croquant qui marchait les pieds nus. »

(La Fontaine).

Le butor, le maraud, le maroufle, le rustre, le rustaud, et cent autres soulignant la grossièreté du peuple. Tous se sont trouvés réunis dans ce terme : la canaille, venu de la chienaille (de chien), resté en usage après 1789, dans le langage aristocratique Les généraux, même sortis du peuple, disaient à leurs soldats : « Sabrez-moi cette canaille ! » dans les insurrections de février 1930, de juin 1848, de décembre 1851, où :

« La grande populace et la sainte canaille
se ruaient à l’immortalité ! »

(Aug. Barbier : « Les Iambes »).

La Bruyère, parmi nombre d’autres, a exactement situé la position du peuple en face de la noblesse et de sa prétendue « vertu » en écrivant : « Qui dit le peuple dit plus d’une chose ; c’est une vaste expression et l’on s’étonnerait de voir ce qu’elle embrasse et jusqu’où elle s’étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands, c’est la populace et la multitude ; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux, ce sont les grands comme les petits. » La Bruyère a mieux précisé encore lorsqu’il a dit : « Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposés, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me parait content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux ; l’un ne se forme et ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles, l’autre y joint les pernicieuses ; là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise, ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse. Le peuple n’a guère d’esprit et les grands n’ont point d’âme. Celui-là a un bon fonds et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple. » Et il raillait de la façon suivante : « Un grand s’enivre de meilleur vin que l’homme du peuple : seule différence que la crapule laisse entre les conditions les plus disproportionnées, entre le seigneur et l’estafier. » La sagesse est en bas comme en haut ; la crapule est en haut comme en bas. Beaumarchais a dit, d’une autre façon que La Bruyère : « Aux vertus qu’on exige d’un domestique, votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être des valets ? »

En principe, le mot peuple correspond à l’idée de Nation, d’État, au groupement de tous les habitants d’un même pays vivant sous les mêmes lois. La voix du peuple est « la voix de Dieu », c’est-à-dire la vérité, et « la loi est la volonté du peuple ». Ce sont là les affirmations de la littérature démagogique, de tous les imposteurs qui, de tout temps, se sont moqués de la vérité autant que de la volonté du peuple. En fait, le peuple est « une réunion de sujets par opposition à souverain » (Bescherelle et Littré). Or, sous le souverain, qu’on appelle toujours « le père et le pasteur du peuple » si tyrannique soit-il, sous le maître : « en politique, le seul mot de droits du peuple est un blasphème, un crime », disait Bonaparte. Avant 1789, peuple se disait en France « de l’état général de la Nation, simplement opposé à celui des grands, des nobles, du clergé » (Bescherelle), et représenté par les paysans, ouvriers, artisans, négociants, financiers, gens de loi, gens de lettres qui figuraient le tiers-état aux états généraux. Mais le tiers-état devint de plus en plus le groupement des enrichis, des bourgeois qui se rapprochèrent des nobles et pénétrèrent dans leurs rangs en attendant de les supplanter pour former une nouvelle aristocratie, celle de l’argent, et de se tourner contre le peuple pour le mépriser à leur tour.

La Révolution a proclamé, le 15 décembre 1792, la « souveraineté du peuple », remplaçant celle de la noblesse et faisant résider l’origine des pouvoirs politiques dans la Nation qui délègue ces pouvoirs à des hommes qu’elle choisit et aux conditions qu’elle leur impose. Sous cette Révolution, les orateurs et les amis du peuple étaient ceux qui parlaient pour le peuple et le défendaient devant les assemblées. On appelait ennemis du peuple ceux qu’on voulait perdre devant l’opinion et envoyer à l’échafaud. Mais lorsque la bourgeoisie eut consolidé définitivement sa puissance, la souveraineté du peuple ne fut plus que la souveraineté bourgeoise maintenue par la violence, tout comme avant 1789. Le mot droits du peuple continua à être un blasphème et un crime, tout comme les droits de l’homme et du citoyen qui ont été proclamés et ne sont pas appliqués, dans la république bourgeoise où l’on se moque de la « souveraineté du peuple » avec plus de cynisme que ne le firent jamais royauté, noblesse et clergé. Pauvre peuple souverain qui n’est capable, et n’a la possibilité, de « déléguer ses pouvoirs » qu’à des gens qui font de lui de la chair à travail, de la chair à plaisir, de la chair à canon de plus en plus « rationalisée » !…

Le vrai peuple, toujours sacrifié, est toujours la classe inférieure, la partie la moins distinguée de la population, la moins instruite, la plus portée à se laisser mener par des préjugés, à se soumettre à une abrutissante résignation, et dont on exploite toujours l’ignorance et la crédulité. L’homme du peuple reste l’homme du commun qui ne sort pas de la classe subjuguée pour parvenir à la classe souveraine, il forme la masse de ces prolétaires qui semblaient à Balzac être « les mineurs d’une nation et devoir toujours rester en tutelle ». Lamennais, dont le Livre du Peuple demeure un des plus admirables cris de révolte de l’humanité sacrifiée, ne se laissa pas prendre à la confusion démagogique des classes répandue par les rhéteurs. Il écrivit : « La société se partage en deux classes distinctes, l’une investie de droits obstinément refusés à l’autre, l’une dominante et l’autre dominée, l’une généralement riche et l’autre généralement pauvre, et cette dernière reçoit particulièrement le nom de peuple. »

Il y a un esprit-peuple qui est né de la terre, des hommes, des animaux, du travail, de tout ce qui est de source naturelle, qui n’a pas été défiguré par des conventions plus ou moins arbitraires, et qui flambe sous le soleil, qui a la mélancolie des échos des bois à l’automne, qui souffre de l’engourdissement hivernal, qui s’émeut devant les détresses, se révolte contre l’injustice, n’avance qu’en trébuchant parmi les chausse-trapes, mais avance toujours. De cet esprit, celui appelé « populaire », inventé par les fabricants de littérature, n’est qu’une caricature. On naît peuple, on ne le devient pas comme on devient bourgeois et aristocrate par une formation intellectuelle conventionnelle. Pas plus que la rivière ne remonte à sa source, l’homme ne redevient peuple quand il a été déraciné, surtout intellectuellement, qu’il a perdu contact avec le travail de la terre, celui de l’outil, avec la simple culture humaine qui seule engendre la véritable culture de l’esprit. Un Léon Cladel portait en lui tout le lyrisme de l’esprit-peuple ; il éclate magnifiquement dans son œuvre. Son I.N.R.I. est un ecce homo autrement humain et pathétique que la victime de Pilate ; il n’est pas descendu du ciel et ne doit pas y remonter. Personne, parmi les révoltés contemporains, n’a mieux traduit que Cladel l’âme du peuple unie à celle de la terre. Un seul, avant lui, l’avait dépassé c’est Michelet.

Michelet n’a pas seulement senti et décrit, vécu dans ses nerfs et dans son sang, la douloureuse histoire du peuple, — l’histoire de la misère, — il a senti, décrit et vécu aussi l’éternité de son espérance, de sa patience, de sa ténacité à construire et à reconstruire la ruche humaine que les frelons dévastent, à relever l’œuvre de salut humain que ses ennemis s’obstinent à détruire. La véritable histoire du peuple est dans les vingt-sept volumes de l’Histoire de France de Michelet, monument de justice à la gloire de la foule anonyme, de la multitude laborieuse, exploitée, saignée, écrasée, qui seule a fait la France, de sa sueur et de sa chair, à l’encontre des prétentions grotesques de ses rois et de leurs thuriféraires, mouches du coche et parasites malfaisants. Mais le plus pur de cette histoire, son âme, est dans le volume intitulé Le Peuple. Michelet y a pu dire dans sa préface : « Ce livre est plus qu’un livre, c’est moi-même. Je l’ai fait de moi-même, de ma vie et de mon cœur », car : « pour connaître la vie du peuple, ses travaux, ses souffrances, il me suffisait d’interroger mes souvenirs… Moi aussi, j’ai travaillé de mes mains. Le vrai nom de l’homme moderne, celui de travailleur, je le mérite en plus d’un sens. »

Avant d’écrire des livres, Michelet en avait composé comme imprimeur ; avant d’être un maître-écrivain, il avait été un ouvrier manuel ; avant d’être censuré, suspendu, révoqué, chassé de ses emplois de savant et de professeur par les gouvernants au service des Jésuites, il avait vu les presses de son père brisées par les décrets contre l’expression de la pensée du premier Napoléon. Avant de voir la meute « bien pensante », et que sa mort n’a pas fait taire parce que son œuvre demeure plus que jamais vivante, hurler après lui, il s’était vu chômeur, il avait souffert avec les siens du froid, de la faim, de toutes les misères ouvrières. Il ne séparait pas les travailleurs les uns des autres, l’intellectuel du manuel, le savant du manœuvre, l’artiste de l’artisan : il ne divisait pas le peuple contre lui-même. Il ne craignait pas de dire qu’il voyait « parmi les ouvriers des hommes de grands mérites qui pour l’esprit valent bien les gens de lettres, et mieux pour le caractère ». Il avait dégagé la personnalité du peuple du fond des temps. Il l’avait découverte « parmi les désordres de l’abandon, les vices de la misère, dans une richesse de sentiment et une bonté de cœur, très rares dans les classes riches. » C’est dans « la faculté du dévouement, la puissance du sacrifice » qu’il avait trouvé sa « mesure pour classer les hommes » et juger du véritable héroïsme du peuple tant abusé par des maîtres égoïstes et criminels. Lorsqu’il se fut instruit par un labeur tenace, ce ne fut pas pour tirer un profit personnel d’une profession de pédant ; ce fut pour instruire les autres dans les voies de la vérité, de la liberté de l’esprit, où il s’était instruit lui-même. Il apprit ainsi que « la difficulté n’est pas de monter, mais, en montant, de rester soi ». Il resta avec les Barbares, « les voyageurs en marche vers la Rome de l’avenir » et qui, s’ils n’ont pas la culture des classes supérieures momifiées dans un conservatisme corrompu, ont bien plus de « chaleur vitale » et apportent à la terre, avec leur sueur, leur « vertu vivante ».

C’est de cette façon que Michelet travailla dans l’art à cette résurrection dont il donna une véritable formule « prolétarienne » que ne devraient pas oublier, aujourd’hui, les initiateurs d’un art prolétarien : « Ceux qui arrivent ainsi, avec la sève du peuple, apportent dans l’art un degré nouveau de vie et de rajeunissement, tout au moins un grand effort. Ils posent ordinairement le but plus haut, plus loin, que les autres, consultent peu leurs forces, mais plutôt leur cœur. » Et il ne craignit jamais, pour cela, de perdre des amitiés, de sortir d’une position tranquille, d’ajourner son « grand livre, le monument de sa vie », parce qu’il avait à parler et à dire ce que personne ne disait et ne dirait à sa place, à revendiquer pour ce peuple qu’il avait vu marcher, avec qui il marchait à travers la longue obscurité des siècles, le peuple de la Révolution dont l’Europe portait toujours en elle la « chaleur latente ».

On pouvait encore parler de cette « chaleur latente », et des espoirs qu’elle entretenait en 1846, avant qu’on eût vu, en France, la République des capucins de 1848, le Coup d’État de 1851, la Commune, la IIIe République, et, dans toute l’Europe, la Révolution écrasée sous les bottes des cosaques et des hulans, les peuples conduits par leurs empereurs, leurs kaisers et leurs tsars, aux entreprises impérialistes puis, avec le concours des dictateurs démocrates, à la Boucherie Mondiale de 1914. On pouvait encore posséder à cette époque, où toute l’Europe bouillonnait de l’effervescence qui ferait surgir des barricades dans tous ses pays, cette conception mystique du peuple qui est la gloire de Michelet dans la pureté de son élan vers la fraternité. C’est le malheur de notre temps qu’une réalité odieuse lui interdise si sauvagement cette mystique, car l’humanité devra infailliblement y revenir, si elle ne veut pas disparaître dans l’ignominie définitive. Comme l’a écrit M. Monglond, Michelet possédait « cette faculté, qui fut chez lui prodigieuse, d’amalgamer sa propre vie, ses émotions, son âme solitaire, à l’âme de la France ». Visionnaire génial qui retrouva dans le passé le véritable destin du peuple et le lui montra dans l’avenir, il a été trop attaqué et il est toujours trop détesté par les hommes qui abusent le peuple pour ne pas avoir vu et dit juste. Pourquoi faut-il qu’il fasse contre lui l’accord du nationalisme et de l’internationalisme, le premier lui reprochant d’appartenir au second, le second lui faisant grief d’être du premier ? Aveuglement de la lutte des classes vue à travers l’ignorance des partis et la fureur des appétits ; produit convergent de la double mystique bourgeoise et ouvriériste (voir Ouvriérisme) aussi fausse d’un côté que de l’autre de la barricade, et qui ne tend qu’à mettre les uns à la place des autres dans la perpétuité de la haine et de l’exploitation de l’homme. La mystique de Michelet est au-dessus des deux autres, bourgeoise et ouvriériste, parce qu’elle est celle de la vérité. Par une voie qu’on pourrait appeler celle du « spiritualisme historique », celle du cœur et des sentiments, Michelet aboutit au même but que le « matérialisme historique » qui suit la voie de la raison et de l’expérience. Tous deux se rejoignent au même point ; Michelet l’appelle : « Fraternité ! », Karl Marx et Bakounine l’appellent : « Solidarité ! »

Si Michelet a identifié les mots Peuple et Patrie, c’est en voyant dans la patrie la « grande amitié » de tous les travailleurs qui l’ont faite de leur intelligence et de leurs bras, et c’est en voyant cette « grande amitié » étendue au-delà des frontières, au-dessus des patries. La véritable Internationale des Travailleurs veut-elle réalité, et de plus en plus utopique depuis Michelet, comprendre dans cette « grande amitié » ceux qui avaient exploité et pressuré le peuple pour leur gloire malsaine et leurs appétits égoïstes, pas plus qu’il ne voulait y comprendre ceux qui avaient fait des idées de la Révolution un nouveau moyen de mystification du « peuple souverain ». La Patrie, et la « grande amitié » qui fait ricaner aujourd’hui tant de sots qui ne sont pas toujours des bourgeois, c’était la solidarité de tous ceux qu’unissait la volonté du bien commun opposée aux intérêts particuliers des rapaces. Solidarité admirable, si elle existait, mais utopique devant la réalité, et de plus en plus utopique depuis Michelet, la Révolution qui devait unir tous l’es travailleurs les ayant divisés davantage ! Car la Révolution, au lieu de supprimer les grandes classes parasites, leur a seulement fait faire peau neuve, et elle a créé au-dessous d’elles, mais « collaborationnant » avec elles, de nouvelles classes de moyens et petits privilégiés qui ont multiplié les divisions.

Aujourd’hui, malgré les théories démagogiques, le peuple ne forme plus qu’un mélange chaotique. D’une part ce sont, plus ou moins solidaires des parasites et des exploiteurs, des travailleurs qui ont accédé à la propriété et dont les intérêts ne sont plus ceux de leur classe. D’autre part, c’est une masse prolétarienne réduite à l’esclavage économique et pour qui il n’est d’égalité sociale que dans la mesure où ses composants peuvent en sortir individuellement pour devenir des travailleurs privilégiés. « Tout le monde travaille aujourd’hui ! » disent les démagogues. Mais voici : il y a les « travailleurs » milliardaires, et il y a ceux qui errent sans pain et sans abri ; il y a des « travailleurs » Citroën, Bata, Oustric, tous les nouveaux féodaux, et il j’a les serfs de leurs entreprises qui demeurent les perpétuels esclaves. La réalité renverse les théories d’une démocratisme salivaire et périmé, car ce ne sont pas les théories qui font la réalité. Ce ne sont pas des théories qui ont fait les classes actuelles de ceux qui possèdent et de ceux qui n’ont rien, de ceux qui peuvent faire eux-mêmes leur destinée dans une mesure plus ou moins large et de ceux qui sont réduits à subir celle qu’on veut bien leur faire. Prétendre qu’ils font tous partie du « peuple souverain » c’est se moquer du monde.

Le mot peuple, dont la terminologie est de plus en plus vide de sens précis, est ainsi devenu une entité. Le mot patrie n’est pas moins une entité parce qu’il ne correspond pas davantage à une réalité. Il y a eu, jadis, dans une certaine mesure, le sol sacré des ancêtres où la « grande amitié » des travailleurs pouvait trouver des racines plus ou moins profondes, s’alimenter de véritables motifs sentimentaux : le coin de terre où les morts reposaient sous la protection pieuse des vivants, la vieille demeure où les générations se succédaient dans la vie et le travail familiaux, le vieux clocher, la vieille tour, les vieux arbres du bord de l’eau, tout ce qui limitait l’horizon, faisait l’univers de gens qui ne sortaient généralement pas de leur « trou », ou y revenaient pour mourir. Aujourd’hui, les derniers vieux qui restaient au village sont morts. Les jeunes s’en vont et ne reviennent plus. La vieille demeure, le vieux clocher, la vieille tour, les vieux arbres, ont été démolis, abattus, les morts eux-mêmes ont été chassés de la terre bouleversée pour construire des usines, des banques, des cinémas où viennent travailler, tripoter, s’ébattre, faire fortune, des étrangers au village, à la ville et même au pays, gens de passage ou qui font souche d’Italiens, de Polonais, d’Arabes, de Chinois, mélangeant les races, les caractères, les mœurs du monde entier.

Il n’y a plus de patries, il n’y a plus de petites ou de grandes « amitiés » de clocher et de corporation ; il y a des classes qui sont en luttes et dont les intérêts sont tels que : l’ennemi, pour le prolétaire, n’est pas le prolétaire étranger, mais le patron compatriote et, vice-versa : l’ennemi, pour le patron, n’est pas le patron étranger, mais le prolétaire compatriote. A l’encontre de toute la blagologie conservatrice, nationaliste et démocratique, il n’y a plus de nations, — ce qu’on appelle la « Société des Nations » n’est que l’assemblée du capitalisme international réunie pour discuter de l’exploitation du prolétariat international —, il y a deux Internationales dressées l’une contre l’autre. Les aventuriers de la politique, les charlatans du patriotisme et de la religion, les rapaces de la finance et des affaires, les proxénètes de l’art et de la littérature, les cabotins du snobisme, les valets de plume de la presse, entretiennent à l’envi la confusion dans le cerveau brumeux du « peuple souverain », grâce aux degrés et aux aspects infinis que prennent la propriété et le travail, grâce aux ratiocinations sur l’élasticité des ventres et leur capacité. Quand des marchands de mitraille sont prêts, pour s’enrichir, à faire tuer des millions de leurs compatriotes ; quand des hommes prétendant parler au nom du peuple n’attendent que le moment de commander la boucherie ; quand des favorisés peuvent « gagner » vingt-cinq millions par semaine en exploitant le travail de misérables qui s’exténuent sans pouvoir vivre décemment ; quand la morale civique et religieuse reconnaît qu’il est « nécessaire » aux besoins de certains de gaspiller en un jour le prix de la vie de cent familles, et quand la « charité » des philanthropes réduit des êtres humains à chercher leur subsistance dans les poubelles ; il n’y a pas de « peuple souverain », pas plus que de « grande amitié » dans la Patrie, « d’amour sacré de la Patrie » et « d’union sacrée » pour la défense de la Patrie !…

Le jour où tous les prolétaires sauront ne plus obéir à des entités favorables à leurs exploiteurs, mais toujours décevantes pour eux ; le jour où ils cesseront. de se déchirer entre eux pour le profit de leurs ennemis ; le jour où ils sauront s’entendre contre ces ennemis ; ce jour-là il pourra y avoir de nouveau le Peuple des travailleurs unis dans une « grande amitié » rayonnante. Mais, qu’on ne s’y trompe pas. Si le cœur ne collabore pas avec la raison, si la Révolution qui jaillira de cette entente ne fait pas s’accorder ensemble le « spiritualisme historique » de Michelet et le « matérialisme historique » de Karl Marx pour le succès de l’œuvre entreprise : il n’y aura rien de fait. Le Peuple, quelle que soit la nouvelle défroque idéologique qu’on mettra sur son dos, demeurera le troupeau des vaincus, et l’histoire du peuple continuera à être « l’histoire de la misère ».



Populace. — Toutes les qualifications méprisantes données au peuple sont exprimées dans le terme collectif : populace. La populace, disent les dictionnaires, est le bas peuple, la racaille, rebut du peuple. Dans une société où certains jouissent aux dépens des autres de faveurs illégitimes, il y a inévitablement, par voie de conséquence, les disgraciés illégitimes. L’extrême puissance et l’extrême opulence sont faites de l’extrême servitude et de l’extrême misère de ceux sur qui elles règnent. La populace a été dans toutes les sociétés constituées suivant cet arbitraire, Tenue dans l’ignorance, condamnée au vice en même temps qu’à la servitude, cultivée comme l’engrais de la monstrueuse végétation parasitaire des privilégiés, elle a toujours été l’instrument des démagogues. A Rome, elle était la vox populi, la sordida pars plebis, et faisait escorte aux Nérons qui la payaient avec les spectacles ignominieux du cirque. Aujourd’hui, elle est la racaille des nervis du « milieu », souteneurs des proconsuls de bars de vigilance, des conquistadores de la flibusterie politique, qui ont les poches ouvertes à tous les profits et là conscience fermée à tous les scrupules. (Voir Politicien). Elle est la farouche légion du vice et du crime qui entraîne à l’ochlocratie les démocraties banqueroutières incapables de l’arracher à ses hontes, de l’élever en l’instruisant, de lui rendre une dignité humaine, de l’empêcher d’étendre ses turpitudes à tout l’organisme social comme un immense lupus. La populace est en haut comme en bas, plus corrompue, plus vile et plus pourrie en haut, dans l’opulence des palais, qu’en bas, dans la hideur des bouges. Toutes les essences de Coty, le parfumeur du régime, ne peuvent effacer la tache indélébile.

La populace a souvent joué un rôle dans l’histoire, parfois héroïque et noble, le plus souvent lâche et odieux. Si elle a plus d’une fois sauvé Rome, comme a dit V. Hugo, et ce n’est pas ce qu’elle a fait de mieux, car Rome ne méritait pas de vivre quand elle n’avait que ce soutien, elle l’a encore plus sûrement perdue. Elle a été le peuple soulevé contre lui-même plus que contre ses ennemis, le peuple se faisant son propre bourreau dans l’explosion aveugle de son inconscience et de sa cruauté. Si tant de révolutions ne produisirent pas ce qu’on en attendait, c’est qu’elles furent des déchaînements de la populace exaspérée par la misère ou excitée par des perspectives de pillage, mais nullement éclairée sur des buts révolutionnaires précis et préparés.

De populace on a fait l’adjectif populacier — ce qui est de la populace —, et un néologisme, populacerie, dont le besoin ne se faisait nullement sentir.


Populaire. — Cet adjectif désigne ce qui est du peuple, ce qui vient de lui, ce qui lui appartient, et ce qui est usité, répandu parmi le peuple. Sa signification suit celle de peuple dans toutes ses acceptions ; il est tout autant employé à faux quand on veut lui faire qualifier quelque chose de vulgaire, de bas. On appelle ainsi « art populaire » et « littérature populaire » un art et une littérature spécialement composés pour le peuple, qui affectent la vulgarité et la grossièreté populacières, et dont la niaiserie, l’infériorité, ne sont dignes que de la bassesse bourgeoise qui les produit.

L’art et la littérature véritables, comme la pensée et le travail véritables, sont avant tout populaires, c’est-à-dire propres à tous les hommes. Ils n’existent et ne demeurent que parce qu’ils viennent du véritable peuple, qu’ils expriment ce qui est véritablement humain. L’art et la littérature populaires sont de tous les temps, alors que ceux de l’aristocratie sont particuliers à des époques et périmés avec elles. (Voir Art et Littérature). Tout ce qui est humain est populaire, quelles que soient les conventions appelées « nobles » par lesquelles on veut détacher du peuple une partie de l’humain. Tout ce qu’ont produit les écoles philosophiques, artistiques, littéraires, n’a été durable, n’a mérité de fixer l’attention des hommes, que dans la mesure de ses attaches avec leur multitude, avec le peuple.

On voit de nos jours se fonder des partis de « démocratie populaire » qui sont une sorte de contrepartie à d’autres dits d’ « aristocratie républicaine » ! Cette abracadabrante terminologie politicienne, bien digne du muflisme qui y préside, ne fait que mettre en évidence les survivances des castes aristocratiques dans la prétendue démocratie où nous ne sommes pas fiers de vivre. (Voir Politique).

On emploie substantivement le mot populaire à la place de peuple. On donne ce titre : Le Populaire à des journaux et… à des apéritifs ! Populaire est plus familier que peuple. Plus familièrement encore on dit : le populo. Ce dernier mot ne vient pas de l’argot, comme on pourrait le croire. Le vieux langage français appelait populo un petit enfant gras et potelé. Dans la peinture et la sculpture allégoriques on voit fréquemment des populos portant des cornes d’abondance ou des guirlandes de fleurs.

Parmi les dérivés de peuple et de populaire on a vu populicide, néologisme que la Révolution de 1789 produisit contre les ennemis du peuple,

Popularisme — système de la popularité — est synonyme de démagogie.

Populariser — rendre populaire — est synonyme de répandre, de vulgariser. — Edouard Rothen.