Encyclopédie anarchiste/Beaux-arts - Besoin

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 222-231).


BEAUX-ARTS. Il semble qu’on devrait entendre sous cette dénomination, tous les arts qui s’inspirent de préoccupations esthétiques et ont pour but la manifestation du beau. Mais ce serait trop simple dans un monde basé sur des complications hiérarchiques, et qui a créé les classifications les plus imprévues pour les choses comme pour les personnes. De même que les hommes se divisaient en « gentilshommes » et en « vilains », il leur fallait l’art « noble » et l’art « roturier », celui des « honnêtes gens » et celui de la « canaille ». Or, comme ces divisions n’ont d’autre base qu’une fantaisie arbitraire, elles sont pleines de contradictions ainsi que nous l’avons constaté pour l’art, et que nous allons le voir à propos des beaux-arts.

On classe sous ce titre, d’une façon générale : l’architecture, la sculpture, la peinture, la poésie, l’éloquence, la musique et la danse ; elles sont, paraît-il, parmi les arts, les plus nobles et les plus dignes de la véritable beauté. Mais on fait une première distinction en appelant plus particulièrement beaux-arts, ceux qui ont à leur base le dessin et sont dits : arts plastiques, à savoir l’architecture, la sculpture et la peinture. Les arts plastiques sont-ils des beaux-arts dans toutes leurs manifestations ? Non. Là encore on fait une distinction lorsqu’il s’agit de leurs dérivés, les arts décoratifs, dont nous parlerons plus loin. Les beaux-arts proprement dits étant limités à l’architecture, la sculpture et la peinture, on donne à la poésie et à l’éloquence, le titre de belles lettres. Sous cette rubrique, elles se rencontrent avec la grammaire, la rhétorique, la philosophie et toutes les formes de la littérature qui ne sont pas des beaux-arts et sont seulement des arts libéraux. Mais elles deviennent beaux-arts en devenant belles-lettres ; Pour la musique et la danse, elles sont dans les beaux-arts sans classification spéciale et comme deux sœurs d’âges différents. La cadette, la danse, ne va guère sans son aînée la musique ; elle en est tributaire, particulièrement au théâtre. Le théâtre, avec la multiplicité de ses spectacles, soit en plein air, soit dans des salles fermées, appartient lui aussi aux beaux-arts sans leur appartenir. N’a-t-il pas eu toujours la plus détestable réputation auprès des gens « bien pensants » qui jugent de ce qui est « noble » et « honnête » ? Mais comme il réunit ensemble tous les beaux-arts, il est bien difficile qu’il n’en soit pas. C’est lui qui les groupe pour des manifestations collectives et leur permet de se réaliser le plus totalement en donnant l’idée complète de leurs rapports entre eux. À la construction du monument appelé théâtre, participent, ou doivent participer, dans un harmonieux ensemble, non seulement l’architecture, la sculpture et la peinture, mais encore tous leurs dérivés ornementaux qui sont des arts décoratifs. Pour les spectacles qui sont donnés dans le théâtre, il est non moins besoin d’une collaboration harmonieuse de la poésie, l’éloquence, la musique, la danse et des effets combinés dans la mise en scène des décors, accessoires, machinerie, jeux de lumière, costumes, etc… qui sont une autre catégorie des arts décoratifs. De même que les arts plastiques, la poésie, l’éloquence, la musique et la danse ont des dérivés qui ne prennent toute leur signification que dans des manifestations collectives et particulièrement au théâtre. La poésie et l’éloquence y forment la littérature dramatique qui a plusieurs genres de la plus grande variété. La musique prend des formes non moins variées suivant qu’elle est d’église, de concert ou de théâtre. Enfin, la danse présente tous les aspects de la chorégraphie.

Les divers avatars par lesquels sont passées l’organisation de l’Académie des Beaux-Arts actuelle et sa représentation dans l’Institut qui est la réunion des cinq Académies, montrent bien ce qu’il y a d’artificiel dans la distinction entre les beaux-arts.

L’Académie des Beaux-Arts fut fondée en 1795, en même temps que l’Institut, pour remplacer l’Académie royale de peinture et de sculpture et l’Académie royale d’architecture. Elle ne fut d’abord représentée à l’Institut, que par les sections de la peinture, la sculpture, la musique et la déclamation. Puis la déclamation fut remplacée par la gravure. Aujourd’hui, et jusqu’à nouvel ordre, la peinture, la sculpture, l’architecture, la gravure et la musique sont les beaux-arts reconnus par l’Académie qui compte 14 peintres, 8 sculpteurs, 8 architectes, 4 graveurs, 6 compositeurs de musique. Mais si l’académisme réduit ainsi le nombre des beaux-arts officiels, l’État l’augmente singulièrement en étendant les tentacules de son administration sur tous les autres. L’État se donne ainsi des airs de libéralisme en face de l’Académie ; nous verrons qu’ils sont aussi malfaisants l’un que l’autre. (Voir Administration des Beaux-Arts.)

Nous dirons, pour préciser autant que possible ce qu’on entend par les beaux-arts : ils sont limités à l’architecture, la sculpture, la peinture, lorsqu’on les considère séparément ; ils comprennent en outre, lorsqu’ils participent à des manifestations collectives, la poésie, l’éloquence, la musique, la danse et tous les dérivés des deux groupes : arts décoratifs, littérature dramatique, musique d’église, de concert ou de théâtre, chorégraphie. Nous nous en tiendrons ici aux beaux-arts proprement dits : architecture, sculpture, peinture, dans leurs rapports avec les arts décoratifs.

Tout d’abord, que sont les arts décoratifs que l’académisme prétendait repousser et traiter en parents pauvres, mais qu’il est de plus en plus obligé d’adopter ? Ce sont ceux de l’ornementation dans les constructions de l’architecture, dans la fabrication des objets mobiliers, des vêtements, des parures et, généralement, toutes les applications artistiques de l’industrie. Ils sont les animateurs de l’architecture qui est, sans eux, une chose morte chaque fois qu’elle ne s’intègre pas à la vie du milieu où elle est placée. Ils créent l’atmosphère dans la maison en y apportant leur rayonnement, c’est-à-dire la lumière, la grâce, l’harmonie des couleurs et des lignes. Ils excitent les sentiments des foules réunies pour des manifestations collectives, les invitant au recueillement ou à la joie. La distinction tendant arbitrairement à les exclure des beaux-arts, s’appuie sur ce qu’ils sont, pratiquement, des arts mécaniques ou industriels. Mais, dans leur utilisation, les beaux-arts proprement dits, ne sont-ils pas pareillement industrialisés, lorsqu’on reproduit, ― et parfois avec quelle absence de scrupules ! ― un monument, une statue, un tableau, un poème, une partition ? Qu’est-ce qui n’est pas industrialisé aujourd’hui, même parmi les choses qui paraissent les plus vénérables et qui sont les plus respectées ? Toutes les formes de la vie et de la mort trouvent leurs mercantis. Aucun art n’échappe à ce sort. La plupart des artistes sont devenus des boutiquiers et, suivant un mot ministériel, on trouve « étrange » l’obstination que mettent à ne pas faire parler d’eux, ceux qui font leur œuvre dans la retraite et le silence. Pour un peu, on verrait une tare dans cette obstination et on traiterait de malfaiteurs ceux qui s’y renferment. L’art véritable, le seul qui devrait compter aux yeux de ses puristes, est uniquement dans la création de celui qui le produit. Or, en quoi la création de l’artisan : peintre-décorateur, ébéniste, céramiste, graveur, ciseleur, verrier, émailleur, tapissier, relieur, etc… est-elle moins de l’art et moins belle que celle de l’architecte, du sculpteur, du peintre ? Phidias, sculptant les frises du Parthénon fut-il moins artiste que lorsqu’il exécuta la statue de Minerve ? Le Michel-Ange qui décora de ses fresques la Chapelle Sixtine, fut-il inférieur à celui qui sculpta la Pietà ? Et l’art d’un Benvenuto Cellini, d’un Bernard Palissy, d’un Boulle, ne serait pas du bel art, alors que l’architecture du Trocadéro, les hideux monuments aux morts qui souillent leur souvenir, les kilomètres de toiles barbouillées qui vont s’échouer chez les Dufayel de la peinture, en seraient !… On dit : « Il n’y a pas d’art, ou il n’y a qu’un art très inférieur dans les reproductions indéfinies des arts industriels » ; y en a-t-il davantage dans celles non moins indéfinies des beaux-arts ? La salière d’or, de Benvenuto Cellini, qui est une des merveilles du musée de Vienne, ne serait pas du bel art parce que ses reproductions pourraient être sur toutes les tables, et l’Angelus, de Millet, en serait malgré ses reproductions à des milliers d’exemplaires en d’affreux chromos, sur des tapis de table et jusque sur des descentes de lit, ce qui permettrait à des pieds sales, de marcher sur « l’art » ! Ce seul exemple suffit à démontrer la stupidité de la distinction faite entre les beaux-arts et les arts industriels, basée sur leur utilisation. Le sculpteur Rodin disait du travail de I’artisan-artiste qu’il était : « Le sourire de l’âme humaine sur la maison et sur le mobilier ». Or, il n’y a rien de plus beau, dans tout le domaine de la beauté, que le sourire de l’âme humaine.

Pendant longtemps il n’y avait pas eu de distinction entre les beaux-arts et les arts décoratifs. Confondus ensemble, ils avaient eu une histoire commune. On les aurait séparés d’autant plus difficilement qu’Ils étaient plus mêlés à la vie et avaient tous cette destination pratique qui est précisément celle des arts décoratifs : montrer la beauté de la vie.

La distinction devint plus facile, quand on sépara l’art de la vie, pour en faire une sorte de royaume spirituel réservé à des élus, et elle trouva ses prétextes dans le développement de l’industrie, réduisant de plus en plus la valeur esthétique des arts soumis à son exploitation. L’antiquité ne connut pas cette exploitation dans les objets fabriqués en série par le moyen des machines. L’objet était produit par l’artisan, et il pouvait toujours en varier la forme ou la couleur, au gré de sa fantaisie. La grande époque des arts décoratifs fut alors celle de l’Égypte. Elle brilla surtout par la polychromie. Tous les jours, dans les monuments enfouis, et qui sont, hélas ! si stupidement saccagés, on découvre des aspects nouveaux de cette décoration extrêmement variée, et qui s’appliquait à la perfection tant sur les objets les plus simples et des usages les plus intimes, que dans les monuments les plus grands. Chez les Grecs, l’œuvre décorative fut admirable surtout par l’ornementation sculpturale des monuments, leurs statues et figures de marbre ou de bronze. Chez les Romains, la décoration fut de caractère grec. On l’a retrouvée intacte dans Pompeï. Byzance surpassa de beaucoup Rome, par sa magnificence dans la décoration de ses monuments, par ses richesses dans le mobilier et par ses chefs-d’œuvre de mosaïque et d’orfèvrerie, ses miniatures et ses émaux. L’art arabe brilla d’autant plus dans l’ornementation, que la religion de Mahomet interdit les reproductions de la figure humaine. Aucun autre ne l’a dépassé dans les dispositions et les couleurs de ses tapis, ses tissus, ses ouvrages en cuir, ses faïences en majolique, ses verreries qu’avec une longue patience les artisans exécutaient sans autres indications que les traditions orales transmises d’une génération à l’autre. Une patience encore plus grande est à la base du travail des artisans d’Extrême-Orient. Aussi, leurs laques, leurs émaux avec incrustations de cuivre, leurs porcelaines, grès, aciers damasquinés, bronzes fondus à cire perdue, broderies, etc… présentent une perfection d’achèvement incomparable. Mais les arts arabe et extrême-orientaux ne se sont pas renouvelés.

Au Moyen-Âge, le véritable art français naquit et se développa en puisant aux sources populaires. Orfèvres, brodeurs, tapissiers, armuriers, gens de métiers, étaient tous artistes pour l’embellissement des objets nécessaires à la vie ; ils formèrent ces traditions de l’art véritable que l’on recherche aujourd’hui. La Renaissance, surtout en Italie, donna un éclat sans pareil aux travaux de l’artisan, en appliquant l’art à toutes les formes de la vie.

La distinction entre les arts est née avec la situation privilégiée des artistes, lorsqu’ils furent soi-disant « élevés » au-dessus des artisans, par les rois et les nobles riches qui les attachèrent à leurs maisons, dans des emplois où ils se confondirent plus ou moins avec la valetaille. Perdant peu à peu auprès de leurs maîtres, tout contact vivifiant avec la nature et le peuple, ils enfermèrent l’art dans des formes de plus en plus étroites et conventionnelles. Mais il fallait maintenir leur prétendue supériorité artistique. On fonda pour cela, les Académies et on y installa la cuistrerie pontifiante qui devait se dresser contre la vraie beauté. Rome et Florence virent les premières de ces Académies, à la fin de la Renaissance. En France, on fonda d’abord, en 1635, l’Académie Française, pour les gens de lettres, puis, en 1648, sur l’initiative de Lebrun, l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, Colbert créa, en 1663, l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, et, en 1671, il installa l’Académie royale d’Architecture. Ces fondations placèrent les beaux-arts sous le patronage de l’État, et inaugurèrent cet art officiel qui exerce toujours sa souveraine malfaisance.

Jusqu’à la Renaissance qui amena peu à peu cette transformation, les artistes n’avaient été que des ouvriers habiles qui apportaient dans l’exercice de leur métier, les formes nouvelles de leurs créations personnelles. Le travail était commun ; l’artiste produisait le modèle que l’ouvrier l’aidait à réaliser. Au Moyen-Âge, les architectes s’appelaient simplement maçons ou maîtres des œuvres de maçonnerie, les sculpteurs : imagiers ou tombiers, les peintres : enlumineurs.

Tous se confondaient avec la foule qui travaillait du compas, de la truelle, du ciseau, du pinceau, et les cathédrales, tant dans leur plan que dans leur construction et dans leur ornementation, ne proposent à notre admiration, que le magnifique anonymat des travailleurs, créateurs de génie ou simples manœuvres, qui les érigèrent. La vanité humaine qui, depuis, a voulu faire de l’artiste un surhomme, n’a fait que déshonorer l’artiste en le déchaînant contre l’art. Aujourd’hui, suivant le mode de démocratisation à-rebours institué par les démagogues, tout le monde a du génie et veut être artiste en quelque chose, depuis ces ministres interchangeables qui transfèrent d’un ministère quelconque à celui des beaux-arts leur incompétence souriante, jusqu’aux cordonniers qui se qualifient chausseurs et aux empailleurs d’oiseaux qui s’intitulent naturalistes. Toutes les professions sont devenues des beaux-arts, et Thomas de Quincey ne faisait qu’anticiper sur notre époque en y mettant l’assassinat ; grâce à « l’art de gouverner » et à « l’art de la guerre », il se perfectionne tous les jours.

La distinction entre les artistes et les artisans amena la distinction entre les arts. En France, les beaux-arts séparés des métiers, allèrent de plus en plus vers des formes pompeuses mais dépourvues d’originalité foncière. De même qu’on adaptait à la langue une antiquité qui la défigurait en prétendant la rendre plus noble, on imitait l’antique dans les arts, sans tenir compte qu’il ne répondait ni au caractère du pays, ni à son climat, ni à l’époque, et qu’il faisait perdre à l’art français, tout ce qui avait constitué sa nature propre. On créait une langue et un art « nobles » à côté de la langue et de l’art « roturiers » laissés au peuple de plus en plus méprisé. L’art roturier, c’était l’art décoratif, qu’on séparait de l’art proprement dit en le classant dans l’Industrie ; de même qu’on séparait l’artiste de l’artisan. Mais les traditions du travail d’art restaient chez ce dernier, et c’est chez lui que Lebrun lui-même dut aller les chercher lorsque, ayant constaté la lamentable déchéance des arts décoratifs, depuis le triomphe de l’académisme, il voulut les faire revivre. Il provoqua ainsi l’éclosion de l’art français le plus caractéristique et le plus original, celui du xviiie siècle, qui réunit les traditions des siècles passés dans la grâce, la légèreté, la coquetterie de l’architecture, de la décoration et de l’ameublement. Après cette époque unique dans l’art français et qui rayonna sur toute l’Europe, on retourna à une antiquité aggravée d’académisme napoléonien. Pendant tout le xixe siècle, les arts décoratifs ne trouvant plus aucune inspiration dans la vie populaire, végétèrent misérablement. Ils allèrent de l’antique au Louis XV, et de la Renaissance à l’Empire, cherchant à les combiner ensemble, mais ne produisant que des monstres et aboutissant, finalement, à l’horreur de ce qu’on a appelé le « style Fallières », qui caractérise la fin du xixe siècle et le commencement du xxe.

Des efforts sont faits depuis quelque temps, pour relever les arts décoratifs de la situation où ils sont tombés, et pour les remettre à leur vraie place parmi les beaux-arts. Paris a vu, en 1925, une Exposition des Arts Décoratifs. Si elle a montré certaines initiatives intéressantes dans les voies de ce qu’il y a à réaliser, elle a surtout révélé le mal qui pèse sur les arts décoratifs comme sur tous les arts en général : la bêtise académique conjuguée avec la tyrannie capitaliste. Que pourront faire les initiatives de quelques hommes dévoués à la beauté, contre la double puissance des officiels empanachés et des mercantis industriels, pour qui l’art n’est qu’un moyen d’exploiter les travailleurs et d’amasser de l’argent ?

Sait-on combien l’État, qui entretient somptueusement tant de majestueux parasites, paie les artisans-artistes de sa manufacture de Beauvais ? Voici leurs salaires : artistes tapissiers, chef, sous-chefs, 5.800 à 14.000 fr. Élèves appointés, 5.000 à 5.800 francs. Élèves à l’essai pendant deux ans, 1.500 fr. Dans quel ministère des chefs, sous-chefs ou simples expéditionnaires se contenteraient de pareils salaires ? Pendant que l’Exposition des Arts Décoratifs montrait par-dessus tout le puffisme capitaliste, l’Œuvre de l’hospitalité de nuit, publiant sa dernière statistique, faisait connaître que dans l’année écoulée, elle avait abrité dans ses asiles, près de cinquante mille indigents et que, sur 650 individus n’appartenant pas à des professions ordinaires, il y avait eu 376 ouvriers d’art !

L’œuvre de rénovation de l’art ne pourra aboutir que lorsqu’on ira chercher dans les sources d’inspiration générale et populaire, une sève et une vie nouvelles. Pour cela, il faut que l’art devienne révolutionnaire. Quand les artistes et les artisans, se donnant la main pour un effort commun comme celui des temps où ils se confondaient, se lèveront pour abattre l’académisme qui étouffe leur initiative et le capitalisme qui les exploite, les affame et les tue, ils pourront alors réaliser l’œuvre de renaissance de l’art, et l’offrir aux hommes comme la parure de cette vie libre qui doit être le bien de tous. ― Édouard Rothen.

Beaux-Arts. (Administration des). Nous lisons, dans la Grande Encyclopédie : « L’Administration des Beaux-Arts a pour attributions essentielles, d’une part, la conservation et l’accroissement de nos richesses artistiques, d’autre part, l’enseignement de tous les arts ou plutôt une sorte de direction élevée et impartiale laissant à l’art, la liberté sans laquelle il ne saurait s’épanouir ».

Voilà, dira-t-on, une administration vraiment utile. Elle le serait si tout cela n’était pas qu’une façade ; mais en fait, l’Administration des Beaux-Arts n’est que ce que sont toutes les administrations de l’État, et celle-ci est d’autant plus malfaisante qu’elle s’occupe des choses de l’esprit. En fait, comme l’écrivait Octave Mirbeau : « L’État possède un ministère spécial où il cuisine et triture l’art comme en d’autres ministères on triture et cuisine la justice, les finances, l’armée, les élections, car si les plats diffèrent, la cuisine est partout la même ». Par ce ministère, l’État exerce son pouvoir sur tout ce qui est de l’art et se rattache à l’art : travaux d’art et musées, enseignement et manufactures nationales, monuments historiques, théâtres, palais nationaux, etc… Il a pour cela un Conseil supérieur des Beaux-Arts, avec une foule de conseils spéciaux, de commissions, de sous-commissions, de comités, de sous-comités, d’administrateurs, de directeurs, de conservateurs, de bibliothécaires, de professeurs, d’archivistes, d’inspecteurs, de contrôleurs, de surveillants, etc… Et au-dessus de toute cette hiérarchie plane l’Institut.

« L’Institut, a écrit encore Octave Mirbeau, voilà la grande plaie dont souffrent, s’étiolent et meurent les Beaux-Arts. On ne le dira, on ne le criera jamais assez haut. L’État ne peut s’habituer à considérer l’Institut pour ce qu’il est réellement, c’est-à-dire un étroit groupement de personnalités intrigantes, vaniteuses et médiocres, un syndicat solidement organisé d’âpre commerce et de peu avouables intérêts de caste, qui s’est donné la mission malfaisante et productive de maintenir l’art au plus bas niveau ― à son niveau ― afin d’en rester, sans conteste, le seul bénéficiaire. L’État, qui ne croit plus en Dieu, croit encore à l’Institut ; il croit du moins ― ignorance ou snobisme, marchandage peut-être ― que l’Institut est une force éducatrice, moralisatrice, le refuge du goût, une élégance décorative dans l’État. Lui qui a chassé le moine de ses écoles, le crucifix de ses prétoires, qui tente de briser l’omnipotence corruptrice de l’Église, tout au moins de la réduire à son minimum de danger social, il n’a que des respects, un vrai culte pour l’Institut, et il ne se montre à lui que dans la posture humiliée du plus servile agenouillement, car il espère bien en être, un jour ou l’autre, dans la personne de ses représentants, frotter sa roture aux blasons percés des ducs, et coudre les palmes vertes aux manches de l’habit de ses ministres. Et non seulement il le respecte, le flatte, le courtise, mais il lui assure une ingérence officielle, une véritable prépondérance administrative, dans l’État. Dès que le plus médiocre des mortels, par intrigue ou corruption, parce qu’il est riche, dévot ou bellâtre, aimé des femmes et de l’Église, parce qu’il possède un beau nom, un château historique, des collections historiques, tout cela généralement faux, comme l’histoire, et pour des raisons encore plus basses et quelques-unes très sinistres, dès que ce mortel est élu membre de l’Institut, on le présente avec pompe au Président de la République, qui le confirme académicien et le consacre immortel, au nom de l’État. Afin de lui valoir sur tous ses contemporains, dans les choses de l’esprit, une supériorité protocolaire indiscutable, que son manque de mérites, son absence totale de talents n’avaient pu lui conférer jusqu’ici, on l’affuble comme dans les pompes funèbres et les opérettes parodistes, mais avec infiniment moins de pittoresque, d’un costume assez ridicule et qui en impose toujours aux barbares. Il a des broderies de soie verte au collet de son habit, des plumes frisées à son chapeau ; à son côté bat une simili-épée à poignée de nacre. De même qu’un homme de peine sous un fardeau, il plie, sue et halète sous le poids des décorations, brochettes, écharpes, crachats, cravates, carcans, rouges, jaunes, bleus ou verts, qui lui étranglent le cou, lui étouffent la poitrine, lui courbent le dos, empêtrent sa marche, car il a des croix qui lui descendent jusqu’au bas des reins, jusqu’entre les jambes. C’est vraiment le dernier personnage de la dernière opérette. De ce fait, il a le pas sur tous les autres ; sa place est marquée au premier rang, dans toutes les cérémonies publiques et dans tous les dîners en ville. Il défile en tête de tous les cortèges officiels. M. Camille Doucet avant Molière, M. Albert Vandal avant Michelet, M. Coppée avant Baudelaire, M. Bourget avant Flaubert et Balzac. »

C’est sous la tutelle de cet Institut, que l’Administration des Beaux-Arts se manifeste par son armée de ronds de cuir sans compétences, aussi malfaisants sinon aussi ridicules, dont la suffisance interchangeable s’accommode de tous les emplois, comme celle de ses ministres, et qui, rendant inutiles les efforts des rares artistes égarés parmi eux, s’appliquent à étouffer toute manifestation d’art qui n’a pas reçu l’approbation de l’Institut. On la voit exercer sa dictature néfaste sur les musées, sur les bibliothèques, sur les théâtres, sur les écoles, partout où l’art, s’appuyant sur les richesses du passé, pourrait se vivifier, s’enrichir encore, se renouveler et trouver cette « liberté sans laquelle il ne saurait s’épanouir ».

Elle manifeste une hostilité hargneuse à tout artiste nouveau, supérieur, qui n’a pas été couvé par l’Institut et apporte une œuvre originale. Les plus grands artistes contemporains ont été poursuivis par elle et, lorsqu’on veut connaître leur œuvre, c’est à l’étranger qu’il faut aller la chercher. L’Administration des Beaux-Arts n’a d’autre objectif que de réaliser cette formule de M. Leygues, quand il était son chef, comme ministre : « L’État ne peut autoriser qu’un certain degré d’art », et elle s’acharne dans cette bêtise incurable et inamovible. Ce sera la tâche de l’art révolutionnaire de la déboulonner de son rond de cuir.

Edouard Rothen.


BÉNÉFICE. n. m. (du latin beneficium ; de bene bien et facere, faire). Gain, profit matériel ou moral. Exemple : les politiciens retirent de leurs apostasies, des bénéfices matériels de toutes sortes ; les anarchistes ne retirent de leur propagande qu’un bénéfice moral.

Trop nombreux, hélas, sont les hommes qui se préoccupent des bénéfices matériels avant de se préoccuper des bénéfices moraux.

Le commerçant qui accapare des marchandises de première nécessité pour provoquer une hausse, l’arriviste qui flatte les puissants, le politicien qui fait mille promesses qu’il a l’intention de ne pas tenir, tous ces gens-là n’ont qu’un seul désir : accumuler bénéfices sur bénéfices. Au contraire, le savant, l’apôtre, l’artiste sincère, peu soucieux des bénéfices pécuniaires, sont prêts à endurer toutes les privations pour mener à bien l’œuvre entreprise. Leur seule récompense sera le bénéfice moral qu’ils retireront de l’estime des honnêtes gens, et cette récompense leur suffit. Ce sera une des tâches de la Révolution sociale, de balayer les agioteurs et parasites de tout acabit, qui amassent des fortunes aux dépens des hommes laborieux.


BERGER (mauvais). On appelle mauvais berger, celui qui profite de l’influence ou du pouvoir qu’il a acquis sur les masses, pour tromper et dépouiller celles-ci. Exemple : Les politiciens sont les mauvais bergers du peuple. Innombrables sont les mauvais bergers, dans la société actuelle. Les politiciens mis à part, il y a encore les philosophes, les penseurs, les artistes qui, profitant de l’auréole que leur confère leur talent, mettent leur intelligence et leur nom au service des dirigeants. Il faut démasquer tous ces mauvais bergers, qui exploitent cyniquement l’inconscience du troupeau ― jusqu’à ce que le troupeau lui-même, prenant conscience de sa veulerie, châtie à son tour les criminels qui l’ont dupé.


BERNER. v. a. Le verbe berner, au sens propre, signifie taire sauter quelqu’un en l’air dans une couverture, mais il est beaucoup plus employé au sens figuré : tromper en se moquant, ridiculiser, bafouer. Exemple : Le candidat à la députation berne ses électeurs. La classe ouvrière a toujours été bernée par ceux qui font mine de s’occuper d’elle.


BESOIN. n. m. Privation ou sentiment de privation, qui porte à désirer. Il faut distinguer les besoins de première nécessité et les besoins de luxe. Pour satisfaire leurs besoins de luxe, toujours croissant, les possédants n’hésitent pas à rogner sur les besoins de première nécessité des travailleurs. Pourtant, à peu de chose près, les besoins de tous les hommes sont identiques. Le travailleur, aussi bien que le parasite enrichi, sent lui-aussi, le besoin d’un peu de bien-être ou de superflu, pour rendre sa vie plus agréable. Mais la société actuelle ne lui reconnait qu’un besoin : le besoin de pain, pour qu’il puisse continuer à subsister et à travailler pour le plus grand profit de la caste dirigeante. Il en est de même pour les besoins intellectuels. L’ouvrier aimerait souvent à s’instruire comme les fils fortunés de la bourgeoisie. Mais la société, voulant qu’il demeure dans son ignorance, lui en refuse les moyens. Elle estime que seules les classes privilégiées ont besoin d’une nourriture intellectuelle. Quant aux travailleurs, c’est à peine si, dans ce domaine, on leur reconnait un peu plus de besoins que les animaux. Seule la Révolution sociale pourra rétablir l’équilibre des besoins humains et supprimer ces odieux privilèges de classe.

Besoin. C’est du besoin que sont nés les arts, les industries et les philosophies. Le besoin a créé l’homme. Il en a fait un être sentant et pensant. C’est par le besoin que l’homme est sorti de l’animalité. Aux prises avec la nature, les premiers hommes ont été obligés de lutter pour vivre. Même en mettant à leur disposition ses immenses ressources, cette nature ne les a point dispensés de l’effort. Comme tous les animaux, l’homme a éprouvé le besoin de se réaliser, tantôt en s’adaptant aux circonstances, tantôt en les combattant. L’homme-singe qui vivait il y a 500.000 ans a dû s’ingénier pour découvrir les moyens capables d’assurer son existence. Cet homme était surtout préoccupé de pourvoir à sa nourriture, mais dans cette recherche constante son cerveau a réfléchi, et lentement, l’hominien tertiaire a pris conscience de lui-même et de l’univers. C’est le besoin qui a créé les différentes races d’animaux qui se sont succédé sur le globe depuis l’apparition de la vie. Supprimer le besoin, vous supprimez la création. Les besoins, c’est la vie entière. L’esprit a ses besoins, comme le corps. L’homme a besoin de pain idéal autant que de pain matériel : la beauté, sous toutes ses formes, lui est nécessaire. L’histoire des besoins, c’est l’histoire de la civilisation humaine. « Les vrais besoins de l’homme ne sont autre chose que les nécessités de la nature », disait Rousseau. L’homme cherche ce dont il est privé : il lutte pour le conquérir. Ceci est vrai pour la vie morale comme pour la vie physique. L’homme a autant besoin de liberté (sous toutes ses formes) que de nourriture. Manger et penser, c’est être libre. Ce qui caractérise avant tout le besoin, c’est une privation, un manque, l’absence de quelque chose. « Tout désir est un besoin, une douleur commencée », d’après Voltaire. Celui qui désire quelque chose souffre. Cependant, sans désirs, que serait l’homme ? L’être supérieur souffre du manque d’idéal : il espère toujours que de la douleur humaine naîtra une humanité meilleure. Seule, l’impuissance n’espère rien, ce qu’elle espère, ce sont des choses insignifiantes. Le besoin crée l’An-archie (ne pas confondre avec la pseudo-anarchie des dirigeants), c’est-à-dire le Progrès, le rêve du meilleur. ― Envisagée du point de vue individualiste, la question du besoin s’éclaire. Si les mêmes besoins conviennent à tous les hommes, il faut tenir compte des différences de tempérament. La santé pourra rentrer en ligne de compte. L’un peut résister à une grande fatigue : un autre offre moins de résistance, d’endurance. Chez le même individu, à différentes époques de sa vie, les besoins ne sont pas les mêmes. Certains jours, on se sent un besoin d’action, de lutte, d’union, de sympathie, certains autres de solitude, de recueillement, d’isolement. On est las, on éprouve un immense soulagement à se sentir seul, loin de toute agitation, on se réfugie dans la tour d’ivoire (les grands créateurs, les hommes de pensée et d’action, les esprits qui ont souffert ont besoin, à de certaines heures, de calme, de repos, de se retrouver face à face avec eux-mêmes). Tel besoin convient à la jeunesse qui n’a plus sa raison d’être pendant l’âge mûr. Les besoins du vieillard ne sont pas les mêmes que ceux de l’enfant. La femme n’a pas les mêmes besoins que son compagnon : il lui faut des chiffons, des parfums, des fards… Tel homme éprouve le besoin de penser, de rêver, d’aimer, d’agir, de travailler, de s’instruire. Tel autre, celui de discutailler, discourir à perte de vue, de mentir, de trahir ses amis, de politicailler. Il y a des gens qui cherchent à se rendre intéressants par tous les moyens, sauf par des moyens intelligents. Les besoins du politicien ne sont pas les mêmes que ceux de l’artiste. L’artiste né sent le besoin de créer. Ce besoin chez lui est irrésistible. Il créera, dût-il y laisser sa peau. Tel besoin, tel homme, peut-on dire. Dis-moi quels sont tes besoins, je te dirai qui tu es. Le besoin de vérité, d’idéal, d’harmonie, sera toujours le besoin dont souffriront certaines âmes, plus nobles que les autres. Ce besoin, les hommes d’affaires n’en ont cure : d’autres préoccupations les hantent. L’humanité est composée de deux races d’hommes : ceux qui ont des besoins inférieurs et ceux qui ont des besoins supérieurs. Chacun trouve son bonheur où il mérite de le trouver. Un besoin d’harmonie possède l’écrivain, épris de belles formes et de belles pensées, harmonie qu’il souhaite de voir triompher dans la vie entière. Un besoin de lutte caractérise l’homme d’action (qui n’est au fond, qu’un homme de pensée, car j’exclus des hommes d’action les politiciens et les guerriers, qui sont des hommes d’agitation). Il faut que cet homme crie sa soif de vérité et de justice, dût-il sacrifier à ce besoin, son repos, son bonheur. Il n’a de cesse qu’il n’ait vaincu quelque iniquité, fait triompher quelque beauté. L’homme sincère a besoin d’amour, de sympathie, d’affection. Il les trouve rarement. Pour créer, l’artiste a besoin d’être compris, secondé. Quiconque travaille a besoin d’être soutenu, défendu. L’indépendance et la liberté lui sont aussi nécessaires que le pain : si on les lui refuse, il les prend. Le créateur s’isole du troupeau, et crée malgré l’hostilité qui l’entoure. Que d’efforts ne fait-il pas, qui pourraient lui être épargnés, s’il ne rencontrait des embûches partout où il passe ! Le besoin d’idéal qui est en lui réagit et vient à bout de tout.

Classification des besoins. On peut adopter différentes classifications des besoins, qui se ramènent à celle-ci : les besoins de l’intelligence, les besoins du cœur, les besoins du corps, en étroite corrélation avec les premiers. La faim, la soif, l’instinct génital sont des besoins. Les inclinations, penchants, aspirations, sont aussi des besoins. Il y a des besoins physiologiques, et des besoins psychologiques. Ces derniers sont liés aux premiers. Essayez de penser, de rêver, de vous donner à quelque noble tâche si vous souffrez cruellement, si vous tombez d’inanition, si votre existence est empoisonnée par la misère et la douleur (et par les chagrins, les tortures morales, ajouterons-nous). Ce n’est que par un miracle que l’être malheureux pourra vivre d’une vie intellectuelle différente de celle de la brute. Il y a des besoins matériels et des besoins moraux. Ils sont aussi nécessaires à la vie de l’individu. L’homme n’est pas un pur esprit, il n’est pas que matière. Il est à la fois l’un et l’autre. Il importe que tous les besoins soient satisfaits. À chacune des fonctions de l’organisme correspond un besoin : besoins de nutrition, de respiration, de reproduction, de locomotion, d’exercice, de repos, de sommeil, de grand air, de lumière, etc…

La faim, la soif, sont à la base de tous les besoins. Si, l’homme ne se nourrit pas, il est incapable d’accomplir quoi que ce soit, c’est la mort. Les besoins moraux sont des besoins esthétiques, scientifiques : besoin de créer de la beauté, de se donner, de se dévouer. L’homme veut s’instruire, il veut connaître le but de la vie (nous parlons de l’homme intelligent). Il veut prendre conscience de lui-même et du monde qui l’entoure. Il veut savoir, afin de pouvoir. Proudhon distinguait entre les besoins de première nécessité et les besoins de luxe. Cette distinction est fondée. Les besoins de l’intelligence, ― insistons là-dessus ― ne sont pas des besoins de luxe. Ils sont aussi nécessaires que le besoin de manger et de boire. La pensée et l’art sont utiles ; mais d’une utilité idéale et désintéressée, peut-on dire, différente de l’utilité pratique. Besoins physiologiques et besoins psychologiques sont aussi légitimes. Avantager les uns au détriment des autres, ce serait une erreur. La vie n’est faite que de besoins : ôtez-les, la vie s’écroule. C’est le néant. La loi, en légalisant les besoins, les fausse et les détruit. Elle ne les permet qu’en de certaines conditions, et selon certains rites. La loi tyrannise, châtre, annihile. L’homme doit satisfaire librement tous ces besoins, sans en demander l’autorisation à qui que ce soit. Il doit vivre intégralement. Il doit penser, aimer, jouir. S’il satisfait un seul de ses besoins, au détriment des autres, il est incomplet. Il n’est ni sain ni équilibré. C’est le désordre, le chaos qui règnent en lui. L’harmonie déserte son existence. Il est prisonnier de son esprit ou de son corps. Il est l’esclave de ses sens ou de son cerveau. Les nerfs le dominent. La régularité des besoins, leur exercice normal engendrent la santé morale et physique. Il y a différentes maladies morales qui proviennent de la satisfaction exagérée d’un besoin, d’une hypertrophie du « moi », résultant d’un déséquilibre chez le sujet : scepticisme, dilettantisme, snobisme, etc… Le mal pénètre chez lui sous différentes formes. Il se crée une vie imaginaire, à rebours, où dominent l’inquiétude, l’hésitation, le marasme. On peut supprimer ces maux par la volonté. La volonté régularise les besoins, les fait vivre en bonne intelligence. Elle aplanit leurs conflits. L’absence de volonté (aboulie) laisse s’imposer les besoins, en fait autant de tyrans. Au contraire, l’homme qui satisfait normalement tous ses besoins est un être libre et vivant. Il est bien portant moralement et physiquement. Il sait ce qu’il veut : il connaît ses moyens. Il se possède et se maîtrise.

Il faut équilibrer les besoins. Le conflit entre besoins du cœur et ceux de la raison, entre l’action et la pensée engendre une inquiétude perpétuelle, une anxiété, une lassitude, une hésitation. La prudence, la réflexion, la sagesse doivent y mettre un terme. Le mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un corps sain) des anciens est réalisé dans sa personne. Ainsi libéré, l’homme sain est fort, il ne s’arrête à aucun préjugé, brise les obstacles qui s’opposent à sa marche en avant. Ce n’est pas lui qui s’adaptera, par calcul, à une fonction dégradante : ni morale ni politique sera sa devise. Il renoncera à vivre la vie stagnante que vivent la majorité des individus. Ce sera un être courageux et sincère. Son héroïsme n’aura rien à voir avec l’héroïsme de pacotille des héros d’opérette. Ces besoins légitimes qui font de l’homme non plus une machine, mais une personnalité, la société les réprime, les comprime ou les supprime par les religions, les morales, les politiques. Elle met un frein, non aux appétits, comme elle l’insinue, mais aux aspirations les plus nobles. Quant aux instincts comme celui du meurtre, elle les légalise et les justifie par le mensonge. Les besoins essentiels, détournés, atrophiés, falsifiés, cèdent la place a des besoins factices, qui sont la mort de l’individu, résultat cherché, voulu, obtenu systématiquement, automatiquement par la société. Tout à l’opposé de ces besoins normaux, les besoins anormaux, cultivés, développés par l’esprit grégaire, font leur œuvre d’abrutissement. Des besoins d’esclaves remplacent les vrais besoins, créant les différents dominismes et servilismes.

Besoins artificiels. — En face des besoins naturels, à la fois physiologiques et psychologiques, ― l’homme étant un être complet chez lequel le ventre, le cœur et l’esprit étroitement associés, réalisent l’harmonie dont parlait Platon, ― il existe des besoins artificiels, qui sont sociaux, acquis, héréditaires. Il faut établir une distinction entre l’usage et l’abus des besoins. C’est l’abus qui fait tout le mal, qui crée l’incohérence, le déséquilibre. Trop boire, trop manger nuit autant que de ne pas assez boire, de ne pas assez manger. User, non abuser, est en fait de besoins, une bonne méthode. L’abus se traduit par une diminution de la vie chez l’individu : il se traduit par la misère, par la folie, par toutes sortes de tares physiques et morales, de tics, de manies, d’idées fixes et phobies. Il y a des gens qui ne peuvent pas se passer de prendre l’apéritif. C’est plus fort qu’eux. Le tabac joue un rôle aussi important que l’alcool : il y a des gens qui fument des paquets de cigarettes ou bourrent sans cesse une pipe ! Les besoins naturels deviennent artificiels par l’emploi d’aphrodisiaques, soporifiques, etc… La morphine est très recherchée. Certaines personnes ne peuvent s’en passer. La coco fait des victimes (nous pensons cependant que si des gens veulent se cocaïniser, c’est leur droit, et que la police n’a pas à fourrer le nez dans leurs affaires). Opiomanes (mangeurs, buveurs et fumeurs d’opium), éthéromanes (amateurs d’éther) toxicomanes (fervents de toxiques), érotomanes (cherchant des sensations rares ou des raffinements de volupté ― la volupté n’est-elle pas un art ?, ― kleptomanes (nom donné aux voleurs du grand monde, alors qu’on se contente de dire du pauvre bougre : c’est un voleur), dipsomanes ou bistromanes (catégorie de citoyens qui enrichissent les marchands de vins), etc…, etc…, tous ces gens-là, c’est entendu, ont le droit de faire ce qu’il leur plaît, et ce n’est pas au nom d’une ligue quelconque que nous demanderons leur « arrestation ». Ils ne font de mal qu’à eux-mêmes. Qu’on les laisse s’amuser et se distraire à leur façon. Ça les regarde. Ils se sont créé des besoins, et ce n’est pas à la société, qui en est responsable, à exiger des sanctions. Les besoins artificiels développés par la pseudo-civilisation, sont innombrables. Ils sont d’ordre physiologique et d’ordre psychologique, affectant à la fois l’intelligence et la sensibilité. Tous appartiennent à la pathologie et peuvent être traités par la psychothérapie. Il y a une tératologie morale comme il y a une tératologie physique, qui préoccupe les psychiatres, gens trop entichés d’idées bourgeoises pour trouver une solution, un remède. ― Le groupisme engendre des besoins appartenant au genre mégalomane (folie des grandeurs). On ne sait pas tout ce que le besoin de galon peut faire d’un individu : il le réduit à l’état de loque, de chiffon. L’homme rampe jusqu’à ce qu’il ait obtenu le grade qu’il convoite. Or, le grade dégrade. Il avilit celui qui s’en prévaut pour commander aux autres. Le galonné n’a aucune valeur personnelle. Il tire sa puissance et son autorité d’un symbole. Cela lui donne tous les droits. Le besoin de se montrer, de parader, de commander, rend idiots certains hommes. Leur mégalomanie n’a pas de bornes. Elle est, comme la bêtise, infinie. Qu’avons-nous besoin de galons pour être heureux, de titres, de décorations ! Il y a des gens qui se donnent beaucoup de mal pour obtenir la moindre distinction honorifique. S’ils n’obtiennent rien, ils sont bien malheureux, leur existence est empoisonnée. Ils sont à plaindre. On voit chaque année, aux époques de distribution de bouts de ruban (palmes, rosettes, etc…), de pauvres êtres qui parcourent anxieux la liste des élus et qui n’arrivent pas à se consoler si leur nom n’y figure pas, malgré force recommandations. Ils ne mangent plus, ne dorment plus, leur front s’assombrit. Leur pâleur s’accentue chaque matin. Ils dépérissent à vue d’œil. Sûrement ils ne feront pas de vieux os. Ils sont victimes de la manie des décorations qu’on se met à la boutonnière comme des sauvages se passent des anneaux dans le nez. Qu’auraient-ils eu de plus s’ils avaient obtenu un ruban rouge, violet, vert ou jaune ? Rien. Un peu plus de suffisance, c’est tout ! On voit des mercenaires travailler toute leur vie pour le compte d’une administration ou d’un richissime patron, endurer toutes les privations, toutes les tortures, dans l’unique but d’orner leur veston ou leur paletot d’un signe d’esclavage. Que de mal se donnent de pauvres diables afin de décrocher, à deux pas de la tombe, la « médaille des vieux serviteurs » ! Que ne se décorent-ils eux-mêmes, avec une fleur ou un bout d’étoffe ! « C’est notre vanité qui étend nos besoins », écrivait, au dix-septième siècle, Mme de Maintenon, bien placée pour s’en rendre compte. Le besoin de se distinguer par quelque anomalie (ne confondons pas originalité et excentricité), de se faire remarquer, d’attirer sur soi l’attention, coûte que coûte, par tous les moyens, obsède certains êtres. Incapables de se distinguer par le talent, ils ont le talent de se distinguer. Ils se livrent à toutes sortes d’exhibitions, et ne réussissent qu’à se rendre ridicules. Les applications de la science ont créé des besoins nouveaux pour l’homme moderne : l’automanie (ou manie de l’auto), la télémanie (ou manie d’avoir chez soi un appareil de T.S.F.), la phonomanie (ou manie du phonographe), la cinémanie (ou manie du cinéma), etc…, etc… Le besoin d’aller vite est un des plus pressants, c’est le cas de le dire : on se précipite, on court, on se lance… C’est une folie ! Chacun veut aller plus vite que le voisin : on bouscule, on piétine, on renverse, qu’importe ! Il s’agit d’être le premier au bureau ou à l’atelier. On se casse une jambe en route, ou l’on crève l’œil d’un passant. C’est le progrès qui veut çà ! Les moyens de locomotion exaspèrent ce besoin : on trouve qu’ils ne vont jamais assez vite : métro, autobus, sont pris d’assaut (la métromanie est entrée dans nos mœurs, l’humanité ne peut plus s’en passer). Les chauffeurs pèchent pas excès de vitesse. Tout cela développe l’agitation. La manie des sports (ou sportomanie) s’ajoute à bien d’autres, si nombreuses, qu’il est impossible de les énumérer toutes. Signalons, cependant, parmi les derniers besoins d’une humanité à l’envers, la dancinomanie, ou manie du dancing. Les femmes se paient un danseur (ça coûte cher !). Des gens mettent leur point d’honneur à danser cent heures de suite. C’est un record. Nouvelle folie à ajouter aux anciennes. « De mon temps, disent les vieilles gens, on ne connaissait pas tout cela. On s’en passait, et on vivait. Mais aujourd’hui ! » Les vieilles gens n’ont pas tort (elles cessent de radoter sur ce point). L’avenir n’est guère rassurant. L’humanité qui s’annonce avec de tels besoins est une humanité où le dernier mot appartiendra à la sauvagerie. Je n’ai rien dit de la manie des guerres ou polémomanie, de toutes les manies issues du patriotisme, du chauvinisme.

La force physique seule est admirée. Quant à la force intellectuelle et morale, elle ne compte pas. On n’admire que les brutes. Les gens se passionnent pour des combats de boxe, des prouesses d’aviateurs, et même des parties de tennis. Ils s’extasient devant le muscle. Il n’y a rien dans les cerveaux, incapables de penser à autre chose qu’à un coup de poing, une prouesse sportive, un défilé de gymnastes. Les conversations des gens sont idiotes. Ce qu’ils lisent est à la hauteur de leur mentalité. Certaines personnes éprouvent le besoin de lire d’un bout à l’autre une feuille journalistique sans intérêt. Çà leur suffit. Avec cela, leur journée est bien remplie. Leur conscience est satisfaite. Bavarder des heures, et ne rien dire de sensé, telle est la principale occupation de bien des gens. Il en est qui ont des besoins de curiosité alimentés par la calomnie, l’envie, la jalousie. Ils épient leurs voisins, écoutent aux portes, propagent des racontars, etc… Leur unique occupation, dans l’existence, c’est de dire du mal des autres. C’est un besoin chez eux de papoter, de bavasser et de baver sur ceux dont la tête, pour une raison quelconque, ne leur revient pas. Ils brouillent les meilleurs amis. ― Chez certaines femmes, le besoin de toilettes prime tout le reste. Elles se vendent, pour être bien habillées. Elles jalousent une rivale mariée à un homme riche, ayant des bijoux, des robes, des manteaux. La coquetterie, chez les femmes, est un besoin lancinant, obsédant, qui leur fait perdre toute raison, toute pudeur. Un chapeau, un ruban, un jupon, une combinaison les rend folles. Une boîte de poudre-de-riz leur tourne la tête. Un parfum les grise. La parure est leur seule raison de vivre. Quant aux idées, elles n’en ont point. Ces femmes éternisent l’ignorance, le fanatisme, la guerre au sein de l’humanité. Que la femme se pare, s’embellisse, rien de mieux, mais qu’elle embellisse du même coup son cerveau, et surtout qu’elle cesse d’accorder aux colifichets l’importance qu’ils n’ont pas. La vie ne se réduit pas à un chiffon de soie.

On voit des écrivains, des artistes, et même des savants, qui ont des besoins d’argent, gâcher les plus beaux dons, se vendre au plus offrant, bâcler des œuvres médiocres, diminuer leur personnalité en acceptant toutes les compromissions, s’abaisser au rôle de vulgaires mercantis. Beau spectacle à donner aux jeunes intellectuels qui cherchent leur voie ! Le monde intellectuel possède ses renégats et ses vendus, comme celui de la politique. Pour de l’argent, artistes et écrivains se prostituent. C’est du propre ! Ne pouvant se résoudre à limiter leurs besoins, imitant les gens riches qui veulent toujours posséder davantage pour jouir davantage, leur œuvre en souffre. Ils produisent à la va vite, n’importe quoi, pour un éditeur, un journal, une exposition, un marchand de tableaux. Une fois qu’ils sont sur la pente, ils continuent : c’est si facile de gagner beaucoup d’argent avec peu de talent ! Quand ils étaient sincères, travaillant selon leur conscience et mettant leurs actes en harmonie avec leurs pensées, ils étaient pauvres. Maintenant qu’ils sont dans le mouvement, ils sont riches. Ils ne peuvent guère renoncer aux avantages qu’ils tirent d’un travail bâclé, d’une prostitution quotidienne. L’écrivain, l’artiste qui ont des besoins d’argent, s’abaissent au niveau de la foule. Ils cessent de faire partie de l’élite créatrice. Le besoin d’argent fait faire aux gens qui ont trop de besoins les pires platitudes. Ils sont répugnants. ― Ce que l’argent fait commettre de bêtises, aux individus, est inimaginable. On voit des commerçants se priver du moindre plaisir, ne pas quitter un seul jour leur boutique, pour mettre de côté tant de billets à la fin de l’année (il est vrai qu’ils vendent assez vite leur fonds et vont vivre à la campagne, dans un château qu’ils se sont payé). Des ouvriers, des employés font des heures de service supplémentaires, au lieu de respirer, afin d’avoir un peu plus d’argent dans leur poche. Ils n’en tirent aucun profit. L’avare entasse des sous et meurt sur un grabat. Plutôt que de dépenser un liard, des gens aisés restent chez eux, ignorent les champs, les bois, la mer. Triste humanité que cette humanité de lucre ! Le bistro crève alcoolisé sans avoir jamais quitté le comptoir puant la vinasse qui résume pour lui l’univers. Combien de gens font comme lui, par esprit de lucre, avarice, inertie. Ils ne sont pas intéressants. Il en est qui travaillent toute leur vie et se privent de tout, pour acheter, sur leurs vieux jours, un lopin de terre. Aussitôt installés dans leur bicoque, ils meurent de vieillesse, ou d’accident. D’autres veulent avoir un fonds de commerce, diriger une industrie, etc… L’humanité présente est tiraillée par toutes sortes de besoins, dont le plus tyrannique est celui de gagner beaucoup d’argent en peu de temps. L’ouvrier cherche à devenir patron pour embêter les autres à son tour. Il ne se souvient d’avoir été ouvrier qu’afin de mieux faire sentir la distance qui le sépare, lui, patron, de ses ouvriers ! Il fait ce que son ancien patron faisait avec lui. Quand un ouvrier devient contremaître, il n’a plus de camarades. Ceci se passe comme à la caserne : le camarade qui devient caporal ou sergent ne veut plus qu’on le tutoie. Il se croirait déshonoré s’il sortait en votre compagnie.

Améliorer son sort est légitime. On n’est pas un « type épatant » parce qu’on se laisse exploiter. Nulle part, ne nous laissons exploiter. Revendiquons (intelligemment) nos droits. Cependant, il existe des individus qui cherchent à améliorer leur sort sur le dos des autres. Ils veulent arriver, coûte que coûte, par tous les moyens. Des gens n’ont aucune sincérité. Quand ils changent de situation, ils changent d’opinion. Combien en avons-nous vus se renier, par intérêt ! Ce sont les besoins qui sont cause, pour une grande part, du fléau connu sous le nom de vie chère. Les commerçants, volés par l’État, volent les consommateurs, qui se volent entre eux. C’est à qui se volera le plus. Le mal empire chaque jour. Il n’y a plus de frein à la hausse des denrées. ― À mesure que la pseudo-civilisation prend possession de l’humanité, elle multiplie les pseudo-besoins, au détriment des vrais. À la place d’une instruction rationnelle, vivante, elle installe le pédantisme. À ceux qui ont faim, elle offre des réjouissances, qui coûtent fort cher. Pendant que le peuple s’amuse, il oublie sa misère. La pseudo-civilisation, en multipliant les faux besoins et en se gardant bien de satisfaire les vrais, a fait de la terre entière un enfer. La situation se complique de jour en jour. On se demande si de cette pourriture, naîtra une humanité régénérée, ou si l’humanité ne s’anéantira pas, ne se détruira pas, par sa faute. On ne sait où on va. Le luxe imbécile des classes dirigeantes entretient la haine et l’envie parmi les classes dirigées, qui ne poursuivent désormais qu’un but : les remplacer pour les imiter. Jouir bassement est le dernier mot du progrès. Une soif effrénée de plaisir, le besoin de s’enrichir, d’avoir beaucoup d’argent pour éclabousser, humilier le voisin, s’empare de tous. Une humanité pourrie est en train de naître, auprès de laquelle la vieille humanité, pourtant si laide, apparaît presque vierge. Décadence est le mot qui caractérise le spectacle que présente la société actuelle. L’envie, la jalousie précipitent les uns contre les autres les peuples et les individus. La lutte pour la vie n’est qu’une lutte pour la mort. La morale et la religion ont fait un épouvantail du besoin de reproduction, de l’acte sexuel, qui est un péché, s’il ne s’accomplit selon la tradition, dans une certaine forme, avec l’estampille de l’Église et de l’État. Ce besoin légalisé, contrôlé par l’autorité, est une monstruosité, qui se traduit par toutes sortes de vices (le mot vices a ici un sens), d’anomalies, d’incohérences. La syphilis et la prostitution sont les conséquences de l’amour sexuel détourné de son libre cours par les préjugés et les habitudes. La chasteté ― et quelle chasteté ! ― produit des situations baroques. La même société qui recherche, paraît-il, le bien de tous ses membres, au lieu de donner du pain à ceux qui n’en ont pas, leur donne de l’alcool (en ayant l’air de le supprimer), et tolère la mendicité (en paraissant l’interdire). Quant aux besoins intellectuels, elle leur substitue une pseudo-science, un pseudo-art, une pseudo-pensée qui n’ont de nom dans aucune langue. Un enseignement faux, des idées toutes faites, des lieux communs, des banalités, des pauvretés constituent l’éducation et l’instruction des « masses ». Le pédantisme tient lieu de savoir aux imbéciles. Ainsi, les individus, ne pouvant satisfaire leurs besoins normaux, en sont réduits à satisfaire des besoins anormaux. La société les y contraint (bien peu résistent). Des besoins artificiels se substituent aux besoins naturels. Et voilà toute une humanité de détraqués qui apparaît ! Entre le besoin et les besoins, (entre les besoins réels et les autres), il y a des différences. Ces derniers sont un luxe dont l’individu pourrait fort bien se passer. Ces besoins obligent l’homme à se vendre, créent chez lui une conscience équivoque, élastique, prête à tous les reniements, à toutes les concessions et diminutions. Entre les actes et les idées n’existe plus aucune harmonie. L’homme qui a des besoins se contredit sans cesse. Sa vie est un mensonge perpétuel. L’homme veut posséder et jouir. Plus il possède, plus il veut posséder. Il n’arrive jamais à satisfaire ses passions. Plus grands sont ses efforts, plus le but recule. Il n’est jamais content. Il semble que, enfin riche, sa richesse doive lui suffire. Nullement, il faut qu’il entasse de nouvelles richesses, et se livre à de nouvelles excentricités. Il devient avare, soupçonneux, méchant, dur pour les autres, timoré. Il a peur de tout. Cet homme devient politicien, mercanti, assassin. L’être qui a joui veut jouir encore et toujours. Encore si ses jouissances étaient saines ! Mais non, ce sont des demi-jouissances, des jouissances à côté. Certains riches emploient bien mal leur or ! Qui a bu boira. Cette soif insatiable d’or et de plaisirs n’a pas de limites. Elle ne s’arrêtera qu’avec la mort. Certains êtres inspirent la pitié. Plus ils ont de besoins, plus ils en veulent de nouveaux. Les besoins en appellent d’autres. C’est une ronde infernale où sans cesse participent de nouveaux arrivants. Il leur faut davantage d’or, de plaisirs, ils ne sont jamais rassasiés (c’est d’ailleurs leur châtiment). C’est parce que l’individu obéit à des besoins factices, engendrés par le social, que la civilisation n’existe pas. Elle est un rêve lointain. Qu’il obéisse plutôt à ses véritables besoins, aux besoins essentiels de la vie, et laisse, de côté ses besoins artificiels, la société n’en sera que meilleure. Les individus seront pacifiques, moins égoïstes, moins exposés à toutes sortes de pièges, d’embûches, de maux. Mais la plupart des êtres, jouissant d’un bonheur factice, de fausses joies, d’un bien-être apparent, d’une quiétude trompeuse, ne peuvent se résoudre à abandonner leurs vieilles habitudes. La routine les paralyse. Ils n’ont plus de ressort. On ne peut leur demander aucun effort, aucune générosité, aucune beauté. Ils préfèrent jouir bêtement que jouir intelligemment. Ils meurent victimes de leur désir insatiable de jouissances, n’ayant jamais vécu.

Limitation des besoins. Limiter ses besoins, tout est là. La morale prétend limiter les besoins en appauvrissant la vie chez l’individu. Par là elle est immorale. Elle prêche le renoncement, la mortification, la résignation, le sacrifice. Et sous son masque hypocrite d’honnêteté et de vertu la crapule fait ses affaires, jouit bassement, donne l’exemple de tous les vices. On pourrait se passer de choses qui ne riment à rien. Il est certain qu’on pourrait être heureux sans music-halls, beuglants, cafés, dancings, etc… On n’a pas besoin, pour être heureux d’avoir une auto et d’être décoré. Les gens ont contracté de telles habitudes qu’il est bien difficile de leur demander d’y renoncer. Exiger d’un ivrogne qu’il ne boive plus, d’un fumeur qu’il ne s’intoxique plus, d’un petit rentier qui a l’habitude de faire chaque soir sa partie de cartes qu’il s’en dispense serait peine perdue. Le lecteur d’un roman-feuilleton inepte, se ferait tuer plutôt que d’en abandonner la lecture. Le cinéma est devenu un besoin pour les employés et ouvriers qui, prisonniers toute la journée, s’enferment dès qu’ils sont libres pour assister à des spectacles dont rien n’égale la stupidité. La démocratie, pas plus que l’aristocratie ne renoncera à ses plaisirs factices, à son ignorance, à sa veulerie. Un besoin d’ardeur est dans toutes les classes de la société, dans tous les milieux. Il faudrait supprimer la société pour supprimer préjugés, institutions, coutumes sans aucune raison d’être que l’inertie et l’aveulissement des individus. On peut vivre sans politique et sans politiciens ; on peut vire sans morale, sans lois et sans autorité, du moins les êtres intelligents. Quant aux esclaves, ils ont besoin d’une chaîne et d’un carcan. Obéir, est le plus grand de leurs besoins. Les voyez-vous sans prisons, sans gendarmes, sans casernes, sans maîtres, sans dirigeants ? Ces gens là ne sauraient à quels saints se vouer. La liberté leur serait odieuse ils sont heureux de travailler, de crever de misère, de ne pas vivre. Leurs besoins ne sauraient être ceux d’une élite qui, par sa pensée, créera une société où il n’y aura plus ni esclaves ni maîtres. Le besoin ne se fait nullement sentir de se donner des maîtres, de porter un bulletin dans une urne, d’exécuter les caprices de l’administration. On peut vivre sans paperasserie, sans passer son existence à accomplir une besogne fastidieuse, un travail abrutissant, un métier grotesque. Tout cela n’est pas nécessaire au bonheur de l’individu. Il faut renoncer à vivre cette vie qui ressemble au néant, à s’émietter et se disperser. C’est un suicide. S’abstenir de prendre part aux gestes collectifs, grégaires, qui sont des gestes sans héroïsme, c’est la véritable sagesse. Le besoin de s’alcooliser, de s’empoisonner, par l’apéritif, le tabac, les drogues, dont la vente rapporte gros à l’État, ce besoin là diminue la conscience, l’énergie, l’intelligence, il abrutit l’homme. Entre le besoin et les besoins, il y a une différence : il est bien difficile de limiter le premier ; quant aux seconds, il suffit de vouloir, pour les supprimer. Leur suppression ne nuira qu’à ceux qui en profitent. Des gens ne savent pas limiter leurs besoins, il leur en faut toujours de nouveaux. Ils sont insatiables. Ils se rendent malheureux et ils rendent les autres malheureux. Celui qui possède veut posséder davantage ; il n’a jamais assez d’or dans ses coffres-forts. Le jouisseur n’est jamais rassasié. Encore, est le mot que tous ces malheureux ont sur les lèvres. Combien de camarades animés d’excellentes intentions, sont perdus pour « la cause », pour « l’idée », parce qu’ils se laissent dominer par un besoin, parce qu’ils boivent, par exemple. On ne peut rien leur demander, ce sont des poids morts. Rien n’y fait. Ils sont victimes d’eux-mêmes, semblables à de vulgaires bourgeois pourris d’égoïsme.

L’individu peut vivre sans tous ces besoins que la société a semés sur son chemin. Ils ne lui sont d’aucune utilité. Ils lui sont à tous les points de vue, nuisibles. Tandis qu’un tas d’inutiles, de rastas, de mondains, de parvenus, d’anciens et de nouveaux riches, sous le masque de gens honnêtes et bien pensants représentant la bonne société, se livrent cyniquement ― ou sournoisement ― à leurs exercices favoris, dépensant sans compter, étalant leur luxe insolent, sans noblesse, sans art, on rencontre de pauvres êtres dénués de tout, sans ressources, mourant de faim… Le pauvre est sans abri, l’artiste méconnu agonise devant un chef-d’œuvre… La pseudo-civilisation favorise par tous les moyens les petits besoins et néglige d’en faire autant pour les grands besoins. C’est un non-sens. À chacun de nous, rompant avec la tradition, la convention, le préjugé, de vivre, notre vie normalement, de pratiquer la sagesse, de modérer nos désirs, sans nous mortifier et nous priver pour cela du nécessaire. Les eunuques sont du côté des jouisseurs. Le : il faut vivre, n’a de sens que si on vit en beauté. Jouissons de la vie sous toutes ses formes, et les plus élevées, au lieu de la châtrer, de la mutiler, car, pour nous, la vie n’est pas ce que la morale désigne sous ce nom. Plus nous enlèverons aux besoins factices, plus nous ajouterons aux besoins réels, plus nous jouirons des joies véritables que la vie met à notre portée, plus nous serons dignes de la vivre. Vivons intensément, par l’esprit, par le cœur, les sens. C’est la seule façon de vivre vraiment. Abstenons-nous de certains plaisirs, de certains luxes. La non-participation à certaines pseudo-jouissances s’impose. Rompons avec les goûts de la majorité applaudisseuse de cabotins. Faisons des efforts sur nous-mêmes, surmontons-nous, réformons-nous, non pour diminuer en nous la vie, mais pour l’augmenter, l’intensifier, en tirer le maximum de bonheur ! ― La limitation des besoins est, comme la non-participation, l’abstention, un de nos moyens de lutte. Favorisons nos besoins supérieurs au détriment des besoins inférieurs, absolument inutiles. Nos parents nous ont donné des besoins dont il nous est bien difficile de nous débarrasser. Ce sont de lourdes chaînes qui nous retiennent au passé, et dont nous ne parviendrons à nous libérer qu’à force de patience et d’énergie. Nous délivrer de tous ces besoins factices que nous tenons d’une pseudo-civilisation exige des efforts surhumains. ― N’inculquons pas à l’enfance nos besoins qui font de nous des malheureux. Que l’éducation donnée à la jeunesse la libère des liens qui nous emprisonnent. Libérons la, au moins, des maux dont nous souffrons. C’est par l’éducation qu’une humanité naîtra, affranchie des besoins factices. ― La question sociale, comme la question morale, réside en partie dans l’application de cette formule : limiter ses besoins, non certes pour restreindre l’individu, le diminuer, l’anémier par le renoncement et le sacrifice, les mortifications de toute nature, mais pour l’augmenter, l’embellir, agrandir son champ d’action, en un mot pour le régénérer, pour qu’il vive vraiment. Il ne s’agit pas de se priver pour un paradis problématique. Il s’agit de vivre vraiment, normalement. Quand l’individu se sera rendu maître de lui-même, de ses sentiments, il sera libre, il cessera d’être l’esclave de ses passions.

Renonçons aux honneurs, aux « situations », à tout ce qui ne dépend pas de nous, à ce que le sage Épicure, et le sage Epictète considéraient comme une diminution de la personnalité. Réformons-nous. Soyons moins ambitieux, moins orgueilleux. Repoussons toute limitation, toute barrière. Pour ce qui est d’une habitude néfaste au corps, autant qu’à l’âme, procédons par diminution, comme on ne peut, d’un seul coup, cesser de s’adonner à la morphine, à un poison quelconque. On se sentira régénéré, et finalement délivré d’un grand poids. On aura vaincu un besoin factice. Ce sera autant de gagné pour les besoins naturels, normaux. ― De l’individu régénéré naîtra une société meilleure. C’est ce besoin d’une société meilleure, moins imparfaite que la nôtre, qui fait que des penseurs, des savants, des artistes, des hommes d’action se sacrifient à un idéal, poursuivent une noble tâche, envers et contre tous. Ce sont des utopistes, des rêveurs ! Le troupeau les tourne en ridicule !… Ils n’en continuent pas moins à se dévouer. Le besoin de se donner est chez eux plus fort que tout. Supprimez ce besoin, il n’y a plus de progrès, il n’y a plus rien. L’humanité n’est plus qu’un troupeau de brutes. À côté des besoins inutiles de la majorité des individus, le besoin d’harmonie apparaît comme le plus utile, car il porte l’humanité en avant, malgré elle, l’aidant à se réaliser un peu plus chaque jour. ― « On a souvent besoin d’un plus petit que soi ». Vers du bon La Fontaine, qui exprime une vérité dont la plupart des gens ne paraissent guère se douter. Il signifie qu’il existe entre tous les êtres une solidarité profonde, et qu’ils ne peuvent se passer les uns des autres. Que feraient les riches s’il n’y avait, pour les servir, la foule des travailleurs ? Qui tisserait leurs vêtements, construirait leurs maisons, assurerait leurs besoins ? Ils seraient incapables de se servir eux-mêmes, n’étant bons à rien. Sans la valetaille à leurs ordres, cette domesticité bien peu intéressante, dont il ne peuvent se passer, ils se laisseraient mourir de faim ! Des gens ont besoin d’être servis : abandonnés à leur propre sort, mondains et mondaines ne seraient même pas capables de s’habiller ! Il résulte de cette vérité que nous ne devons être arrogants avec personne, surtout avec les humbles, les faibles, qui ont autant besoin de nous que nous avons besoin d’eux. Car si nous luttons pour leur émancipation, les services qu’ils nous rendent sont sans nombre. L’homme de génie ne fait que rendre à l’humanité ce qu’il lui a emprunté au centuple il est vrai, il est l’héritier des peuples qui l’ont précédé, il sait ce qu’il doit aux anonymes. Tout dans l’humanité joue un rôle. Même les être inutiles servent à quelque chose. ― À chacun selon ses besoins. Rien de plus exact que cette formule. Mais elle peut être mal interprétée. L’homme riche peut s’en prévaloir pour soutenir qu’il lui faut manger davantage, jouir davantage, que l’homme pauvre, qui a moins de besoins. Elle signifie que nul ne doit mourir de faim, que la société doit pourvoir aux besoins des individus qu’elle a mis au monde, sans leur demander, et pour cause, leur avis. Une société équitable aurait à cœur de faire le bonheur de chacun de ses membres, de leur assurer une vie à peu près sortable. À chacun selon ses besoins, formule qui, complétée par celle-ci : à chacun selon ses forces, et appliquée intelligemment, réaliserait la justice idéale et l’égalité parfaite. Remarquez qu’il ne s’agit pas, pour ceux qui n’ont rien, d’envier l’égoïsme des riches, leurs plaisirs, leurs jeux, leur existence vide. Jalouser le bourgeois dont on convoite la place, faire la révolution dans le but de leur ressembler, d’agir et de penser comme eux, d’avoir les mêmes besoins, le même luxe ; la même pseudo-civilisation, quel but mesquin si c’est là le but de la démocratie ! Aspirer à remplacer les maîtres pour dominer avec les mêmes passions, les mêmes intérêts, combien cet idéal est piètre ! Notre démocratie est pleine de futurs bourgeois qui envient les riches, les hommes de proie et d’argent. Plutôt le régime bourgeois qu’une révolution qui ne ferait que changer les noms, les mots, sans modifier les choses et les caractères ! ― Que des individus aient des besoins différents c’est certain. L’égalité absolue est un mythe. Mais il y a une égalité qui exige que chacun vive selon son rythme, se réalise selon sa norme. On ne peut être l’égal d’un riche imbécile, ce serait par trop humiliant. Mais quiconque accomplit une tâche utile, une tâche créatrice, dans quelque ordre que ce soit, mérite de vivre, l’ouvrier comme le savant, le manuel comme l’intellectuel. Ne sont-ils pas tous des ouvriers ceux qui travaillent ? Pourquoi creuser un fossé entre créateurs ? Que les différents travailleurs s’orientent vers la réalisation de l’harmonie et il seront tous égaux, chacun développant ses goûts, vivant selon son tempérament. Ils n’auront tous que des besoins de justice et d’amour, créateurs de beauté.

Être dans le besoin. Manquer de tout, être dans le dénuement le plus complet. Crever de misère. En face des êtres inutiles, qui ont des besoins, mais n’ont besoin de rien, il y a ceux qui sont dans le besoin, c’est-à-dire qui ont juste de quoi vivre, qui se traînent lamentablement dans notre société pourrie d’égoïsme, ― ceux qui ont besoin de tout. Les premiers leur viennent en aide, au besoin, quand l’occasion s’en présente, sous la forme mondaine, légale, de la charité, de la philanthropie et autres trompe-l’œil destinés à donner le change, à masquer leur égoïsme. Le besoin des pauvres s’accroît à mesure que les besoins des riches grandissent. S’il n’y avait point de parasites, de profiteurs dans la société, s’il y avait moins de gabegie, de pots-de-vins, de gaspillages de toute sorte, (gaspillage d’argent, dont la suppression, d’ailleurs s’impose, gaspillage de marchandises, de vivres, de tout ce qui est nécessaire à la vie, etc…), tout le monde pourrait être à l’abri du besoin. Tout le monde aurait de quoi vivre. La société ne l’entend pas ainsi ; une égale répartition des biens serait sa ruine. Elle a intérêt à ce que la lutte s’éternise entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien. Elle refuse d’accorder à chaque individu sa part d’existence. Elle avantage les uns aux détriment des autres. Il faut que les individus lui arrachent, par un moyen quelconque, ce qu’elle refuse de leur donner. C’est le besoin qui pousse les individus à mendier, à voler, à tuer même. La société a-t-elle le droit de les punir ? Elle a inventé une assistance dite publique qui n’assiste rien du tout. L’enfant, le vieillard, l’infirme, sont bien mal protégés par leurs hauts protecteurs. Tout cela, c’est du bluff. Que d’êtres sont sans abri, sans asile ! Certes, ils sont parfois aussi responsables que la société de la pénurie dans laquelle ils se trouvent. Ils ne veulent rien faire. La tâche que font ceux qui travaillent est si peu intéressante ! La société ne répare aucun des maux qu’elle a causés. C’est à l’individu à faire les gestes qu’elle se dispense de faire. Certes, l’aumône, la charité sont des gestes bourgeois. Ils cachent toujours quelque piège. Nous ne les recommandons pas. On peut soulager une infortune ; il suffit de savoir s’y prendre. Le « soyons durs » de Nietzsche n’est pas toujours de circonstance. Un peu de bonté, s’il vous plaît. Mais ne pratiquons pas l’altruisme des nouveaux riches ! Soyons bons à notre manière. Si les individus connaissaient la valeur de l’union, ils seraient très forts. On pourrait suppléer à la gêne par la solidarité bien comprise. Mais existe t-elle ? On ne peut compter sur les camarades. Mis au pied du mur ils se dérobent. C’est humain. Tant que des camarades (voyez ce mot) ont besoin de vos services, il savent où vous trouver. Si, à votre tour, vous avez besoin de leur appui, ils se dérobent. Il faut savoir soutenir moralement et matériellement ses amis dans le besoin, ou ne parlons pas d’amitié. ― Au lieu de s’entr’aider, la plupart des individus passent leur temps à se nuire. Chacun cherche à exploiter les autres, à commander, à faire acte d’autorité, à dénoncer celui-ci ou celui-là, à faire respecter la morale, la loi, etc… On consent à se laisser embêter par un directeur, administrateur, etc… pourvu qu’on puisse de son côté, donner des ordres, distribuer des tâches, punir, etc. Démocratie et bourgeoisie offrent les mêmes tares : on y trouve mêmes préjugés, mêmes superstitions. La moitié du monde impose à l’autre moitié sa tyrannie, et cette autre moitié, ne vaut souvent guère mieux que la première. Maîtres et esclaves sont à mettre dans le même sac. Ils ont tous des besoins, sauf celui d’indépendance ! ― Comme elle est bien d’actualité cette pensée d’Ancelot : « Il est des gens qui veulent à tout prix grossir leur opulence des sueurs du peuple et de l’impôt levé sur ses besoins », N’est-ce pas là tout l’effort de nos politiciens, de nos dirigeants, de nos gouvernants ? Et dire que nous sommes démocratie ! La société actuelle, continuatrice de la société d’hier, ne satisfait aucun des besoins nécessaires et supérieurs. Elle restreint les besoins de l’individu à tous les points de vue. Il n’y en a que pour la crapule !

Qu’on s’étonne après cela, que des êtres poussés par le besoin volent un pain ou un bifteck, ou même assassinent ! Qui est responsable ? La Société, qui n’a pas su mettre l’individu à l’abri du besoin. ― La faim, dit un dicton, fait sortir le loup du bois. Quand le peuple a faim il se révolte. Les révolutions n’ont guère changé, jusqu’ici, grand’chose. Après, le peuple retourne à son asservissement. Il obéit à de nouveaux maîtres. La misère continue. Espérons que, plus conscient, plus instruit, profitant des leçons du passé, le peuple saura se débarrasser des tyrans qui l’oppriment, dont la plupart sont en lui. ― Méditons ces paroles de Balzac :

« Il y a des gens sans instruction, qui, pressés par le besoin, prennent une somme quelconque par violence à autrui. On les nomme criminels et ils sont forcés de compter avec la justice. Mais si vous captez habilement une fortune, vous ne comptez qu’avec votre conscience et votre conscience ne vous mène pas en cour d’Assises… »

Hiérarchie des besoins. Il semble paradoxal d’établir une hiérarchie des besoins, tous les besoins étant légitimes, et concordant à assurer par leur union la vie de l’individu. Il nous paraît cependant que tous les besoins convergent vers un besoin supérieur qui les contient en les dépassant, nous voulons dire le besoin de beauté, d’harmonie, d’idéal. La vie de l’homme, qui a ses racines dans les fonctions matérielles, s’épanouit dans la pensée. L’être qui en est réduit aux fonctions végétatives est un être anormal, un semblant d’être. Tous les besoins normaux de l’homme viennent se fondre, s’harmoniser et s’enrichir dans ce besoin de beauté où s’équilibrent le sentiment et la raison, l’action et la pensée jouant un rôle égal. Ce besoin constitue l’expression même de l’individualisme, de la volonté d’harmonie, opposé à celui de la volonté de puissance, dans lequel les besoins de domination l’emportent sur les autres. Une vie éclairée par une idée, magnifiée par l’amour, est une belle vie qu’on peut proposer en exemple aux foules. Chacun de nous doit aspirer à vivre une vie chaque jour plus libre, plus vivante, plus parfaite. Une existence dans laquelle ne domineraient que des besoins purement égoïstes serait monstrueuse. Il y a autre chose sur la terre que le fait de boire et de manger. Il faut bien aimer quelque chose dans la vie : la nature, les humbles, l’art, les voyages… Sans quoi, elle serait absurde. Elle n’aurait pas de sens. L’homme a besoin de solidarité, de fraternité, de bonheur. Il ne peut pas toujours souffrir ! Il est bon que des joies saines, logiques, atténuent les misères de la vie, la rendent supportable. Le besoin d’idéal, inconscient chez les masses, donnera naissance à un être meilleur que l’homme, qui vivra la vie anarchiste, la seule vie qui vaille la peine d’être vécue. Alors commencera pour l’humanité régénérée une ère nouvelle, dans laquelle tous les besoins seront satisfaits, n’ayant plus à subir le joug de la loi, de la morale et de l’autorité qui les supprime ou les dénature, produisant par là même une humanité inférieure sans harmonie et sans beauté.

Gérard de Lacaze-Duthiers.