H. Simonis Empis, éditeur (p. 1-8).

EN ANARCHIE


PREMIÈRE PARTIE


I

Les glaces et les moulures dorées de la pâtisserie Borie, quai de la Bourse, à Rouen, étincelaient sous un gai soleil d’hiver qui s’inclinait à l’horizon, jetant de grandes lueurs éclatantes en le ciel gris de lin.

Dans le magasin dallé de marbre, meublé de vannerie japonaise multicolore, un murmure de conversations montait des petites tables entourées de femmes élégantes qui mangeaient des gâteaux, buvaient du madère ou du thé, la voilette relevée, une main dégantée. Derrière la longue table de marbre où s’étalaient les pâtisseries, une file de demoiselles de comptoir se tenaient silencieuses, attentives aux souhaits des clientes.

La grande porte vitrée aux lettres d’or fut poussée, et un jeune homme modestement vêtu s’arrêta sur le seuil, gêné par le luxe du magasin, avec un regard furtif autour de lui.

De taille moyenne, mince, très blond, l’apparence encore plus jeune que ses vingt-cinq ans, il avait des yeux foncés, à l’expression ardente qui surprenait dans son visage délicat, peu accentué, qu’une barbe légère allongeait.

La vue de la vitrine de droite où des pains dorés étaient rangés entre les barres de cuivre du dressoir le rassura. Il entra résolument, laissant retomber la porte derrière lui.

Auprès du comptoir de boulangerie, une demoiselle le dévisageait durement.

— Un pain d’une livre, s’il vous plaît demanda-t-il.

Et, tout en prenant le pain qu’on lui tendait ainsi qu’une aumône, il jetait trois sous sur le marbre en hâte, désireux de s’en aller.

— Pardon ! dit la jeune fille. C’est vingt centimes.

— Vingt centimes ? répéta-t-il surpris.

Troublé, indécis, il ne cherchait point dans sa poche, examinant le petit pain, comme tenté de le rendre.

À cet instant, quelque chose le frôla ; il vit près de son pantalon roussâtre une jupe de satin noir, le bout d’un soulier verni.

— Laissez, je paierai, dit une voix grave, harmonieuse.

Il releva brusquement la tête et aperçut une grande jeune femme brune, avec d’admirables yeux roux, qui le considérait avec un intérêt hardi. Sa mâchoire un peu massive, au menton volontaire, s’enfonçait dans la fourrure sombre de son collet de velours noir ; ses cheveux étaient surmontés de deux ailes de jais qui seyaient extrêmement à sa physionomie étrange, inquiétante grâce à la mobilité de ses narines, à la crispation de ses lèvres minces, très colorées dans la pâleur mate du teint.

Une rougeur violente monta aux joues du jeune homme. Il se fouilla avec précipitation, et jeta une pièce de cinq francs sur le comptoir, d’une main tremblante.

— Je ne suis pas un mendiant, madame ! prononça-t-il à voix demi-haute, son regard fixé avec un défi sur la femme qui venait de l’offenser.

Elle sourit, sans s’émouvoir aucunement.

— Tant mieux pour vous, monsieur ! répliqua-t-elle, se rapprochant de lui, l’effleurant d’un geste caressant et souple.

Mais il saisit sa monnaie, la lança au fond de sa poche et sortit, sans un salut, la tête haute, le visage en feu, ne remarquant point que la jeune femme sortait immédiatement à sa suite.

Dans la rue, il quitta le trottoir surtout occupé par la promenade de la foule élégante et oisive, et suivit l’étendue du quai grossièrement pavé, encombré de trains de marchandises qui passaient lentement ou attendaient, entre les rangées des barriques, les immenses tas de sacs, les caisses préservées par des toiles goudronnées.

Rendu tout au bord de la Seine, le long des navires amarrés de multiples câbles noués aux énormes anneaux scellés dans les dalles du quai, il ralentit le pas, aspirant l’air vif qui courait, surchargé d’exhalaisons de goudron, de toile à voile, de sel marin. Dans un mouvement uniforme, avec un bruit monotone, les grues laissaient glisser des chaînes au bout de leurs longs bras ; puis des jets de vapeur s’échappaient en sifflant ; avec un effort, un essoufflement, elles tournaient sur leur axe, venant déposer à terre des sacs, des ballots, des tonneaux, dont des grappes d’hommes attentifs s’emparaient pour les conduire en les cases encore libres de ce damier que présentait la surface du quai.

Le jeune homme marchait sans rien voir, absorbé dans sa pensée, possédé du désir fou d’insulter quelqu’un, de briser quelque chose : un de ces besoins d’autant plus violents, aveugles, que celui qui les ressent se sait faible et impuissant.

On lui avait jeté une aumône !… On l’avait pris pour un mendiant, lui !

Et le fait que ce fut une femme qui l’eût insulté de sa pitié doublait l’injure ; il s’y mêlait un sentiment d’amour-propre de mâle humilié par la faiblesse.

Brusquement, il revint à la vie extérieure. La jeune femme le rejoignait, marchant rapidement sur le sol noirâtre, semé de flaques du quai, relevant de sa main encore dégantée ses jupes de satin valant des mois de nourriture pour des pauvres.

— Pardonnez-moi, dit-elle, la voix douce.

Il s’arrêta, troublé, profondément atteint par la caresse humble de cette inflexion féminine.

Elle était tout près de lui, le dominant un peu de sa haute taille, les épaules élargies par les plis épais de son collet de velours, belle d’une maturité à peine commençante.

— Pardonnez-moi, répétait-elle, j’aurais aimé vous être utile.

Une vanité chatouillait peu à peu le cœur du jeune homme, et sa haine pour la dame se fondait en vague dédain reconnaissant pour la femme qui le poursuivait, mue évidemment par quelque sensualité.

Il osa la regarder, remarquant alors sa beauté, les détails de sa toilette.

— Vous me connaissez ? fit-il.

Très vite il avait détourné les yeux, mais ses regards s’étaient mêlés à ceux de la jeune femme, et comme une complicité les liait maintenant, bien qu’il s’en défendît de toute la force de son vouloir.

— Je vous ai vu tout à l’heure pour la première fois, dit-elle lentement, mais j’aimerais vous revoir. Comment vous appelez-vous ?

Il eut un tressaillement d’orgueil blessé. Allait-elle le questionner ainsi qu’un valet, avec son aplomb tranquille de bourgeoise, son air de supériorité dédaigneuse !… Pourtant, il répondit machinalement :

— Émile Lavenir.

Puis, très rouge, il lança comme une bravade :

— Et vous ?

Mais elle dit simplement :

— Ruth Etcheveeren.

Alors, il se calma, et la regarda longuement, touché de sa réponse amicale, s’efforçant de ne voir que la femme, son égale — son inférieure même — en cette créature qu’il jugeait malgré lui si différente de celles qu’il avait approchées jusqu’alors.

Elle l’interrogeait encore.

— Où demeurez-vous ?

Il hésita, puis mentit :

— Rue Armand-Carrel, 23.

Et, tout de suite, il eut honte du sentiment qui lui avait fait donner l’adresse de Gérald Lagoutte, un camarade, presque un bourgeois, et relativement bien logé, au lieu d’indiquer franchement la rue de la Verrerie, où la veuve Lavenir, sa mère, débitante de vin, lui réservait une chambre étroite et obscure.

Cependant, il s’excusa lui-même. Si vraiment cette femme voulait le visiter, ils seraient plus tranquilles chez Gérald que chez lui, où Louise, sa maitresse pouvait venir le relancer à tout moment.

Ruth l’examinait curieusement.

— À quoi travaillez-vous ?

Je suis coupeur aux ateliers Weill.

Elle chercha un instant dans sa mémoire. Weill, le grand fabricant de vêtements tout faits pour hommes ?… Oui, un métier propre… Voilà pourquoi les mains de l’ouvrier n’étaient pas gâtées.

Maintenant, elle considérait ses yeux de rêveur et d’exalté.

— Vous lisez beaucoup ?

— Tant que je peux.

— Socialiste ?… Anarchiste ?…

Il se redressa avec fierté et ne répondit rien, gêné et irrité du sourire indulgent qu’avait la jeune femme.

D’ailleurs elle n’insista pas.

— Rue Armand-Carrel, 23, répéta-t-elle. Eh bien, j’irai vous voir.

Puis, sans un adieu ni un signe, elle le quitta, retournant d’un pas indifférent sur le trottoir large où la foule passait et repassait devant les riches magasins.

Au milieu de la chaussée, des tramways filaient avec rapidité, jetant des coups de sifflet aigus, leurs rails séparant le quai en deux zones bien distinctes. D’un côté, l’industrie, le grouillement ouvrier, le labeur rude et sans trêve ; de l’autre, les boutiques regorgeant de ruineuses inutilités, la masse paresseuse des bourgeois et de leurs femmes promenant leur oisiveté, et leurs toilettes

Émile continua sa route, irrité contre lui-même, furieux des sentiments qui se heurtaient en lui.

Était-ce faiblesse, à lui, prolétaire, d’accepter le caprice d’une bourgeoise ?… ou bien, au contraire, n’était ce pas donner un soufflet aux riches que de prendre une de leurs sœurs ?…

Car, il ne s’y méprenait point, c’était une audacieuse, une cynique, mais non pas une fille… C’était bien réellement une enfant de bourgeois, une femme de ces classes qui depuis des siècles écrasaient ses frères à lui !… Oh ! la prendre !… faire l’amour avec elle comme avec la dernière des souillons, ne serait-ce pas exquis !…

Pourtant, un malaise l’emplissait, car, en même temps qu’il ressentait une joie d’humilier cette femme, il éprouvait aussi une gratitude immense pour elle, une vanité de ce qu’elle voulût bien descendre jusqu’à lui !…

Alors, son orgueil se cabra. Non, il ne devait point accepter l’amour d’une étrangère, d’une ennemie ; c’était lâcheté, compromission de sa part !… Entre les riches et les pauvres, il ne devait y avoir aucun lien, jusqu’au jour où le grand bouleversement aurait de nouveau rendu tous les hommes frères !…

Et comme, au fond de lui, se joignait à ce sentiment d’orgueil une grande timidité, la peur de paraître gauche, emprunté, grossier à cette femme belle et délicate, il se jura de repousser toutes les nouvelles avances qui pourraient lui être faites.

Non, il y était décidé, cette femme ne l’aurait point ! En vérité, leurs chairs n’étaient point faites pour se mêler… Elle était pareille aux aristocrates dont autrefois les têtes pâles et sanglantes étaient promenées au bout des piques. Elle n’avait rien de celles qui accompagnent la fruste nuée des convaincus… de ces enthousiastes qui, un jour, renverseront, balayeront l’antique civilisation pourrie, et planteront triomphants le drapeau vierge d’une société nouvelle sur le terrain déblayé.