En Orient/Les Quatrains d’Al-Ghazali/La Pitié du Renoncement

Traduction par Jean Lahor.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 129-156).
Les Quatrains d’Al-Ghazali




III


LA

PITIÉ DU RENONCEMENT



A Sully Prudhomme.


Le cœur mal satisfait des douceurs de la femme,
Cherche au delà, plus loin, mets plus haut tes plaisirs ;
Demande à la Nature entière pour ton âme
De plus larges amours, dignes de tes désirs.


*


Qu’une nouvelle vie aimante en toi commence ;
Multipliant en toi la joie et les douleurs,
Vois dans l’Humanité comme ton être immense,
Et fais tiens ses espoirs, son ivresse et ses pleurs.


*


Mon âme était tombée en un séjour étrange,
Dans l’ordure et le sang, dans la nuit et la fange,
Et c’est de là pourtant qu’elle est montée un jour
Pour son ascension sublime vers l’amour.


*


Dans le calme des sens et la sérénité,
Le sage sait braver l’influence maligne
Que sur nous prend parfois l’effrayante Beauté,
Par l’accord pur de la couleur et de la ligne.


*


Consacrant tout ton être à l’Idéal suprême,
Combats sans nul espoir ni souci de toi-même ;
Et, vaincu, garde encor la fierté de tes yeux,
Car tu fais œuvre sainte en la place des Dieux.


*


Mets le ciel dans ton cœur, laisse passer le monde ;
Retire, en évitant la femme et les plaisirs,
Du néant passager la main de tes désirs ;
Et garde-toi très pur loin de la fange immonde.


*


Tu dois bientôt vieillir et bientôt disparaître :
Sache te résigner à la fin de ton être.
Ton unique grandeur est d’accepter la Loi,
Qui te va détrôner, après t’avoir fait Roi.


*


Quarante Solimans ont régné tour à tour,
Avant qu’Adam naquit, sur des races sans nombre
D’animaux monstrueux, ignorant tout amour :
— Les temps d’alors étaient submergés dans plus d’ombre.


*


Or la race d’Adam apparut moins grossière,
Mais bestiale encore, ayant eu ces aïeux :
Sa fange lentement s’imprégna de lumière.
Et tout à coup sublime elle créa les Dieux.


*


En force et majesté surpassant les ancêtres,
Un jour l’Humanité, quel que fut son néant,
Voudra de la douleur affranchir tous les êtres,
A l’image de ses Dieux purs se récréant.


*


Abel avec Caïn, la candeur et le vice
De tous temps sont sortis de la même matrice,
Et le sage, étonné de ce mystère obscur,
Malgré l’impureté du monde reste pur.


*


Oh ! les voyants, les fous, les saints hallucinés,
Nous leur devons notre âme et le peu que nous sommes,
Et ce tourment auquel ils nous ont condamnés,
Étant des animaux, de devenir des hommes.


*


L’homme, inquiet du bien, ne connaît plus la paix ;
Car c’est la guerre en lui déclarée à jamais,
Sans repos ni merci, s’ aggravant d’âge en âge,
Entre la bête et l’esprit pur qui se dégage.


*


Où le repos ? Chacun des soleils par l’espace
D’un vertige éternel est lui-même emporté ;
Et ces trombes d’amour, de force et de clarté
Roulent, semant la vie où leur tourbillon passe.

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Honore le fakir, ce roi des indigents,
L’être pauvre, et de tout détaché, qui mendie
Sa nourriture après celle des pauvres gens.
Mais de qui Tâme aimante est comme un incendie.


Hâve, maigre, songeant à l’éternel secret,
La brûlure des jours d’été sur le visage,
Plus qu’un rajah, l’ascète, au sein de la forêt,
Peut resplendir, étant le voyant et le sage.

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Si la royauté vraie est dans la connaissance,
Si le sage est armé d’une telle puissance,
Que, maître de son âme, il l’est des éléments,
Le vrai trésor royal est au cœur des amants.

Du vain enchaînement des effets et des causes
Le sage sans émoi voit sortir toutes choses,
Et, calme ou dédaigneux, il regarde le sort,
Et ces hasards qui font la naissance et la mort.

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*


Pour le contemplatif de la vie éternelle,
Perdu dans la Substance et comme éteint en Elle,
Demain n’est pas, non plus qu’hier ni qu’aujourd’hui,
Et les mots vie ou mort n’ont plus de sens pour lui.




NOTES

——



Page 134.


Des légendes musulmanes parlent de Sultans préadamites, qu’elles nomment Solimans, en souvenir de Soliman-ben-Daoud, ou de Salomon, qui, d’après elles, investi d’une autorité sans limite sur tous les Esprits, tous les êtres, fut un monarque universel, et comme le Sultan au monde. Ces Sultans préadamites ont régné sur d’innombrables races, très différentes de la lignée d’Adam, et certains de nos animaux d’aujourd’hui seraient les survivants et les représentants, dégénérés sans doute, de ces races du passé.

Les mêmes légendes assurent qu’après les fils d’Adam une race d’hommes naîtra, aussi supérieure à l’humanité présente que celle-ci peut l’être aux humanités ou animalités d’autrefois ; et cette race, dont nous ne pouvons nous imaginer les vertus, les énergies, la beauté, cette race surhumaine, presque surnaturelle, en ce sens qu’elle dépasserait toutes les manifestations antérieures de l’humanité et de la nature, serait la dernière qui apparaîtrait en ce monde.


Page 126.


Maya, l’Illusion dans la métaphysique des Hindous.


Page 141.


Sidartha, l’un des noms du Bouddha.

Il existe aujourd’hui du baron Caron de Vaulx une savante étude sur Gazali : c’est ainsi qu’il écrit son nom. J’aurais aimé y trouver plus de citations du philosophe.