En Orient/Le Cantique des Cantiques

Traduction par Jean Lahor.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 171-222).
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Les Quatrains d’Al-Ghazali







Le Cantique des Cantiques




PRÉFACE


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es chants d’amour ont des chants populaires la grâce primitive et naïve, l’imprévu, la folie, la passion, les incorrections aussi.

S’ils sont, comme il est probable, l’œuvre d’un seul poète, ce poète aura longuement sans doute bu à la source fraîche de la poésie populaire[1]. Les jugeant ainsi, on comprendra que nous ayons voulu laisser à leur traduction le peu d’apprêt, la simplicité de cette poésie, simplicité qui s’allie en eux à l'étonnante noblesse, de tout temps familière à certains peuples de l’Orient sémitique,

C'est donc avec intention que nous avons en plus d’un passage évité le raffinement de la rime parfaite, et donné plus d’importance au rythme qu’à la rime, traduisant de la sorte les négligences même de ces chants, qui n’ont guère souci que de riches images, et du délire surtout, du ravissement, de la folie d’amour qu’ils expriment.

L’auteur du Cantique est inconnu. Peut-être a-t-il vécu au temps de Salomon.

On a tout vu dans ce diwân, depuis un poème religieux, un poème d’effusion mystique, comme la Gita-Govinda de l’Hindou Jayadeva, jusqu’à un drame lyrique, comme aussi la Gita-Govinda, avec chœurs et avec ballet.

Personne, certainement, aujourd’hui n’oserait reconnaître un poème religieux en ce poème d’amour si ardemment sensuel, et quant au petit drame que, dans sa traduction élégante, voulut y lire, après plusieurs Allemands, un des plus grands poètes de notre époque, M. Renan, nous ne l'y voyons pas davantage. Nous serions même étonné qu’on eût pu l’y trouver si nous ne savions qu’on peut tout découvrir, avec de certains yeux, dans le vague d’un texte lointain et souvent obscur.

Il faut parcourir dans la savante traduction de M. Reuss[2], si sévère et précise, et, que nous avons avec respect suivie d’aussi pris que possible, la table synoptique des différents sens prêtés par les traducteurs au Cantique, pour apprendre ce que peut se créer d’illusions même un cerveau de philologue.

M. Marius Fontane[3], qui a longtemps vécu avec l’Orient et en Orient, voit dans ces petits poèmes des chants de harem. C’est les rapprocher, comme nous l’avons fait, de la poésie populaire. Mais si nous croyons volontiers que ces chansons d’amour soient souvent entrées au harem, nous ne pouvons croire qu’elles y soient nées. Ce sont pour nous des plantes ou des fleurs trop vivaces pour n’avoir pas germé et poussé dans le plein air, sous le grand ciel et le soleil d’Orient[4]. Pour nous, le roi Salomon n’apparaît dans le poème que pour fournir quelques images de plus, et des variations à ce motif banal et très connu, que l'amant, ivre de son amour, est plus heureux qu’un roi. Non, nous ne pouvons d’après le texte, lu, étudié sans parti pris, voir en Salomon, comme on l'a dit, le tout-puissant rival du bien-aimé.

Nous retrouvons donc plutôt, et nettement dans quelques passages, la même idée qu’en notre chanson populaire :

Si le Roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il m’eût fallu quitté, etc.


On a cru que seul un amant royal pouvait être chanté avec un tel luxe d’hyperboles. Mais la richesse des images, mais l’hyperbole et la folie sont choses habituelles aux amants : et existe-t-il même un ardent amour sans délire ?

Ainsi le Cantique à nos yeux est le diwân d'un poète inconnu, peut-être d’un poète populaire, qui vécut sans doute au temps de Salomon, et qu’éblouit la cour de ce roi somptueux, véritable Haroun-er-Reschid des imaginations hébraïques, mais qu’éblouit et ravit plus encore la beauté de sa Sulamite.

Si l'on voit dans tout ce Cantique une suite de vers qui se déroulent en un conte ou un drame d’amour, que viennent faire à la fin du poème ces trois petites pièces si bizarres, les chansons XIV, XV et XVI, et quel est tout ce dénouement ? Qu’y a-t-il au contraire de plus semblable à la poésie populaire, de tous les pays et de tous les temps, que cette chanson, légère et folle :

... Lorsque le fruit sera mûr,
Si notre sœur est un mur,
Toute d’argent sur la belle
Faisons une citadelle... etc. (XIV.)


et celles qui suivent, et tant de passages que nous croyons inutile de signaler ?
LE


CANTIQUE DES CANTIQUES


À Samuel Pozzi.


I


(Ch. I, i. 8.)


Viens, aime-moi, j’ai soif des baisers de ta bouche :
Quand arriveras-tu, pour m’apporter enfin
De longs baisers, chauds et très doux comme le vin ?…
Tu laisses un parfum à la main qui te touche ;
À ton nom seul dans l’air un parfum se répand :
Quelle femme te voit, qui de toi ne s’éprend ?

Emporte-moi donc, courons-vite !
Et lorsque le Roi même arrêterût ma fuite
Pour me faire entrer au harem,
O filles de Jérusalem,
C’est lui, le beau berger, que je voudrais encore
Car c’est toi seul, toi que j’adore ! ...


O filles de Jérusalem,
Je suis brune, mais je suis belle :
Je suis brune, mais belle, ô vierges, je suis telle
Que les sombres tapis qui tendent le harem,
Ou la tente brune où s’abrite
Dans le brûlant désert le bédouin Qédarite.


... Ne regarde pas à mon teint si noir :
La peau de ma face, elle fut hàlée
Par l’ardent soleil qui l’a trop brûlée !
Si tu viens à moi, si tu me viens voir.
Ne regarde pas à mon teint si noir !


Oh ! les fils de ma mère, oh ! les frères indignes,
Qui me faisaient garder leurs vignes !

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X

(Ch. VI. 4. 10)

Belle comme Tirçah, comme Jérusalem 3 ,

Je t'aime, ô fille de Sulem.
Redoutable comme une armée
Est ta splendeur, ma bien-aimée.

Tes yeux brûlent mon âme : oh ! détourne tes yeux ;

D’un rouge pourpre sont tes lèvres,
Et sur ton cou brun tes cheveux

Semblent sur la montagne un noir troupeau de chèvres. 206 LE CANTIQUE DES CANTIQUES

Tes dents sont des brebis blanches sortant du bain ;
Nulle ne fait défaut parmi ces sœurs jumelles.

Ta joue et ta bouche si belles

Sont comme la grenade entr'ouverte au jardin.

Dans le harem royal les reines sont soixante,
Et des filles sans nombre obéissent au Roi.
M'offrit-il son harem, j’aime mieux mon amante,

Qui s’est donnée à moi,
Ma chère colombelle,
Et mon unique amour,
Les délices de celle
Qui lui donna le jour.


Les reines du harem seraient jalouses d’elle :
Les maîtresses du Roi, quand elles la verraient

Devant sa splendeur s’écriraient :

Qui vient à nous, pareille au matin qui se dore.
Belle comme la lune ou comme le soleil.
Et redouuble avec son éclat sahs pareil
Comme une armée en marche aux clartés de l’aurore ?
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NOTES

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Page 182, 1. — Tous ceux qui ont vu les coiffures barbares de certaines femmes d’Afrique ou d’Orient avec des chaînettes pendant et sonnant le long des joues, et aussi sur les bas-reliefs d’Égypte ou d’Assyrie, ces têtes de chevaux si coquettement harnachées et parées, seront frappés par la justesse et la beauté de cette image.

Page 183, 2. — Certaines femmes d’Orient portent des sachets pour parfumer leur sein.

Page 205, 3. — Résidences des deux rois Israélites, à l’époque où le poème fut écrit.

Page 208, 4. — Il y a là, dans le texte hébreu, quelque lacune ou quelque altération, l’une et l’autre peut-être, et qui, selon M. Reuss, rendent à jamais impossibles la traduction et l’explication de ce passage. Nous avons, pour ce petit chant très obscur, suivi la traduction grecque, mais en adoptant pour le dernier vers l’interprétation de Bœteher, Esvald, Renan, et Ledrain, et en passant deux vers, qui certainement pour tous sont incompréhensibles.


Le Caire, 1884.
  1. Comme le grand émir, Abd-el-Kader, dont les vers recueillis par le général Daumas rappellent aussi singulièrement parfois, mais sans nul esprit d’imitation, la poésie du Cantique.
  2. La Bible de Éd. Reuss. Libr. Sandoz et Fischbacher, 1789.
  3. M. Fontane aussi devrait publier sa traduction du Cantique, dont nous connaissons des fragments excellents et très pittoresques.
  4. Notre opinion sur le Cantique est partagée par deux hommes dont on connaît le sens critique très fin, très pénétrant et prudent, et la science parfaite de la poésie populaire, M. Gaston Paris et M. Darmesteter. Comparer du reste les chants arabes recueillis par le général Daumas. (Le grand Désert et la vie Arabe.) 2 vol. chez M. Lévy.