En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits/Les commerçants et les corporations

LES COMMERÇANTS ET LES CORPORATIONS[1]


Le commerce a en Chine une place importante, beaucoup d’Européens diraient que c’est la première place, et à cette assertion ils ajouteraient l’éloge de la droiture, de la solidité des grandes maisons chinoises. Mais qui sont les commerçants ? comment sont constituées ces maisons ? quel rôle joue la classe commerçante dans la nation et dans l’État ? c’est ce que l’on sait moins, et c’est ce que je me propose de rechercher.

I

Dans une rue de Péking, les marchands frappent l’oreille et attirent l’œil de tous côtés. À chaque pas, on rencontre des hommes ou de jeunes garçons portant un éventaire chargé des friandises populaires, petits gâteaux au riz ou grains de pastèques, patates chaudes en hiver, soanmei-thang[2] en été ; le barbier fait retentir ses plats de cuivre, un autre agite son tambourin à grelots ; puis, ce sont les appels des porteurs d’eau, des coulis qui charrient les paniers d’huile sur des brouettes. Aux places fréquentées, sur les boulevards et aux portes de la ville, le tumulte est étourdissant et la foule difficile à fendre. Aux marchands ambulants, il faut joindre les fiacres qui stationnent, les diseurs d’histoires, les faiseurs de tours, dont la voix retentit au milieu d’un cercle de badauds, les marchands de vieilles bardes qui étalent leur fonds sordide sur une natte grossière, les restaurateurs en plein vent qui débitent leurs fritures et leurs vermicelles ; il y faudrait ajouter mille autres métiers forains, et tout un grouillement de foule, dont nos boulevards à Noël peuvent donner l’idée.

Ce ne sont là que les infiniment petits du commerce et, en Chine comme en Europe, ces métiers de la rue montrent la moindre partie du développement économique. Toutefois il est plus juste de comparer la Chine aux pays voisins qu’à l’Occident : or, loin d’être un trait général des sociétés d’Extrême-Orient, l’importance du commerce est un caractère spécial à la Chine. Séoul, qui a copie de si près les capitales chinoises, a aussi ses éventaires portatifs, ses étalages en plein vent : mais la boutique n’y existe guère que sous cette forme, c’est une cahute faite de matériaux mal joints, une galerie de bois placée devant la maison, empiétant sur la rue. La boutique vraiment japonaise ne vaut, pas mieux, la propreté à part, que la boutique coréenne : c’est toujours une simple annexe au logement, parfois une maison privée à peine aménagée pour cette nouvelle destination. Quant au magasin vaste et bien construit, approprié aux affaires et signale au public par une enseigne bien visible, il n’est ni coréen, ni japonais d’ancien style. En Corée comme dans le Japon féodal, le marchand est un homme de classe inférieure, taillable à merci, vivant à distance respectueuse du ryang-pan ou blotti sous la protection onéreuse du daimyô ; l’état social trouve son expression dans le mode de construction, dans l’aspect de la ville. En Chine, au contraire, loin de se cacher, le commerce s’étale ; quelques pas dans une rue montrent une suite continue de devantures et de comptoirs, et cette place en vue qu’ils occupent aujourd’hui, il semble que les marchands l’aient depuis longtemps ; quelques siècles avant notre ère, le marché où se réunissent et où habitent les commerçants, est, d’après les rites, une partie essentielle de la capitale, au même titre que l’autel des dieux protecteurs, le temple, des ancêtres et le palais du roi : culte, monarchie et commerce étaient dès lors les trois termes où se résumait la vie urbaine. Aujourd’hui, les boutiques se montrent plus que les yamens et que les bonzeries. Elles sont signalées par des enseignes voyantes, il en est d’horizontales au-dessus de la porte, de verticales suspendues aux deux bouts de la devanture ou dressées sur des piédestaux de pierre ; elles sont habituellement en bois, fond rouge ou fond d’or, avec le nom du magasin en grands caractères laqués noirs ; il en est de parlantes, des bottes or et noir pour les bottiers, des ligatures de sapèques pour les banques, des panaches rouges pour les chapeliers. Certaines devantures servent tout entières d’enseignes ; celles des grands magasins de thé sont en bois sculpté, ajouré, une dentelle d’or représentant quelque montagne célèbre où des génies cueillent les pousses parfumées et dégustent aux sons de la musique le délicieux breuvage. Les restaurants ont souvent leur cuisine large ouverte, enseigne odorante et appétissante ; il faut la traverser pour arriver aux salles. Il est des enseignes qui se font discrètes : tel grand marchand d’antiquités a ses magasins dans une maison d’apparence bourgeoise, s’ouvrant sur la rue par une porte de dimensions et de forme ordinaires, en bois uni rehaussé d’or, de rouge, de vert ; si vous entrez, vous ne trouvez pas une boutique, mais des salons meublés de confortables fauteuils, ornés de jades, de cloisonnés, de porcelaines, que l’on vous montre avec complaisance et que l’on vous cède pour un bon prix avec la plus grande politesse. Enfin beaucoup de magasins ne sont fermés que par des châssis en bois garnis de papier, ou s’ouvrent en plein, séparés de la rue par un simple comptoir où s’accoude le commis.

Si l’enseigne variée et brillante est de nature à attirer les chalands, l’étalage à la devanture est négligé et n’offre rien de comparable aux rues parisiennes. Le marchand chinois veut qu’on sache son existence, il ne dédaigne pas de montrer son capital dans les dorures et les ornements de son enseigne, il se rappelle au public par des affiches grandiloquentes, mais il désire beaucoup moins d’exposer sa marchandise, de la faner au soleil, de la livrer aux regards des imitateurs et des mendiants. Aussi l’aspect intérieur est-il bien moins engageant que l’enseigne ; d’habitude la façade est étroite, le terrain s’étend en profondeur, de sorte qu’un plus grand nombre de boutiques donnent sur la rue ; la construction à étages, qui ménagerait la place, n’est pas usitée, les croyances populaires supposant à ce qu’on mette plus d’un étage au-dessus du rez-de-chaussée.

Le magasin comprend donc quatre ou cinq pièces médiocrement éclairées, de forme rectangulaire, mais situées irrégulièrement les unes derrière les autres, réunies et séparées par des cours et des passages. De pareilles constructions seraient peu propres à l’habitation ; le Chinois, auquel il faut sa maison bien close, avec sa cour et son grand arbre, avec la pièce principale orientée au sud, ne s’y sentirait pas à l’aise. Aussi ces constructions n’ont-elles d’autre destination que le commerce ; rien n’y est fait pour le plaisir des yeux, dallage simple, murs tendus de papier commun, comptoirs et rayons de bois brunis par l’usage ; le mobilier se compose de tables carrées en bois verni rouge, de fauteuils droits à gauche et à droite des labiés, de tabourets carrés ; quelques coussins, des théières et des tasses, des pi-thong pour les pinceaux, des abaques complètent l’assortiment. Tout est propre, mais usé, noirci et poli de vétusté ; même chez les plus riches marchands de soie ou de thé, règne une simplicité qui, à nos yeux, touche à la pauvreté. Les marchandises sont soigneusement empaquetées par crainte de la poussière, le grand fléau du nord ; lorsque le commis aveint un article, il époussette soigneusement le paquet avant de l’ouvrir. Tous les paquets sont rangés sur les rayons ou dans des coffres, munis d’étiquettes annonçant les articles et leur prix, étiquettes qui sont écrites en signes abrégés, connus des seuls marchands et variant d’un commerce à un autre : grâce à ce bon ordre, le commis trouve toujours sans tarder l’objet qu’on lui demande. N’oublions pas de noter dans un coin une petite niche, au fond de laquelle est collée l’image du dieu de la richesse ou de tout autre patron céleste ; matiti et soir, on s’incline et on lui offre une allumette d’encens ; lesjours de fête, ou lui sert un repas plus copieux.

C’est dans ce magasin qu’évoluent les commis, assez nombreux ; dans une boutique de moyenne importance, il est rare d’en trouver moins d’une demi-douzaine. Ils sont tous semblables ; entre les patrons, commis, courtiers, apprentis, porteurs, l’œil à peine à saisir une différence ; même similitude d’une boutique à la voisine, d’un commerce à un autre. Il n’y a pas de livrée comme celle des commissionnaires de nos grands magasins ou comme le costume spécial de plusieurs corporations japonaises. Le Chinois, en effet, ne connaît d’autre costume distinctif que l’uniforme officiel ; le mandarin dans la vie privée, le laboureur ou l’artisan endimanchés, le marchand, le domestique ont toujours vêtements de même coupe, de couleurs analogues ; chez les marchands ordinaires, chez les gens de moyenne aisance, c’est toujours la longue robe de toile bleue, parfois presque noire, parfois blanche ou grise en été ; pardessus, on porte le khan-kiai-eul, sorte de caraco sans manches, et enfin une pèlerine, le ma-koa-eul, que l’on met surtout en tenue de cérémonie ou pour sortir en hiver ; la petite calotte de satin noir à boulon rouge complète l’habillement, sauf pendant les chaleurs de l’été. L’uniformité du costume correspond à celle de la société, où il n’y a pas de castes et à peine de classes.

Les manières et le langage ne sont pas moins unis ; patrons et commis, commis entre eux s’abordent avec ces inclinations peu accentuées, ces saluts de mains de la politesse quotidienne ; ils se parlent dans ce style semi-familier, semi-respectueux, habituel à toutes les conversations entre amis ou entre gens se connaissant à peine, pourvu que des relations rituelles ne soient pas en jeu, des rapports hiérarchiques pas en question. Pas de génuflexions, pas de ces formules d’une humilité excessive qui donnent l’idée du servage ou de la servilité. À l’égard de l’acheteur, on use de la même politesse moyenne ; encore faut-il ici faire quelques distinctions. L’acheteur sans importance, qui vient en passant, est traité poliment, mais sans prévenance ; on le reçoit dans la première pièce, on le sert et on l’expédie. Pour le client habituel, pour le personnage de marque, on use de déférence ; on l’introduit dans une des salles du fond, on le fait asseoir à la place d’honneur auprès d’une table, on lui sert du thé, on lui apporte du feu pour sa pipe ; un ou deux des premiers commis causent avec lui et n’oublient pas de débuter par ces formules d’urbanité qui sont dues même à un inférieur à qui l’on veut témoigner quelque estime ; ils s’informent de ses ordres et s’empressent de faire apporter ce qu’il désire ; ils deviennent prévenants, lui montrent les nouveautés ou les raretés que l’on a en magasin ; ils font l’article, ce qu’ils dédaignent avec racheteur de passage. Lorsque le tajen[3] s’en va, on le reconduit jusqu’à sa chaise, comme un homme bien élevé reconduit un visiteur, et on lui adresse les formules d’adieu qui conviennent à son rang, avec cette parfaite courtoisie, parfois un peu humble, où celui qui parle n’oublie cependant jamais qu’il est un homme comme son interlocuteur.

Ces patrons et ces commis, d’extérieur si semblable, sont unis par la communauté de la vie. Il est de règle que tous soient nourris parla maison ; à cet effet, toute maison de commerce a un cuisinier qui prépare les repas communs et sert, deux fois par jour, les vermicelles et macaroni, les choux salés, la volaille ou le porc, qui forment le fond de la nourriture pour la classe moyenne dans le nord. Chacun mange sur le coin d’une table, sur un comptoir, là où il se trouve, l’usage d’une pièce spéciale comme salle à manger étant inconnu en Extrême-Orient.

La plupart des commis couchent aussi dans le magasin ; le lit chinois, en effet, se compose d’un oreiller et de quelques couvertures, le tout facile à empaqueter et à transporter ; le jour, tout cela se met dans un coin ; le soir venu, chacun déroule son couchage et l’étend où bon lui semble. Les gens mariés retournent rarement chez eux, leur habitation étant souvent située dans un quartier éloigné ou en province. Les chefs de la maison partagent habituellement la vie de leurs inférieurs ; comme le commerce chinois n’emploie pas de femmes, bien des difficultés sont supprimées pour la vie et le logement. Ouvertes à quatre ou cinq heures du matin, en été, les boutiques ont leur moment d’animation avant dix heures ; les affaires reprennent pour quelques heures quand la chaleur du jour est passée ; elles cessent en toute saison avec le coucher du soleil. Si le Chinois n’est pas noctambule, sans doute à cause de l’éclairage défectueux, les boutiquiers, comme le peuple de Péking, aiment, pendant les soirs d’été, à chercher un peu de fraîcheur sur le seuil des maisons. La rue est étroite, de rares piétons circulent ; on cause entre voisins, on conte des histoires, on se délecte à fumer la pipe, à jouer du hou-khin ou du san-sien[4]. Cette oisiveté pleine de bonhomie, après la journée accablante, rapproche patrons et commis ; c’est là que la simplicité de manières qui règne dans la classe commerçante apparaît le mieux. En hiver, la boutique ouvre, plus tard, les affaires importantes se traitent le matin, mais le flot des visiteurs est pressé surtout aux heures que le soleil attiédit. La veillée est vite terminée, car on ne se soucie pas d’user de la graisse d’éclairage et du combustible ; la vie chinoise, plus naturelle que la nôtre, suit d’assez près le cours du soleil.

II


Il nous faut maintenant entrer dans ce monde de commis dont nous avons vu en gros l’existence quotidienne. C’est, vers dix ou douze ans qu’un père amène à la boutique un jeune garçon pour en faire un apprenti. À cet âge, l’enfant sait écrire, il connaît la plupart des caractères des Quatre Livres et des petits traités élémentaires, sans guère en savoir le sens ; il sait des phrases apprises par cœur et retenues au hasard, il n’ignore pas pratiquement les principes de morale, respect des supérieurs, observation des rites, qui sont la base de la société chinoise ; mais il n’a aucune notion de religion (cela ne s’enseigne qu’aux bonzes et aux tao-chi), ni de morale théorique ou d’histoire (c’est affaire aux lettrés), ni de droit usuel (cela concerne les clercs des yamens), ni de géographie (personne ne s’en inquiète), ni même de calcul, ce qui est plus étonnant. Il est vrai que le jeune apprenti va s’habituer à manier l’abaque et qu’il le fera avec dextérité. Mais, en somme, c’est une âme neuve, que le milieu seul va former complètement. L’influence de la famille disparaît, en effet, le jour où commence l’apprentissage ; il n’est pas d’usage que le père, s’il est lui-même un marchand, garde son fils dans sa boutique, peut-être par souvenir du précepte classique qui défend au père d’instruire lui-même son fils, plus probablement parce que le fils du patron, trop bien traité, n’apprendrait rien et serait au milieu des autres apprentis, dans une situation à part, blessante pour l’instinct d’égalité si vif chez les Chinois de toute condition : le Chinois sent le besoin d’une supériorité hiérarchie bien définie, il supporte difficilement la faveur même motivée que l’on témoigne à un égal. Un marchand place donc son fils dans une maison avec laquelle il est en relations, faisant le même commerce ou un commerce différent. Si l’on voit souvent une maison transmise de père en fils, il n’est pas exceptionnel qu’elle sorte bientôt de la famille qui l’a fondée ; l’hérédité des métiers, pour être fréquente, n’est cependant de règle que dans quelques industries où chaque famille garde jalousement ses secrets ; non seulement le fils adopte une autre branche de négoce que le père, mais souvent un fils artisan devient marchand. La distinction du négoce et de la fabrication, qui a constitué deux castes dans la Chine antique, n’est plus aujourd’hui pour chaque homme qu’un fait personnel et transitoire ; il ne subsiste aucune barrière entre artisans et marchands, et à peine davantage entre ces deux classes, que le langage tient encore pour inférieures, et les cultivateurs, la seconde caste de jadis. Sans doute, la placidité naturelle aux paysans chinois, les durs travaux qui les écrasent, leur enlèvent souvent le désir et le moyen de changer de condition ; mais le petit commerce de colportage se fait en Chine avec un si mince capital que bien des gens, paysans un jour, hommes de peine (coulis) au port ouvert l’hiver, pendant le chômage, achètent ensuite un éventaire, des paniers, quelques marchandises, tout naturellement et sans y penser. Très souvent une famille de cultivateurs aisés envoie un ou deux de ses fils à la ville voisine en apprentissage. De même, les clercs de yamen, classe intermédiaire entre les mandarins et le peuple, copistes, secrétaires, garçons de bureau, sont journellement en rapports d’affaires avec les commerçants et font volontiers apprendre le commerce à quelques-uns de leurs enfants. Seuls, les fils de fonctionnaires seraient difficiles à trouver dans les boutiques ; c’est que l’éducation littéraire, purement phraséologique, les rend impropres au maniement des affaires, bien plus à toute sorte de vie pratique ; d’ailleurs le lettré (et est lettré quiconque a été candidat aux examens ou a seulement étudié pour se présenter) doit dédaigner l’argent ; on cite dans l’antiquité chinoise, aussi bien qu’en Corée, de beaux traits de désintéressement ; je doute que les lettrés d’aujourd’hui soient unanimes dans le mépris du vil métal, ils ont du moins conservé le dédain du commerce elle tiennent pour une occupation dégradante. Mais c’est là une opinion mondaine (si je puis employer ce mot en parlant de la Chine, où la société mondaine n’existe pas) ; la loi, la coutume même sont plus équitables ; il n’est pas de promotion où le fils de quelque marchand ne soit reçu bachelier pour la valeur de ses compositions ; si parfois les lettrés de race lui font sentir son infériorité originelle, comme les journaux en relataient récemment un exemple au Ngan-Iou-fou (Ilou-pei), le fait est rare et on le remarque. La classe commerçante, par ses origines et par ses issues, touche donc à toutes les classes de la société et communique librement avec elles, elle n’est plus une caste, et depuis longtemps ; ce qui distingue les hommes en Chine, c’est le genre de vie, le métier, la fortune, ce n’est pas la naissance.

Le jeune apprenti, présenté par son père ou par des répondants, est désormais dans la main du patron. Pendant ses trois ans d’apprentissage, habillé par sa famille qu’il voit rarement, il vit dans la boutique, y est nourri et y couche ; le patron doit le soigner s’il tombe malade, mais il a toute autorité sur lui, une autorité paternelle, avec presque autant d’étendue que celle même du père chinois : il n’est pas inquiété, si le jeune homme désobéissant meurt des suites d’un châtiment trop rude. Aussi voit-on parfois se noyer des apprentis trop paresseux ou vraiment trop maltraités. À cette discipline purement commerciale, à cette vie sevrée de tout autre intérêt, le jeune homme acquiert une tournure d’esprit spéciale, et c’est là ce qui contribue le plus à faire des marchands une classe stable, ayant ses tendances à part. Lorsque l’apprenti, au bout des trois ans, est reconnu capable, le père apporte un cadeau d’une valeur appropriée à ses moyens, le fils se prosterne devant le patron et lui exprime ses remerciements ; la cérémonie se termine par un banquet offert par l’apprenti et où l’on convie quelques commerçants amis, quelques gens du métier ; il est rare qu’une circonstance solennelle ne soit pas accompagnée de réjouissances culinaires. Dès lors, le jeune homme est libre de travailler où et comme il l’entend ; mais il n’est jamais délié de ses obligations envers son ancien patron : il doit lui marquer sa reconnaissance par des visites, par des cadeaux aux époques rituelles de l’année, il doit l’aider même de sa bourse, le soigner, assister à ses funérailles.

Désormais le nouveau compagnon s’engage librement, moyennant salaire, là où il trouve de l’emploi, chez son ancien patron ou chez un autre, ou dans une autre ville. Selon ce qu’il a d’intelligence et de chance, il restera toute sa vie dans cette position subalterne ou il s’élèvera plus haut. Le chef des commis, celui qui commande dans la boutique, porte le nom de tchang-koei-li, à peu près équivalent à caissier ; c’est lui, en effet, qui détient l’argent, comme fait le patron dans les petites maisons de commerce françaises. Le tchang-koei-li est souvent patron, c’est-à-dire qu’il fait les affaires avec son capital et qu’il les dirige en personne. Mais un homme qui, ayant été longtemps commis, a des connaissances techniques et de l’habileté, trouve facilement un bailleur de fonds qui lui confie de l’argent à faire valoir ; il ne s’agit pas d’un prêt, mais d’une association où chacun a sa part des risques et des bénéfices. Celui qui fournit le capital s’appelle le maître, long-kia ; celui qui, donnant son travail et son expérience, est seul à diriger l’affaire, s’appelle encore tchang-koei-li ; pour nous il est un gérant ; chaque année, à la douzième lune, après les comptes et inventaires annuels, le bénéfice qui ressort est partagé entre le maître et le gérant. Outre ces deux cas simples, il s’en trouve naturellement de plus compliqués, combinaisons des premiers ; plusieurs capitalistes peuvent fournir les fonds, plusieurs gérants diriger la maison de concert ; un ou plusieurs des gérants peuvent concourir à former le capital. Mais toujours ceux qui ne sont que bailleurs de fonds s’abstiennent de s’immiscer dans la direction de la maison qui incombe aux seuls gérants ; et toujours, à la fin de l’année ou à l’issue de périodes fixées par contrat, les bénéfices sont répartis en raison des capitaux et des services, suivant une proportion fixée par l’acte d’association.

Les bailleurs de fonds ne sont pas des commerçants. Cette distinction n’a, du reste, pas d’importance juridique en Chine, où il n’existe pas de droit spécialement commercial ; elle n’a d’intérêt que pour la constitution de la classe commerçante : un mandarin, qui croirait déroger en faisant du négoce, ne fait pas difficulté de fournir des capitaux à des affaires commerciales, pourvu qu’il en puisse tirer des bénéfices. Les gérants, au contraire, devant être hommes d’expérience, sont toujours des hommes de boutique, qui ont été successivement apprentis et commis ; entre le chef de la maison et le dernier venu des apprentis, il y a une différence de rang hiérarchique, mais pas de condition sociale. L’aristocratie des gérants sort, par la sélection du mérite, des rangs inférieurs de la population marchande ; elle ne lui est pas étrangère, elle a même éducation, mêmes habitudes, même langage, même costume. La communauté du culte rendu à l’esprit protecteur de la boutique par les chefs et par les subalternes, les banquets semi-rituels, que tous partagent plusieurs fois dans l’année, les étrennes qui sont données, sont autant d’expressions du lien d’union, bien plus fort qu’un simple contrat. L’autorité des uns sur les autres est toujours tempérée par cette bonhomie, cette simplicité patriarcale qui règne partout en Chine entre gens de même classe, par cette modération des manières due à la pratique invétérée des rites, par ce souci de maintenir l’égalité entre gens de même rang qui n’est pas tant inné au supérieur que bien plutôt imposé par un vif sentiment de justice de la part des inférieurs. Ainsi mitigée, l’autorité des chefs n’en est pas moins très grande : j’ai dit que sur les apprentis elle remplace et elle égale presque l’autorité paternelle. Elle est moindre à l’égard des commis, qui sont engagés librement, habituellement pour une année, de douzième lune en douzième lune ; elle est cependant réelle, car l’obligation du respect, de l’obéissance de l’inférieur au supérieur est, dans toutes les relations sociales, admise avec une force inconnue en Europe.

Sauf le cas de violences graves, de vol (et même alors pas toujours), il n’est pas d’autorité qui s’interpose entre patrons et commis ; la corporation des patrons n’intervient pas habituellement dans les questions de personnel purement intérieures, propres à chaque maison ; les commis ne forment pas d’association, n’ont pas de lien entre eux ; les rapports sont bien plus étroits entre un commis et son patron qu’entre les employés de deux maisons différentes. Toutefois le besoin d’égalité réelle entre gens de même classe et de même rang, le droit que chacun s’arroge de surveiller ce qui se passe chez le voisin, expression d’un profond sentiment de solidarité, empêchent dans une même ville les inégalités flagrantes de traitement et de salaire, sauf celles qui sont sanctionnées par un usage établi.

La stabilité de la classe marchande maintenue par son unité de formation et par le sentiment hiérarchique qui y domine, la longue durée des circonstances économiques et des conditions sociales, qui n’ont pas changé sensiblement depuis le xvie siècle jusqu’au milieu du xixe, ont permis à un grand nombre de maisons d’atteindre une longévité remarquable. On en cite, à Péking, qui ont survécu au bouleversement, passager d’ailleurs, qui a accompagné la chute des Ming et l’avènement de la dynastie mantchoue (1644) : de ce nombre est le Lou-pi-kiu, situé dans la ville chinoise, à l’est et à peu de distance de Tshien men[5], et dont l’enseigne est due à un calligraphe célèbre du xvie siècle ; celle maison est encore renommée pour les vins de riz et les friandises qu’elle importe du sud. Un beaucoup plus grand nombre datent du xviie du xviiie siècle : ainsi les magasins de thé de la famille Fang, du Ngan-hoei ; le Oen-meitchai faisant commerce d’horlogerie, très florissant avant l’ouverture des ports et qui appartient toujours à la famille chrétienne Yang ; ainsi le Phi-tsan-kong, magasin de pilules de la famille Phi, qui existe depuis plus de deux cents ans, le Nei-hing-long de la famille Sou, où tous les grands personnages, y compris l’Empereur, achetaient leurs bottes au xviiie siècle et qui, il y a peu d’années, occupait encore plus de cent employés ; ainsi, enfin, les quatre grandes banques, Heng-ho, Heng-li, Heng-yuen, Heng-hing, les plus importantes de la capitale, fondées dans l’ère Khang-hi (1663-1722) par un nommé Fang de Ning-po, et qui pour la première fois ont fermé leurs caisses pendant les troubles de l’été dernier. Péking n’a d’ailleurs pas la spécialité de ces vieilles et solides maisons, il s’en trouve dans chaque ville importante, comme le Fan-yong-ko, magasin de soieries à Thien-tsin : comme le Tchhen-ho-tshi, pharmacie des Tchhen à Canton. La plupart de ces maisons portent le nom de la famille qui en est propriétaire : c’est, en effet, qu’elles se transmettent de père en fils, que les gendres y sont souvent associés à la direction et qu’elles ne sortent pas de la lignée du fondateur. De pareils exemples de stabilité sont à coup sûr rares en Europe, où les fortunes se font et se défont plus vite, et où peu de gens restent dans la condition paternelle ; il existe ainsi une aristocratie de commerçants peu nombreux, qui joignent la fortune à la pratique héréditaire des affaires, et dont les fils sont souvent entrés dans la carrière officielle ; cette aristocratie est importante, surtout par son expérience commerciale, par ses traditions d’honorabilité, par l’influence d’exemple et de richesse qu’elle exerce sur tout le commerce chinois. L’organisation de pareilles maisons ne diffère pas de celle des maisons plus récentes ; les apprentis, les commis y sont dans la même situation ; triés avec plus de soin, ils n’y sont que mieux traités et souvent ils y passent toute leur vie, arrivent à être associés, après avoir été hommes de confiance du père, deviennent conseillers du fils et assurent la perpétuité des traditions.

III

Ce n’est pas seulement aux conditions générales de la société ou à celles qui sont propres à la classe commerçante que tient la durée remarquable d’un aussi grand nombre de maisons ; leur stabilité, leur bon renom ont aussi pour cause l’organisation spéciale qui les réunit par groupes. Il est habituel, en effet, que toutes les maisons ayant une même spécialité forment une association que j’appellerai corporation (hang ou kong-so suivant les cas) ; je me réserve d’indiquer quelques exceptions à ces règles. Les corporations, qui paraissent dater d’au moins trois siècles, sont difficiles à étudier ; diverses de type, formées par les intéressés seuls, sans que l’État ait eu ni à leur donner des règles ni à les autoriser, elles existent par la force de la coutume, et vivent conformément à leurs traditions ; bien que quelques-unes aient des règlements écrits et peut-être des archives, elles trouvent habituellement inutile de communiquer les uns ou les autres au public. Celui qui est curieux de se faire une idée de ces corps, est à peu près réduit à démêler leurs principes parmi les exemples de leur action qui parviennent à sa connaissance ; sans ignorer ce qu’un semblable procédé a d’insuffisant, je dois donc me borner à donner des exemples et à en tirer des conclusions, forcément un peu vagues et un peu générales.

La corporation fixe pour chaque denrée le prix minimum de vente et veille par des agents secrets à ce qu’aucun magasin ne se contente d’un prix plus bas ; elle arrête ainsi à une certaine limite l’effet de la concurrence et empêche la dépréciation des marchandises, nuisible à toute la corporation. Le public est seul à souffrir de l’existence du minimum, mais il ne parait pas s’en apercevoir, et le gouvernement n’intervient que pour le prix des grains, en fixant un maximum et vendant au besoin les grains tirés de ses greniers. C’est encore la corporation, pour les banques et les monts-de-piété, qui décide le taux des intérêts à payer ou à recevoir, la nature des garanties ou des monnaies à accepter ; en un mot, elle fixe les règles générales des transactions et défend les intérêts communs de tous les associés. Si l’un d’eux est impliqué dans une affaire judiciaire d’intérêt général, la corporation le soutient souvent de son crédit et de ses fonds. Voici un fait qui se présente de temps en temps. Un pauvre diable, n’ayant plus rien à mettre au mont-de-piété, se coupe le doigt, ou telle autre partie du corps, et vient pour l’engager ; le mont-de-piété refuse le prêt, l’homme plaint de la dureté des prêteurs, ameute la foule, que la vue du sang excite, une bagarre est imminente, où le mont-de-piété risque d’être pillé. L’auteur d’un pareil désordre doit être châtié, toute la corporation soutient celui chez qui le fait s’est passé, et verse cent taëls[6] pour les frais du procès. La corporation prend aussi en main les intérêts lésés de plusieurs associés. En 1883, la corporation des marchands de thé de Han-kheou, ayant eu à se plaindre des exigences de certaines maisons étrangères, relativement à une bonification sur les poids, leur demanda de designer un arbitre étranger qui serait chargé de surveiller les pesées ; malgré l’évidente bonne foi de la corporation et la modération de sa requête, les étrangers refusèrent. Toutes les transactions furent suspendues, l’autorité officielle déclara qu’elle ne pouvait obliger les marchands à vendre contre leur désir : au bout de quelque temps, les maisons étrangères cédèrent une à une, malgré le retentissantes déclarations qu’elles avaient d’abord faites.

Comme elles défendent les intérêts de leurs membres, les corporations surveillent aussi les agissements de ceux-ci ; elles s’opposent aux fraudes qui nuiraient au bon renom de l’association ; bien plus, les orfèvres en argent pur ne tolèrent pas que l’un d’eux vende des bijoux en alliage, même au su du client. Quelques corporations veillent à l’acquittement régulier des droits de production et d’octroi, et par là méritent les bonnes grâces du fisc. À Changhai, celle des négociants en cotonnades étrangères, bien que les marchandises importées sur les concessions européennes ne doivent acquitter que les droits de douane, trouve prudent de payer aux bureaux du li-kin un abonnement (7.150 taëls) pour ce qu’elle vend en ville ; elle paie un autre abonnement (12.000 taëls) pour ce qu’elle envoie à Sou-tcheou ; mais elle se rembourse de ses avances par des taxes perçues sur tous les membres, qui sont même astreints à présenter leurs livres aux chefs de la corporation. Une situation analogue existe à Hong-kong, territoire anglais, au plus grand profit des li-kin de Canton. Les autorités du Koang-tong, du Koang-si, du Kiang-sou et d’autres provinces méridionales et centrales, ont, depuis quelques années, affermé à des corporations ou à des syndicats composés de membres des corporations, de compradors et de mandarins, le li-kin des cotonnades, des filés de coton, du pétrole pour telles ou telles préfectures ; les corporations y gagnent, avec l’appui officiel, le moyen d’imposer et d’étendre leur monopole de fait, la facilité d’accroître leurs Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/38 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/39 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/40 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/41 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/42 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/43 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/44 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/45 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/46 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/47 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/48 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/49 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/50 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/51 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/52 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/53 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/54 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/55 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/56 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/57 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/58 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/59 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/60 Page:Courant - En Chine, mœurs et institutions, hommes et faits, 1901.djvu/61 vateurs, ni même aux lettrés ; douée par l’apprentissage traditionnel d’une solide unité, elle est organisée en groupes naturels, les métiers, ayant chacun une élite de patrons formés en corporations ; il ne lui manque même pas, dans les chefs des maisons anciennes, les éléments d’une haute aristocratie héréditaire. Elle a l’usage de la vie pratique, la stabilité, l’unité organique : j’ai signalé son principal vice, le manque d’une constitution claire et d’une discipline forte. Il faut ajouter que les marchands ont acquis cette situation en se tenant toujours dans leur commerce, que leur éducation ne les prépare à rien d’autre. Comment feraient-ils face aux exigences de la situation nouvelle que je suppose ? Il n’est pas possible de résoudre ce problème ; il est permis du moins de le poser et il peut être utile, surtout à l’heure actuelle, de faire connaître quelques éléments de solution.


  1. Note Wikisource : « Les Commerçans chinois et les Corporations », texte originellement publié in « Revue des Deux Mondes », no 153, 1899.
  2. Sirop de prunes glacé.
  3. Grand homme, titre d’an haut personnage officiel, Excellence.
  4. Sortes de violon et de guitare.
  5. Principale porte faisant communiquer la ville tartare et la ville chinoise.
  6. Au change actuel, moins de 100 francs.