En-deçà et au-delà du Danube
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 329-368).
EN DEÇÀ ET AU DELÀ DU DANUBE

VI.[1]
LA ROUMÉLIE ORIENTALE — LA MACÉDOINE. — CONSTANTINOPLE.

De Sophia, pour atteindre les chemins de fer ottomans à Tatar-Bazardjik, j’ai une longue étape à faire : 130 kilomètres, et deux relèvemens de montagnes à franchir. On y met ordinairement deux jours en couchant à Ichtiman ; mais, au prix de 120 francs, j’obtiens une petite victoria attelée de quatre chevaux de front qui me conduira en un jour, en partant à la pointe du jour. j’ai pour compagnon un jeune avocat qui a fait ses études à l’université de Liège, M. Guérof ; il connaît parfaitement le pays et parle le turc aussi bien que sa langue natale, le bulgare. Il vient me prendre dès quatre heures du matin. Sur l’immense plaine déserte qui s’étend à perte de vue autour de Sophia traînent des brouillards argentés ; mais bientôt le soleil les pompe et les dissipe. Les deux rameaux des Balkans, qui enserrent cet ancien bassin lacustre, découpent leurs profils bleuâtres sur le ciel gris perle. Nous traversons sur un pont de bois l’Isker, qui venant de Samakof et du Rilo-Dagh, où il prend sa source, se divise ici en une foule de canaux qu’il creuse dans l’argile jaunâtre.

Le pays paraît dépeuplé. Nous ne rencontrons que quelques chars attelés de buffles : ils transportent à Sophia du bois de construction et de chauffage qui vient de la forêt de Bellova, appartenant au baron de Hirsch. Il faut quatre ou cinq jours pour faire le trajet. Les buffles se nourrissent en pâturant sur les terrains vagues, le long des chemins, et les conducteurs emportent leur pâtée de maïs : néanmoins on comprend que le chauffage soit cher dans la capitale bulgare. Si toutes les hauteurs étaient boisées, comme en Suisse, quelle richesse pour cette contrée ravagée par tant de siècles de luttes et d’oppression ! Une bonne loi forestière et le reboisement, voilà de quoi le gouvernement devrait s’occuper tout d’abord. Nous laissons à droite le massif du Vitosch, et nous gravissons le contrefort des Balkans qui sépare le versant du Danube de celui de la mer Egée. Il est peu élevé et forme des collines arrondies, couvertes de broussailles. Nous rencontrons de temps en temps les traces du chemin de fer commencé, il y a dix ans, pour relier Sophia à la ligne Sarambey-Constantinople : dans les ravins, des piles de pont à moitié achevées ou des pierres de taille à pied d’œuvre ; ailleurs des remblais et des déblais ravinés par les pluies, même quelques rails enfouis sous les herbes et les arbrisseaux. C’est une lamentable histoire qui montre à nu l’impuissance du régime turc et les causes qui en empêchent la réforme. La Porte s’étant brouillée avec M. de Hirsch, voulut achever son réseau en régie. Un pacha fut mis à la tête de l’entreprise. Il trouva le poste, agréable et lucratif ; mais les travaux n’avançant pas, il fut destitué et remplacé par un autre pacha qui suivit l’exemple du premier. Le gouvernement se lassa de payer, et les travaux furent abandonnés, après qu’on eut dépensé moitié plus qu’il n’eût fallu pour achever toute la ligne.

À Vaccarel, village formé de quelques maisons couvertes en chaume, nos chevaux s’arrêtent pour boire à une fontaine, dont l’inscription en langue turque est écrite en caractères grecs. L’enseigne d’un commissionnaire en marchandises est rédigée en bulgare, en hébreu et en français. Mon compagnon de voyage interroge un paysan sur les conditions agricoles dans cette région. « Nous avons tous, nous répond-il, autant de terres que nous en pouvons cultiver. Chaque paysan est propriétaire et possède une couple de bœufs, 1 cheval et 40 à 50 moutons. Les plus riches ont 4 bœufs et 300 à 400 moutons. Le village, pour ses deux cents maisons, a 5,000 chèvres et moutons. Il n’y a point de pauvres parmi nous, car chaque famille a soin de ses malades et de ses infirmes. Nous produisons de quoi satisfaire largement à nos besoins, mais quand, pour payer l’impôt, il faut obtenir des écus sonnans, la difficulté est grande. Sur place, personne n’achète, et les marchés où nous pouvons vendre nos denrées sont si loin ! Cependant, tout va mieux qu’autrefois. Du temps des Turcs, les spahis présidaient à la rentrée de la dîme, et ils prenaient ce qui était à leur convenance. Une nuée de collecteurs et de scribes se répandaient sur le pays comme des sauterelles. On ne pouvait rentrer la moisson avant qu’ils eussent prélevé la dixième gerbe, et il fallait les payer, sinon ils laissaient pourrir vos récoltes sur place. Maintenant la dîme a été fixée une fois pour toutes. Chaque village connaît la quote-part qu’il doit payer et il la répartit ensuite entre les habitans. »

En descendant vers Ichtiman, nous suivons une belle vallée très fertile et où la culture n’est pas mauvaise ; le froment, le seigle et le maïs sont de belle venue. À l’entrée de la bourgade, nous rencontrons un cortège de noce d’un effet ravissant. C’est une mariée bulgare qu’on reconduit dans le village du mari. Les hommes à cheval exécutent une fantasia, en tirant des coups de fusil et de pistolet. Les femmes portent des costumes charmans, beaucoup plus voyans et plus gais que dans la Bulgarie centrale. Leurs cheveux retombent derrière la tête, en longues tresses garnies de fleurs ; sur le front est coquettement posée une calotte grecque en velours, toute couverte de perles et de plumes. Une petite veste bordée de galons d’or et fortement échancrée sur la poitrine, laisse apparaître une chemise fine, brodée aux manches et au col de laines aux couleurs vives. Sur le jupon brun, aussi garni de broderies, est noué un tablier en soie rouge. La soie ! c’est déjà le midi. Le type est ici très différent de celui des paysans Chops des environs de Sophia. Les femmes ont le teint clair, et les cheveux blonds, et les hommes l’air moins sombre, plus ouvert. Nous sommes ici dans la Roumélie orientale. L’agent de la douane s’excuse très poliment, et en français, de devoir visiter nos malles. Les gendarmes, avec leurs larges pantalons bleus, engagés dans des bottes hautes, leur capote blanche et le talpak de peau d’astracan, orné d’une croix de cuivre, ont vraiment très bon air. Ils portent aussi leur sabre à la façon russe.

Nous nous arrêtons chez un aubergiste turc, dont la maison est nouvellement construite. L’aspect en est pittoresque. Elle est toute en bois, avec un grand balcon surplombant sur la rue. À l’intérieur, sur les plafonnages, blanchis à la chaux, s’enlèvent crûment des dessins, fleurs et arabesques, d’un bleu vif ; c’est le goût oriental. On ne peut s’imaginer avec quel peu de soin cette habitation est construite. Du premier, on voit ce qui se passe au rez-de-chaussée à travers les fentes du plancher. Les cloisons des chambres sont en planches clouées sur des poutrelles qui ont conservé leur écorce. Les tuiles mal posées laisseront filtrer la pluie. Nul souci du confort ou de la durée. Est-ce manque de capital, prévision du prochain incendie, insouciance de l’avenir ou un souvenir inconscient de la vie nomade sous la tente ? Dans le café du rez-de-chaussée, des musulmans en turbans, assis, les jambes croisées, sur des bancs de bois, fument la longue pipe ; d’autres se partagent, avec les mains, de l’agneau rôti, servi sur un grand plat de riz. Leur dessert se compose d’un peu de fromage de petit-lait. Ils ne boivent que de l’eau et du café. Ce sont des musulmans de la vieille roche ; l’Occident ne les a pas encore corrompus. Ils sont graves et tristes. Ils ne sont plus les maîtres sans contrôle comme naguère ; mais ils vivent en bons termes avec les Bulgares. Mahomet a eu une inspiration de génie quand il a prescrit les ablutions et proscrit vins et liqueurs. L’observation de ces préceptes, bien mieux que nos sociétés de tempérance, prévient les excès de l’alcoolisme, cette peste moderne qui fait tant de victimes.

Nous parcourons la petite bourgade. La rue principale est bordée d’échoppes ouvertes et basses, à la turque. À l’entrée de la cour qui précède les maisons de ferme, sur des pieux, sont fixés des crânes de chevaux destinés à éloigner les mauvais esprits. L’église bulgare est une petite construction en pisé, très basse et très humble. Elle tâchait de passer inaperçue. Les cloches sont suspendues dans un campanile rustique, formé de quatre perches supportant un petit toit de chaume. La mosquée, au contraire, élève bien haut son minaret pointu, et à côté se trouve l’école turque ; elle a deux salles de classe, mais, ni dans l’une ni dans l’autre, ne se trouve de mobilier scolaire, ni bancs, ni pupitres. Les écoliers sont assis à terre et écrivent sur des ardoises. L’enseignement consiste surtout à apprendre par cœur des versets du Koran. Voici le Hamam, le bain public, avec son dôme surbaissé, tacheté de rondelles de verre épais, en cul de bouteille, par où un jour verdâtre tamise dans la salle de bains. Les ablutions quotidiennes, les bains fréquens à domicile et dans le hamam, voilà encore une excellente pratique qu’il faudrait emprunter aux Turcs ; mais, au contraire, là où les Ottomans sont partis, les thermes tombent en ruines. Dans le faubourg, des Tsiganes qui sont musulmans, habitent des chaumières de roseaux. Les voilà, toujours les mêmes, avec leur teint basané, leurs cheveux crépus, leurs vêtemens de couleur voyante, et leurs nombreux enfans grouillant tout nus dans la poussière : de vrais sudras de l’Inde.

Quand il s’agit de régler l’écot, je reconnais cette probité turque dont on m’a souvent parlé. Notre hôtelier se gratte la tête et fait consciencieusement des additions avec le doigt, dans le creux de la main. Je m’attends à un total ruineux : Il s’élève à 0 fr. 82 ! Nous avions apporté des provisions, mais il nous avait fourni du fromage, des fruits, du café et du foin pour les chevaux.

À la sortie d’Ichtiman s’ouvre une grande prairie verte bordée de saules, avec quelques bouquets de beaux chênes. C’est le terrain communal, qu’on trouve partout autour des villes dans la péninsule balkanique. Il sert de pâturage aux attelages et aux troupeaux en voyage. Bientôt nous recommençons à gravir un nouveau contrefort de collines qui nous sépare du bassin de la Maritza. Elles sont revêtues de taillis de chênes et de hêtres, mais sans grands arbres et surtout sans un seul résineux. La route est excellente et bien mieux entretenue que dans la principauté que nous venons de quitter ; au sommet, nous trouvons les substructions d’un arc de triomphe romain, la Porta Trajana, qui était encore debout en 183.5. Chosrev-pacha, un nom que les antiquaires ne béniront pas, l’a fait démolir. Sur un fragment de marbre je discerne quelques lettres d’une inscription latine peu lisible. Nous nous arrêtons pour prendre du lait dans un loghouse, dont le soubassement est construit avec les fragmens de la porte romaine. L’endroit s’appelle Kapujuk ; ce qui, en turc, signifie petite porte, Kapu avec le diminutif ; c’est maintenant un poste de gendarmes rouméliotes. Le sergent nous parle des horreurs commises par les Bachi-Bouzouks dans la dernière guerre. — « Dans toute cette région, le sang a coulé à flots, dit-il ; mais au moins, au prix de tant de maux, nous sommes affranchis maintenant des Ottomans. Pourvu qu’ils ne reviennent pas ! Hélas ! nous sommes toujours menacés, car ils ont le droit de réoccuper les Balkans. » j’ai retrouvé partout ici un pénible sentiment d’insécurité produit par ce détestable article du traité de Berlin qui ne peut engendrer que des conflits ; car si les Turcs voulaient en profiter pour rentrer en Roumélie, toutes les populations bulgares de la péninsule se soulèveraient contre eux.

Partis d’Ichtiman à deux heures, nous arrivons vers six heures dans un gros village, Vetren, situé à la sortie des montagnes ; il est composé presque uniquement de maisons de paysans, en bois ou en pisé ; elles sont grandes et entourées d’étables et de granges ; le toit de tuiles est un signe de grande aisance ici. De pittoresques costumes donnent aux aspects habituels de la vie champêtre un charme particulier. Dans la poussière dorée par le soleil couchant, le berger communal ramène les moutons. Les cultivateurs reviennent avec leurs buffles, traînant sur une claie la lourde et informe charrue de bois. Les femmes, avec leurs robes aux couleurs éclatantes, sont réunies autour de la fontaine surmontée de la dalle habituelle en marbre blanc avec inscription du Koran.

Nous pénétrons dans la cour d’une petite ferme ; elle est admirablement placée au bord d’un ravin à pic, où les fougères plaquent leurs frondes vert pâle sur les rochers d’ocre rouge. Elle est entourée d’une clôture en clayonnage, afin que le bétail puisse y vaguer en liberté. Trois petits porcs, d’humeur folâtre, y jouent avec les enfans. Nous interrogeons le cultivateur : il a deux bœufs de travail, mais ni cheval, ni moutons ; tout son bétail lui a été enlevé pendant la dernière guerre ; il doit reconstituer son troupeau à force d’économie. Chacun est propriétaire de sa maison, d’une étendue de terre suffisante pour l’entretien de la famille et d’une vigne, dont il boit le vin à suffisance et vend l’excédent pour acheter ce qu’il ne peut fabriquer lui-même. Dans les villages voisins, écartés de la route, et qui ont, par conséquent, peu souffert, les paysans ont beaucoup plus de bétail. Les plus aisés possèdent 300 et même 400 moutons. j’examine sous un hangar les instrumens aratoires : ils sont très primitifs. La charrue est celle de Triptolème ; le soc est en fer, mais il n’y a pas de versoir ; deux bâtons attachés de chaque côté en tiennent lieu ; une herse très légère, une houe, une fourche et une petite baratte, voilà tout. À l’intérieur, il y a deux chambres : l’une sert de cuisine ; sur un feu ouvert, dans une marmite suspendue à une crémaillère, mijote la polenta de maïs. La chambre à coucher possède un poêle en terre cuite, mais pas de lit ; un tapis étendu à terre en tient lieu. Il n’y a ni table, ni chaises, seulement quelques escabeaux. Les fenêtres, très petites, sont fermées, non par des carreaux de vitre, qui constituent ici un objet de luxe très rare, mais par des barreaux de bois et, la nuit, par des volets. L’hiver, il faut choisir entre le froid et l’obscurité. Les murs et les plafonds sont complètement noircis par la fumée. Quel contraste avec les intérieurs rustiques des paysans de la Hollande ou du Danemark ! Mais, comme partout où la population est peu dense, ces paysans, si mal meublés, sont bien nourris. Leurs repas consistent, le matin, en pain et lait ; à midi, viande avec polenta de maïs ou des fèves, le soir du lait, du fromage et des œufs. De temps à autre un agneau ou une poule complète le menu.

Dans toute cette région, comme au reste en tout pays musulman, le mouton, l’animal des terres incultes, est l’unique viande de boucherie. Ce qu’on en tue est inouï. Devant les auberges, sous les vérandahs, on voit pendues des carcasses écorchées ou des peaux fraîches, et l’on vend des morceaux d’agneaux rôtis.

De Vetren à Tatar-Bazardjik, nous roulons encore trois heures dans une plaine fertile et bien cultivée. Des vignobles alternent avec des champs d’orge, d’avoine et de maïs, mais on voit peu de froment et point de pommes de terre. Il faut s’en réjouir, car ce tubercule qui forme l’une des bases principales de l’alimentation dans toute la plaine baltique, n’est, en somme, qu’une nourriture grossière qui, par son prix, favorise la réduction des salaires. À notre droite s’élèvent les croupes imposantes et sombres du Rhodope, dont quelques sommets sont couverts de neige. À sa base, au-delà de la Maritza, s’étend la forêt de Bellova. Nous arrivons vers neuf heures du soir à Tatar-Bazardjik, au grand trot de nos braves chevaux, qui ont fait honneur au sang hongrois, car ils courent depuis quatre heures du matin avec deux heures de repos au milieu du jour. Nous trouvons à nous loger très convenablement dans un grand hôtel tout neuf, que l’église orthodoxe a fait construire au bord de la Maritza. Du balcon qui domine le fleuve, on voit au clair de lune arriver son flot largement épandu sur un lit de cailloux peu profond. Bazardjik est un chef-lieu de préfecture, avec 15,000 habitans ; il n’a pas encore perdu son cachet de ville turque, quoique les troupes ottomanes en se retirant en aient dévasté et brûlé une partie. Le préfet, qui vient causer avec nous, après le souper, nous dit que chrétiens et musulmans vivent en paix ; seulement ceux-ci s’imaginent encore que l’état actuel est provisoire et que l’autorité du sultan sera rétablie. Si elle l’était, même momentanément, Dieu sait par quels excès ils se vengeraient d’avoir à subir l’égalité devant la loi !

« Sans le voisinage du Rhodope, nous dit le préfet, le pays ici serait parfaitement sûr, comme tout le reste de la Roumélie. Mais des gorges de ces montagnes sauvages sortent des brigands qui viennent opérer des razzias dans nos plaines fertiles, et nous ne pouvons les poursuivre sur le sol de la Macédoine où ils se réfugient. Les ouvriers sont bien payés relativement au prix des denrées. Un manœuvre obtient 2 francs par jour, un menuisier 4 à 5 francs, et la viande de mouton ne coûte que 1 franc l’oka (1 kil. 278), un couple de poulets 1 fr. 50 et une paire de buffles 600 francs. »

En partant de Bazardjik à sept heures du matin, je suis à 8 h. 30 à Philippopoli, capitale de la province semi-indépendante de la Roumélie orientale. La vallée de la Maritza, que nous suivons, est d’une fertilité merveilleuse. Les vignes basses, comme en France, ont une frondaison d’une étonnante vigueur, et les nombreuses grappes qui mûrissent ne sont atteintes ni par le phylloxéra ni par l’oïdium. Le vin dans toute cette région est d’excellente qualité ; très corsé, il tient le milieu entre celui de la Bourgogne et le Val de Peñas espagnol. Il ne coûte que 30 à 40 centimes le litre. Les champs sont emblavés de froment, de maïs et de beaucoup d’orge. Comme en Asie, on en nourrit les chevaux plutôt que d’avoine. À droite se prolonge, parallèlement à la Marilza, la chaîne du Rhodope ou du Despoto-Dagh ; à gauche, se profilent les sommets plus éloignés des Balkans. Au milieu de la plaine surgissent soudain sept mamelons abrupts de syénite. Ils sont couronnés par les maisons de Philippopoli et de ses faubourgs. Aussi les habitans se vantent-ils de pouvoir s’appeler, comme Rome, la ville aux sept collines. Le docteur Stoyan Tchomakof Aient nous prendre à la gare, pour nous conduire dans sa magnifique demeure, où il nous offre la plus cordiale hospitalité.

Né à Kopriuchtitza, en Roumélie orientale, M. Tchomakof a fait ses études à Pise et à Paris ; plus tard il s’établit à Philippopoli et y exerça la médecine, jusqu’à l’époque où éclata la lutte ecclésiastique des Bulgares contre le clergé grec. Envoyé en 1862 à Constantinople comme représentant des Bulgares, il fut l’âme du mouvement national en faveur d’une église indépendante. Après l’élection du premier exarque, en 1872, il fut nommé membre du conseil mixte de l’exarchat, et resta à Constantinople jusqu’à la conclusion du traité de Berlin. Il est président du conseil sanitaire et membre de l’assemblée législative. Il est un des hommes les plus considérés du pays. il parle également bien le turc, le grec, le bulgare, le français et l’italien. De la gare à la ville un large boulevard a été ouvert. Il s’y élève de belles constructions : des villas au milieu de jardins remplis de fleurs, de grandes maisons où habitent les consuls des puissances étrangères. L’intérieur de la ville ne rappelle nullement l’Orient ; on dirait une ancienne bourgade fortifiée de l’Italie méridionale. Les rues, en pentes raides, sont fort étroites et bordées de maisons très hautes, dont les étages supérieurs, souvent en bois, s’avancent en surplomb sur des poutres ou sur des encorbellemens. Quelques habitations ressemblent à ces villas romaines qu’on voit sur les fresques de Pompéi. Derrière un haut mur et une lourde porte bardée de gros clous et d’armatures en fer, s’ouvre une cour dallée en marbre blanc, avec le puits et l’impluvium, qu’ombragent des acacias et des cerisiers aux fruits d’un rouge éclatant. Vient ensuite la maison, précédée d’un péristyle à frêles colonnettes et à très hauts pilastres, le tout peint en blanc avec des filets et des arabesques bleu vif. Une vigne orne la façade de ses pampres chargés de grappes bleuissantes. Le soleil, perçant par place le feuillage, jette des découpures d’or sur les dalles et sur les fleurs. Ces vives couleurs et cette délicieuse fraîcheur donnent une impression de gaieté et de vie heureuse.

Chacun me parle ici des cruautés commises par les Turcs durant la dernière guerre. C’était un système : le but était de terrifier les populations afin de les empêcher de se soulever à l’approche des Russes. À Philippopoli, on pendait chaque jour vingt, trente, et un jour jusqu’à soixante Bulgares. Quand, sur les réclamations des ambassadeurs, on envoya Achmet-Vefik-Pacha pour mettre fin aux exécutions, le gouverneur fit pendre six rayas devant le konak pour saluer son arrivée ; il avait, disait-il, ses instructions de Constantinople. Ce fut la région d’ici au Balkan qui eut le plus à souffrir par suite des mouvemens alternatifs d’avancement et de recul des armées russes et ottomanes. Plusieurs villages des environs furent détruits. Après la retraite de Gourko, Karlovo, ville commerçante et aisée, fut livrée au pillage et 1,500 de ses habitans massacrés de sang-froid. Un homme très distingué, le docteur Popof, qui était paisiblement chez lui, fut conduit à Philippopoli et pendu sans forme de procès. Il y a, m’affirme-t-on, à Karlovo plus de 900 veuves dont les maris ont été massacrés à cette époque. Kalofer, le village de Chipka, Eskizagra, Kezanlik, le chef-lieu de la vallée des Roses, ont été brûlés et saccagés en tout ou en partie. Je ne rappelle ces atrocités, dont les rapports américains ont publié dans le temps tous les détails, que pour expliquer la terreur que les habitans éprouvent à l’idée que les Turcs pourraient réoccuper le pays. Ils savent à quelles vengeances ils seraient exposés. Il n’est pas possible que l’Europe le permette.

On se plaint amèrement ici de l’article 10 du statut organique, qui donne au sultan le droit d’apposer son veto aux lois votées par l’assemblée provinciale. Il use de ce droit pour mettre obstacle à un grand nombre de mesures excellentes, par exemple, les suivantes : loi autorisant le gouvernement d’avancer, sur hypothèque, 2,500,000 francs aux cultivateurs ruinés durant la dernière guerre ; loi introduisant l’état civil ; loi sur la presse ; loi pour la conservation des forêts ; loi convertissant les vakoufs en biens libres ; loi réglant le programme des écoles ; loi sur la régularisation des titres de propriété ; loi exemptant de droits les vins et spiritueux destinés à l’exportation ; construction du chemin de fer qui réunirait le réseau en exploitation au seul port de la Roumélie, Bourgas, qui est maintenant presque inutile. Quoi de plus cruel, pour une population avide de réformes, que d’être à la merci d’un pouvoir étranger, despotique, capricieux, qui n’a plus aucun intérêt à voir prospérer le pays, qui doit même s’effrayer de ses progrès, car il n’ignore pas que toutes les forces nouvelles seront consacrées à la lutte pour l’affranchissement définitif ? Cependant certaines améliorations importantes ont été accomplies dans les matières suivantes : création d’un cadastre, chose essentielle, adoption du système métrique, réorganisation de l’enseignement primaire, règlement du service sanitaire, création de caisses agricoles, expropriation pour cause d’utilité publique, organisation de la police rurale et municipale.

La constitution de la Roumélie, rédigée par sept représentans des grandes puissances, est aussi libérale et aussi démocratique qu’on peut le souhaiter. Elle est copiée, souvent mot pour mot, sur la constitution belge. Toutes les libertés y sont garanties. Aucun impôt ne peut être établi qu’en vertu d’une loi. L’assemblée législative est composée de membres de droit : le mufti, le grand rabbin de la province et les chefs de cinq communautés religieuses chrétiennes, le président de la cour suprême, celui du contentieux administratif et le contrôleur en chef des finances ; de 10 membres nommés par le gouverneur et de 36 membres élus au suffrage direct et secret dans 36 collèges électoraux. Est électeur tout Rouméliote âgé de vingt et un ans au moins, possédant une propriété, un établissement de commerce ou d’industrie, ou un diplôme de capacité : professeurs, instituteurs, avocats, ministres du culte. Sur les 36 députés élus, 29 sont Bulgares orthodoxes, 2 Turcs et 2 Grecs ; cela prouve manifestement que presque dans tous les districts la majorité appartient aux Bulgares. Parmi les 10 députés nommés par le gouverneur général, 7 sont Bulgares orthodoxes ; 1 Bulgare catholique ; 1 Turc et i Grec. d’après le recensement tout récent de 1885, la population se répartit de la façon suivante : 573,560 Bulgares ; 174,700 musulmans ; 42,654 Grecs ; 19,549 tziganes ; 4,175 israélites ; 1,306 Arméniens. Total, 815,946.

L’assemblée nomme une espèce de conseil d’état appelé comité permanent, — encore un emprunt fait à la loi provinciale belge. On n’a pas oublié de garantir le droit des minorités. Les dix membres du comité sont élus au scrutin de liste par l’assemblée, mais nul bulletin ne peut contenir plus de six noms. Ce corps, qui siège toute l’année, prépare les affaires et donne son avis sur les projets de loi. L’assemblée nationale se réunit dans un ancien bain turc transformé. Il y fait une agréable fraîcheur, qui peut venir à point pour calmer l’ardeur des discussions parlementaires.

Parmi les hommes politiques que je rencontre, la plupart font une critique très vive du statut organique et de ses annexes, que j’admirais parce que j’y retrouvais les principes généraux de la constitution belge. — « Tout d’abord, me disent-ils, ces lois fondamentales règlent un grand nombre de matières qui ailleurs sont régies par des lois ordinaires ou par de simples arrêtés. La constitution dont la diplomatie européenne nous a gratifiés forme un volume in-folio contenant quinze chapitres avec 495 articles, plus treize annexes avec 639 articles, et aucun de ceux-ci ne peut être changé que par l’accord unanime des grandes puissances. Voilà ce que décide l’article 495. Les nations sont des organismes vivans, dont les besoins changent et appellent ainsi des modifications constantes dans le régime administratif, judiciaire et financier. En Roumélie, tout cela est immuable. Ce monument de science politique, que la commission diplomatique a commencé à édifier en janvier 1879, a été terminé le 14 avril de la même année. Il est vrai qu’on a appliqué la division du travail à sa confection : le délégué anglais s’occupant des lois électorales ; l’autrichien, de l’organisation judiciaire ; l’italien, du système financier, et le français, du régime administratif. Faut-il s’étonner que l’œuvre renferme maintes contradictions ? Voici quelques-uns des maux pratiques qui résultent des lois organiques qu’on nous a données.

« Sous le régime turc, la province actuelle de la Roumélie orientale était divisée en deux sandjaks (départemens), contenant quatorze casas ou cantons : nous n’avions donc que deux préfets et quatorze baillis à entretenir. Le système français dont on nous a dotés a divisé la province en six départemens et vingt-huit cantons. Nous avons donc 6 préfets, 6 conseils généraux, 6 secrétaires, de préfecture, 28 baillis, 28 commandans de gendarmerie, 28 commissaires de police, etc. Le fonctionnarisme nous a envahis. Un village qui s’administrait entièrement lui-même, sans aucun représentant de l’autorité, est devenu un chef-lieu de canton où résident une escouade de fonctionnaires de tout grade et de tout genre. Il suffisait de supprimer les employés turcs, qui nous volaient : nous aurions eu l’autonomie locale, comme aux États-Unis. d’un autre côté, il aurait fallu nous donner des receveurs des contributions. L’article 212 du statut décide que « les maires sont chargés et responsables de la rentrée exacte des impôts, » et l’article 185, stipule « que les maires sont réélus chaque année par les habitans de la commune. » Ces maires, naturellement, cherchent à être réélus et ménagent le plus possible leurs électeurs. Ils font donc très mal rentrer les revenus de l’état. Les arriérés sont considérables : chaque année environ 20 pour 100 des recettes. Ils s’élevaient à 17 millions de piastres au 31 juillet 1883. Ces mêmes maires sont aussi juges de paix, de par l’article 248. Comme ils sont incapables de trancher les différends, ceux-ci sont portés directement devant les juges de canton, lesquels se trouvent ainsi accablés de besogne ; on n’arrive pas à obtenir justice, ce qui cause beaucoup de mécontentement. Tout cela devrait pouvoir être réglé par notre assemblée, et en raison de notre situation particulière. Le statut nous a enveloppés, comme une momie d’Egypte, d’un réseau de bandelettes très agréables à l’œil, mais qui nous condamnent à l’immobilité. »

— On me donne quelques renseignemens sur les partis. Pendant les deux premières années du régime autonome, il y a eu lutte des nationalités, mais les Bulgares n’ont pas eu de peine à l’emporter et à occuper la plupart des places. Depuis lors, ils se sont divisés en deux partis : les « libéraux » ou gouvernementaux modérés, et les « nationaux ou unionistes, » partisans d’une politique plus décidée. La question qui les divise est la politique à suivre pour obtenir la réunion des deux fragmens de la Bulgarie, si malheureusement séparés par le traité de Berlin. Les deux groupes sont, d’accord pour désirer la réunion, de même que tous les Bulgares. Lors du passage récent, à Philippopoli, de M. Forster, ancien ministre de l’instruction publique en Angleterre, l’un des chefs des modérés, M. Kaltchof, lui fit connaître que la reconstitution de la patrie bulgare, morcelée à Berlin, est le but à poursuivre par tous. Seulement, les libéraux pensent qu’il faut une grande prudence dans l’action ; les « unionistes, » au contraire, croient qu’il faut sans cesse et à toute occasion exprimer la volonté nationale, la proclamer très haut, et devant l’Europe et devant le pays, et même entretenir une certaine agitation dans ce sens. C’est ce parti qui a organisé, l’été dernier (1884), ce pétitionnement universel en faveur de l’union, qui avait entraîné le pays tout entier. Ils attendent la réalisation de leurs espérances de la chute inévitable de l’empire ottoman et des complications générales en Europe plutôt que d’une insurrection locale contre la Turquie. À en juger par le nombre des journaux des deux nuances, c’est le parti national qui jouit de la plus grande influence. Il a trois organes : la Marilza, le Narodni Glass (Voix du peuple), et le Soédinenié (l’Union). Le parti libéral modéré n’en a qu’un, le Jouzna Bulgaria (la Bulgarie du sud). Tous les quatre paraissent dans la capitale.

Il n’y a pas lieu de s’étonner que la question de la réunion des deux moitiés de la Bulgarie, violemment séparées par le traité de Berlin, préoccupe et passionne ici tous les esprits. Depuis leur arrivée dans la péninsule, au vue siècle, les Bulgares ont toujours formé une unité ethnique, une nation, tant à l’époque de leur grandeur, sous le tsar Siméon et ses successeurs, que sous la domination ottomane. La diplomatie européenne a découpé cette nationalité vivante en trois tronçons, dont l’un forme une principauté presque indépendante, la Bulgarie ; l’autre, un état à moitié affranchi, la Roumélie ; et le troisième, une province complètement asservie sous le joug turc, la Macédoine. Comment les Bulgares se résigneraient-ils à un règlement qui blesse si cruellement leurs souvenirs historiques et leurs intérêts matériels, surtout après que San-Stefano a réalisé pour eux, un moment, un idéal désormais inoubliable ? On a beau leur parler du respect des traités ; ils répondent : Ces traités ont été faits contre nous, et jamais nous ne les avons ni signés, ni acceptés. La Bulgarie méridionale complétait la Bulgarie septentrionale, moins riche, moins pourvue d’hommes capables. Les relations commerciales étaient actives. Le midi envoyait au nord les produits d’une zone plus chaude. La barrière de douanes tracée arbitrairement par les diplomates est venue entraver ce commerce, qui s’appuyait sur la communauté de race et d’origine. On a créé deux moitiés de peuple qui, isolées, ne peuvent se suffire, et qui sont accablées par les charges d’un double gouvernement. Mais on peut tout espérer de l’avenir. Une combinaison diplomatique, qui n’a point de racine dans l’histoire et qui ne tient nul compte des intérêts et des vœux des populations, n’a évidemment aucune chance de durée.

— La question des langues donne lieu ici, comme partout où diverses nationalités se trouvent réunies dans un même état, à des difficultés réelles et à des réclamations nombreuses. L’article 22 du statut organique renferme à ce sujet des dispositions très sages : il prescrit que la langue officielle sera celle de la majorité, mais que, quand il existera une minorité égale à la moitié de la majorité, la langue de cette minorité sera également employée. Toutes les lois et les règlemens doivent être publiés dans les trois langues principales : bulgare, turque et grecque, et devant les tribunaux, les particuliers ont le droit de se servir, à leur choix, de l’une de ces langues. Le discours d’ouverture du gouverneur général est lu aussi en bulgare, en turc et en grec. Mais, au sein de la chambre et des conseils départementaux et communaux, les propositions et les discussions ont lieu en bulgare. Les Grecs et les Turcs ont le droit de parler en leur langue ; seulement, s’ils veulent se faire comprendre, ils doivent bien employer le bulgare, qui devient ainsi, en réalité, la langue dominante. Les Turcs et les Grecs se plaignent ; mais est-il possible de régler autrement cette difficile question ?

— Ici, comme en Bulgarie, tous les cultivateurs sont propriétaires des terres qu’ils occupent ; cela est vrai surtout depuis la dernière guerre. Avant cette époque, dans les villes et dans quelques villages habitaient de riches Turcs, possédant de grands tchifliks ou fermes, qu’ils louaient à des paysans bulgares, lesquels payaient en Mature, suivant la qualité du sol, de 1 à 4 chiniks (20 litres) de blé par deunum égal à 1,600 mètres carrés.

— Je suis présenté à M. J.-E. Guéchof, l’un des hommes les plus distingués et les plus instruits de ce pays-ci : il parle et écrit également bien le français et l’anglais. né à Philippopoli, il a fait ses études à la Victoria University de Manchester. Pendant la guerre turco-russe, il écrivit quelques lettres au Times sur les atrocités commises en Bulgarie en 1876, ce qui lui valut d’être jeté en prison, exilé en Asie-Mineure et presque mis à mort. En 1879, il fut envoyé en mission pour présenter aux grands états les vœux de la Roumélie orientale, qui, hélas ! ne furent pas écoutés. À son retour, il fut nommé président de l’assemblée pendant ses trois premières sessions. Il me communique quelques chiffres qui font connaître la situation financière actuelle. Le budget de 1883-1884 s’élève à 72,196,509 piastres en recette et en dépense (100 piastres font une livre turque, qui vaut, au pair, 22 fr. 50.) Quel est l’état qui peut se vanter d’arriver à un pareil équilibre budgétaire ? Il est vrai que la Roumélie n’a encore ni dette, ni grande armée permanente, ces deux occasions de dépenses sans limites, l’une menant à l’autre.

« Nous n’avons pu encore modifier l’ancien système d’impôt, me dit M. Guéchof, parce que, dans notre situation précaire, nous évitons tout ce qui peut amener une perturbation quelconque. Cependant, la dîme a été convertie en un impôt foncier en argent, calculé par commune, d’après le produit des dix dernières années, avec une réduction de 10 pour 100. Malheureusement, par suite de quatre mauvaises récoltes successives et du bas prix des grains, cette conversion a paru très dure et le produit sera, croit-on, inférieur d’un quart à l’estimation, qui était de 32 millions de piastres. En Bulgarie, où l’on a adopté le même système de conversion de la dîme en argent, on a pris la moyenne des trois années après la guerre, ce qui a eu pour effet de diminuer notablement le montant de l’impôt foncier. Les autres impôts directs sont une taxe sur les moutons : 10,279,000 piastres en 1883 ; sur les porcs : 322,000 piastres ; l’impôt sur le revenu : 3,580,284 piastres ; et sur les propriétés bâties, l,004,443 piastres. Les contributions indirectes : douanes, sel, tabac, spiritueux, timbres, donnent 18,244,992 piastres, chiffre qui étonne, tant il est minime. Tous les bureaux de douane n’ont produit que 315,410 francs ; ce n’est pas la peine d’en avoir.

L’accroissement des recettes à effectuer est très satisfaisant : elles s’élevaient, en 1879, à 53,645,528 piastres, et en 1884, à 72,087,111 piastres. La Roumélie doit payer à la Porte un tribut assez considérable, s’élevant aux trois dixièmes de ses revenus. La commission européenne avait fixé ce tribut à 240,000 livres turques à 22fr. 50 ; mais l’assemblée vient de le réduire à 180,000 livres, parce que le revenu net ne s’élève qu’à 600,000 livres turques. Le sultan a refusé de sanctionner la loi, et les bondholders ont protesté ; mais la Roumélie a invoqué l’article 16 du statut organique, qui lui donne raison. Jusqu’à présent, il n’y avait pas de dette dont il fallût payer les intérêts ; aussi le total de ce que touche l’état ne s’élève qu’à 20 francs par tête. Un Français paie cinq fois plus. Toutefois, comme par suite de la situation précaire du pays, les impôts rentraient mal, il a fallu emprunter quelques millions à la Banque ottomane, ce qui a inquiété les esprits et contribué à la révolution récente.

— La Roumélie publie chaque année un annuaire de statistique, où je note quelques chiffres intéressans. Il y a dans le pays 160,555 contribuables, payant directement à l’état une capitation de 22 piastres, ou environ 5 francs par tête. Le nombre des communes est considérable : il est de 1,343 pour une population de 815,946 habitans, ce qui fait environ 600 habitans par commune. Les cinq impôts directs, produisant au total 47,054,184 piastres, sont payés par les habitans des confessions religieuses dans la proportion suivante ; Bulgares : 35,418,456 ; Turcs : 8,948,242 ; Grecs : 2,202,513 : Bulgares catholiques : 378,439 ; Arméniens : 66,304 ; Israélites : 40, l40. Les Grecs étant généralement plus aisés que les Bulgares, on voit qu’il doit y en avoir seize à dix-huit fois moins.

— En parcourant la Roumélie, je remarque presque dans chaque village un beau bâtiment tout neuf, à deux étages, dont la blancheur éclatante contraste avec l’aspect sombre des chaumières qui l’entourent : c’est l’école primaire, bâtie depuis l’émancipation. Les communes prennent l’initiative pour faire ces constructions, et l’état leur accorde un subside. La dépense pour l’enseignement figure au budget de 1883 pour une somme de 4,728,922 piastres, soit environ 1 fr. 30 par tête. C’est beaucoup, car ainsi l’instruction publique figure dans le budget pour le onzième de la dépense totale. Pour la France, cela équivaudrait à 300 millions de francs. La comparaison des statistiques scolaires des différens cultes offre aussi de l’intérêt. Les écoles bulgares, au nombre de 890, avec 1,104 instituteurs et 196 institutrices, comptent 50,184 élèves. Comme les listes des enfans soumis à l’instruction obligatoire en portent pour 1883 78,702, il s’ensuit que les trois cinquièmes des enfans en âge d’école reçoivent l’instruction, proportion beaucoup plus favorable que celle constatée en Bosnie, en Serbie et en Bulgarie. Les Turcs ont 763 écoles avec 738 instituteurs, 30 institutrices et 27,113 élèves des deux sexes ; on ignore le nombre des enfans en âge d’école. Les Grecs n’ont que 48 écoles avec 3,471 élèves ; comme 6,719 enfans sont en âge d’école, il s’ensuit que la moitié n’y va pas ; les Bulgares catholiques ont 10 écoles et 980 élèves ; les Arméniens 6 écoles avec 201 élèves et les israélites 14 écoles avec 918 élèves.

Pour l’enseignement secondaire, les Bulgares ont 19 écoles avec 2,554 élèves ; les Turcs 2 écoles avec 164 élèves et les Grecs 2 écoles avec 282 élèves. Ceux-ci, quoique quatre fois moins nombreux que les Turcs, ont beaucoup plus d’élèves, preuve nouvelle de ce fait que les musulmans cherchent peu à s’instruire. On a fondé deux gymnases où l’on enseigne les langues anciennes : l’un à Slivno, l’autre à Philippopoli ; ils comptent 1,264 élèves. Ce qui est plus remarquable, deux gymnases (realschulen) pour filles, l’un à Philippopoli, l’autre à Stara-Zagora, ont 308 élèves. L’école supérieure pour filles est le plus beau monument de Philippopoli : c’est une grande construction à trois étages avec colonnades en style classique. Elle a coûté 450,000 francs, et le gymnase 200,000. Les quatre établissemens d’instruction moyenne ont 62 professeurs et coûtent, par an, 1 million de piastres à la province, qui, en outre, entretient 180 boursiers dans le pays et 50 à l’étranger.

Près du konak (palais du gouverneur), on a créé, sur l’emplacement de maisons turques abandonnées et ruinées, un jardin public où joue la musique militaire les jours de fête. Des maisons neuves ont été bâties tout autour ; la plus imposante appartient à un libraire ; donc encore l’activité intellectuelle est au premier rang. À Sophia et à Belgrade, on a consacré des millions à construire le palais du prince. Ici le chef de l’état se contente d’une vieille construction qui semble menacer ruine, et les deux seuls grands édifices que l’on ait élevés sont consacrés à l’enseignement supérieur des jeunes filles et des jeunes gens. On se croirait vraiment aux États-Unis.

Le gouverneur Aleko-Pacha étant absent, M. Tchomakof me présente au premier ministre, M. Gabriel Kristovitch, qui depuis lors a été nommé gouverneur-général, sous le nom de Gavril-Pacha, C’est un jurisconsulte distingué qui a étudié le droit à Paris. Il parle le français à merveille. Après avoir occupé une haute fonction dans l’île autonome de Samos, il fut appelé à celle de président du tribunal de commerce de Constantinople, puis au secrétariat général en Roumélie. Il avait pris aussi, à côté de mon hôte Tchomakof, une grande part à la lutte contre le patriarcat grec, pour la constitution de l’exarchat bulgare, et il contribua au succès de cette rude campagne par son tact et sa connaissance du droit canon. Il nous dit que la population est morale, pacifique et peu portée aux crimes et aux délits. Et, en effet, je trouve dans la statistique officielle de 1884 que, dans les six prisons de district, il n’y a en tout que 676 détenus, dont seulement 6 femmes. Un détenu sur 1,300 habitans, c’est extrêmement peu. Pour le sexe féminin : 1 sur 66,666 ! c’est à croire, que dans ce fortuné pays, les femmes ne se rendent jamais coupables d’aucun méfait méritant la prison. j’attribue ces chiffres vraiment extraordinaires à la simplicité de la façon de vivre et à l’égalité des conditions. L’éminent criminaliste-physiologiste, le professeur Lombroso, de Turin, dans un livre puissant et étrange, l’Uomo delinquente, s’efforce de prouver que beaucoup d’assassins tuent par instinct et en raison de leur conformation physique, comme les tigres et les hyènes : trouverait-il dans la constitution du cerveau bulgare l’explication de cette rareté des crimes ?

— Le gendre de M. Tchomakot, qui est un officier russe naturalisé Rouméliote, me parle de l’armée. Le service militaire est obligatoire pour tous à partir de l’âge de vingt et un ans. Mais il n’y a en temps ordinaire, sous les drapeaux que 3,666 hommes répartis en 13 bataillons, y compris 1 bataillon-école. Cette petite armée coûte 2,650,000 francs, c’est très peu et cependant les contribuables réclament. La gendarmerie, dont l’entretien s’élève à 1,500,000 Ir., est parfaitement organisée et c’est l’essentiel ; car c’est à ce corps d’élite que l’on doit la sécurité dont jouit le voyageur dans toute la Roumélie. Quelle différence avec les provinces turques, où le brigandage sévit jusqu’aux portes de Constantinople et de Salonique ! En Espagne, c’est aussi à un corps admirable de discipline et de dévoûment, la guardia civil, que l’on doit la suppression des brigands.

— Les Rouméliotes ont au plus haut degré le désir de s’instruire. Les magistrats, les hommes d’état, les députés que je rencontre parlent très bien, outre les langues orientales, le français, l’anglais et souvent l’allemand. La fille de mon hôte a le pur accent parisien quoiqu’elle n’ait jamais été en France, et elle s’exprime avec une égale facilité en bulgare, en russe, en grec, en turc et en anglais. Un grand nombre des hommes qui sont à la tête des affaires dans les deux Bulgaries ont reçu leur instruction au Robert-College, institution admirable que les Américains ont fondée, aux environs de Constantinople, sur les hauteurs de Rouméli-Hissar. On y reçoit une instruction moyenne et supérieure complète, avec l’anglais comme langue de l’enseignement. Sous la direction d’un homme éminent, M. George Washburne, et de maîtres distingués : MM. Long, Grosvenor, Millingen, Panaretof, il s’y forme des jeunes gens capables de remplir les hautes fonctions administratives. Ils sont élevés dans un milieu moral où, chose rare dans l’Orient moderne, des sentimens de délicatesse et de probité s’imprègnent dans les âmes. L’air vif qui souffle de la Mer-Noire fortifie le corps, et le magnifique panorama du Bosphore développe l’instinct esthétique. La part d’influence du Robert-College dans la régénération de la péninsule est considérable. Je ne connais pas d’exemple plus concluant du service qu’un bon enseignement supérieur rend au progrès de la civilisation.

— Il est difficile d’estimer exactement la production agricole de la Roumélie. La statistique officielle ne contient de chiffres que pour quelques denrées spéciales. En 1883, les cocons ont donné une valeur de 1,451,952 piastres ; le vin 290,367 hectolitres ; le raki (eau-de-vie) 2,275,593 litres et le tabac 472,137 kilogrammes ou 63 kilogrammes par deunum de 16 ares. Eu égard à la fertilité de la province, ces totaux paraissent peu élevés ; ils auront été réduits à cause de la crainte traditionnelle du fisc, qui, sous le régime turc, mettait le travail intelligent à l’amende. Le commerce extérieur constaté par la douane n’est pas non plus très considérable ; il est vrai qu’il n’existe de ligne douanière que sur une partie de la frontière, et ainsi les chiffres relevés ne représentent pas le montant exact des échanges avec la Turquie ou l’étranger. Ce qui est très satisfaisant, c’est le développement extraordinairement rapide du commerce. Les importations se sont élevées en 1882 à 34,386,178 piastres et en 1883 à 54,749,868 piastres, soit en plus 20,363,690 piastres ; les exportations en 1882 à 40,549,707 piastres, et en 1883 à 64,099,964 piastres (14,422,491 francs), soit en plus 23,550,257 piastres. Le mouvement commercial s’est donc accru d’un tiers en une année. Presque tous les échanges se font avec la Bulgarie et la Turquie. Le commerce avec les autres pays est insignifiant. La France n’y a importé des marchandises que pour 50,000 francs, l’Angleterre pour 45,000 ; la Russie et l’Autriche, chacune pour un peu plus de 300,000. Le tout réuni équivaut à la charge de deux steamers. La raison en est simple. Le seul port important de la Roumélie, Bourgas, n’est pas relié à l’intérieur du pays par une voie ferrée. L’Europe commerciale a donc le plus grand intérêt à obtenir de la Porte qu’elle lève le veto qu’elle oppose à la construction des chemins de fer décrétés par l’assemblée rouméliote. Voici un résumé du mouvement dans les différens ports de la province : Bourgas, 223 navires, 106,632 tonnes ; Anchialo, 70 navires, 8,712 tonnes ; Mecemvria, 18 navires, 1,181 tonnes ; Sizopoli, 63 navires, 7,173 tonnes. La navigation est réduite à du cabotage.

Nous avons des données assez exactes sur la quantité du bétail, parce que chaque espèce est frappée d’un impôt spécial. Voici les chiffres officiels : espèce bovine, 312, 058 ; buffles, 58,754 ; chevaux, 53,590 ; ânes et mulets, 33,415 ; moutons, 1,858,839 ; chèvres, 425,569 ; pores, 509,442, Ce qui, réduit en têtes de gros bétail, donne un total de 687,000, ou 84 têtes par 100 habitans, proportion un peu moins favorable qu’en Serbie et en Bosnie ; cela. provient de ce que l’étendue des pâturages est beaucoup moindre. De ce côté, il y aurait des progrès à faire. Depuis le 1er mars 1884, l’emploi du système métrique français des poids et mesures est devenu obligatoire ; mais, en fait de monnaie, on doit se résigner à se servir des pièces turques, usées, informes, soumises à des variations incessantes de valeur, parce que les sept sages représentant l’Europe qui ont élaboré le statut organique y ont inscrit : « Article 18. La monnaie légale de la province est la monnaie d’or de l’empire. » Pourtant, il semble que cet article n’empêcherait pas de mettre en circulation, à côté de la livre d’or turque, tarifiée à sa valeur intrinsèque, des pièces d’argent correspondant au leff bulgare ou au franc français.

— Je comptais visiter la Macédoine, mais on me dit que je ne pourrais y voyager qu’avec une escorte souvent aussi dangereuse que les brigands ; je renonce donc à mon projet, mais, à ce propos, on me donne beaucoup de renseignemens sur cette contrée et je comprends mieux la difficile question qui s’y agite. Nulle part le problème ethnique, — la lutte des nationalités que j’ai rencontrée partout depuis mon entrée en Autriche, — ne se présente aussi aigu, aussi compliqué, aussi menaçant pour l’avenir. Ce n’est point seulement parce que différentes races y vivent entremêlées ; c’est surtout à cause des revendications des populations voisines. Les Bulgares réclament la Macédoine parce qu’elle leur a donné leur culte, leur langue et leur littérature. C’est là que leurs grands apôtres Méthode et Cyrille ont traduit les évangiles en paléoslave. C’est aux abords du Rhodope qu’on parle le bulgare le plus pur et que se conserve le trésor de leurs anciens chants populaires ; enfin, un traité récent avait reconnu leurs droits. d’autre part, les Grecs sont prêts à tout sacrifier plutôt que de renoncer à la Macédoine, où ils sont, croient-ils, les plus nombreux et où, en tout cas, ils forment l’élément le plus civilisé. Cette province leur est indispensable pour réaliser « la grande idée, » c’est-à-dire pour reconstituer la Grèce byzantine. Les Serbes, à leur tour, veulent annexer tout le nord de la province, parce que leurs frères y habitent et parce que c’est le centre révéré de l’empire de Douchan, et ils désirent y ajouter le sud, parce que c’est par là qu’ils déboucheront sur la Méditerranée. Enfin, il y a l’Autriche, qui, dit-on, espère bien un jour arriver à Salonique et qui, en tout cas, n’entend pas que le débouché futur de la Bosnie tombe aux mains d’un client de la Russie.

La première question à élucider est celle de savoir quel est le nombre d’habitans appartenant à chacune des races qui se disputent la Macédoine, puisque c’est sur ces données ethniques que s’appuient les revendications en lutte. Malgré la carte ethnographique de Kiepert, les diplomates à Berlin ne sont point parvenus à se mettre d’accord sur ce sujet, où il est bien difficile, en effet, d’obtenir des chiffres précis et indiscutables. Les Grecs sont persuadés qu’ils forment la majorité de la population. Il y a quelques années, un savant professeur d’Athènes, correspondant de l’Institut, M. Saripolos, donnait comme certains les chiffres suivans : 500,000 Grecs, 120,000 Slaves, 100,000 Turcs et 40,000 Juifs. Récemment, des notables. de Salonique envoyaient une adresse au patriarche et à la Porte au nom des 800,000 Grecs habitant la province ! Le gouvernement rouméliote a publié, en 1881, d’après les relevés turcs[2], une statistique détaillée, commune par commune, d’où il résulte qu’il y aurait, en Macédoine, sur une population totale de 1,863,382 habitans, 1,251,380 Slaves et Valaques, 463,839 musulmans, dont un certain nombre Slaves (Pomaks) et seulement 57,480 Grecs. Un haut fonctionnaire de Philippopoli a publié récemment, sous le pseudonyme de Ofeikof, une intéressante étude, où je trouve les chiffres suivans fondés sur les relevés faits par les dignitaires de l’église orthodoxe et ne comprenant, par conséquent, que les chrétiens : Slaves du rite oriental, 181,000 familles ou 905,000 âmes ; Grecs et Valaques, 20,300 familles ou 101,500 âmes. Je trouve dans le journal croate la Sloboda, point hostile aux Serbes, puisqu’il est de même race, la statistique suivante, empruntée à l’ouvrage du géographe allemand Ritter : 1,124,288 Bulgares, 360,626 musulmans. Turcs et Pomaks, ceux-ci Bulgares, 422,359 Serbes, Albanais et Valaques, 59,833 Grecs.

Voici, en tout cas, comment se distribuent les différentes nationalités. La lisière ouest de la Macédoine jusqu’au-delà de la Drin et de Prisrend est occupée par les Albanais. Au-delà, vers l’est et à partir d’Ochrida, commencent les Bulgares, mais d’abord entremêlés d’Amantes et de Valaques Tzintzares, jusque vers la ligne du chemin de fer Salonique-Mitrovitza. Vers la pointe nord, dans la vieille Serbie, dominent les Serbes, mais aussi avec un certain nombre d’Arnautes. Tout le centre et l’est de la province est habité par les Bulgares, qui s’avancent jusque près de Salonique et au delà de Seres. Les Grecs possèdent les côtes de la mer et forment, dans la plupart des villes, un élément important, parce qu’ils ont plus d’instruction et plus de relations avec l’étranger. La capitale, Salonique, est plutôt une ville juive, et la plupart des Grecs qui y sont établis sont d’origine tzintzare. Les Valaques se rencontrent en masse compacte dans les montagnes du Pinde et dans le vilayet de Monastir. d’après les auteurs les mieux renseignés : Reclus, Kiepert, Ubicini, Lejean, Crousse, la grande majorité des habitans de. la Macédoine sont Bulgares. Déjà, au XIIe siècle, à l’époque de la domination byzantine, Guillaume de Tyr disait : « La nation bulgare occupe tout l’espace allant du Danube à l’Adriatique et à Constantinople, en sorte que tout ce pays, sur une largeur de dix jours de marche et une longueur de trente jours, est appelé Bulgarie. » Lejean, dont l’Ethnographie de la Turquie d’Europe fait encore autorité, s’exprime presque dans le même sens : « En Macédoine, les Bulgares ont à peu près tout pris, et leur masse a, peu à peu, refoulé les Hellènes vers la mer. Du Strymon à la Maritza, la zone hellénique n’est qu’une bande très étroite, habitée par des marins et des pêcheurs, tandis que le Bulgare, essentiellement agriculteur, occupe les hauteurs qui dominent le littoral. » Ce qui confirme cette appréciation, c’est l’étymologie des noms de villages, dont les sept huitièmes dérivent de racines bulgares. En Roumélie, la proportion des noms turcs est beaucoup plus considérable. d’après les statistiques les plus favorables aux Grecs, ceux-ci ne forment pas le dixième de la population. Comment peut-on s’imaginer à Athènes qu’ils y sont en majorité ? L’illusion provient de ce que les relevés sont fournis par les autorités ecclésiastiques, qui comptent comme Grecs tous ceux qui appartiennent à l’église grecque. C’est ainsi que nous disons qu’en Bosnie il y a parmi les chrétiens plus de grecs que de catholiques. Les mots roum-meleti sont employés en Macédoine pour désigner, en même temps, les personnes appartenant au rite grec et à la nationalité grecque.

J’ai réuni un dossier des faits circonstanciés et authentiques qui montrent les souffrances sans nombre et sans nom des Bulgares en Macédoine. C’est un martyrologe qui remplirait un volume. Pour qu’on ne m’accuse pas de préventions, il me suffit de dire que leur situation est semblable à celle de la Bulgarie sous le régime turc, telle qu’elle a été décrite par Blanqui, il y a quarante ans : « En Turquie, la perception s’exerce chez les retardataires par voie de garnison militaire à domicile. Les soldats s’installent chez le contribuable jour et nuit, boivent et mangent, fouillent partout, disposent de tout comme de leur propriété personnelle et ne laissent ni paix, ni trêve aux habitans. La Bulgarie fut bientôt couverte de garnisaires, principalement dans la ville de Nissa et dans les villages avoisinans. Sur quelques points, ces garnisaires furent tués. Sabri-Pacha, qui commandait la province, fit venir des Albanais. Ces Arnautes se répandirent dans toute cette partie de la Bulgarie, et ils exécutèrent militairement, comme dans une ville prise d’assaut, les malheureux habitans de la campagne. L’Europe, qui porte avec raison un si vif intérêt à la cause des noirs, ne sait pas assez qu’il existe à ses portes 7 millions d’hommes, chrétiens comme nous, qui sont traités comme des chiens, en leur qualité de chrétien… Un seul mot suffirait pour mettre un terme à ce scandale : quand l’Europe le dira-t-elle ? On a fait tant de coalitions dans des intérêts politiques, n’en pourrait-on faire une dans l’intérêt de l’humanité ? »

Quelle différence entre cet enfer et la situation de la Bulgarie affranchie ! Malheureusement, le sort des Bulgares Macédoniens est bien plus affreux aujourd’hui que celui des rayas décrit par Blanqui, parce que Turcs et Grecs, craignant de voir un jour se réaliser la grande Bulgarie constituée à San-Stefano, unissent leurs haines et leurs moyens de nuire, pour restreindre et extirper, s’il se peut, l’élément slave. On peut diviser les maux qui accablent les infortunés Bulgares en trois chapitres : le brigandage, les extorsions et les violences de begs turcs et la persécution religieuse de la part des prêtres phanariotes. Des bandes de brigands infestent toute la province jusqu’aux abords de la capitale. Ainsi un consul, un capitaine de la marine britannique et récemment une dame anglaise ont été enlevés dans les faubourgs de Salonique et relâchés moyennant d’énormes rançons. Dans l’intérieur, presque chaque jour, un voyageur ou un paysan riche est emmené dans les montagnes et obligé de payer de grosses sommes. Les bandits se font livrer par les villages tout ce qu’il leur faut : vivres, vêtemens, armes, munitions. Malheur à ceux qui résistent ou les dénoncent ! Leurs maisons sont pillées, brûlées et leurs femmes outragées. On arrête quelques-uns 4e ces brigands. Ils se font relâcher à prix d’argent et aussitôt continuent leurs déprédations. La police est inerte, insuffisante et n’a nul désir de livrer bataille : qu’y. gagnerait-elle sinon des coups de fusil ? Le brigandage devient ainsi la seule industrie lucrative. Le commerce, les échanges sont soumis à tant de risques et de frais qu’il y faut renoncer. Toute activité économique est paralysée.

Les exactions et les violences des begs ne sont pas moins funestes à l’agriculture. Ils se croient libres de disposer à leur gré de tout ce qui appartient aux cultivateurs ; ils leur imposent des corvées ruineuses, angarias ; si un cheval ou un bœuf leur plaisent, ils s’en emparent de force ou en offrent un prix dérisoire. Le Bulgare résiste-t-il, ils le tuent comme un chien, et si, par hasard, ils sont traduits en justice, ils sont toujours acquittés, car ils affirment qu’ils n’ont fait qu’user du droit de légitime défense. Ces faits ne doivent pas nous étonner. Tout homme armé d’un pouvoir absolu sur des êtres sans défense en abusera. Que ne fera-t-il pas s’il a intérêt à les ruiner ou à les faire disparaître ?

Les persécutions des Grecs sont plus cruelles encore, parce qu’elles appellent les sévérités de l’administration turque sur les chefs naturels de la nationalité bulgare, les maîtres d’école, les popes et tous ceux qui ont reçu quelque instruction. Les Grecs ont cru longtemps que la Macédoine devait leur appartenir. Seuls ils avaient. de l’instruction, seuls ils représentaient la civilisation chrétienne en face de l’islamisme. Les fidèles obéissaient passivement au clergé grec. Les Bulgares, pauvres brutes, cultivant humblement le sol, comme les Finnois en Finlande et les Lettes en Courlande, n’avaient pas plus le sentiment d’une nationalité distincte que les bœufs qui tiraient leur charrue. Mais depuis une vingtaine d’années, surtout depuis le traité de San-Stefano et la constitution d’une Bulgarie indépendante, l’idée nationale s’est réveillée avec une force désormais irrépressible. Ils avaient conservé obscurément, dans les campagnes, leurs mœurs, leur langue, leurs chansons. Ils savaient quelques mots grecs appris à l’église ou dans les rares écoles ecclésiastiques ; mais ils n’étaient nullement hellénisés. Quoique la Porte refuse l’investiture aux évêques pour les districts qui leur sont dévolus par le firman de 1872, la constitution de l’exarchat bulgare permet aux habitans de sang slave de se soustraire définitivement à l’action du clergé phanariote, en se rattachant à leur église. Voilà ce qui excite chez les Grecs, et surtout chez leurs prélats, une indignation, une fureur, qui, au mépris de tout sentiment chrétien et humain, les pousse à recourir aux moyens les plus odieux. Ils dénoncent aux autorités turques les écoles bulgares comme des foyers de propagande révolutionnaire et les instituteurs comme des comitas, c’est-à-dire comme affiliés à des comités insurrectionnels ; les écoles sont fermées et les maîtres envoyés enchaînés à Salonique, entassés dans la forteresse de Kani-Koulé, « la Tour du sang, » et, de là, exilés en Asie-Mineure, c’est-à-dire voués à la mort. Lire un livre bulgare, se rattacher à l’exarchat bulgare, chanter une chanson nationale, est un crime aux yeux des Grecs et des Turcs, car manifestement cela trahit l’espérance de voir renaître « la grande Bulgarie. » Le mouvement se trouve ainsi décapité de tous ceux qui peuvent le soutenir ou le guider.

Quelques faits pris au hasard feront comprendre ce qu’a de cruel cette persécution systématique. Le village de Zélénitché, à trois lieues de Castoria, compte 1,500 habitans, tous Bulgares, tous rattachés à leur église nationale, sauf huit familles hellénisées. qui continuent à reconnaître l’autorité de l’évêque grec. Les deux lieux de culte bâtis aux frais des fidèles sont attribués à ces huit familles ; les autres en sont exclus, dépouillés. Ils se plaignent au kaïmakan turc ; au lieu d’avoir égard à leur juste réclamation, celui-ci les oblige à signer une pièce où ils s’engagent à ne pas entrer dans leurs églises tant qu’ils n’auront pas reconnu comme leur évêque Mgr Kyrillos, le prélat grec. Le gouverneur-général, Ali-Kemali-Pacha, fait une tournée de ce côté. On en appelle à sa justice. Il répond en faisant expédier, sous escorte, à Monastir le dernier maître d’école de la région de Castoria. À Negovan, à Krouchevo, à Stroumitza, à Doiren, à Seres et dans mainte autre localité, les églises bulgares ont été occupées par le clergé grec soutenu par l’autorité turque. À Salonique même, elles ont été confisquées par l’archevêque phanariote, et deux d’entre elles restent fermées, malgré les incessantes réclamations des fidèles. Voici les paroles textuelles du moutasserif de Bitolia adressées à une députation bulgare : « Je permets l’ouverture de votre église, mais à condition qu’elle soit soumise au patriarche et que les offices se fassent en langue grecque ; car, vous. Bulgares, avec votre espèce de langue russe, vous êtes les ennemis déclarés de l’empire ottoman. » Dans un meeting ' de Grecs tenu à Salonique pour protester contre certaines révélations de la presse anglaise, l’archevêque phanariote qui présidait s’écria en finissant : « Tout ce qui est bulgare est panslaviste, agitateur, révolutionnaire ; demandons à Galib-Pacha qu’il ferme les écoles de ces ennemis de notre gouvernement. »

Le gouvernement interdit aux Bulgares d’avoir des imprimeries. Tous leurs livres classiques doivent venir de Roumélie et ils sont soumis à la censure la plus sévère. L’unique collège bulgare de Salonique est soumis à des visites fréquentes, et la possession d’un livre suspect est punie avec la dernière rigueur. L’an dernier, un élève et son père ont été envoyés en exil, en Arabie, parce qu’il avait dans son pupitre l’image d’un cavalier russe. Mais les efforts que fait le clergé phanariote, soutenu par l’argent des Grecs d’Athènes et de Constantinople, pour helléniser les Bulgares et la Macédoine, ne peuvent plus aboutir. Il est trop tard : le sentiment national s’est éveillé en ces malheureux si longtemps courbés sous un double joug ; ils voient leurs frères de la Bulgarie et de la Roumélie s’affranchir, et ils aspirent à devenir libres à leur tour. Sans doute, il est dur pour les Hellènes, qui, depuis des siècles, représentaient tout ce qu’il y avait dans ce pays de culture intellectuelle et religieuse, de devoir s’incliner devant les vœux de masses ignorantes et méprisées ; mais qu’ils considèrent ailleurs le réveil de la nationalité : ils verront que le mouvement est désormais irrésistible. Les Allemands en Bohême, les Hongrois en Croatie, les Suédois en Finlande prétendent aussi qu’ils sont les organes de la civilisation, et pourtant ils ont dû reconnaître les droits trop longtemps méconnus des populations. Chose plus extraordinaire, les Koutzo-Valaques ou Tzintzares, qui jadis se laissaient helléniser sans résistance, commencent à se ressouvenir avec orgueil de leur origine latine et à se mettre en relation avec la Roumanie, d’où ils reçoivent des livres et des journaux. Puisque ces flots de colons romains se sont conservés indestructibles au milieu des Albanais, des Bulgares et des Grecs qui les enserrent de toute part, il faudra bien un jour reconnaître aussi leur nationalité et leur donner une place dans la future fédération balkanique.

À cette situation affreuse de la Macédoine, que l’Europe ne tolérerait pas un moment, si elle la connaissait bien, il faut un remède ; mais lequel ? Il a été indiqué dans la note du 13 février 1876, rédigée par lord Derby au nom du cabinet tory, et par les propositions de réforme pour les provinces turques que faisait la Russie à la même époque. Il se résume dans cette phrase de la note anglaise : « Un système d’autonomie administrative locale, c’est-à-dire un système d’institutions locales donnant aux populations le droit de régler leurs affaires locales et des garanties contre l’arbitraire de l’autorité. » C’est cet ordre d’idées qui a présidé à la rédaction de l’article 23 du traité de Berlin, qui promet aux provinces de la Turquie d’Europe un régime autonome semblable à celui qui est en vigueur en Crète. Seulement il conviendrait de prendre pour modèle l’organisation, non de la Crète, qui provoque sans cesse des réclamations ou des révoltes, mais celle du Liban, qui marche à la satisfaction générale, depuis qu’elle y a été introduite sous les auspices de la France. Chaque village, chaque canton administre ses propres affaires par le moyen d’un conseil élu. Les cantons où les sectes et les races sont entremêlées ont un conseil mixte, où les différens élémens, maronite, grec, catholique, druse, métuali, sont représentés en proportion de leur importance. À la tête de la province se trouve un gouverneur chrétien, nommé avec l’assentiment des puissances, et un comité où les différens groupes envoient leurs délégués. Les anciennes haines ont désarmé. Mahométans et chrétiens des différens rites s’occupent en commun du bien général. Un système semblable, établi par l’Autriche à Serajewo, y donne, comme je l’ai montré, le meilleur résultat.

L’exécution de l’article 23 du traité de Berlin, ainsi entendu, donnerait satisfaction aux revendications rivales. La Macédoine n’irait ni à la Bulgarie, ni à la Serbie, ni à la Grèce ; elle s’appartiendrait et se gouvernerait, sous la suzeraineté de la Porte. Aucune des cinq races, ni les Turcs, ni les Albanais, ni les Valaques, ni les Grecs, ni les Bulgares ne seraient sacrifiés ; chaque commune administrerait ses propres affaires et, dans les localités mixtes, chaque groupe serait représenté en raison de son importance. Mais la chose essentielle, ce n’est pas le parlement ou le conseil central, c’est le conseil communal ; c’est là qu’il importe surtout d’apaiser les hostilités de race, et il n’est pas difficile d’y arriver ; car les populations les plus simples se sont montrées partout capables de gérer leurs intérêts locaux. Seulement l’élaboration de ce règlement et sa mise à exécution sincère devraient être surveillées par une commission européenne, comme on a fait pour la Roumélie et ainsi que le prévoit l’article 23 du traité de Berlin, sinon la mauvaise volonté des autorités turques et de la hiérarchie phanariote rendrait toute réforme illusoire.

Il est singulier que l’Europe et la Turquie ne voient pas combien il serait avantageux pour elles que la Macédoine fût bien administrée. Vaste amphithéâtre, préservé des vents du nord par le cirque de montagnes qui l’entoure de tous les côtés, sauf vers le midi, arrosé par trois belles rivières, le Vardar, la Struma et le Carasu, possédant sur les hauteurs de beaux pâturages, où les troupeaux trouvent, en toute saison, une nourriture abondante, et dans ses plaines des champs fertiles, où le doux climat de la mer Egée permet à la fois les cultures de la zone tempérée et celles de la zone méditerranéenne, doté de ports excellens et de golfes merveilleux, couvert jadis, au temps de la Grèce, de Rome et de Byzance, de villes peuplées et riches, dont on retrouve encore les traces, habité aujourd’hui, à l’intérieur, par les cultivateurs les plus laborieux et, sur le littoral, par les marins les plus sobres de notre continent, la Macédoine, sous un gouvernement qui lui apporterait la sécurité et le respect des droits individuels, deviendrait bientôt pour la Porte une source importante de revenus et, pour l’industrie européenne, un débouché bien autrement sérieux que ces colonies et ces îles éloignées que les grands états se disputent maintenant. Permettez aux Bulgares de jouir des fruits de leur activité et ils s’enrichiront, car ils savent à la fois produire et épargner, et alors, grâce aux chemins de fer, l’Angleterre pourra vendre ici ses fers et ses quincailleries, l’Autriche et l’Allemagne leurs étoffes à bon marché, et la France ses objets de luxe. Puisque tous, y compris la Grèce et la Serbie, invoquent le traité de Berlin au profit de la Turquie, qu’on lui impose au moins de mettre à exécution la meilleure des dispositions que ce traité contient.

Qu’on y réfléchisse à Constantinople : par la bouche d’un allié sincère, mais clairvoyant, lord Salisbury, l’Angleterre a fait entendre un avertissement solennel. Le rapport accompagnant la communication du traité de Berlin, faite à la chambre des communes, le 13 juillet 1878, par lord Salisbury, se terminait par la phrase suivante : « La question de savoir si la Turquie saisira l’occasion, — probablement la dernière, — qui lui est fournie par l’intervention des puissances européennes, et de l’Angleterre en particulier, ou si elle la laissera, passer, dépendra de la sincérité avec laquelle les hommes d’état turcs s’appliqueront désormais à accomplir les devoirs de bons gouvernans et à introduire des réformes. » Le 7 octobre dernier, lord Salisbury s’exprimait ainsi dans un discours-programme : « Notre politique doit être de soutenir la Turquie partout où son autorité peut être avantageuse, mais quand il est prouvé par les faits que son gouvernement est funeste au bien-être des populations, dans ce cas, nous devons tâcher de faire naître et d’appuyer des nationalités indépendantes qui apporteront un heureux et important renfort à l’avenir de la liberté en Europe. » Si la Turquie s’obstine à ne pas ; écouter ces sages conseils, deux dangers la menacent. d’abord des troubles permanens achèveront de la ruiner, ainsi qu’on le voit en ce moment, et, en second lieu, pour mettre un terme à une situation intolérable, une intervention étrangère paraîtra nécessaire. Les progrès réalisés en Bosnie, depuis qu’elle est soustraite aux autorités ottomanes, et la proximité des troupes autrichiennes campées à trois ou quatre journées de marche du chemin de fer de Mitrovitza-Salonique, laissent deviner à quelle puissance l’Europe confierait cette mission humanitaire. Comme l’a dit lord Salisbury, et en 1878 et en 1885, l’empire ottoman ne peut continuer à subsister qu’en assurant l’ordre et la sécurité aux populations qu’il tient encore sous sa loi, car il sera de plus en plus incapable de supprimer leurs révoltes, et il trouvera de moins en moins l’opinion européenne disposée à tolérer les barbaries que toute tentative de compression amènerait à sa suite.

— Pour me rendre à Constantinople, je pars par le chemin de fer ottoman. Il faut deux jours pour arriver à destination, quoiqu’il n’y ait que 498 kilomètres. Mais il n’y a qu’un train par jour, et il s’arrête la nuit à Andrinople. Cela rappelle les voyages en vetturino dans l’Italie d’autrefois. Excellente façon de bien voir le pays pour qui n’est pas pressé, et personne ne l’est en Orient. Au moment du départ, je vois placer avec les plus grands soins et même avec respect, dans une caisse de la berline spéciale que l’administration avait mise à ma disposition, deux petites caisses mystérieuses. Leur propriétaire ne les quitte pas de l’œil, et il reste seul dans son compartiment pendant tout son trajet. Est-ce de l’or ? Il est rare en ce pays-ci ; non, mieux que cela : c’est de l’essence de rose, et il y en a, me dit-on, pour 12,000 livres turques, environ 265,000 francs. Cela vient de « la vallée des roses, » de Kezanlik. C’est une culture qui demande beaucoup de travail et de soin. Les rosiers ne viennent bien que sur le penchant des collines où règne un air vif : il faut les biner et leur donner un labour deux ou trois fois par an, et la plante ne produit qu’au bout de cinq ou dix ans. La récolte commence en juin et dure de vingt-cinq à quarante jours. Pour obtenir un mouskale (4 grammes 81), il faut au moins 8 kilogrammes de fleurs, et jusqu’à 15, si le printemps a été très sec. L’essence vaut de 5 à 8 francs le mouskale, ou de 1,040 à 1,664 francs le kilogramme. Je vois à la droite de la ligne, sur les premiers relèvemens de la chaîne du Rhodope qui dessine le bassin de la Maritza vers l’ouest, des champs de roses nouvellement plantés. Depuis que les Turcs sont partis, le cultivateur bulgare, qui peut jouir maintenant des fruits de son travail, introduit partout les riches produits qui jusqu’ici restaient confinés dans les vallées des Balkans. Sur les parties basses qui longent la rivière, je remarque des champs carrés, couverts d’herbe et entourés de petites digues ; ce sont d’anciennes rizières converties en prairies, depuis qu’on a interdit la culture du riz, qui engendrait la fièvre paludéenne. Excellente mesure.

Station de Katanitza : Au milieu du village, composé de chaumières très pauvres, faites en pisé et couvertes de chaume, s’élève un grand bâtiment tout neuf et éblouissant de blancheur. C’est l’école primaire, construite avec les deniers de la commune. Une école d’agriculture a été aussi établie dans ce village, aux frais du gouvernement. Dès la première année, elle comptait soixante-dix élèves, tant le désir de s’instruire est général.

La vallée de la Maritza, que nous descendons, est très bien cultivée. Le seigle est magnifique ainsi que les haricots, qui fournissent la nourriture pour les nombreux jours « maigres. » La seradelle pour fourrage se voit souvent, mais peu de trèfle et de pommes de terre ; celles-ci donneraient cependant du profit, car elles viennent bien et se vendent 0 fr. 10 le kilogramme. Les vignes basses sont chargées de grappes.

À Papasly, une jolie mosquée domine des huttes en roseaux, qui paraissent moins confortables que celles de l’Afrique centrale. Yéni-Mahalé, beau village enseveli sous les arbres : encore une grande école toute neuve, et une caserne, neuve aussi, pour la gendarmerie. Partout on laboure avec des bœufs qui sont moins grands que dans la Bulgarie septentrionale, mais plus charnus. Les chevaux sont rares ; on en fait venir de Hongrie, et ils reviennent à 700 ou 800 francs, ce qui paraît énorme en ce pays de bon marché. Pourquoi ne pas en élever sur place ? j’oublie le fisc. Sur le pâturage communal paît le troupeau du village. Nous sommes le 20 juin et on coupe déjà le seigle avec une petite faucille à la main, comme au temps de Booz. Hasskeui-Kajadyk : encore un beau bâtiment d’école qui sert en même temps de lieu de réunion pour le conseil municipal. Je n’entrevois aucune église chrétienne ; on les dissimulait autrefois, et depuis l’émancipation, on s’occupe surtout de répandre l’instruction ; cela me confirme dans l’opinion que les rivalités et les haines existent ici entre les races, plutôt qu’entre les cultes. Il n’y a ni ferveur de la part des Grecs ou des Bulgares, ni intolérance de la part des Turcs. La question religieuse n’est qu’une arme de guerre dans les luttes ethniques. Je ne vois nulle part de jachère nue ; tout le terrain est en culture. On bine le maïs à la charrue ; c’est sans doute pour un grand propriétaire ; car déjà on rencontre ici quelques vastes domaines de 1,000 à 4,000 deunums appartenant à des Turcs ; ils sont exploités en faire-valoir ou à mi-fruit. Ces latifundia deviennent plus nombreux à mesure qu’on approche de la capitale.

Vers Tirnova, les hauteurs se rapprochent et des deux côtés resserrent la Maritza, dont le courant cependant reste lent, car pour faire tourner les moulins à farine placés sur la rivière, on la coupe par des barrages obliques en clayonnage, qui amènent plus d’eau dans les roues. À Tirnova, se détache un tronçon de chemin de fer de 105 kilomètres, qui se termine à Jamboli, au pied des Balkans.

Hermanly : petit village dominé par une belle école neuve à deux étages et par une mosquée dont le minaret effilé recouvert de fer-blanc étincelle au soleil. À Mustafa-Pacha, nous franchissons la Maritza sur un grand pont en fer, pour entrer dans le vilayet d’Andrinople, c’est-à-dire en Turquie. Andrinople est une ville tout à fait orientale, avec des rues pleines de passans à costume pittoresque et des ruelles bordées de boutiques ouvertes, où s’exercent tous les petits métiers à la vue du public. Mosquée splendide à quatre minarets, précédée d’une vaste cour, où campent des soldats en guenilles. La mosquée est tout l’Orient, parce que l’islamisme repose tout entier sur la foi. Devant le palais du gouverneur, qui semble menacer ruine, se pavanent quelques officiers supérieurs, dont l’uniforme est couvert d’or ; à côté d’eux, les sentinelles ont des habits troués ; beaux types de soldats, forts, maigres et bronzés. La promenade publique, avec ses eaux courantes, ombragée d’arbres magnifiques, est un lieu charmant, mais il n’y a absolument personne. Les hommes fument la pipe dans les cafés ; les femmes sont cloîtrées dans le harem. Andrinople est la seconde ville de l’empire ; on suppose qu’elle a de 60,000 à 100,000 habitans ; mais personne ne le sait exactement ; il n’y a ni état civil ni statistique. On me montre dans la rue principale les maisons où, lors de la dernière guerre, on voyait chaque matin les cadavres de trois ou quatre Bulgares, pendus pour engager les autres à se tenir tranquilles. Rien ne trahit ici l’influence du chemin de fer ou de l’activité moderne. Le long du boulevard de plus d’un kilomètre qui relie la ville à la gare, trois ou quatre maisons neuves seulement se sont élevées. Ce sont des cafés et un assez bon hôtel, où je soupe à l’ombre des orangers, mais ils sont en caisse, car il faut les rentrer l’hiver.

Le train, qui s’est reposé la veille depuis 4 heures de l’après-midi, repart ce matin à 6 heures. On épargne le charbon qui, venant de Cardiff, rendu ici coûte 25 fr. la tonne. À Kouleli-Bourgas, belle ruine d’un château-fort en pierres de taille d’un fier appareil et dorées à point par le soleil. Les anciens monumens sont extrêmement rares. Ce qui me frappe, c’est l’absence de tout grand travail humain et de capital accumulé. Le pays est vide ; il est vrai qu’on y a tant détruit, brûlé et démoli ! d’ici un embranchement de 112 kilomètres conduit à Dédéagh, qui est le port principal de toute la Roumélie, de préférence à Constantinople. Il exporte beaucoup de céréales et même du vin pour la France : dans plusieurs gares j’ai vu des barriques vides portant la marque de Bordeaux. Le consommateur n’a pas lieu de s’en plaindre ; le vin rouméliote est excellent. Un négociant de Constantinople me dit que la dîme se perçoit encore en nature. On compte les gerbes, l’agent du fisc en prend une sur dix, et le cultivateur, après avoir battu le grain, doit le conduire aux magasins, où il est vendu au marchand. Que d’occasions de tourmenter le contribuable, de malverser, de percevoir des bakchichs ! Comme le paysan ne peut enlever sa récolte avant la visite du décimateur, celui-ci tarde à venir jusqu’à ce qu’on le paie. Si on ne le satisfait pas, il laisse les grains se perdre sur pied. Ce procédé barbare de taxation a été la cause de l’insurrection de l’Herzégovine. On me dit encore qu’on n’exige pas le paiement des contributions sur les maisons par saisie-exécution, comme en Occident ; mais aucune réparation n’est autorisée à moins qu’on ne paie l’impôt arriéré. Si cet arriéré a grossi et que le propriétaire soit gêné, il ne répare pas : l’immeuble se dégrade et enfin tombe en ruines. On voit ainsi, à Constantinople, des maisons dont le grenier ou le premier étage sont abandonnés aux atteintes des élémens. Le toit est à moitié enlevé, les fenêtres brisées, les parois percées à jour ; la famille alors se réfugie au rez-de-chaussée, jusqu’à ce que le tout s’écroule, ce qui ne tarde pas, car les maisons sont en bois et fort mal construites. Il est aussi très difficile d’obtenir le paiement du loyer d’un locataire récalcitrant. Le juge musulman est bon, il a pitié des malheureux. « Vous, propriétaire, vous êtes riche, pourquoi expulser ce pauvre homme qui ne saura où aller ? » Alors le propriétaire enlève les tuiles et les portes, afin de rendre la maison inhabitable. Parfois le locataire se venge en y mettant le feu. Les sentimens et les lois sont en rapport avec une société patriarcale, nullement avec notre régime, où règne la dure loi de l’offre et de la demande. Du choc de ces deux façons différentes d’agir et de penser résulte la désorganisation de tout.

Paolo-Keuy, village de gourbis, habités par quelques malheureux privés de tout ; point d’étables pour le bétail, qui vague sur la lande nue. Chaque demeure a son nid de cigogne, où les parens apportent à manger aux petits qui battent joyeusement de l’aile ; ce sont les seuls êtres heureux ici. À Baba-Eski, commence la grande plaine déserte qui s’étend jusqu’à Constantinople. La terre est fertile, car spontanément elle se couvre de graminées, de papilionacées et surtout de certains lathyrus splendides, mais l’homme ne la fait pas valoir. Par-ci, par-là, on aperçoit des carrés jaunes ; ce sont des champs emblavés en froment ; mais où sont les fermes dont ils dépendent ? On ne les aperçoit pas ; elles se cachent dans quelque pli de terrain, loin des terres ensemencées. On peut cultiver à grande distance ; car la rotation généralement suivie est celle-ci : on retourne le sol couvert de sa végétation spontanée, tous les sept, huit ou dix ans, quand les genêts deviennent trop abondans. On y sème du froment, rarement du maïs dans cette région-ci ; la récolte faite, la terre reste en jachère, offrant un maigre pâturage aux moutons. Il s’ensuit que sur des espaces immenses, on n’aperçoit ni un arbre, ni une maison, ni un être humain : solitude absolue, qui devient plus désolée à mesure qu’on approche de la capitale. Vers Tcherkess-Keuy, la ligne traverse des massifs boisés, mais sans futaie, puis des bas-fonds marécageux où paissent des buffles. À Kabadzé, ancien village de Tcherkesses, des Turcs travaillent la terre, aidés de leurs femmes. Le large pantalon, le fez et la ceinture rouge leur donnent un certain cachet, mais leurs compagnes sont vêtues de coton défraîchi et décoloré. Les musulmans exploitant la terre de leurs mains sont partout assez nombreux et ils ne se distinguent guère des paysans bulgares. Vers Hadem-Keui, le terrain devient crayeux, marneux et sec ; la végétation est plus pauvre. Aux alentours d’une caserne récemment construite et devant la gare, se promènent des soldats, qui offrent l’image du dénûment le plus complet ; leurs uniformes sont déchirés, tachés, arrachés et si couverts de poussière et de graisse que le bleu en est devenu gris ou noir ; les pantalons sont effilochés en bas, crevés aux genoux et dans les fonds, laissant passer la chemise ; beaucoup ont les pieds nus, d’autres portent des opankas. Les officiers seuls ont des souliers ; mais leur uniforme est presque aussi délabré. En ce temps de militarisme, l’armée n’est nulle part négligée, pas même dans certains pays où les paysans meurent de faim. Que la misère doit donc être terrible ici ! Le sultan, qui se rend chaque vendredi, à la mosquée, protégé par deux files de soldats d’élite bien vêtus, ne se doute pas, probablement, dans quel pitoyable état sont ses vaillantes troupes.

Près de Sparta-Koulé, j’aperçois au loin la mer de Marmara. Thalassa ! thalassa ! Après avoir eu pendant si longtemps sous les yeux des plaines jaunâtres et désolées, quelle joie de voir ces flots d’un bleu intense, parsemés dévoiles blanches ! l’élément liquide, échappant à l’occupation de l’homme, ne peut être privé de sa beauté naturelle par les mauvais gouvernemens. Au fond d’une anse, bordée de roseaux, chose rare dans l’eau salée, un village riant, des toits en tuiles rouges, une mosquée fraîchement peinte et quelques arbres forment un assemblage de couleurs vives qui charment le regard. Depuis la Bosnie je n’ai pas vu un bel arbre ! À Kutchuk-Thekmedgé, voici bien l’Orient : une maison turque, avec ses balcons à grillages de bois, ombragée par d’énormes platanes où se bercent au soleil couchant des familles de cigognes.

Je m’arrête à San-Stefano, où m’attend, au sein d’une famille amie, la plus gracieuse hospitalité : par le train je pourrai en une heure me rendre chaque jour à Constantinople. San-Stefano n’a rien qui rappelle la Turquie. On se croirait dans un village du golfe de Naples. Les maisons blanches qui longent la mer sont habitées par des pêcheurs grecs et par des étrangers. Je suis logé dans une charmante villa qui appartient à l’ambassadeur de Perse. Les cerisiers chargés de fruits et les grenadiers en fleurs ombragent mes fenêtres. Le fond de la salle à manger est fermé par un balcon vitré : on voit, sur la mer azurée, passer tous les navires qui cinglent vers la Corne d’or ou qui en reviennent, et dans le fond, les profils bleuâtres des montagnes de l’Asie. En présence de ce tableau enchanteur on comprend la jouissance du kef oriental. On vient prendre ici des bains de mer dans une eau tiède, si limpide que, quand on y plonge à deux mètres de profondeur, on distingue les nuances charmantes des coquilles et des algues qui tapissent le fond. À droite j’aperçois la maison où a été signé le fameux traité de San-Stefano : c’est un palazzo italien, avec un grand jardin qui longe la mer. Il est vide, on cherche à le vendre, mais on ne trouve pas d’acquéreur même à 30,000 francs, parce qu’il faudrait réparer le mur d’eau, que les vagues ont miné. En France, en Italie, cette belle habitation vaudrait plus de 100,000 francs ; mais la gêne est générale et la propriété est exposée ici à tant de hasards et de vexations ! La Russie devrait conserver cette demeure où s’est signalée sa prévoyance.

— Je n’ai pas à décrire après tant d’autres les merveilles de Constantinople et de ses environs. Etais-je en mauvaise disposition ? le Bosphore m’a rappelé le lac de Côme, et l’arrivée par la mer de Marmara le golfe de Naples, mais les collines et le profil des hauteurs m’ont paru plus uniformes et la végétation est moins méridionale. La bise, qui, l’hiver, vient de Russie, par la Mer-Noire, tue les plantes du midi. Ce n’est qu’aux îles des Princes qu’on trouve des oliviers.

L’impression que m’a laissée tout ce que j’ai vu et entendu à Constantinople est triste. La vue du mal qu’a fait partout la détestable administration turque m’avait profondément irrité ; ici je me sens pris d’une vive commisération. Je vois une nation douée de qualités viriles et nobles qui se meurt. Dans l’histoire on parle de la décadence et de la mort des empires. Je n’avais jamais bien compris le sens exact de ces grands mots. Dans toute l’Europe nous apercevons les preuves d’un progrès prodigieux et général, et il nous semble que telle est l’évolution de croissance naturelle aux peuples. À Cologne, le long du Rhin, à Wurzbourg, à Vienne surtout, j’avais vu s’élever des boulevards splendides, des quartiers entiers de maisons élégantes et confortables, des monumens publics de toute sorte, créés par le concours des millions et des arts techniques les plus perfectionnés : églises, musées, universités, théâtres, instituts, palais, parlemens ; et ici, dans cette magnifique capitale, que l’on prétend devoir devenir, un jour, le centre du monde civilisé, je trouve, au milieu de la misère de tous, particuliers et gouvernans, les monumens anciens qui tombent en ruines, les maisons qui s’écroulent, les gens qui meurent de faim, le désert qui se fait comme dans les provinces. La question essentielle que tout historien devrait se poser et résoudre est celle-ci : Quelles sont les causes qui produisent le progrès ou la chute des états ?

J’entre dans Constantinople par le chemin de fer, qui depuis Yédi-Koulé (les Sept-Tours) jusqu’à la gare centrale, au fond de la Corne d’or, traverse la ville sur un espace d’environ 8 kilomètres, en longeant les anciens murs qui plongent dans la mer. Des deux côtés, on ne voit que maisons délabrées ou à moitié tombées. La longue trouée, où passe la voie, a abattu des centaines d’habitations, la compagnie les a payées ; mais l’état qui expropriait n’a, dit-on, rien donné aux propriétaires ; le sultan ne dispose-t-il pas de ce qui appartient à ses sujets ? L’un de ces expropriés, avec qui je voyage, envoie depuis dix ans des réclamations aux ministres qui se succèdent ; malgré de hautes protections, il n’obtient rien ; il y aurait trop à payer à tant de monde ! Tout le long des murs d’enceinte et surtout dans leurs voûtes, se sont logés, sous des planches, sous des nattes, sous des branchages, des milliers de malheureux sans abri : on dirait des nids d’hirondelles. On aperçoit les enfans tout nus et les femmes cachées sous des guenilles ; car ce sont des familles turques qui sont réduites à ce dernier degré du dénûment.

Je visite cette Pointe du sérail et ce vieux palais des sultans dont M. de Amicis a décrit les splendeurs. C’était jadis un admirable parc où, sous l’ombrage de cyprès séculaires, se succédaient les kiosques dorés, les bains de marbres, les retraites du harem, les pavillons de style mauresque, des édifices somptueux pour les différens services. De tous ces monumens, ravagés par les incendies et successivement abandonnés aux injures du temps, il ne reste presque plus rien : une belle allée de platanes, des murs nus entourant des jardins remplis de choux et d’artichauts ; le Tchinili-Kiosk, ravissant édifice de 1466, qui a été réparé parce que M. Reinach y a classé et catalogué le musée des antiques ; l’édifice où se conserve le trésor impérial, et la porte auguste, le Bab-Humaioun. L’un de ces carrés de légumes a été transformé en jardin botanique à l’usage de l’école de médecine. j’y vois une foule d’étiquettes, mais presque point de plantes ; elles ont été pourtant commandées et payées plus d’une fois. Les employés n’ont reçu que deux mois de leur traitement et hélas ! payables en havalés (chèques) sur la dîme des moutons en Arménie ; ils n’ont pas de quoi vivre. Près de la Sublime-Porte, la ravissante fontaine du sultan Ahmed n’a plus d’eau et la toiture, percée à jour, livre passage à la pluie et à la neige, qui bientôt pourriront ce bijou de l’architecture orientale. Elles n’ont plus de sens les touchantes paroles qui s’y trouvent inscrites en mosaïques d’or et d’azur : « Ouvre la clé de cette source limpide et, en invoquant le nom de Dieu, fais couler cette eau intarissable et pure et prie le sultan Ahmed. »

Sainte-Sophie est le plus bel édifice religieux que j’aie vu. Saint-Pierre de Rome et toutes les églises qui l’imitent : Saint-Paul, à Londres ; Sainte-Geneviève, à Paris ; Saint-Isaac, à Pétersbourg, sont issus d’une gageure de Michel-Ange, qui voulait élever le Panthéon dans les airs, sur la nef d’une basilique : le vaisseau paraît plus petit qu’il n’est en réalité, et, pour contempler la coupole, il faut se tordre le cou en regardant en l’air ; d’aucun point on n’embrasse l’ensemble. Ici, au contraire, la voûte colossale et sublime de Sainte-Sophie apparaît, dès l’entrée, dans sa simplicité et dans sa majesté. Pourquoi les architectes n’ont-ils pas plutôt copié ce chef-d’œuvre de l’architecture ancienne ? Seulement il menace de s’écrouler : les contreforts sont ébranlés ; des crevasses se forment ; les mosaïques tombent en débris, que l’on vend aux touristes. Quelle désolation ! Les monumens de l’Egypte et de la Grèce peuvent durer, même abandonnés par les hommes, parce que les matériaux ont une assiette rationnelle et immuable. Ceux de la décadence romaine, comme les cathédrales du moyen âge, sont des défis à l’équilibre ; ils exigent des soins constans pour les défendre contre les élémens et contre l’action des lois de la pesanteur. Si la foi continue à s’attiédir et les revenus des mosquées à s’amoindrir, elles s’écrouleront, au milieu de la misère et de l’indifférence générales. Qui donc, en Orient, a le respect des anciens monumens ?

Contre les parois extérieures de Sainte-Sophie et des autres édifices du culte, sont disposées des auges en marbre blanc avec une longue file de robinets en bronze pour les ablutions : l’eau n’y vient plus ; les aqueducs sont rompus, les conduites coupées, et personne ne songe à les réparer. Le seul aqueduc qui donne maintenant de l’eau est celui de Constantin. Tout autour de Sainte-Sophie et de l’Atmeidan, la place publique renommée entre toutes, l’ancien hippodrome, où s’élèvent encore l’obélisque de Théodose et l’antique colonne Serpentine, qui provient du temple de Delphes, — c’est-à-dire en plein centre de Stamboul, — on voit de nombreux endroits couverts des débris de maisons écroulées, que nul ne fait rebâtir. Cependant, la situation est excellente et le terrain devrait être très recherché. Non loin de là se trouve la citerne des Mille colonnes, le Bin-bir-berek. Elle est bien plus grande que la piscina mirabilis de Misène. Colossale, soutenue par des centaines de colonnes antiques, elle suffisait pour donner de l’eau à l’immense population de Byzance. On y pénètre par les pierres amoncelées d’une voûte écroulée, et quelque pauvres femmes y dévident de la soie, il y a encore la citerne Basileia, en turc Yêrè-batan-serai, c’est-à-dire « le palais sous terre. » Les empereurs grecs en avaient fait construire plus de vingt dans les différens quartiers. Toutes sont à sec ou même remplies de terre, et la ville manque d’eau pour boire, pour les rites religieux et pour éteindre les incendies. Autour des mosquées se groupent ces jolies constructions à coupoles, les médressés, où vivent les étudians en théologie, qui apprennent à enseigner le Coran. Les ais des fenêtres sont pourris, les carreaux de vitre manquent, le plomb des petites coupoles a des éraflures ou a été volé ; le vent et l’eau entrent de toutes parts, beaucoup sont devenus inhabitables.

Je visite les nouveaux palais construits des deux côtés du Bosphore : à Dolma-Bagtché, à Bechik-Tach, à Beyier-Bey. Ils font un effet ravissant, reflétés par les eaux pures du Bosphore, mais ils n’ont point de style ; les matériaux sont de détestable qualité : au lieu de marbre ou de pierre de taille, on a employé le stuc et le plâtre ; il faudrait donc beaucoup d’entretien et il fait complètement défaut. On vient d’y préposer le chef des eunuques, alors qu’un architecte et un bon ingénieur ne seraient point de trop ; aussi on aperçoit partout des traces d’infiltration. Au jardin d’hiver, les vitres sont brisées, les colonnes ont perdu leur aplomb ; la décomposition commence. La décoration intérieure de ces palais si vantés a coûté un total inouï de millions ; elle ressemble à celle des cafés genre mauresque de Paris ou de Vienne, mais d’un goût très inférieur. Ces résidences sont complètement abandonnées.. Le sultan Abdul-Hamid habite Yildiz-Kiosk, sur les hauteurs, entre deux immenses et affreuses casernes jaune safran, qui déshonorent la vue si belle de Dolma-Bagtché. Abdul-Hamid a peur d’être assassiné ou détrôné et enfermé comme ses prédécesseurs ; on ne sait jamais exactement d’avance à quelle mosquée il ira, le vendredi, pour le selamlik.

Je cause avec un officier turc instruit, qui a vécu à Paris : il a reçu deux mois de solde sur huit. Heureusement qu’on lui donne des rations de riz, de viande, de café, de pain et même du drap pour ses habits, sinon il ne lui resterait qu’à mendier. Mais quelle occasion de malversations et de vols que ces fournitures en nature ! Si l’on veut bien saisir ce que renferme de souffrances pour tous une crise économique, c’est ici qu’il faut venir. Les employés, les militaires même ne sont plus payés ; l’argent qui arrive des provinces va aux créanciers étrangers ; les marchands ne vendent plus et les ministères sont assaillis d’hommes, de femmes surtout, qui réclament ce qui leur est dû en pleurant et en gémissant ; on dirait les lamentations au lit d’un mourant. C’est navrant. On me raconte un apologue qui peint la misère générale. À la fête du baïram, tout vrai musulman fait des largesses à tous ceux qui l’entourent et ordonne quelques fins repas. On félicite un effendi, qui passe pour riche, sur les plaisirs que lui procurera le baïram qui approche. « Hélas ! répond-il, j’ai chez moi une grande armoire qui, la veille de la fête, était naguère remplie d’objets de prix pour les cadeaux et de fins morceaux pour les repas. Hier, je l’ouvre, elle était vide, et une souris y grignotait une vieille croûte de pain. j’appelle mon chat pour que lui, au moins, ait un régal. Il regarde, pousse un miaulement attristé et refuse de prendre la souris » Je compris pourquoi : elle était trop maigre. »

Dans sa dernière course à Constantinople, M. de Blowitz a eu le rare honneur d’avoir avec le sultan une conversation intime, et il en conclut qu’Abdul-Hamid est intelligent, et, ce qui vaut mieux encore, très disposé à entendre la vérité et à faire le bien. Toutefois, malgré son dévouement à la Turquie, l’éminent correspondant du Times avoue que la situation de l’empire est mauvaise, et il l’attribue à sept causes différentes : le bakchich, le havalé, le harem, les vakoufs, l’absence de routes, la dette flottante et la mauvaise foi de l’Europe. Mais à côté de ces plaies, pires que celles de l’Egypte, parce qu’elles sont plus durables, il y en a bien d’autres, et tout d’abord la procrastination et l’indifférence dégénérant en torpeur. « Si j’avais à composer une devise pour la Turquie, disait M. Baker, je proposerais celle-ci : « Il n’y a qu’un Dieu et le bakchich est son prophète, et jarin ! à demain ! » Cette lenteur à se décider et à agir est sans doute une force pour les diplomates et les ministres de la Porte : sir Drummond Wolff vient d’en faire l’expérience ; mais dans certaines maladies l’inaction conduit à la mort. Le sultan pourrait emprunter à M. de Bismarck le mot russe : Nitchewo (ce n’est rien) gravé dans une bague de fer que le chancelier ne quitte jamais.

En 1862, M. de Bismarck, ministre à Saint-Pétersbourg, est invité à une chasse impériale. Il se trompe sur le lieu du rendez-vous, et est obligé de prendre une charrette de paysan. « Ces chevaux sont bien faibles, » dit-il. Le cocher répond : Nitchewo, et part. « Mais nous n’avançons pas. — Nitchewo. » — « Allons donc plus vite ! » L’attelage part au galop, mais le frêle équipage verse et se brise. Nitchewo, dit le paysan. — Bismarck ramasse un morceau du fer de l’essieu et s’en fait forger une bague, où est gravé le mot qui, d’après lui, résume la Russie. Quand il raconte l’incident, il ajoute : « Mes bons Allemands me reprochent d’avoir trop de patience avec les Russes ; ils devraient savoir que je suis seul en Allemagne, dans les momens critiques, à dire : Nitchewo, tandis qu’en Russie 100 millions d’individus le répètent à chaque instant. » Combien cela est plus vrai en Turquie ! Voici, par exemple, comment se passe, m’assure-t-on, une séance du conseil des ministres. Le sultan est censé y assister ; mais sa dignité l’oblige à rester dans une chambre voisine, et l’un de ses secrétaires vient, à chaque instant, lui rendre compte de la discussion. Les ministres craignant tous d’être disgraciés par le maître ou trahis par leurs collègues, leur seule préoccupation est de ne pas se compromettre. « La question est très grave, » dit le président du conseil. On est d’abord tenté d’adopter l’affirmative, mais que d’objections se soulèvent ! — Chacun à son tour prend la parole, et expose avec une égale éloquence le pour et le contre. Le débat se prolonge, nul ne conclut ; le conseil finit par décider qu’il s’en remet à la sagesse de sa majesté. Celle-ci, grâce à la douce influence de la nicotine, jouit des béatitudes du kef. Cette discussion sans issue l’ennuie et l’écœure. « Jarin ! À demain ! » dit le sultan ; et il va faire une visite à son harem. L’esquisse qu’on me fait est-elle exacte de tout point ? En tout cas, un maître absolu devant qui tout le monde tremble, à qui nul n’ose dire la vérité et qui, par conséquent, ne sait rien d’une façon précise, doit être si peu propre à conduire une barque assaillie de toutes parts, sur une mer inconnue, qu’il n’a point tort de se mouvoir le moins possible et de répéter avec les lymphatiques : Quieta non movere.

Autre fléau, le morbus monetarius. La monnaie est rare et le système monétaire est dans un état de confusion pire qu’au moyen âge. On a supprimé à la fois les billets de banque, les caimés, et le billon de cuivre, l’instrument des grands et des menus paiemens. De livres turques en or de 22 fr. 50, on n’en voit guère ; ce qui vous passe par les mains, outre quelques medjidiés de 20 piastres, ce sont de grands et sales disques en métal blanc, des altiliks, des bechliks, et des piastres, dont la valeur relativement à la livre varie sans cesse. Aussi voit-on, dans chaque rue, des nuées de changeurs, auxquels chacun, et les gens du peuple surtout, doivent payer tribut pour régler les petits achats. Le remède à ce mal intolérable a été indiqué par un économiste spécialement compétent, M. Ottomar Haupt. Il consiste à faire un billon de nickel et de bronze, comme en Suisse ou en Belgique. Qui s’en occupe ? Nitchewo : Qu’importe ! Jarin ! À demain !

Mais voici qui est plus grave encore. La Turquie se meurt d’anémie, parce que ses créanciers la saignent à blanc aux quatre membres. Le revenu total est estimé, pour 1883, à 15 millions de livres turques, dont beaucoup de rentrées ne se font pas, et la dette prélève plus de 5 millions. Le conseil d’administration de la dette extérieure a mis la main sur les recettes du tabac, du sel, des spiritueux, du timbre, des pêcheries, des soies et sur le tribut de la Roumélie et de Chypre. d’autres emprunts emportent le tribut de l’Egypte. Chaque année, pour se procurer un peu d’argent comptant, la Porte abandonne une source de revenu. Hier encore, afin d’obtenir 800,000 livres destinées à entretenir les troupes qu’elle réunit en ce moment, elle a donné en gage à la Banque ottomane les recettes du chemin de fer Smyrne-Cassaba. Ce n’est plus là le gouvernement d’un état, c’est la liquidation permanente d’une faillite. Autrefois, les besoins étant moindres, les rentrées étaient irrégulières, et la perception assez indulgente. Maintenant les exigences impitoyables d’une comptabilité rigoureuse à l’européenne mettent en mouvement là dure et informe machine du fisc musulman qui écrase le contribuable. La Porte se trouve dans une situation intenable. Elle n’a pas, il s’en faut, un revenu net de 200 millions de francs, et elle doit soutenir le rang d’une grande puissance, entretenir une forte armée, une flotte de cuirassés, une légion de grands fonctionnaires, un souverain qui coûte au moins 20 millions l’an, et, en outre, administrer un immense empire, soutenir de temps à autre la guerre contre un puissant voisin, sans cesse comprimer l’insurrection de ses provinces et faire face aux convoitises de ses bons alliés. Maintenir une énorme masse, toujours agitée de mouvemens violens, debout sur une base trop étroite qui se rétrécit et se dérobe, paraît un problème insoluble.

Ce qui empêche tout progrès, c’est le défaut de sécurité pour la propriété et les personnes. Je prends au hasard quelques faits dans mon carnet. Le directeur de la forêt de Bellova appartenant aux chemins orientaux vient d’être enlevé par les brigands ; il faut payer 150,000 francs de rançon. Une bande fouille le train au pied de la rampe de Dédéagh, croyant y trouver le directeur général : heureusement, il a retardé son voyage d’un jour et il échappe. Je suis reçu par un haut dignitaire de la cour ; le sultan vient de lui faire cadeau d’un très beau domaine, non loin d’une voie ferrée. Je demande quelques renseignemens sur le système de culture. — « Je n’ai pas encore visité ma propriété, me répond le personnage, le pays n’est pas très sûr. » Le département de l’agriculture veut organiser des fermes modèles ; mais il n’ose faire résider les élèves à la campagne. Un riche propriétaire me dit qu’il avait des terres en Thessalie : la nouvelle frontière accordée à la Grèce en a laissé une partie sous la Turquie ; le reste, qui est devenu territoire grec, a doublé de valeur. Un riche banquier, aux portes de Constantinople, possède une magnifique ferme complètement entourée d’un gros mur comme une forteresse ; les brigands y ont fait une brèche et ont emmené les buffles. Quelque temps auparavant, les habitans d’un village voisin sont venus mettre en culture une partie de ses terres ; il s’adresse au juge pour rentrer en possession. Le cadi lui fait entendre que ces pauvres gens n’ont pas assez de terrain ; il est forcé de transiger, en leur cédant le quart de sa propriété. Il loue une partie de ce qui lui reste à des bergers, qui, la seconde année, ne paient plus le loyer convenu. Il veut les citer devant le cadi ; ce n’est plus le même, mais lui réponse est semblable. Les malheureux n’ont que leurs moutons, voulez-vous les ruiner ? c’est du socialisée agraire, comme on le réclame pour l’Irlande : rien de mieux ; seulement, c’est à dégoûter de la propriété. Le Turc est naturellement très humain ; il a grand’ pitié des pauvres, et jamais il ne maltraite ni un chien ni un cheval. Mais le système n’est pas fait pour encourager l’agriculture. Ajoutez à toutes « ces plaies, » la justice vénale, la succession incertaine, la perception inégale et arbitraire des impôts et vous ne serez pas au bout de la litanie.

À tant de causes de décomposition M. de Blowitz a trouvé un remède. Il y a pour 2 milliards de vakoufs ; qu’on les vende : avec le produit, on remboursera la dette flottante, on fera des routes, on paiera bien les fonctionnaires, qui désormais seront tous intègres, et le pays refleurira : partout coulera le lait et le miel. Quelle étrange illusion ! L’Espagne et l’Italie ont vendu les biens ecclésiastiques : l’opération a duré des années ; elle n’a pas préservé la première du déficit chronique et ce n’est pas à elle que la seconde doit le pareggio, l’équilibre du budget. Et qui donc achèterait ici tous ces biens, au loin, au fond de provinces que le brigandage rend inhabitables, alors que la terre reste en friche aux portes de la capitale et que se dépeuple peu à peu la plus belle région de l’empire, aux abords de la mer de Marmara et de la mer Egée ? M. de Blowitz suit la route qui conduit vers la forêt de Belligrade : « c’est à peine, dit-il, si les derniers échos de Constantinople viennent de s’éteindre, et l’on avance désormais, kilomètre par kilomètre, pendant des heures, dans une solitude nue, sans ombre, sans maison, sans chaumière, sans arbre, ni fleur, ni fruit. Un désert immense, renfermant des centaines de mille hectares déterre inculte, sauvage, abandonnée des hommes et presque de Dieu, c’est invraisemblable ! » M. Albert Dumont visite les environs de Rodosto, beau port sur la mer de Marmara et il écrit ici-même (15 juillet 4871) : « Le pays que nous traversons est désert, ce sont d’immenses plaines. La terre est grasse et fertile, mais on ne la cultive pas. De tous les côtés, les villages abandonnés indiquent une ancienne prospérité ; les habitans sont partis, les ronces ont tout envahi. Beaucoup de ces villages étaient encore peuplés, il y a un demi-siècle, d’autres sont déserts depuis longtemps ; le cimetière seul est resté intact. » Sans l’obstination au travail du paysan bulgare, qui a continué à labourer malgré toutes les avanies et tous les pillages, le reste de la Turquie d’Europe serait semblable à cette région-ci principalement habitée par les Grecs. Qui donc voudrait acheter des biens d’église dans un pays que la population abandonne et où la vie est sans cesse en péril ?

On a d’ailleurs essayé de vendre des vakoufs. Favoris et ministres les ont achetés au cinquième, au dixième de leur valeur, c’est-à-dire pour rien. On a prélevé sur le trésor de Sainte-Sophie 12 millions de piastres pour commencer un chemin de fer à Trébizonde : rien n’a été fait, et Sainte-Sophie se lézarde. Les vakoufs sont la seule partie de la richesse consacrée à des œuvres d’utilité générale. Supprimez-les, vous hâtez la décadence. La vente faite, on leur donnera, dit-on, un revenu égal ; mais le prix de vente n’arriverait jamais au trésor, ni les revenus aux mosquées, aux écoles, aux fontaines ; il s’égarerait dans les poches sans fond des intermédiaires.

Il y a une objection d’un ordre supérieur et qui touche au fond même du problème. En vendant les vakoufs, le sultan chef des croyans achèverait de tuer le sentiment religieux, déjà si ébranlé. C’est comme si le pape faisait mettre à l’encan les biens de toutes les églises et de toutes les communautés de la chrétienté. Or tout l’édifice des sociétés musulmanes reposait sur la foi, qui donnait aux fidèles de l’islam l’honnêteté, la bravoure, la charité, le dévoûment sans limites qu’on rencontre encore chez les humbles, soustraits au contact démoralisant de l’Europe. Dans les affaires publiques et privées, nous avons remplacé la vertu par des règlemens, des lois écrites et des mécanismes de contrôle, si parfaits qu’ils font de l’improbité un mauvais calcul. Les Turcs ne connaissent pas cette organisation savante qui tuerait le bakchich, et ainsi, l’antique bonne foi disparaissant, naturellement tout se détraque. Un fait a été constaté chez les populations du Pacifique : on leur apporte notre civilisation, elles en meurent. Nous avons introduit en Turquie ces fléaux économiques, les budgets insatiables, les déficits permanens, la dette qui dévore tout et les impôts sans cesse croissans, et, en même temps, les Turcs n’ont pas compris cette vérité élémentaire que la poule ne peut pondre si on lui ôte sa nourriture et si on la moleste. Ceci me semble indiquer le vrai remède aux maux qui tuent l’empire ottoman et tous ceux qui lui sont soumis. Donnez aux provinces un régime de liberté et d’autonomie qui assure aux rayas la jouissance paisible des fruits de leur travail ; ils cultivent bien ; ils enrichiront le pays, ils rempliront le trésor, et la Porte, pour les comprimer, n’aura plus à livrer ses dernières ressources aux banquiers de Péra.

Qu’on y prenne garde : la chute de l’empire ottoman doit tenir à des causes très profondes. Elle a commencé à la défaite sous les murs devienne en 1683 et, depuis, elle ne s’est plus arrêtée. La Turquie a perdu successivement la Hongrie, la Transylvanie, la Croatie, la Bessarabie, la Serbie, la Grèce, la Valachie, la Moldavie, la Bosnie, la Bulgarie, la Roumélie, la Thessalie, Alger, Tunis, Chypre, Massouah, et aujourd’hui, avec le système « de l’occupation temporaire sous la suzeraineté du sultan, » — une trouvaille ! — l’amputation se fait si facilement que le tronc ne semble point la sentir. Comme le disait jadis Guizot et comme le répètent, presque dans les mêmes termes, les deux chefs du seul pays qui ose s’exprimer franchement en cette matière, M. Gladstone et lord Salisbury, la Porte doit assurer à ses provinces un gouvernement tolérable, sinon elle les perdra une à une, et le sultan n’aura plus qu’à se transporter en Asie. Alors se réaliserait cet idéal exposé ici même par Saint-Marc Girardin, à propos d’un livre d’un Grec éclairé, Dionis Rattos, oublié aujourd’hui, mais très bien accueilli en son temps : la confédération balkanique, avec Constantinople ville libre et port franc.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue des 15 juin, 1er août, 15 septembre, 15 octobre et 1er novembre 1885.
  2. La Turquie n’a pas de statistique de sa population, mais pour le recrutement, elle porte, d’une part, les musulmans astreints au service militaire, Noufouz, et d’autre part, les chrétiens qui en sont exemptés et qui sont inscrits sur la liste de ceux qui, à ce titre, paient un impôt spécial, Bedeli-Askerié. Comme la statistique rouméliote donne pour chaque village le nombre des maisons et des habitans de chaque nationalité, le contrôle serait facile.