Du vandalisme en 1838



LE
VANDALISME
EN 1838.

Nous sommes engagés en ce moment dans une lutte qui ne sera pas sans quelque importance dans l’histoire, et qui tient, de près et de loin, à des intérêts et à des principes d’un ordre trop élevé pour être effleurés en passant. En fait, il s’agit simplement de savoir si la France arrêtera enfin le cours des dévastations qui s’effectuent chez elle depuis deux siècles, et spécialement depuis cinquante ans, avec un acharnement dont aucune autre nation et aucune autre époque n’ont donné l’exemple ; ou bien si elle persévérera dans cette voie de ruines, jusqu’à ce que le dernier de ses anciens souvenirs soit effacé, le dernier de ses monumens nationaux rasé, et que, soumise sans réserve à la parure que lui préparent les ingénieurs et les architectes modernes, elle n’offre plus à l’étranger et à la postérité qu’une sorte de damier monotone peuplé de chiffres de la même valeur, ou de pions taillés sur le même modèle.

Quoi qu’il en soit, et quel que doive être le résultat des tentatives actuelles en faveur d’un meilleur ordre de choses, il est certain qu’il y a eu, depuis un petit nombre d’années, un point d’arrêt ; que si le fleuve du vandalisme n’en a pas moins continué ses ravages périodiques, du moins quelques faibles digues ont été indiquées plutôt qu’élevées, quelques clameurs énergiques ont interrompu le silence coupable et stupide qui régnait sous l’empire et la restauration. Cela suffit pour signaler notre époque dans l’histoire de l’art et des idées qui le dominent. C’est pourquoi j’ose croire qu’il peut n’être pas sans intérêt de continuer ce que j’ai commencé dans cette Revue il y a cinq ans, de rassembler un certain nombre de faits caractéristiques qui puissent faire juger de l’étendue du mal et mesurer les progrès encore incertains du bien. J’ai grande confiance dans la publicité à cet égard ; c’est toujours un appel à l’avenir, alors que ce n’est point un remède pour le présent. Si chaque ami de l’histoire et de l’art national tenait note de ses souvenirs et de ses découvertes en fait de vandalisme, s’il les soumettait ensuite avec courage et persévérance au jugement du public, au risque de le fatiguer quelquefois comme je vais peut-être le faire aujourd’hui, par une nomenclature monotone et souvent triviale, il est probable que le domaine de ce vandalisme se rétrécirait de jour en jour, et dans la même mesure où l’on verrait s’accroître cette réprobation morale qui, chez toute nation civilisée, doit stigmatiser le mépris du passé et la destruction de l’histoire.

Il est juste de commencer la revue trop incomplète que je me propose de faire par le sommet de l’échelle sociale, c’est-à-dire par le gouvernement. Autant j’ai mis de violence à l’attaquer en 1833, autant je lui dois d’éloges aujourd’hui pour l’heureuse tendance qu’il manifeste en faveur de nos monumens historiques, pour la protection tardive, mais affectueuse, dont il les entoure. Ce sera un éternel honneur pour le gouvernement de juillet que cet arrêté de son premier ministre de l’intérieur, rendu presque au milieu de la confusion du combat et de toute l’effervescence de la victoire, par lequel on instituait un inspecteur-général des monumens historiques, à peu près au même moment où l’on inaugurait le roi de la révolution. C’était un admirable témoignage de confiance dans l’avenir, en même temps que de respect pour le passé. On déclarait ainsi que l’on pouvait désormais étudier et apprécier impunément ce passé, parce que toute crainte de son retour était impossible. Cet arrêté nous a valu tout d’abord un excellent rapport[1] sur les monumens d’une portion notable de l’Île-de-France, de l’Artois et du Hainaut, signé par le premier inspecteur-général, M. Vitet. C’était, si je ne me trompe, depuis les fameux rapports de Grégoire à la convention, sur la destruction des monumens, la première marque officielle d’estime donnée par un fonctionnaire public aux souvenirs de notre histoire. À cette première impulsion ont succédé, il faut le dire, de l’insouciance et de l’oubli, que l’on peut, sans trop d’injustice, attribuer aux douloureuses préoccupations qui ont rempli les premières années de notre révolution. Cependant le progrès des études historiques, forcément organisé et poussé par M. Guizot, amenait nécessairement celui des études sur l’art. Aussi vit-on ces études former un des objets du second comité historique, institué au ministère de l’instruction publique en 1834. Avec le calme revint une sollicitude plus étendue et plus vigoureuse ; on demanda aux chambres et on obtint, quoique avec peine, une somme de 200,000 francs pour subvenir aux premiers besoins de l’entretien des monumens historiques. M. le comte de Montalivet a mis le sceau à cette heureuse réaction en créant, le 29 septembre 1837, une commission spécialement chargée de veiller à la conservation des anciens monumens, et de répartir entre eux la modique allocation portée au budget sous ce titre. De son côté, M. de Salvandy, étendant et complétant l’œuvre de M. Guizot, a créé ce comité historique des arts et monumens que le rapport de M. de Gasparin a fait connaître au public, et qui, sous l’active et zélée direction de cet ancien ministre, s’occupe avec ardeur de la reproduction de nos chefs-d’œuvre, en même temps qu’il dénonce à l’opinion les actes de vandalisme qui parviennent à sa connaissance. Enfin, M. le garde-des-sceaux, en sa qualité de ministre des cultes, a publié une excellente circulaire sur les mesures à suivre pour la restauration des édifices religieux, circulaire à laquelle il ne manquera que d’être suffisamment connue et répandue dans le clergé. Il faut espérer maintenant que la chambre des députés renoncera à la parcimonie mesquine qui a jusqu’à présent présidé à ses votes en faveur de l’art, et qu’elle suivra l’impulsion donnée par le pouvoir.

Il y a là, avouons-le, un contraste heureux et remarquable avec ce qui se passait sous la restauration. Loin de moi la pensée d’élever des récriminations inutiles contre un régime qui a si cruellement expié ses fautes, et à qui nous devons, après tout, et nos habitudes constitutionnelles et la plupart de nos libertés ; mais, en bonne justice, il est impossible de ne pas signaler une différence si honorable pour notre époque et notre nouveau gouvernement. Chose étrange ! la restauration, à qui son nom seul semblait imposer la mission spéciale de réparer et de conserver les monumens du passé, a été tout au contraire une époque de destruction sans limites, et il n’a fallu rien moins qu’un changement de dynastie pour qu’on s’aperçût dans les régions du pouvoir qu’il y avait quelque chose à faire, au nom du gouvernement, pour sauver l’histoire et l’art national. Sous l’empire, le ministre de l’intérieur, par une circulaire du 4 juin 1810, fit demander à tous les préfets des renseignemens sur les anciens châteaux et les anciennes abbayes de l’empire. J’ai vu des copies de plusieurs mémoires fournis en exécution de cet ordre ; ils sont pleins de détails curieux sur l’état de ces monumens à cette époque, et il doit en exister un grand nombre au bureau de statistique. Sous la restauration, M. Siméon étant ministre de l’intérieur, adopta une mesure semblable, mais on ne voit pas qu’elle ait produit des résultats. Le déplorable système d’insouciance qui a régné jusqu’en 1830, se résume tout entier dans cette ordonnance, qu’on ne pourra jamais assez regretter, par laquelle le magnifique dépôt des monumens historiques formé aux Petits-Augustins fut détruit et dispersé, sous prétexte de restitution à des propriétaires qui n’existaient plus, ou qui ne savaient que faire de ce qu’on leur rendait. Je ne sache pas, en effet, un seul de ces monumens rendus à des particuliers qui soit encore conservé pour le pays, et je serais heureux qu’on pût me signaler des exceptions individuelles à cette funeste généralité. Et cependant, malgré la difficulté bien connue de disposer de ces glorieux débris, on ne voulut jamais permettre au fondateur de ce musée unique, homme trop peu apprécié par tous les pouvoirs, M. Alexandre Lenoir, de former un restant de collection avec ce que personne ne réclamait. Ce mépris, cette impardonnable négligence de l’antiquité chez un gouvernement qui puisait sa principale force dans cette antiquité même, s’étendit jusqu’au Conservatoire de Musique, puisque l’on a été disperser ou vendre à vil prix la curieuse collection d’anciens instrumens de musique qui y avait été formée, ainsi que l’a révélé le savant bibliothécaire de cet établissement, M. Bottée de Toulmon, à une des dernières séances du comité des arts. Ce système de ruine, si puissant à Paris, se pratiquait sur une échelle encore plus vaste dans les provinces. Qui pourrait croire que, sous un gouvernement religieux et moral, la municipalité d’Angers, présidée par un député de l’extrême droite, ait pu installer un théâtre dans l’église gothique de Saint-Pierre ? Qui pourrait croire qu’à Arles, l’église de Saint-Césaire, regardée par les plus savans antiquaires comme une des plus anciennes de France, ait été transformée en mauvais lieu, sans qu’aucun fonctionnaire ait réclamé ? Qui croirait qu’au retour des rois très chrétiens, il n’ait été rien fait pour arracher à sa profanation militaire le magnifique palais des papes d’Avignon ? Qui croirait enfin qu’à Clairvaux, dans ce sanctuaire si célèbre, et qui dépendait alors directement du pouvoir, l’église si belle, si vaste, d’un grandiose si complet ; cette église du XIIe siècle que l’on disait grande comme Notre-Dame de Paris, l’église commencée par saint Bernard, et où reposaient, à côté de ses reliques, tant de reines, tant de princes, tant de pieuses générations de moines, et le cœur d’Isabelle, fille de saint Louis ; cette église qui avait traversé, debout et entière, la république et l’empire, ait attendu, pour tomber, la première année de la restauration ? Elle fut rasée alors, avec toutes ses chapelles attenantes, sans qu’il en restât pierre sur pierre, pas même la tombe de saint Bernard, et cela pour faire une place, plantée d’arbres, au centre de la prison, qui a remplacé le monastère.

Pour ne pas nous éloigner de Clairvaux et du département de l’Aube, il faut savoir qu’il s’est trouvé un préfet de la restauration qui a fait vendre au poids sept cents livres pesant des archives de ce même Clairvaux, transportées à la préfecture de Troyes. Le reste est encore là, dans les greniers d’où il les a tirés pour faire cette belle spéculation, et j’ai marché en rougissant sur des tas de diplômes, parmi lesquels j’en ai ramassé, sous mes pieds, du pape Urbain IV, né à Troyes même, fils d’un cordonnier de cette ville, et probablement le plus illustre enfant de cette province. Ce même préfet a rasé les derniers débris du palais des anciens comtes de Champagne, de cette belle et poétique dynastie des Thibaud et des Henri-le-Large, parce qu’ils se trouvaient sur la ligne d’un chemin de ronde qu’il avait malheureusement imaginé. La charmante porte Saint-Jacques, construite sous François Ier, la porte du Beffroy, ont eu le même sort. Un autre préfet de la restauration, dans l’Eure-et-Loir, nous a-t-on dit, n’a éprouvé aucun scrupule à se laisser donner plusieurs vitraux de la cathédrale de Chartres, pour en orner la citadelle de son château. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas un département de France où il ne se soit consommé, pendant les quinze années de la restauration, plus d’irrémédiables dévastations, que pendant toute la durée de la république et de l’empire ; non pas toujours, il s’en faut, par le fait direct de ce gouvernement, mais toujours sous ses yeux, avec sa tolérance, et sans éveiller la moindre marque de sa sollicitude.

Une pareille honte semble, Dieu merci, être écartée pour l’avenir, quoique dans les allures du gouvernement actuel tout ne soit pas également digne d’éloge. Pourquoi faut-il, par exemple, qu’à côté des mesures utiles et intelligentes dont nous avons parlé plus haut, il y ait quelquefois des actes comme celui que nous allons citer ? Une société s’est formée en Normandie sous le titre de Société française pour la conservation des monumens ; elle a pour créateur M. de Caumont, cet infatigable et savant archéologue qui a plus fait que personne pour populariser le goût et la science de l’art historique ; elle a réussi, après maintes difficultés, à enrégimenter dans ses rangs les propriétaires, les ecclésiastiques, les magistrats, les artistes, non-seulement de la Normandie, mais encore des provinces voisines. Elle publie un recueil mensuel plein de faits et de renseignemens curieux, sous le titre de Bulletin monumental ; et ce qui vaut encore mieux, avec le produit des cotisations de ses membres, elle donne des secours aux fabriques des églises menacées, et obtient ainsi le droit d’arrêter beaucoup de destructions, et celui plus précieux encore d’intervenir dans les réparations. Voilà, on l’avouera, une société qui n’a pas sa rivale en France, ni peut-être en Europe, et qui méritait à coup sûr l’appui et la faveur du pouvoir. Or, devine-t-on quel appui elle en a reçu ? M. le ministre de l’intérieur lui a alloué la somme de trois cents francs, à titre d’encouragement ! Que penser d’un encouragement de ce genre ? et n’est-ce pas plutôt une dérision, que de jeter cent écus à une association d’hommes considérables dans leur pays, et dont le zèle et le dévouement sont propres à servir de modèles au gouvernement ? Espérons au moins que l’année prochaine ce délit contre l’art et l’histoire sera réparé d’une manière conforme au bon sens et à la justice.

Après le pouvoir central, il est juste de citer un certain nombre de magistrats et de corps constitués, qui ont noblement secondé son impulsion. Ainsi plusieurs préfets, parmi lesquels je dois spécialement désigner MM. les préfets du Calvados et de l’Eure, M. Gabriel, préfet à Troyes, après l’avoir été à Auch ; J. Rivet, à Lyon ; M. Chaper, à Dijon, et surtout M. le comte de Rambuteau, à Paris, se montrent pleins de zèle pour la conservation des édifices anciens de leurs départemens. Ainsi, quelques conseils-généraux, et au premier rang ceux des Deux-Sèvres[2], de l’Yonne[3] et de la Haute-Loire, ont voté des allocations destinées à racheter et à réparer des monumens qu’ils estiment, à juste titre, comme la gloire de leur contrée. Malheureusement ces exemples sont encore très peu nombreux, et se concentrent dans la sphère des fonctionnaires les plus élevés, et par conséquent les plus absorbés par d’autres devoirs. Partout, ou presque partout, les archives départementales et communales sont dans un état de grand désordre ; si dans quelques villes elles sont confiées à des hommes pleins de zèle et de science comme, par exemple, à M. Maillard de Chambure, à Dijon ; ailleurs, à Perpignan, il y a peu d’années qu’on découpait les parchemins en couvercles de pots de confiture, et à Chaumont, on déchirait, tailladait et vendait à la livre tout ce qui ne paraissait pas être titre communal. Mais comment s’étonner de cette négligence, lorsqu’on voit la chambre des députés refuser, dans sa séance du 30 mai dernier, une misérable somme de 25,000 francs, destinée à élever des bibliothèques administratives dans quelques préfectures. Dans les administrations d’un ordre inférieur, dans le génie civil et militaire surtout, la ruine et le mépris des souvenirs historiques est encore à l’ordre du jour[4]. Et lorsque nous mettons le pied sur le trop vaste domaine des autorités locales et municipales, nous retombons en plein dans la catégorie la plus vaste et la plus dangereuse du vandalisme destructeur. Qu’on me permette de citer quelques exemples.

Ce sont sans doute de fort belles choses que l’alignement des rues et le redressement des routes, ainsi que la facilité des communications et l’assainissement qui doivent en résulter. Mais on ne viendra pas à bout de me persuader que les ingénieurs et les architectes ne doivent pas être arrêtés dans leur omnipotence, par la pensée d’enlever au pays qu’ils veulent servir, à la ville qu’ils veulent embellir, un de ces monumens qui en révèlent l’histoire, qui attirent les étrangers, et qui donnent à une localité ce caractère spécial qui ne peut pas plus être remplacé par les produits de leur génie et de leur savoir qu’un nom ne peut l’être par un chiffre. Je ne saurais admettre que cet amour désordonné de la ligne droite qui caractérise tous nos travaux d’art et de viabilité modernes, doive triompher de la beauté et de l’antiquité, comme il triomphe à peu près partout de l’économie[5]. Je ne saurais croire que le progrès tant vanté des sciences et des arts mécaniques doive aboutir en dernière analyse à niveler le pays sous le joug de cette ligne droite, c’est-à-dire de la forme la plus élémentaire et la plus stérile qui existe, au détriment de toutes les considérations de beauté et même de prudence. Ce ne serait vraiment pas la peine de se féliciter du talent des jeunes savans qui sortent de nos écoles, si ce talent se borne à tailler la surface de la France et de ses villes en carrés plus ou moins grands, et à renverser impitoyablement tout ce qui se trouve sur le chemin de leur règle. C’est cependant là le principe qui semble prévaloir dans tous les travaux publics de notre temps et qui amène chaque jour de nouvelles ruines. Ainsi à Dinan, dans une petite ville de Bretagne où il ne passe peut-être pas vingt voitures par jour, pour élargir une rue des moins passagères, n’a-t-on pas été détruire la belle façade de l’hospice et de son église, l’un des monumens les plus curieux de ces contrées ? Le maire avait essayé d’en faire transporter une partie contre le mur du cimetière, mais tout s’est brisé en route. C’est ainsi que naguère, à Dijon, l’église Saint-Jean, si curieuse par l’extrême hardiesse de sa voûte, qui s’appuie sur les murs de côté, sans aucune colonne, cette belle église, que le XVIIIe siècle lui-même avait remarquée, réduite aujourd’hui à servir de magasin de tonneaux, s’est vue honteusement mutilée : on a élagué son chœur, rien que cela, comme une branche d’arbre inutile, et un mur qui rejoint les deux transsepts sépare la nef du pavé des voitures. On n’en agit ainsi qu’avec les monumens publics et surtout religieux : il en serait tout autrement s’il était question d’intérêts privés. Que les maisons voisines embarrassent autant et plus la voie publique, c’est un mal qu’on subit ; mais on se dit : « Commençons par ruiner l’église ; c’est toujours cela de gagné ; » et l’on peut affirmer hardiment que le moindre cabaret est aujourd’hui plus à l’abri des prétentions des élargisseurs que le plus curieux monument du moyen-âge. À Dieppe, toujours pour élargir, n’a-t-on pas détruit la belle porte de la Barre, avec ses deux grosses tours, par laquelle on arrivait de Paris ; et cela, sans doute, pour la remplacer par une de ces grilles monotones, flanquées de deux hideux pavillons d’octroi, avec porche et fronton, cet idéal de l’entrée d’une ville moderne, au-dessus duquel le génie de nos architectes n’a pas encore pu s’élever. À Thouars, le vaste et magnifique château des La Tremoille va être démoli pour ouvrir un passage à la grande route : ce château date presque entièrement du moyen-âge, et l’on sait que les monumens militaires de cette époque sont d’une rareté désespérante. À Paris, nous approuvons de tout notre cœur les nouvelles rues de la Cité, mais sans admettre la nécessité absolue de détruire ce qui restait des anciennes églises de Saint-Landry et de Saint-Pierre-aux-Bœufs, dont les noms se rattachent aux premiers jours de l’histoire de la capitale ; et si le prolongement de la rue Racine eût porté un peu plus à droite ou à gauche, de manière à ne pas produire une ligne absolument droite de l’Odéon à la rue de La Harpe, il nous semble qu’on eût trouvé une compensation suffisante dans la conservation de la précieuse église de Saint-Côme, qui, bien que souillée par son usage moderne, n’en était pas moins l’unique de sa date et de son style à Paris. À Poitiers, la fureur de l’alignement est poussée si loin, que M. Vitet s’est attiré toute l’animadversion du conseil municipal, pour avoir insisté, en sa qualité d’inspecteur-général, pour le maintien du monument le plus ancien de cette ville, le baptistère de Saint-Jean, dont on place l’origine entre le VIe et le VIIIe siècle : malheureusement ce temple se trouve entre le pont et le marché aux veaux et aux poissons, et quoiqu’il y ait toute la largeur convenable pour que lesdits veaux et poissons soient voiturés tout à leur aise autour du vénérable débris d’architecture franke, il n’en est pas moins désagréable aux yeux éclairés de ces messieurs, déjà renommés par la destruction de leurs remparts et de leurs anciennes portes. Ils se sont révoltés contre la prétention de leur faire conserver malgré eux un obstacle à la circulation ; de là des pamphlets contre l’audacieux M. Vitet, dans lesquels il était dénoncé aux bouchers et aux poissardes comme coupable d’encombrer les abords de leur marché ; de là, demande au gouvernement d’une somme de douze mille francs, pour compenser cet irréparable dommage ; de là, plainte jusque devant le conseil d’état, où la cause de l’histoire, de l’art et de la raison, n’a pu triompher, dit-on, qu’à la majorité d’une seule voix. Terminons l’histoire de ces funestes alignemens, en rappelant qu’au moment même où nous écrivons, Valenciennes voit disparaître la dernière arcade gothique qui ornait ses rues, qui lui rappelait son ancienne splendeur, alors qu’elle partageait avec Mons l’honneur d’être la capitale de cette glorieuse race des comtes de Hainaut, qui alla régner à Constantinople. On y détruit la portion la plus curieuse de l’ancien Hôtel-Dieu, fondé en 1431 par Gérard de Pirfontaine, chanoine d’Anthoing, avec l’autorisation de Jacqueline de Bavière, et le secours de Philippe-le-Bon. On voit que les plus grands noms de l’histoire locale ne trouvent pas grace devant la municipalité de Valenciennes. Il faut, du reste, s’étonner de l’intensité tout-à-fait spéciale de l’esprit vandale, dans ces anciennes provinces des Pays-Bas espagnols, qui pouvaient naguère s’enorgueillir de posséder les produits les plus nombreux et les plus brillans de l’art gothique. Ce n’est guère que là, à ce qu’il nous semble, qu’on a vu des villes s’acharner après leurs vastes et illustres cathédrales, au point d’en faire disparaître jusqu’à la dernière pierre pour leur substituer une place, comme cela s’est fait à Bruges pour la cathédrale de Saint-Donat ; à Liége, pour celle de Saint-Lambert ; à Arras, pour celle de Notre-Dame ; à Cambray, pour celle de Notre-Dame aussi, avec sa merveilleuse flèche ! Ce n’est que là qu’on a vu, comme à Saint-Omer, la brutalité municipale poussée assez loin pour démolir, sous prétexte de donner du travail aux ouvriers, les plus belles ruines de l’Europe centrale, celles de l’abbaye de Saint-Bertin, et marquer ainsi, d’un ineffaçable déshonneur, les annales de cette cité.

Combien de fois d’ailleurs ne voit-on pas la destruction organisée dans nos villes, sans qu’il y ait eu même l’ombre d’un prétexte ? Ainsi à Troyes, n’a-t-on pas mieux aimé détruire la charmante chapelle de la Passion, au couvent des Cordeliers, changé en prison, et puis en reconstruire une nouvelle, que de conserver l’ancienne pour l’usage de la prison ? Ainsi à Paris, peut-on concevoir une opération plus ridicule que ce renouvellement de la grille de la Place-Royale, que la presse a déjà si généralement, mais si inutilement blâmée ? Mêlé à cette affaire par les protestations inutiles que j’ai été chargé d’élever en commun avec M. Du Sommerard et M. Taylor, à l’appui des argumens sans réplique, des calculs approfondis et consciencieux de M. Victor Hugo, j’ai pu voir de près tout ce qu’il y a encore de haine aveugle du passé, de considérations mesquines, d’ignorance volontaire et intéressée, dans la conduite des travaux d’art sur le plus beau théâtre du monde actuel. Cette vieille grille avait en elle-même bien peu de valeur artistique ; mais elle représentait un principe, celui de la conservation. Et les mêmes hommes qui se sont ainsi obstinés à affubler la Place-Royale d’une grille dont on n’avait nul besoin, ne rougissent pas de l’état ignominieux où se trouve Notre-Dame, par suite de l’absence de cette grille indispensable qu’on leur demande depuis sept années ! Peu leur importe, en vérité, que la cathédrale de Paris soit une borne à immondices, comme le dit avec tant de raison le rapport du comité des arts au ministre. Ils trouvent de l’argent en abondance pour planter un anachronisme au milieu de la plus curieuse place de Paris, et ils n’ont pas un centime à donner pour préserver de mutilations quotidiennes, d’outrages indicibles, la métropole du pays ; pour fermer cet horrible cloaque qui est pour Paris et la France entière, pour la population et surtout pour l’administration municipale, une flétrissure sans nom comme sans exemple en Europe[6].

Lorsque l’on voit sortir des exemples pareils du sein de la capitale, c’est à peine si l’on se sent le courage de s’indigner contre les actes des municipalités subalternes : toutefois il peut être bon de les signaler. Disons donc qu’à Laon, cette immense cathédrale, trop sévèrement jugée, ce nous semble, par M. Vitet[7], l’une des plus vastes et des plus anciennes de France, si belle par sa position unique, par ses quatre tours merveilleusement transparentes, par le symbolisme trinitaire de son abside carré, par le nombre prodigieux de ses chapelles, cette cathédrale inspire aux chefs de la cité à peu près autant de sympathie que Notre-Dame aux édiles parisiens. Ses abords, déjà encombrés d’une manière fâcheuse, le seront bientôt complètement par la construction d’un grand nombre de maisons sur l’emplacement du cloître, vendu pendant la révolution. Ce terrain pouvait être racheté par la ville pour une somme insignifiante ; mais, aux réclamations élevées par des personnes intelligentes et zélées, il a été répondu, par un magistrat, en ces termes : « Franchement, je ne m’intéresse pas aux édifices de ce genre ; c’est à ceux qui aiment le culte à l’appuyer. » Réponse digne, comme on le voit, de cette municipalité qui a eu le privilége de détruire le plus ancien monument historique de France, la tour de Louis d’Outremer, et qui passera à la postérité, flagellée par l’impitoyable verve de M. Hugo[8]. Ailleurs, c’est encore la même indifférence, ou plutôt la même aversion pour tout ce qui tient à l’histoire ou à l’art. À Langres, quelques jeunes gens studieux avaient humblement demandé au conseil municipal l’octroi de l’abside de Saint-Didier, la plus ancienne église de la ville (aujourd’hui enlevée au culte), afin d’y commencer un musée d’antiquités locales, institution vraiment indispensable dans une contrée où chaque jour, en fouillant le sol, on découvre d’innombrables monumens de la domination romaine. Mais le sage conseil a refusé tout net et a préféré transformer sa vieille église en dépôt de bois et de pompes. La guerre déclarée à une grande idée historique vaut bien la guerre faite à un monument ; voilà pourquoi nous allons encore parler de Dijon. Ce n’est pas assez pour cette ville d’avoir détruit, en 1803, sa Sainte-Chapelle, œuvre merveilleuse de la générosité des ducs de Bourgogne ; d’avoir transformé ses belles églises de Saint-Jean en magasin de tonneaux, de Saint-Étienne en marché couvert, et de Saint-Philibert en écuries de cavalerie ; nous allons citer un nouveau trait de son histoire. On sait que saint Bernard est né à Fontaines, village situé à peu près aussi loin de Dijon que Montmartre l’est de Paris. On y voit encore, à côté d’une curieuse église, le château de son père, transformé en couvent de feuillans, sous Louis XIII, et conservé avec soin par le propriétaire actuel, M. Girault[9]. On a ouvert dernièrement une nouvelle porte sur la route qui conduit à ce village : la voix publique, d’un commun accord, lui a donné le nom de porte Saint-Bernard, et le lui conserve encore. Mais devant le conseil municipal il en a été autrement. Lorsque cette proposition y a été faite, il s’est trouvé un orateur assez intelligent pour déclarer que saint Bernard était un fanatique et un mystique dont les allures sentaient le carlisme et le jésuitisme, et qui, dans tous les cas, n’avait rien fait pour la ville de Dijon ! Et le conseil municipal s’est rangé de cet avis. Je regrette, pour mon compte, que par voie d’amendement on n’ait pas nommé la porte d’après un homme aussi éclairé que cet orateur ; mais, dans tous les cas, il aura été récompensé par la sympathie et l’approbation de M. Eusèbe Salverte, qui, dans la dernière session, a si énergiquement blâmé le ministère d’avoir consacré quelques faibles sommes à l’entretien de l’église de Vézelay, où saint Bernard, en prêchant la seconde croisade, avait trouvé moyen de plonger les populations fanatisées plus avant dans la stagnation féodale.

Si maintenant nous passons des autorités municipales à la troisième des catégories de vandales que j’ai autrefois établies, celle des propriétaires, il nous faut avouer que le mal, moins facile à connaître et à dénoncer, est peut-être là plus vaste encore que partout ailleurs. Nul ne saurait mesurer toute la portée de ces dévastations intimes : comme le travail de la taupe, elles échappent à l’examen et à l’opposition. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour l’art dans les dispositions de la plupart des propriétaires français, c’est leur horreur des ruines. Autrefois on fabriquait des ruines artificielles dans les jardins à l’anglaise ; aujourd’hui on trouve aux ruines véritables des édifices les plus curieux un air incomfortable, que l’on s’empresse de faire disparaître, en achevant leur démolition. Celui qui aura sur ses domaines quelques débris du château de ses pères, ou d’une abbaye incendiée à la révolution, au lieu de comprendre tout ce qu’il peut y avoir d’intérêt historique ou de beauté pittoresque dans ces vieilles pierres, n’y verra qu’une carrière à exploiter. C’est ainsi qu’ont disparu notamment toutes les belles églises anciennes des monastères, dont on a quelquefois utilisé les bâtimens d’habitation ; c’est ainsi, par exemple, que nous avons vu vendre dernièrement jusqu’à la dernière pierre de l’église de Foigny en Thiérache, près la Capelle, église fondée par saint Bernard, qui avait quatre cents pieds de long, et qui subsistait encore, il y a quelques années, dans toute sa pure et native beauté ; et on a pu faire disparaître ce magnifique édifice, sans qu’une seule réclamation se soit élevée pour conserver à la contrée environnante son plus bel ornement et une preuve vivante de son importance historique. Près de là, dans un site bien boisé et très solitaire, à Bonne-Fontaine, près Aubenton, abbaye fondée en 1153, on voit encore le transsept méridional et six arcades de la nef de l’église qui est évidemment du XIIe siècle : mais l’année prochaine on ne les verra peut-être plus, parce que l’acquéreur installé dans l’abbatiale en arrache chaque jour quelques pierres pour les besoins de son ménage. Il y a quinze jours, un ouvrier était occupé à dépecer la grande rosace qui formait l’antéfixe du transsept, et qui, laissée à nu par la destruction du pignon, se découpait à jour sur le ciel, et produisait un effet aussi original que pittoresque, On ne conçoit pas qu’un esprit de spéculation purement industrielle n’inspire pas mieux, et qu’on ne songe jamais aux voyageurs nombreux qu’on éloigne en dépouillant le pays de toute sa parure, de tout ce qui peut distraire de l’ennui, éveiller la curiosité ou attirer l’étude. Quelle différence déplorable pour nous entre le système français et les soins scrupuleux qui ont valu à l’Angleterre la conservation des admirables ruines de Tintern, de Croyland, de Netley, de Fountains, et de tant d’autres abbayes qui, pour avoir été supprimées et à moitié démolies par la réforme, n’en offrent pas moins aujourd’hui d’inappréciables ressources à l’artiste et à l’antiquaire. Et s’il faut absolument descendre à des considérations aussi ignobles, qu’on aille demander aux aubergistes, aux voituriers, à la population en général des environs de ces monumens, s’ils ne trouvent pas leur compte à la conservation de ces vieilles pierres qui, situées en France, auraient depuis long-temps servi à réparer une route ou une écluse. Où en seraient les rives du Rhin, si fréquentées et si admirées, avec le mode d’exploitation des ruines que l’on emploie en France ? Il y a long-temps que les touristes et les artistes auraient abandonné ces parages, comme ils ont abandonné la France, cette France qui était naguère, de tous les pays de l’Europe, le plus richement pourvu en églises, en châteaux et en abbayes du moyen-âge, et qui le serait encore si on avait pu arrêter, il y a vingt ans, le torrent des dévastations publiques et particulières. Aujourd’hui c’est à l’Allemagne qu’il faut céder la palme, grace au zèle qui anime à la fois le gouvernement et les individus contre les progrès du vandalisme, lequel y a régné comme chez nous, mais moins long-temps. Les mesures administratives y sont appuyées par cette bonne volonté et cette intelligence des individus qui manquent si généralement en France. C’est ainsi qu’il s’est formé dans plusieurs villes des associations avec le but spécial de conserver tel ou tel monument voisin. Nous citerons celle créée à Bamberg pour racheter et entretenir Altenburg, l’ancien château des évêques de Bamberg. M. le baron d’Aufsess, l’un des amis les plus zélés de l’art chrétien et féodal en Allemagne, en a formé une autre pour sauver le beau château de Zwernitz, en Franconie, et la même mesure a été prise par une réunion de prêtres et de bourgeois dans l’intérêt de la vieille église située au pied du Hohenstaufen.

Peut-être verrons-nous en France des améliorations de ce genre : la société formée par M. de Caumont pour la conservation des monumens, dont nous avons parlé plus haut, pourra se propager et former des succursales : Dieu le veuille ! car en France, plus qu’ailleurs, l’homme isolé n’a presque jamais la conscience de l’étendue de sa mission. Pour un homme vraiment énergique et éclairé comme M. de Golbéry, qui, par l’influence que lui donne sa triple qualité de législateur, de magistrat et de savant distingué, a rendu des services si éminens à l’art chrétien en Alsace[10], nous aurons encore pendant long-temps cinquante hommes comme cet architecte de Bourbon-l’Archambault, lequel, pour donner une preuve de ses connaissances architecturales, a fait démolir la Sainte-Chapelle de cette ville, l’ornement et la gloire du Bourbonnais, pour en vendre les matériaux. C’est en 1833 que le dernier débris a disparu.

Mais comment qualifier le trait que je vais raconter, et dans quelle catégorie de vandales faut-il ranger ses auteurs ? Il y avait à Montargis une tour antique qui faisait l’admiration des voyageurs. M. Cotelle, notaire à Paris et propriétaire à Montargis, jugeant utile de conserver ces vénérables restes, avait provoqué des souscriptions et obtenu même du ministère une somme de 1,200 francs pour réparations urgentes. Malheureusement, aux élections générales de 1837, M. Cotelle se présente comme candidat ministériel ; aussitôt les meneurs de l’opposition se sont crus parfaitement en droit d’exciter quelques individus à retirer petit à petit les pierres qui faisaient la base de l’édifice, et, à leur grande joie, la tour s’écroula avec un épouvantable fracas. La nouvelle de cette belle victoire fut aussitôt expédiée à Paris ; le tour y fut jugé bon, et plus d’un journal sérieux le raconta avec éloge[11]. Je ne pense pas qu’il y ait un autre pays au monde où un pareil acte serait toléré, bien loin d’être encouragé.

En quittant le temporel pour le spirituel, si on examine l’état du vandalisme chez le clergé, on reconnaît que sa puissance y est toujours à peu près aussi étendue et aussi enracinée. Malgré les recommandations et les prescriptions de plusieurs respectables évêques, il y a toujours dans la masse du clergé et dans les conseils de fabriques, la même manie d’enjolivemens profanes et ridicules, la même indifférence barbare pour les trop rares débris de l’antiquité chrétienne. J’ai dit l’année dernière[12] combien le système suivi dans les constructions récentes était déplorable : il me reste à parler de la manière dont on traite les édifices anciens. Je sais qu’il y a dans chaque diocèse d’honorables exceptions, et que le nombre de ces exceptions s’accroît chaque jour[13]. Mais il est encore beaucoup trop petit pour lutter contre l’esprit général, pour empêcher qu’il n’y ait un contraste affligeant entre cet état stationnaire, cette halte dans la barbarie, et la réaction salutaire manifestée par le gouvernement et par des citoyens isolés. À l’appui de ce que j’avance ici, qu’il me soit permis de transcrire littéralement ce qu’on m’écrit à la fois des deux extrémités de la France : « Vous ne sauriez vous imaginer (c’est un prêtre breton qui parle) l’ardeur que l’on met dans le Finistère et les Côtes-du-Nord à salir de chaux ce qui restait encore intact. La passion de bâtir de nouvelles églises s’est emparée d’un grand nombre de mes confrères ; malheureusement elle n’est point éclairée. On veut partout du nouveau, de l’élégant à la manière des païens : pour ne pas ressembler à nos pères, pour ne pas imiter leur religieuse architecture, on nous fait ou des salles de spectacle, ou de misérables masures sans dignité, sans élégance, sans aucun cachet religieux, où le symbolisme chrétien est tout-à-fait sacrifié au caprice de MM. les ingénieurs. Ce n’est pas que l’on ne fasse quelquefois des réclamations, mais comme elles ne sont dictées que par le bon sens et la religion, et que, pour avoir des fonds, il faut suivre servilement les plans des architectes officiels, on passe à l’ordre du jour. » D’un autre côté, on m’écrit de Langres : « Le clergé de notre diocèse est tellement éloigné de tout sentiment de l’art religieux, qu’il s’oppose généralement aux réparations faites dans le caractère des monumens gothiques, et qu’il n’est presque pas de prêtre qui ne préfère une église à colonnes et à pilastres grecs, à fenêtres carrées ou en demi-cercle, garnies de rideaux de couleur, aux monumens gothiques. Et chaque jour, on voit, quand une église est trop petite, qu’au lieu de l’agrandir en suivant son architecture primitive, on la détruit, et on la remplace par une salle aux murs badigeonnés de jaune et de blanc. »

Je pourrais citer vingt lettres semblables, qui ne contiennent toutes que l’exacte vérité, comme peut s’en assurer quiconque est doué de l’instinct le plus élémentaire en matière d’art religieux, et qui veut se donner la peine d’interroger les hommes et les lieux. Partout il trouvera des curés qui se reposent sur leurs lauriers, après avoir recouvert leurs vieilles églises d’un épais badigeon beurre-frais, relevé par des tranches de rouge ou de bleu, après avoir jeté aux gravois les meneaux de leurs fenêtres ogivales, et échangé contre les produits de pacotille religieuse qu’on exporte de Paris, les trop rares monumens d’art chrétien que le temps avait épargnés. Je prends au hasard quelques traits parmi ceux que me fournit une trop triste expérience de ce qu’il faut bien nommer le vandalisme fabricien et sacerdotal. Quelquefois c’est une profonde insouciance qui fait la généreuse aux dépens de l’église. Ainsi plusieurs tonnes de vitraux provenant de l’église d’Epernay ont été données à un grand-vicaire de Châlons, pour orner la chapelle de son château ; ainsi une paix en ivoire du XIVe siècle, appartenant à Saint-Jacques de Reims, a été donnée par l’avant-dernier curé de cette paroisse à un antiquaire de la ville. Ailleurs, c’est un esprit de mercantile avidité qui spécule sur les débris de l’antiquité chrétienne, comme sur une proie assurée. On se rappelle la mise en vente de l’ancienne église de Châtillon, l’une des plus curieuses de la Champagne, par la fabrique, sur la mise à prix de 4,000 fr., heureusement arrêtée par le zèle infatigable de M. Didron, et le rapport qu’il adressa au ministre de l’instruction publique sur cette honteuse dilapidation. Mais là où on ne saurait vendre en gros, on se rabat sur le détail. À Amiens, on a vendu trois beaux et curieux tableaux sur bois du XVIe siècle, qui se trouvaient à la cathédrale, moyennant le badigeonnage d’une des chapelles. C’est dans cette même église qu’un des chanoines disait naguère à M. Du Sommerard en lui montrant des stalles du chœur, monument admirable d’ancienne boiserie : « Voyez ce grenier à poussière ! Il nous empêche d’être vus ; qui nous en débarrassera ? » Dans la collection de ce savant archéologue, on voit de curieux émaux bysantins, qu’il avait d’abord admirés à la cathédrale de Sens, et qui lui ont été apportés, il y a trois ou quatre ans, par un brocanteur, qui les avait achetés à l’église, toujours moyennant le badigeonnage d’une chapelle. À Troyes, la fabrique de la Madeleine a fait tailler, dans les bases et les fûts des colonnes, un certain nombre de places, que l’on loue à 3 ou 4 francs par an, au risque de faire écrouler l’édifice tout entier. C’est, du reste, la même fabrique qui voulait absolument abattre le fameux jubé de cette église, regardé comme le plus beau de France, sous prétexte que ce n’était plus de mode, et qui ne l’a épargné qu’à condition de pouvoir l’empâter sous une épaisse couche de badigeon[14]. Rien n’échappe à ce mépris systématique de la vénérable antiquité ; mais ce qui semble spécialement exposé à ses coups, ce sont les anciens fonts baptismaux, objets de l’étude et de l’appréciation toute particulière de nos voisins les Anglais. À Lagery, près Reims, le curé a fait briser des fonts romans pour les remplacer par des fonts modernes. Il en est de même dans presque toutes les églises du nord et de l’est de la France ; partout les fonts sont brisés ou relégués dans un coin obscur, pour faire place à quelque conque païenne. De l’autre côté de la France, près Poitiers, dans une église dont j’ai le tort d’avoir oublié le nom, il y avait un ancien font baptismal par immersion. Cette particularité si rare et si curieuse n’a pas suffi pour lui faire trouver grace devant le curé, qui l’a fait détruire. Ailleurs ce sont ces vieilles tapisseries, si estimées aujourd’hui des antiquaires, surtout depuis que le bel ouvrage de M. Achille Jubinal est venu en révéler toute la beauté et toute l’importance. À Clermont en Auvergne, il y a dans la cathédrale douze tapisseries provenant de l’ancien évêché, et faites de 1505 à 1511, sous la direction de Jacques d’Amboise, membre de cette illustre famille si généreusement amie des arts ; elles sont toutes déchirées, moisies et abîmées de poussière. M. Thévenot, membre du comité des arts, avait offert de les nettoyer à ses frais et d’en prendre un calque ; mais le chapitre lui a répondu par un refus. À Notre-Dame de Reims, il y a encore d’autres tapisseries du XIVe siècle, qui sont découpées, et servent de tapis de pied au trône épiscopal. En revanche, quand on aura besoin de ce genre de parures pour certaines fêtes de l’église, comme c’est encore l’usage à Paris pour la semaine sainte, soyez sûr qu’on ira chercher au hasard, dans quelque garde-meuble, tout ce qu’il y aura de plus ridiculement contradictoire avec la sainteté du lieu et du temps ; c’est ainsi que le vendredi saint de cette année 1838, tout le monde a pu voir au tombeau de Saint-Sulpice, le Festin d’Antoine et Cléopâtre (Cléopâtre dans le costume le plus léger), et à celui de Saint-Germain-des-Prés, Vénus amenant l’amour aux nymphes de Calypso ! Quand on voit l’ornementation des églises catholiques conduite de cette façon ; quand on voit ce qu’on y détruit et ce qu’on y admet, n’est-on pas tenté de se demander comment s’y prendraient des hommes qui, au lieu d’être les dépositaires de la religion, n’auraient pour but que de l’exposer à la risée des gens instruits et aux fausses interprétations des ignorans. — Terminons cette série par un dernier trait de ce genre : à Saint-Guilhem, entre Montpellier et Lodève, il y a une église bâtie, selon la tradition, par Charlemagne, et dont l’autel a été donné par saint Grégoire VII ; cet autel a été arraché, relégué dans un coin, par le curé qui y a substitué un autel en bois peint, oubliant sans doute qu’il outrageait ainsi les deux plus grands noms du moyen-âge catholique, Charlemagne et Grégoire VII !

Quand on a ainsi disposé de la partie mobilière, il reste l’immeuble, que l’on s’évertue le mieux que l’on peut à revêtir d’un déguisement moderne. Quelle est l’église de France qui ne porte les traces de ces anachronismes trop souvent irréparables ? Hélas ! il n’y en a littéralement pas une seule. Là où la pioche et la râpe n’ont pas labouré ces saintes pierres, l’ignoble badigeon les a toujours souillées. Qu’ils parlent, ceux qui ont eu le bonheur de voir une de nos cathédrales du premier ordre, Chartres, par exemple, il y a quelque dix ans, avant qu’elle ne fût jaunie de cet ocre blafard que l’évêque a mis tant de zèle à obtenir, et qu’ils nous disent, si la parole leur suffit pour cela, tout ce qu’une église peut perdre en grandeur, en majesté, en sainteté, à ce sot travestissement ! Statues, bas-reliefs, chapiteaux, rinceaux, fresques, pierres tombales, épitaphes, inscriptions pieuses, rien n’est épargné : il faut que tout y passe ; il faut cacher tout ce qui peut rappeler les siècles de foi et d’enthousiasme religieux, ou du moins rendre méconnaissable ce qu’on ne peut complètement anéantir. D’où il résultera cet autre avantage, que les murs de l’église seront plus éclatans que le jour qui doit pénétrer par les fenêtres, même quand celles-ci seront dégarnies de leurs vitraux, et que par conséquent les conducteurs naturels de la lumière auront l’air de lui faire obstacle. Faire l’histoire des ravages du badigeon, ce serait faire la statistique ecclésiastique de la France ; je me borne à invoquer la vengeance de la publicité contre les derniers attentats qui sont parvenus à ma connaissance. À Coutances, dans cette fameuse cathédrale qui a si long-temps occupé les archéologues, le dernier évêque a fait peindre en jaune les deux collatéraux et la nef du milieu en blanc, en même temps qu’il écrasait l’un des transsepts sous la masse informe d’un autel dédié à saint Pierre, parce qu’il s’appelait Pierre. À Boury, village près Gisors, le curé a trouvé bon de donner à sa vieille église le costume suivant : les gros murs en bleu, les colonnes en rose, le tout relevé par des plinthes et des corniches en jaune. À Laon, l’église romane de la fameuse abbaye de Saint-Martin a été badigeonnée en ocre des pieds à la tête, par son curé, et dans la cathédrale, cette charmante chapelle de la Vierge qui a germé comme une fleur sur les lignes sévères du transsept septentrional, a été recouverte d’un jaune épais, et ornée d’une série d’arcades à rez-terre, en vert-marbré, relevées par des colonnes oranges ; cette mascarade est due à un ecclésiastique de la paroisse, et il n’y a de plus affreux que la longue balustrade qui coupe par le milieu l’extrémité carrée du chœur, et qui est peinte en noir, parce que le mur auquel elle s’appuie est peint en blanc. À la grande collégiale de Saint-Quentin, il y a autour du chœur cinq chapelles que M. Vitet a qualifiées avec raison de « ravissantes, d’un goût et d’un dessin tout-à-fait mauresques[15]. » Mais je ne sais si, de son temps, celle du chevet était décorée avec des bandes de papier peint marbré, absolument comme l’anti-chambre d’un hôtel garni, avec un prétendu vitrail en petits carrés de verres bleus et rouges, à travers lesquels les enfans s’amusent à voir trembloter le feuillage d’un arbre planté au chevet de l’église. On n’a pas respecté davantage la curieuse église de l’abbaye de Saint-Michel en Thiérache, que je recommande vivement aux antiquaires qui seront chargés de la statistique si importante du département de l’Aisne : dans une position charmante et presque cachée au bord des vastes forêts qui longent la frontière belge, elle offre le plus grand intérêt par la disposition tout-à-fait excentrique de ses cinq absides, et par son transsept du XIIe siècle. Les moines l’avaient refaite à moitié dans le XVIIe siècle, et avaient plaqué beaucoup de marbre sur ce qui restait d’ancien. Mais il y a deux ans que sa solitude et sa beauté n’ont pu la mettre à l’abri d’une couche générale de jaune, d’orange et de blanc qui en alourdit et altère les proportions. Dans le midi, on doit déplorer les badigeonnages récens de Saint-André-le-Bas à Vienne, de Notre-Dame-du-Port à Clermont, de Notre-Dame d’Orcival en Auvergne, de Saint-Michel au Puy-en-Velay, enfin de la cathédrale de Lyon ; cette dernière œuvre est du fait de M. Chenavard., architecte à qui des juges plus compétens que moi ont déjà imputé l’écroulement de l’ancienne nef de la cathédrale de Belley, ainsi que des restaurations et constructions très affligeantes, à Saint-Vincent de Châlons-sur-Saône. Quant à ce qui se passe dans Paris, j’emprunte l’énergique langage du rapport de M. de Gasparin : « On empâte, dit-il, de peinture, et on cache sous le stuc deux chapelles de Saint-Germain-des-Prés, en attendant qu’on ait assez d’argent pour habiller ainsi l’église entière. On déguise, sous des couleurs vert-pomme et bleu-pâle détrempées dans l’huile, l’église Saint-Laurent, et on en transforme en ce moment les chapelles en armoires. Enfin l’on badigeonne et l’on gratte tout à la fois la grande église de Saint-Sulpice qu’une vieille teinte grise commençait déjà à rendre respectable[16]. »

Ce n’est pas au clergé, c’est au conseil des bâtimens civils, siégeant à Paris, qu’il faut attribuer et reprocher l’odieux système que l’on suit partout à l’encontre des clochers d’églises rurales. Il est à peu près reconnu par tout le monde que les flèches gothiques ou en pointe sont le plus bel ornement des horizons de nos campagnes. Mais malheur à celle qui exige des réparations. Fût-elle la plus antique, la plus noble, la plus gracieuse du monde, point de pitié. Dès qu’on y touche, il faut la remplacer par deux pans coupés, ou par une sorte de calotte ou chaudière. C’est la règle prescrite par le conseil des bâtimens, qui ne souffre pas qu’on s’en écarte, quand même on aurait tout l’argent nécessaire pour payer quelque chose de mieux. La ville de Charmes, dans les Vosges, avait près de cent mille francs de fonds municipaux disponibles pour une réparation de cette nature : on ne l’en a pas moins forcée à remplacer, par un capuchon en forme de marmite renversée, sa flèche élégante et fière, qui de trois lieues à la ronde ornait le paysage. On pourrait citer une foule d’autres exemples de ce genre. Le résultat général de cette sorte de progrès consiste à abaisser partout les croix de village de trente à quarante pieds. Belle victoire pour la civilisation !

Enfin, avant de sortir des églises, il faut bien consacrer quelques mots à une classe spéciale de vandales qui y ont élu domicile, c’est-à-dire aux organistes. Si c’est un crime d’offenser les yeux par des constructions baroques et ridicules, c’en est un, assurément, que d’outrager des oreilles raisonnables par une prétendue musique religieuse qui excite dans l’ame tout ce qu’on veut, excepté des sentimens religieux, et d’employer à cette profanation le roi des instrumens, l’organe intime et majestueux des harmonies chrétiennes. Or, dans toute la France, et spécialement à Paris, les organistes se rendent coupables de ce crime. Règle générale, toutes les fois qu’on invoquera le secours si puissant et si nécessaire de l’orgue pour compléter les cérémonies du culte, toutes les fois qu’on verra affiché sur le programme de quelque fête que l’orgue sera touché par M. ***, on peut être d’avance sûr d’entendre quelques airs du nouvel opéra, des valses, des contredanses, des tours de force, si l’on veut, mais jamais un motet vraiment empreint de sentiment religieux ; jamais une de ces grandes compositions des anciens maîtres d’Allemagne ou d’Italie ; jamais surtout une de ces vieilles mélodies catholiques, faites pour l’orgue et pour lesquelles seules l’orgue lui-même est fait. Je ne conçois rien de plus grotesque et de plus profane à la fois que le système suivi par les organistes de Paris. Leur but semble être de montrer que l’orgue, sous des mains habiles comme les leurs, peut rivaliser avec le piano de la demoiselle du coin, ou avec la musique du régiment qu’on entend passer dans la rue. Quelquefois ils descendent plus bas, et le jour de Pâques de cette année 1838, on a entendu au salut de Saint-Étienne-du-Mont, un air fort connu des buveurs, dont les premières paroles sont

Mes amis, quand je bois,
Je suis plus heureux qu’un roi.

On voit que ce n’est guère la peine pour M. l’archevêque de Paris d’interdire la musique de théâtre dans les églises, puisque les organistes y introduisent de la musique de cabaret. Il y a long-temps cependant que ces abus, si patiemment tolérés aujourd’hui, sont proscrits par l’autorité compétente ; et, pour me mettre à l’abri du reproche d’être un novateur audacieux, je veux citer deux anciens canons qu’on trouve dans le Bréviaire de Paris. Le premier est du concile de Paris, en 1528, décret 17 : « Les Saints-Pères n’ont introduit dans l’église l’usage des orgues que pour le culte et le service de Dieu. Ainsi, nous défendons qu’on joue dans l’église sur ces instrumens des chants lascifs ; nous ne permettons que des sons doux, dont la mélodie ne représente que de saintes hymnes et des cantiques spirituels. » Le second est de l’archevêque François de Harlay, article 32 des statuts du synode de 1674. « Nous défendons expressément d’introduire dans les églises et chapelles des musiques profanes et séculières, avec des modulations vives et sautillantes ; de jouer sur les orgues des chansons ou autres airs indignes de la modestie et de la gravité du chant ecclésiastique… Enfin, nous défendons d’envoyer ou d’afficher des programmes pour inviter les fidèles à des musiques dans les églises, comme à des pièces de théâtre ou à des spectacles. »

Pour pardonner tout ce qu’on fait et tout ce qui se laisse faire dans les églises, il faut se souvenir qu’on se borne à suivre la route tracée par la plupart de nos savans et de nos artistes attitrés, dont tout le génie consiste à mépriser et à ignorer l’art chrétien ; il faut se souvenir que l’un des architectes les plus renommés de la capitale, et qui postule aujourd’hui une importante restauration gothique, qualifie l’architecture du moyen-âge d’architecture à chauve-souris, et qu’une des lumières de l’Académie des Beaux-Arts déplore partout l’appui donné par le gouvernement à la seule tendance qu’il importe de décourager.

Je ne puis terminer cette invective sans faire une rétractation exigée par la justice. J’ai dit naguère dans ce recueil[17], que partout, excepté en France, les monumens d’art ancien étaient respectés, et j’ai nommé la Belgique parmi les pays qui lui donnaient cette salutaire leçon. Après avoir pris une connaissance plus approfondie des faits, je suis obligé de dire qu’il n’en est rien, et que, si le gouvernement et la législation belge sont plus avancés que les nôtres sous ce rapport, en revanche, les dispositions générales du pays sont plutôt en arrière de celles de la France. Par une contradiction remarquable, la Belgique, qui avait su se garantir plus qu’aucun autre pays, des doctrines gallicanes et philosophiques du XVIIIe siècle, comme l’a démontré son insurrection contre Joseph II, avait cependant subi à un degré incroyable l’influence de l’art dégénéré des époques de Louis XIV et de Louis XV. Je ne sache rien en France de comparable aux gaînes colossales par lesquelles on a trouvé moyen de défigurer la nef de la cathédrale de Malines ; à la façade de Notre-Dame-de-Finistère à Bruxelles, véritable passoire à café flanquée de deux bilboquets ; aux miroirs, aux plâtres et aux marbrures qui déshonorent Saint-Paul et Saint-Jacques à Liége ; à ces autels monstres en marbre noir, inventés exprès pour détruire, comme à Anvers, l’effet de la plus belle église gothique. La Belgique n’a pas encore su se dégager de ces langes grotesques ; et, chez elle, le vandalisme restaurateur marche fièrement à côté du vandalisme destructeur. Ce dernier lui fut apporté par la conquête française, qui fit disparaître presque toutes ses magnifiques abbayes et deux de ses plus anciennes cathédrales. Le règne de la maison d’Orange fut aussi une époque de dévastation et d’abandon systématique. Je ne veux en citer que deux traits. À l’époque où le roi Guillaume Ier mettait en vente à son profit pour 94 millions de domaines nationaux belges, et où il livrait à la hache d’impitoyables spéculateurs cette forêt de Soigne, la plus belle de l’Europe occidentale, l’ornement de Bruxelles et du pays tout entier, ce prince éclairé crut faire une bonne affaire en faisant vendre aux enchères l’ancien château de Vianden, dans le Luxembourg, édifice immense et admirable, sur un rocher qui domine l’Our, parfaitement conservé et habité[18], et qui devait en outre avoir, à ses yeux, le mérite d’avoir été la première possession de la maison de Nassau dans les Pays-Bas[19]. Il fut adjugé pour six mille francs à un entrepreneur, qui en enleva les plombs, les bois, et le rendit par là aussi inhabitable que possible, jusqu’à ce que le roi, éveillé par les clameurs que faisait pousser cet acte de vandalisme inoui, racheta les ruines du château de ses pères moyennant 3,000 francs. C’étaient toujours 1,000 écus de profit, et une gloire de moins pour sa couronne et pour le pays ; et cependant voilà ce qu’on appelait une restauration ! Ces ruines, dans leur état actuel, sont, de l’avis unanime des voyageurs, plus vastes et mieux conservées que tout ce qu’on voit de ce genre sur les bords du Rhin ; qu’on juge du prix qu’avait un pareil monument dans son intégrité. Sous ce même règne, en 1822, on voyait encore, à quatre lieues de Bruxelles, l’immense abbaye des Prémontrés de Ninove. Ses quatre façades offraient un vaste ensemble d’architecture classique, dans les proportions les plus imposantes et les plus régulières ; sa reconstruction, en 1718, avait coûté 3,500,000 francs. En 1822, elle était dans un état de conservation parfaite, et on la mettait en vente pour 80,000 francs. La province de Flandre-Orientale voulut en faire l’acquisition pour l’offrir comme château au prince d’Orange, qui faisait alors bâtir à Bruxelles un palais dont toute l’étendue n’égale pas une seule des quatre façades de Ninove ; mais le roi refusa cette offre. Il n’eut pas davantage l’idée d’utiliser cet immense édifice, si voisin de sa capitale, pour en faire un hospice, un collége, ou une caserne ; et l’adjudication définitive eut lieu le 15 janvier, après l’affiche suivante, que nous croyons devoir transcrire comme une curieuse pièce justificative de la future histoire du vandalisme : « Cette abbaye, dont la construction a coûté plus de 1,500,000 florins avant la révolution, offre, sous le rapport de la démolition, des avantages immenses. Tous les matériaux en sont de la plus grande beauté : le fer, le plomb, les ardoises fortes, les grès, le marbre, n’y ont pas été épargnés ; la charpente en est énorme ; aucune planche n’a été clouée. Pour le transport, la Dendre offre un moyen facile. Les fortifications de Termonde, les travaux à Bruxelles, etc., assurent le débit avantageux des matériaux. En un mot, cette vente se présente aux spéculateurs sous l’aspect et dans les circonstances les plus favorables. »

Tous ces avantages ont été si bien saisis, qu’aujourd’hui il ne reste pas pierre sur pierre de l’édifice. Seulement on peut en examiner les plans chez un menuisier de la ville, et vraiment c’est une visite qui vaut la peine d’être faite, pour voir jusqu’où la fureur de détruire peut aller, en pleine paix et sous un gouvernement régulier.

Depuis la révolution de 1830, le nouveau gouvernement s’est occupé avec quelque sollicitude de la conservation des monumens. La loi communale, tout en accordant aux municipalités des attributions plus larges qu’en aucun autre pays du monde, leur défend de procéder, sans l’approbations du roi, « à la démolition des monumens de l’antiquité et aux réparations à y faire, lorsque ces réparations sont de nature à changer le style ou le caractère des monumens. » Voilà de belles et sages paroles, dont l’absence se fait regretter dans notre loi municipale française ! Pour que l’approbation du roi ne soit jamais surprise, il a été institué une commission royale des monumens, présidée par le comte Amédée de Beauffort, et qui a déjà rendu de grands services. Il faut espérer que, grace à ces précautions, on ne verra plus ce qui s’est passé il y a quelques années à Chimay, lorsque la pierre sépulcrale de l’historien Froissart (chanoine de la collégiale de Chimay) fut enlevée et brisée pour faire une entrée particulière dans la chapelle des fonts ! On est déjà parvenu à sauver, entre autres débris curieux, la vieille porte de Hal, à Bruxelles, qui renferme encore de très belles salles, et que l’on s’acharnait à remplacer par deux de ces barraques à porche et à fronton obtus qui ornent toutes les autres entrées de la capitale. On a même été assez heureux pour rendre à Sainte-Gudule une portion notable de son ancienne beauté, en détruisant le maître-autel qui obstruait son chevet. M. Rogier, ancien ministre de l’intérieur, et actuellement gouverneur de la province d’Anvers, avait conçu et proposé la magnifique idée de faire terminer la flèche de la cathédrale de Malines, par une souscription populaire, afin de placer sous cette consécration religieuse et nationale le souvenir de la révolution de 1830, et le point central du système des chemins de fer qui doit changer industriellement la face de la Belgique. Malheureusement on a cru s’apercevoir que les fondemens de la tour ne supporteraient pas une augmentation de poids aussi considérable. La ville de Malines mériterait, du reste, assez peu cet honneur, car sa régence est occupée en ce moment à postuler avec acharnement la destruction de la belle porte à tourelles qui conduit à Bruxelles ; et lorsqu’on leur reproche cette barbarie, ils répondent : « Oh ! nous en avons détruit une, il y a quelques années, celle de Louvain, qui était bien plus belle encore ! » Et ils disent vrai, pour leur plus grande honte. Mais si le gouvernement a quelque prise sur les administrations provinciales et municipales, il n’en a point sur les particuliers ni sur le clergé. La vente des vitraux et des chaires, de tous les fragmens mobiliers d’art chrétien, à des Anglais ou à des brocanteurs de Paris, est organisée sur une très grande échelle ; il n’a fallu rien moins que l’intervention du roi protestant, pour empêcher le curé catholique d’Alsemberg de vendre la chaire gothique de son église à un Anglais. À Alne, abbaye fondée par saint Bernard, sur les bords de la Sambre, il existe encore la plus grande partie de la maison et une moitié environ de l’église, qui datent de l’époque même du fondateur. Croirait-on que ce sont les anciens religieux eux-mêmes, qui, ayant racheté ces ruines, les vendent par charretées ! À Sainte-Gudule même, dont la restauration se fait, en général, avec beaucoup de zèle et de goût, il faut cependant dénoncer l’architecte qui a trouvé bon de faire arracher un grand nombre de consoles richement sculptées sur les tours de la façade, sous prétexte que ces consoles sans statues ne signifiaient rien. Quant au règne du badigeon, il est encore bien plus universel et plus solidement établi qu’en France. Je ne crois pas qu’à l’exception de Sainte-Wandru de Mons, il y ait une seule église de Belgique, grande ou petite, qui ne soit pas périodiquement radoubée et mastiquée d’une pâte impitoyablement épaisse ; il en résulte que la sculpture, si florissante au moyen-âge en Belgique, est comme annulée partout où il s’en trouve quelques monumens dans les églises : comment reconnaître non-seulement l’expression, mais jusqu’aux premières formes d’une figure qui est recouverte d’au moins dix couches successives de plâtre ? On ne se figure pas le changement que subiraient toutes les églises belges, si quelque chimiste tout-puissant trouvait le moyen de les dégager de cette enveloppe déjà séculaire, et de les rendre à leur légèreté primitive. Il n’y a pas jusqu’au délicieux jubé de Louvain, dont la transparence ne soit interceptée autant que possible par un voile écailleux. Seulement au lieu du beurre frais et de l’ocre, usités en France, c’est le blanc qui est universellement adopté en Belgique, un blanc vif, luisant, éblouissant, dont on ne se fait pas une idée avant de l’avoir vu. On sort de là comme d’un moulin, avec la crainte d’être soi-même blanchi. Puis si on jette un regard en arrière sur l’édifice, on se croit encore poursuivi par la brosse fatale, car, par un raffinement barbare, ce n’est pas seulement l’intérieur qui est métamorphosé en banc de craie, ce sont encore les porches, les portails, tout ce qui peut se relever sur la couleur sombre des pierres extérieures, et jusqu’aux meneaux et aux archivoltes de toutes les fenêtres, qui sont passés au blanc par dehors, comme pour avertir le passant du sort qui l’attend au dedans. Je n’ai vu nulle part le moindre germe de réforme sur ce point.

Pour en revenir à notre France, et pour qu’on ne me reproche pas de parler si long-temps sans indiquer un remède, je finirai en insistant sur la nécessité de régulariser et de fortifier l’action de l’inspecteur-général des monumens historiques, et celle de la commission qui délibère sur ses propositions au ministère de l’intérieur : une loi, ou au moins une ordonnance royale, est urgente pour leur donner un droit d’intervention légale et immédiate dans les décisions des municipalités et des conseils de fabrique. J’ai déjà cité la loi belge à ce sujet ; en Prusse, il y a un édit royal qui interdit strictement la destruction de tout édifice quelconque revêtu d’un caractère monumental ou se rattachant à un souvenir historique, et qui ordonne de conserver, dans toutes les réparations de ces édifices, le caractère et le style de l’architecture primitive. En Bavière, la même prohibition existe, et s’étend, par une disposition récente, jusqu’aux chaumières des montagnes de la Haute-Bavière, si pittoresques, si bien calculées pour le climat et la localité, et auxquelles il est défendu de substituer les boîtes carrées que voulaient y importer certains architectes urbains. Il faut que quelque mesure sérieuse de ce genre soit adoptée en France c’est la seule chance de salut pour ce qui nous reste ; c’est le seul moyen d’appuyer les progrès trop lents et trop timides de l’opinion.

Et, en vérité, il est temps d’arrêter les démolisseurs. À mesure que l’on approfondit l’étude de notre ancienne histoire et de la société telle qu’elle était organisée dans les siècles catholiques, on se fait, ce me semble, une idée plus nette et une appréciation plus sérieuse des formes matérielles que cette société avait créées, pour lui servir de manifestations extérieures. Il est impossible alors de n’être pas frappé du contraste que présente le monde actuel avec le monde d’alors, sous le rapport de la beauté. On a fait bien des progrès de tous genres ; je n’entends ni les contester, ni même les examiner ; il en est que j’adopte avec toute la ferveur de mon siècle ; mais je ne puis m’empêcher de déplorer que tous ces progrès n’aient pu être obtenus qu’aux dépens de la beauté, qu’ils aient intronisé le règne du laid, du plat et du monotone. Le beau est un des besoins de l’homme, un de ses plus nobles besoins ; il est de jour en jour moins satisfait dans notre société moderne. Je m’imagine qu’un de nos barbares aïeux du XVe ou du XVIe siècle nous plaindrait amèrement si, revenant du tombeau parmi nous, il comparait la France telle qu’il l’avait laissée avec la France telle que nous l’avons faite, son pays tout parsemé de monumens innombrables et aussi merveilleux par leur beauté que par leur inépuisable variété, avec sa surface actuelle de jour en jour plus uniforme et plus aplatie ; ces villes annoncées de loin par leur forêt de clochers, par des remparts et des portes si majestueuses, avec nos quartiers neufs qui s’élèvent, taillés sur les mêmes patrons, dans toutes les sous-préfectures du royaume ; ces châteaux sur chaque montagne, et ces abbayes dans chaque vallée, avec les masses informes de nos manufactures ; ces églises, ces chapelles dans chaque village, toujours remplies de sculptures et de tableaux d’une originalité complète, avec les hideux produits de l’architecture officielle de nos jours ; ces flèches à jour avec les noirs tuyaux de nos usines, et, en dernier lieu, son noble et gracieux costume avec notre habit à queue de morue. — Laissons au moins les choses telles qu’elles sont ; le monde est assez laid comme cela ; gardons au moins les trop rares vestiges de son ancienne beauté, et, pour cela, empêchons un vandalisme décrépit de continuer à mettre en coupe réglée les souvenirs de notre histoire et de défricher officiellement les monumens plantés sur le sol de la patrie par la forte main de nos aïeux.


le comte de Montalembert.
  1. Rapport à M. le ministre de l’intérieur sur les monumens, etc., des départemens de l’Oise, de l’Aisne, de la Marne, du Nord et du Pas-de-Calais, par M. L. Vitet. Paris, de l’imprimerie royale, 1831. — Depuis, M. Mérimée, qui a remplacé M. Vitet, a étendu la sphère de ses explorations, et nous a donné deux volumes pleins de renseignemens curieux sur l’état des monumens dans l’ouest et le midi de la France.
  2. La délibération de ce conseil-général, dans sa session de 1838, mérite d’être citée textuellement. Après avoir voté 4,000 francs, au lieu de 3,000 que le préfet proposait, pour huit anciennes églises du département, le conseil demande que ces sommes ne soient employées que sous la direction de l’architecte du département, et les avis de M. de La Fontanelle, membre correspondant des comités historiques établis près le ministère de l’instruction publique. Il recommande à M. l’architecte de veiller à ce qu’on ne fasse pas disparaître, comme il n’arrive que trop souvent, les parties de l’édifice qui rappellent l’état de l’art dans le pays, et qui méritent, par cela seul, d’être conservées de préférence par des réparations faites dans le même style.
  3. Celui-ci a sauvé, par sa généreuse intervention, deux églises aussi précieuses pour l’histoire que pour l’art : Vézelay, où saint Bernard prêcha la croisade, et Pontigny, qui servit d’asile à saint Thomas de Cantorbéry pendant son exil en France.
  4. Parmi les exploits du génie militaire, il faut citer le badigeonnage des vieilles fresques qui ornaient la chapelle de la citadelle de Perpignan, où a eu lieu le procès du général Brossard.
  5. On pourrait citer de nombreuses localités où des chemins, empierrés à grands frais, ont été piochés et transformés en bourbiers, les ressources des communes et des départemens scandaleusement gaspillées, et tous les besoins des populations méconnus, parce que le pédantisme de quelque jeune ingénieur aura exigé la rectification, non pas d’une pente, mais d’une innocente et insensible courbe d’un ou deux pieds.
  6. En 1837, lors de la discussion, à la chambre des pairs, sur la cession du terrain de l’archevêché à la ville, on éleva quelques objections sur cette cession à titre gratuit. Il fut répondu que l’état était suffisamment dédommagé par l’obligation que contractait la ville d’entourer ce terrain d’une grille ! On voit comme cette obligation a été bien remplie.
  7. Page 58 de son rapport au ministre.
  8. Ajoutons que le conseil général de l’Aisne vote près de deux millions par an pour ses routes, qu’il ne parvient pas à employer toute cette somme, mais qu’il refuse d’en consacrer un vingtième, un cinquantième, aux réparations urgentes de l’édifice le plus remarquable du département. Il se borne à exprimer le vœu que le gouvernement veuille bien le classer parmi les monumens nationaux, comme si tous les autres départemens n’avaient pas des cathédrales dignes d’être rangées dans la même catégorie.
  9. Bien loin d’imiter tant de propriétaires vandales, ou pour le moins indifférens, M. Girault a publié un fort bon opuscule, intitulé la maison natale de saint Bernard à Fontaine-lez-Dijon, 1824.
  10. Entre autres églises, M. de Golbéry a sauvé celle d’Ottmarsheim, qui date, selon la tradition, des temps païens ; la belle église de Geberschiwir, et celle de Sigolsheim, fondée par l’impératrice sainte Richarde au IXe siècle. Dans cette dernière église, il a eu le mérite de faire prolonger la nef de plusieurs arcades, en conservant tout-à-fait le style de l’original et en reportant sur la nouvelle façade le portail du IXe siècle, au lieu de laisser plaquer contre l’antique édifice une sorte de coffre en platras moderne, avec un péristyle à triangle obtus, comme cela se pratique partout où les besoins de la population exigent l’agrandissement d’une vieille église, Entre mille exemples de cette absurdité, nous citerons Saint-Vallier, sur le Rhône.
  11. Voyez le Courrier et le Siècle des premiers jours de novembre 1837.
  12. Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1837.
  13. Aux noms que j’ai eu occasion de citer ailleurs, je dois ajouter M. Pascal, curé de La Ferté, dans le diocèse de Blois, qui, dans sa polémique avec M. Didron, publiée par l’Univers a donné des preuves de science et de zèle.
  14. Arnaud, Antiquités de Troyes, 1827.
  15. Rapport au ministre de l’intérieur, pag. 61.
  16. Moniteur du 5 août 1838.
  17. Revue des Deux Mondes, 15 mars 1833.
  18. Le roi l’avait repris à M. de Marbeuf, qui l’avait reçu en dotation de Napoléon, et qui l’entretenait fort bien.
  19. En 1340, Marguerite de Spanheim, héritière du comte de Vianden, l’apporta en dot à Othon, comte de Nassau.