Du contrat social/Édition 1762/Texte entier


Marc Michel Rey (p. i-(323)).

AVERTISSEMENT.


Ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté mes forces, & abandonné depuis long-tems. Des divers morceaux qu’on pouvoit tirer de ce qui étoit fait, celui-ci est le plus considérable, & m’a paru le moins indigne d’être offert au public. Le reste n’est déja plus.


TABLE

DES LIVRES

ET DES

CHAPITRES.



LIVRE I.
Où l’on recherche comment l’homme passe de l’Etat de nature à l’état civil, & quelles sont les conditions essencielles du pacte.

Sujet de ce premier Livre. 
 Page 3
Des premieres Sociétés. 
 5
Du droit du plus fort. 
 10
De l’esclavage. 
 13
Qu’il faut toujours remonter à une premiere convention. 
 Page 23
Du pacte Social. 
 26
Du Souverain. 
 32
De l’état civil. 
 37
Du Domaine réel. 
 40


LIVRE II.
Où il est traité de la Législation.
Que la souveraineté est inaliénable. 
 47
Que la souveraineté est indivisible. 
 51
Si la volonté générale peut errer. 
 Page 56
Des bornes du pouvoir Souverain. 
 60
Du droit de vie & de mort. 
 69
De la Loi. 
 74
Du Législateur. 
 82
Du peuple. 
 92
Suite. 
 97
Suite. 
 103
Des divers sistêmes de législation. 
 111
Division des Loix. 
 Page 117


LIVRE III.
Où il est traité des loix politiques, c’est-à-dire, de la forme du Gouvernement.
Du Gouvernement en général. 
 122
Du principe qui constitue les diverses formes de Gouvernement. 
 136
Division des Gouvernemens. 
 143
De la Démocratie. 
 147
De l’Aristocratie. 
 152
De la Monarchie. 
 Page 158
Des gouvernemens mixtes. 
 172
Que toute forme de Gouvernement n’est pas propre à tout pays. 
 175
Des signes d’un bon Gouvernement. 
 188
De l’abus du Gouvernement & de sa pente à dégénérer. 
 192
De la mort du corps politique. 
 199
Comment se maintient l’autorité souveraine. 
 202
Suite. 
 205
Suite. 
 Page 209
Des Députés ou Réprésentans. 
 211
Que l’institution du Gouvernement n’est point un Contract. 
 220
De l’institution du Gouvernement. 
 224
Moyen de prévenir les usurpations du Gouvernement. 
 227


LIVRE IV.
Où continuant de traiter des loix politiques on expose les moyens d’affermir la constitution de l’Etat.
Que la volonté générale est indestructible. 
 232
Des Suffrages. 
 Page 238
Des élections. 
 246
Des comices romains. 
 251
Du Tribunat. 
 278
De la Dictature. 
 283
De la Censure. 
 291
De la Religion civile. 
 296
Conclusion. 
 324


DU

CONTRACT SOCIAL ;

OU,

PRINCIPES

DU

DROIT POLITIQUE.


LIVRE I.


Je veux chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque regle d’administration légitime & sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, & les loix telles qu’elles peuvent être : Je tâcherai d’allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice & l’utilité ne se trouvent point divisées.

J’entre en matiere sans prouver l’importance de mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la Politique ? Je réponds que non, & que c’est pour cela que j’écris sur la Politique. Si j’étois prince ou législateur, je ne perdrois pas mon tems à dire ce qu’il faut faire ; je le ferois, ou je me tairois.

Né citoyen d’un État libre, & membre du souverain, quelque foible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit d’y voter suffit pour m’imposer le devoir de m’en instruire. Heureux, toutes les fois que je médite sur les Gouvernemens, de trouver toujours dans mes recherches de nouvelles raisons d’aimer celui de mon pays !

CHAPITRE I.

Sujet de ce premier Livre.


L’homme est né libre, & par-tout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question.

Si je ne considérois que la force, & l’effet qui en dérive, je dirois ; tant qu’un Peuple est contraint d’obéir & qu’il obéït, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug & qu’il le secoüe, il fait encore mieux ; car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou l’on ne l’étoit point à la lui ôter. Mais l’ordre social est un droit sacré, qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions. Il s’agit de savoir quelles sont ces conventions. Avant d’en venir-là je dois établir ce que je viens d’avancer.

CHAPITRE II.

Des premieres Sociétés.

La plus ancienne de toutes les sociétés & la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfans ne restent-ils liés au pere qu’aussi longtems qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfans, exempts de l’obéïssance qu’ils devoient au pere, le pere exempt des soins qu’il devoit aux enfans, rentrent tous également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis ce n’est plus naturellement c’est volontairement, & la famille elle-même ne se maintient que par convention.

Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme. Sa premiere loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même, &, sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à le conserver devient par-là son propre maitre.

La famille est donc si l’on veut le premier modéle des sociétés politiques ; le chef est l’image du pere, le peuple est l’image des enfans, & tous étant nés égaux & libres n’aliénent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que dans la famille l’amour du pere pour ses enfans le paye des soins qu’il leur rend, & que dans l’Etat le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples.

Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés : Il cite l’esclavage en exemple. Sa plus constante maniere de raisonner est d’établir toujours le droit par le fait[1]. On pourroit employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus favorable aux Tirans.

Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient à une centaine d’hommes, ou si cette centaine d’hommes appartient au genre humain, & il paroit dans tout son livre pancher pour le premier avis : c’est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l’espece humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.

Comme un pâtre est d’une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d’hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d’une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnoit, au raport de Philon, l’Empereur Caligula ; concluant assez bien de cette analogie que les rois étoient des Dieux, ou que les peuples étoient des bêtes.

Le raisonnement de ce Caligula revient à celui d’Hobbes & de Grotius. Aristote avant eux tous avoit dit aussi que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage & les autres pour la domination.

Aristote avoit raison, mais il prenoit l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage nait pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir : ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulisse aimoient leur abrutissement[2]. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.

Je n’ai rien dit du roi Adam, ni de l’empereur Noé pere de trois grands Monarques qui se partagerent l’univers, comme firent les enfans de Saturne, qu’on a cru reconnoître en eux. J’espere qu’on me saura gré de cette modération ; car, descendant directement de l’un de ces Princes, & peut-être de la branche aînée, que sais-je si par la vérification des titres je ne me trouverois point le légitime roi du genre humain ? Quoi qu’il en soit, on ne peut disconvenir qu’Adam n’ait été Souverain du monde comme Robinson de son isle, tant qu’il en fut le seul habitant ; & ce qu’il y avoit de commode dans cet empire étoit que le monarque assuré sur son trône n’avoit à craindre ni rébellion ni guerres ni conspirateurs.

CHAPITRE III.

Du droit du plus fort.

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maitre, s’il ne transforme sa force en droit & l’obéïssance en devoir. De-là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, & réellement établi en principe : Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance phisique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimathias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la premiere succéde à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, & puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, & si l’on n’est plus forcé d’obéir on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoûte rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.

Obeissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon mais superflu, je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoüe ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeller le médecin ? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrois la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner ? car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance.

Convenons donc que force ne fait pas droit, & qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.

CHAPITRE IV.

De l’esclavage.

Puis qu’aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, & puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.

Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté & se rendre esclave d’un maitre, pourquoi tout un peuple ne pourroit-il pas aliéner la sienne & se rendre sujet d’un roi ? Il y a là bien des mots équivoques qui auroient besoin d’explication, mais tenons-nous en à celui d’aliéner. Aliéner c’est donner ou vendre. Or un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple pour quoi se vend-il ? Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance il ne tire la sienne que d’eux, & selon Rabelais un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne à condition qu’on prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste à conserver.

On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit ; mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministere les désolent plus que ne feroient leurs dissentions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité-même est une de leurs miseres ? On vit tranquille aussi dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivoient tranquilles, en attendant que leur tour vint d’être dévorés.

Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde & inconcevable ; un tel acte est illégitime & nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de foux : la folie ne fait pas droit.

Quand chacun pourroit s’aliéner lui-même il ne peut aliéner ses enfans ; ils naissent hommes & libres ; leur liberté leur appartient, nul n’a droit d’en disposer qu’eux. Avant qu’ils soient en âge de raison, le pere peut en leur nom stipuler des conditions pour leur conservation, pour leur bien être ; mais non les donner irrévocablement & sans condition ; car un tel don est contraire aux fins de la nature, & passe les droits de la paternité. Il faudroit donc, pour qu’un gouvernement arbitraire fut légitime, qu’à chaque génération le peuple fut le maitre de l’admettre ou de le rejetter : mais alors ce gouvernement ne seroit plus arbitraire.

Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, & c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine & contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue & de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout éxiger, & cette seule condition sans équivalent sans échange n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon esclave auroit-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, & que son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ?

Grotius & les autres tirent de la guerre une autre origine du prétendu droit d’esclavage. Le vainqueur ayant, selon eux, le droit de tuer le vaincu, celui-ci peut racheter sa vie aux dépens de sa liberté ; convention d’autant plus légitime qu’elle tourne au profit de tous deux.

Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer les vaincus ne résulte en aucune maniere de l’état de guerre. Par cela seul que les hommes vivant dans leur primitive indépendance n’ont point entre eux de rapport assez constant pour constituer ni l’état de paix ni l’état de guerre, ils ne sont point naturellement ennemis. C’est le rapport des choses & non des hommes qui constitue la guerre, & l’état de guerre ne pouvant naitre des simples rélations personnelles, mais seulement des rélations réelles, la guerre privée ou d’homme à homme ne peut exister, ni dans l’état de nature où il n’y a point de propriété constante, ni dans l’état social où tout est sous l’autorité des loix.

Les combats particuliers, les duels, les rencontres sont des actes qui ne constituent point un état ; & à l’égard des guerres privées, autorisées par les établissemens de Louis IX roi de France & suspendues par la paix de Dieu, ce sont des abus du gouvernement féodal, systême absurde s’il en fut jamais, contraire aux principes du droit naturel, & à toute bonne politie.

La guerre n’est donc point une rélation d’homme à homme, mais une rélation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États & non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport.

Ce principe est même conforme aux maximes établies de tous les tems & à la pratique constante de tous les peuples policés. Les déclarations de guerre sont moins des avertissemens aux puissances qu’à leurs sujets. L’étranger, soit roi, soit particulier, soit peuple, qui vole tüe ou détient les sujets sans déclarer la guerre au prince, n’est pas un ennemi, c’est un brigand. Même en pleine guerre un prince juste s’empare bien en pays ennemi de tout ce qui appartient au public, mais il respecte la personne & les biens des particuliers ; il respecte des droits sur lesquels sont fondés les siens. La fin de la guerre étant la destruction de l’Etat ennemi, on a droit d’en tuer les défenseurs tant qu’ils ont les armes à la main ; mais sitôt qu’ils les posent & se rendent, cessant d’être ennemis ou instrumens de l’ennemi, ils redeviennent simplement hommes & l’on n’a plus de droit sur leur vie. Quelquefois, on peut tuer l’Etat sans tuer un seul de ses membres : Or la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin. Ces principes ne sont pas ceux de Grotius ; ils ne sont pas fondés sur des autorités de poëtes, mais ils dérivent de la nature des choses, & sont fondés sur la raison.

A l’egard du droit de conquête, il n’a d’autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir. On n’a le droit de tuer l’ennemi que quand on ne peut le faire esclave ; le droit de le faire esclave ne vient donc pas du droit de le tuer : C’est donc un échange inique de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie sur laquelle on n’a aucun droit. En établissant le droit de vie & de mort sur le droit d’esclavage, & le droit d’esclavage sur le droit de vie & de mort, n’est-il pas clair qu’on tombe dans le cercle vicieux ?

En supposant même ce terrible droit de tout tuer, je dis qu’un esclave fait à la guerre ou un peuple conquis n’est tenu à rien du tout envers son maitre, qu’à lui obéir autant qu’il y est forcé. En prenant un équivalent à sa vie le vainqueur ne lui en a point fait grace : au lieu de le tuer sans fruit il l’a tué utilement. Loin donc qu’il ait acquis sur lui nulle autorité jointe à la force, l’état de guerre subsiste entre eux comme auparavant, leur rélation même en est l’effet, & l’usage du droit de la guerre ne suppose aucun traité de paix. Ils ont fait une convention ; soit : mais cette convention, loin de détruire l’état de guerre, en suppose la continuité.

Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde & ne signifie rien. Ces mots, esclave, &, droit sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé. Je fais avec toi une convention toute à ta charge & toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, & que tu observeras tant qu’il me plaira.

CHAPITRE V.

Qu’il faut toujours remonter à une premiere convention.

Quand j’accorderois tout ce que j’ai réfuté jusqu’ici, les fauteurs du despotisme n’en seroient pas plus avancés. Il y aura toujours une grande différence entre soumettre une multitude, & régir une société. Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu’ils puissent être, je ne vois là qu’un maitre & des esclaves, je n’y vois point un peuple & son chef ; c’est si l’on veut une agrégation, mais non pas une association ; il n’y a là ni bien public ni corps politique. Cet homme, eut-il asservi la moitié du monde, n’est toujours qu’un particulier ; son intérêt, séparé de celui des autres, n’est toujours qu’un intérêt privé. Si ce même homme vient à périr, son empire après lui reste épars & sans liaison, comme un chêne se dissout & tombe en un tas de cendres, après que le feu l’a consumé.

Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération publique. Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il seroit bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société.

En effet, s’il n’y avoit point de convention antérieure, où seroit, à moins que l’élection ne fut unanime, l’obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand, & d’où cent qui veulent un maitre ont-ils le droit de vôter pour dix qui n’en veulent point ? La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention, & suppose au moins une fois l’unanimité.

CHAPITRE VI.

Du pacte Social.

Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, & le genre humain périroit s’il ne changeoit sa maniere d’être.

Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir & diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver, que de former par aggrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile & de les faire agir de concert.

Cette somme de forces ne peut naitre que du concours de plusieurs : mais la force & la liberté de chaque homme étant les premiers instrumens de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, & sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes.

« Trouver une forme d’association qui défende & protege de toute la force commune la personne & les biens de chaque associé, & par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même & reste aussi libre qu’auparavant ? » Tel est le problême fondamental dont le contract social donne la solution.

Les clauses de ce contract sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendroit vaines & de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont par-tout les mêmes, par-tout tacitement admises & reconnües ; jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits & reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.

Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : Car premierement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, & la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.

De plus, l’aliénation se faisant sans reserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être & nul associé n’a plus rien à réclamer : Car s’il restoit quelques droits aux particuliers, comme il n’y auroit aucun supérieur commun qui put prononcer entre eux & le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendroit bientôt l’être en tous, l’état de nature subsisteroit, & l’association deviendroit nécessairement tyrannique ou vaine.

Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, & comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquiere le même droit qu’on lui cede sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, & plus de force pour conserver ce qu’on a.

Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivans. Chacun de nous met en commun sa personne & toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; & nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.

A l’instant, au lieu de la personne particuliere de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral & collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie & sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenoit autrefois le nom de Cité [3], & prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple, & s’appellent en particulier Citoyens comme participans à l’autorité souveraine, & Sujets comme soumis aux loix de l’Etat. Mais ces termes se confondent souvent & se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.

CHAPITRE VII.

Du Souverain.


On voit par cette formule que l’acte d’association renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, & que chaque individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport ; savoir, comme membre du Souverain envers les particuliers, & comme membre de l’Etat envers le Souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil que nul n’est tenu aux engagemens pris avec lui-même ; car il y a bien de la différence entre s’obliger envers soi, ou envers un tout dont on fait partie.

Il faut remarquer encore que la délibération publique, qui peut obliger tous les sujets envers le Souverain, à cause des deux différens rapports sous lesquels chacun d’eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le Souverain envers lui-même, & que, par conséquent, il est contre la nature du corps politique que le Souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul & même rapport il est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même : par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espece de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contract social. Ce qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien s’engager envers autrui en ce qui ne déroge point à ce contract ; car à l’égard de l’étranger, il devient un être simple, un individu.

Mais le corps politique ou le Souverain ne tirant son être que de la sainteté du contract ne peut jamais s’obliger, même envers autrui, à rien qui déroge à cet acte primitif, comme d’aliéner quelque portion de lui-même ou de se soumettre à un autre Souverain. Violer l’acte par lequel il existe seroit s’anéantir, & ce qui n’est rien ne produit rien.

Sitot que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps ; encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent. Ainsi le devoir & l’intérêt obligent également les deux parties contractantes à s’entre-aider mutuellement, & les mêmes hommes doivent chercher à réunir sous ce double rapport tous les avantages qui en dépendent.

Or le Souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent la puissance Souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres, & nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier. Le Souverain, par cela seul qu’il est, est toujours ce qu’il doit être.

Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le Souverain, auquel malgré l’intérêt commun, rien ne répondroit de leurs engagemens s’il ne trouvoit des moyens de s’assurer de leur fidélité.

En effet chaque individu peut comme homme avoir une volonté particuliere contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme Citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue & naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement n’en sera onéreux pour lui, & regardant la personne morale qui constitue l’Etat comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme, il jouiroit des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causeroit la ruine du corps politique.

Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui donnant chaque Citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle ; condition qui fait l’artifice & le jeu de la machine politique, & qui seule rend légitimes les engagemens civils, lesquels, sans cela seroient absurdes, tyranniques, & sujets aux plus énormes abus.

CHAPITRE VIII.

De l’état civil.


Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très rémarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, & donnant à ses actions la moralité qui leur manquoit auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique & le droit à l’appetit, l’homme, qui jusque là n’avoit regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, & de consulter sa raison avant d’écouter ses penchans. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent & se développent, ses idées s’étendent, ses sentimens s’ennoblissent, son ame tout entiere s’éleve à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradoient souvent au dessous de celle dont il est sorti, il devroit bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, & qui, d’un animal stupide & borné, fit un être intelligent & un homme.

Reduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contract social, c’est sa liberté naturelle & un droit illimité à tout ce qui le tente & qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile & la propriété de tout ce qu’il possede. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, & la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

On pourroit sur ce qui précede ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maitre de lui ; car l’impulsion du seul appetit est esclavage, & l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. Mais je n’en ai déjà que trop dit sur cet article, & le sens philosophique du mot liberté n’est pas ici de mon sujet.

CHAPITRE IX.

Du domaine réel.


Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme, tel qu’il se trouve actuellement, lui & toutes ses forces, dont les biens qu’il possede font partie. Ce n’est pas que par cet acte la possession change de nature en changeant de mains, & devienne propriété dans celles du Souverain : Mais comme les forces de la Cité sont incomparablement plus grandes que celles d’un particulier, la possession publique est aussi dans le fait plus forte & plus irrévocable, sans être plus légitime, au moins pour les étrangers. Car l’Etat à l’égard de ses membres est maitre de tous leurs biens par le contract social, qui dans l’Etat sert de base à tous les droits ; mais il ne l’est à l’égard des autres Puissances que par le droit de premier occupant qu’il tient des particuliers.

Le droit de premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne devient un vrai droit qu’après l’établissement de celui de propriété. Tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire ; mais l’acte positif qui le rend propriétaire de quelque bien l’exclud de tout le reste. Sa part étant faite il doit s’y borner, & n’a plus aucun droit à la communauté. Voilà pourquoi le droit de premier occupant, si foible dans l’état de nature, est respectable à tout homme civil. On respecte moins dans ce droit ce qui est à autrui que ce qui n’est pas à soi.

En general, pour autoriser sur un terrain quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes. Premierement que ce terrain ne soit encore habité par personne ; secondement, qu’on n’en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister : En troisieme lieu qu’on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail & la culture, seul signe de propriété qui au défaut de titres juridiques doive être respecté d’autrui.

En effet, accorder au besoin & au travail le droit de premier occupant, n’est-ce pas l’étendre aussi loin qu’il peut aller ? Peut-on ne pas donner des bornes à ce droit ? Suffira-t-il de mettre le pied sur un terrain commun pour s’en prétendre aussi-tôt le maitre ? Suffira-t-il d’avoir la force d’en écarter un moment les autres hommes pour leur ôter le droit d’y jamais revenir ? Comment un homme ou un peuple peut-il s’emparer d’un territoire immense & en priver tout le genre humain autrement que par une usurpation punissable, puisqu’elle ôte au reste des hommes le séjour & les alimens que la nature leur donne en commun ? Quand Nuñez Balbao prenoit sur le rivage possession de la mer du sud & de toute l’Amérique méridionale au nom de la couronne de Castille, étoit-ce assez pour en déposséder tous les habitans & en exclurre tous les Princes du monde ? Sur ce pied-là ces cérémonies se multiplioient assez vainement, & le Roi catholique n’avoit tout d’un coup qu’à prendre de son cabinet possession de tout l’univers ; sauf à retrancher ensuite de son empire ce qui étoit auparavant possédé par les autres Princes.

On conçoit comment les terres des particuliers réunies & contigues deviennent le territoire public, & comment le droit de souveraineté s’étendant des sujets au terrain qu’ils occupent, devient à la fois réel & personnel ; ce qui met les possesseurs dans une plus grande dépendance, & fait de leurs forces mêmes les garants de leur fidélité. Avantage qui ne paroît pas avoir été bien senti des anciens monarques qui ne s’appellant que Rois des Perses, des Scithes, des Macédoniens, sembloient se regarder comme les chefs des hommes plutôt que comme les maitres du pays. Ceux d’aujourd’hui s’appellent plus habilement Rois de France, d’Espagne, d’Angleterre, &c. En tenant ainsi le terrain, ils sont bien sûrs d’en tenir les habitans.

Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que, loin qu’en acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit, & la jouissance en propriété. Alors les possesseurs étant considérés comme dépositaires du bien public, leurs droits étant respectés de tous les membres de l’Etat & maintenus de toutes ses forces contre l’étranger, par une cession avantageuse au public & plus encore à eux-mêmes, ils ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu’ils ont donné : Paradoxe qui s’explique aisément par la distinction des droits que le souverain & le propriétaire ont sur le même fond, comme on verra ci-après.

Il peut arriver aussi que les hommes commencent à s’unir avant que de rien posséder, & que, s’emparant ensuite d’un terrain suffisant pour tous, ils en jouissent en commun, ou qu’ils le partagent entre eux, soit également soit selon des proportions établies par le Souverain. De quelque maniere que se fasse cette acquisition, le droit que chaque particulier a sur son propre fond est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous, sans quoi il n’y auroit ni solidité dans le lien social, ni force réelle dans l’exercice de la Souveraineté.

Je terminerai ce chapitre & ce livre par une remarque qui doit servir de base à tout sistême social ; c’est qu’au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale & légitime à ce que la nature avoit pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, & que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention & de droit[4].


Fin du Livre premier.


DU

CONTRACT SOCIAL ;

OU,

PRINCIPES

DU

DROIT POLITIQUE.



LIVRE II.


CHAPITRE I.

Que la souveraineté est inaliénable


La premiere & la plus importante conséquence des principes ci-devant établis est que la volonté générale peut seule diriger les forces de l’Etat selon la fin de son institution, qui est le bien commun : car si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différens intérêts qui forme le lien social, & s’il n’y avoit pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne sauroit exister. Or c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée.

Je dis donc que la souveraineté n’étant que l’exercice de la volonté générale ne peut jamais s’aliéner, & que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.

En effet, s’il n’est pas impossible qu’une volonté particuliere s’accorde sur quelque point avec la volonté générale ; il est impossible au moins que cet accord soit durable & constant ; car la volonté particuliere tend par sa nature aux préférences, & la volonté générale à l’égalité. Il est plus impossible encore qu’on ait un garant de cet accord quand même il devroit toujours exister ; ce ne seroit pas un effet de l’art mais du hazard. Le Souverain peut bien dire, je veux actuellement ce que veut un tel homme ou du moins ce qu’il dit vouloir ; mais il ne peut pas dire ; ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore ; puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaines pour l’avenir, & puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maitre il n’y a plus de Souverain, & dès lors le corps politique est détruit.

Ce n’est point à dire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés générales, tant que le Souverain libre de s’y opposer ne le fait pas. En pareil cas, du silence universel on doit présumer le consentement du peuple. Ceci s’expliquera plus au long.

CHAPITRE II.

Que la souveraineté est indivisible.


Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible. Car la volonté est générale [5], ou elle ne l’est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d’une partie. Dans le premier cas cette volonté déclarée est un acte de souveraineté & fait loi : Dans le second, ce n’est qu’une volonté particuliere, ou un acte de magistrature ; c’est un décret tout au plus.

Mais nos politiques ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son objet ; ils la divisent en force & en volonté, en puissance législative & en puissance exécutive, en droits d’impôts, de justice, & de guerre, en administration intérieure & en pouvoir de traitter avec l’étranger : tantôt ils confondent toutes ces parties & tantôt ils les séparent ; ils font du Souverain un être fantastique & formé de pieces rapportées ; c’est comme s’ils composoient l’homme de plusieurs corps dont l’un auroit des yeux, l’autre des bras, l’autre des pieds, & rien de plus. Les charlatans du Japon depécent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs, puis jettant en l’air tous ses membres l’un après l’autre, ils font retomber l’enfant vivant & tout rassemblé. Tels sont à peu près les tours de gobelets de nos politiques ; après avoir démembré le corps social par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pieces on ne sait comment.

Cette erreur vient de ne s’être pas fait des notions exactes de l’autorité souveraine, & d’avoir pris pour des parties de cette autorité ce qui n’en étoit que des émanations. Ainsi, par exemple, on a regardé l’acte de déclarer la guerre & celui de faire la paix comme des actes de souveraineté, ce qui n’est pas ; puisque chacun de ces actes n’est point une loi mais seulement une application de la loi, un acte particulier qui détermine le cas de la loi, comme on le verra clairement quand l’idée attachée au mot loi sera fixée.

En suivant de même les autres divisions on trouveroit que toutes les fois qu’on croit voir la souveraineté partagée on se trompe, que les droits qu’on prend pour des parties de cette souveraineté lui sont tous subordonnés, & supposent toujours des volontés suprêmes dont ces droits ne donnent que l’exécution.

On ne sauroit dire combien ce défaut d’exactitude a jetté d’obscurité sur les décisions des auteurs en matiere de droit politique, quand ils ont voulu juger des droits respectifs des rois & des peuples, sur les principes qu’ils avoient établis. Chacun peut voir dans les chapitres III & IV du premier livre de Grotius comment ce savant homme & son traducteur Barbeyrac s’enchevêtrent s’embarrassent dans leurs sophismes, crainte d’en dire trop ou de n’en dire pas assez selon leurs vues, & de choquer les intérêts qu’ils avoient à concilier. Grotius, refugié en France, mécontent de sa patrie, & voulant faire sa cour à Louis XIII à qui son livre est dédié, n’épargne rien pour dépouiller les peuples de tous leurs droits & pour en revétir les rois avec tout l’art possible. C’eut bien été aussi le goût de Barbeyrac, qui dédioit sa traduction au Roi d’Angleterre Georges I. Mais malheureusement l’expulsion de Jacques II qu’il appelle abdication, le forçoit à se tenir sur la reserve, à gauchir à tergiverser pour ne pas faire de Guillaume un usurpateur. Si ces deux écrivains avoient adopté les vrais principes, toutes les difficultés étoient levées, & ils eussent été toujours conséquents ; mais ils auroient tristement dit la vérité & n’auroient fait leur cour qu’au peuple. Or la vérité ne mene point à la fortune, & le peuple ne donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions.

CHAPITRE III.

Si la volonté générale peut errer.


Il s’ensuit de ce qui précede que la volonté générale est toujours droite & tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les déliberations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours : Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, & c’est alors seulement qu’il paroit vouloir ce qui est mal.

Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous & la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, & n’est qu’une somme de volontés particulieres ; mais ôtez de ces mêmes volontés les plus & les moins qui s’entredétruisent[6], reste pour somme des différences la volonté générale.

Si, quand le peuple suffisamment informé délibére, les Citoyens n’avoient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulteroit toujours la volonté générale, & la délibération seroit toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépends de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, & particuliere par rapport à l’Etat ; on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votans que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses & donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, & l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier.

Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat & que chaque Citoyen n’opine que d’après lui[7]. Telle fut l’unique & sublime institution du grand Lycurgue. Que s’il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre & en prévenir l’inégalité, comme firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions sont les seules bonnes pour que la volonté générale soit toujours éclairée, & que le peuple ne se trompe point.

CHAPITRE IV.

Des bornes du pouvoir Souverain.


Si l’Etat ou la Cité n’est qu’une personne morale dont la vie consiste dans l’union de ses membres, & si le plus important de ses soins est celui de sa propre conservation, il lui faut une force universelle & compulsive pour mouvoir & disposer chaque partie de la maniere la plus convenable au tout. Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens, & c’est ce même pouvoir, qui, dirigé par la volonté générale porte, comme j’ai dit, le nom de souveraineté.

Mais outre la personne publique, nous avons à considérer les personnes privées qui la composent, & dont la vie & la liberté sont naturellement indépendantes d’elle. Il s’agit donc de bien distinguer les droits respectifs des Citoyens & du Souverain[8], & les devoirs qu’ont à remplir les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hommes.

On convient que tout ce que chacun aliéne par le pacte social de sa puissance de ses biens de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté, mais il faut convenir aussi que le Souverain seul est juge de cette importance.

Tous les services qu’un citoyen peut rendre à l’Etat, il les lui doit sitôt que le Souverain les demande ; mais le Souverain de son côté ne peut charger les sujets d’aucune chaine inutile à la communauté ; il ne peut pas même le vouloir : car sous la loi de raison rien ne se fait sans cause, non plus que sous la loi de nature.

Les engagemens qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, & leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est elle toujours droite, & pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, & qui ne songe à lui-même en votant pour tous ? Ce qui prouve que l’égalité de droit & la notion de justice qu’elle produit dérivent de la préférence que chacun se donne & par conséquent de la nature de l’homme, que la volonté générale pour être vraîment telle doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence, qu’elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous, & qu’elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle tend à quelque objet individuel & déterminé ; parce qu’alors jugeant de ce qui nous est étranger nous n’avons aucun vrai principe d’équité qui nous guide.

En effet, sitôt qu’il s’agit d’un fait ou d’un droit particulier sur un point qui n’a pas été réglé par une convention générale & antérieure, l’affaire devient contentieuse. C’est un procès où les particuliers intéressés sont une des parties & le public l’autre, mais où je ne vois ni la loi qu’il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer. Il seroit ridicule de vouloir alors s’en rapporter à une expresse décision de la volonté générale, qui ne peut être que la conclusion de l’une des parties, & qui par conséquent n’est pour l’autre qu’une volonté étrangere, particuliere, portée en cette occasion à l’injustice & sujette à l’erreur. Ainsi de même qu’une volonté particuliere ne peut représenter la volonté générale, la volonté générale à son tour change de nature ayant un objet particulier, & ne peut comme générale prononcer ni sur un homme ni sur un fait. Quand le peuple d’Athenes, par exemple, nommoit ou cassoit ses chefs, décernoit des honneurs à l’un, imposoit des peines à l’autre, & par des multitudes de décrets particuliers exerçoit indistinctement tous les actes du Gouvernement, le peuple alors n’avoit plus de volonté générale proprement dite ; il n’agissoit plus comme Souverain mais comme magistrat. Ceci paroitra contraire aux idées communes, mais il faut me laisser le tems d’exposer les miennes.

On doit concevoir par là, que ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix, que l’intérêt commun qui les unit : car dans cette institution chacun se soumet nécessairement aux conditions qu’il impose aux autres ; accord admirable de l’intérêt & de la justice qui donne aux délibérations communes un caractere d’équité qu’on voit évanouir dans la discussion de toute affaire particuliere, faute d’un intérêt commun qui unisse & identifie la regle du juge avec celle de la partie.

Par quelque côté qu’on remonte au principe, on arrive toujours à la même conclusion ; savoir, que le pacte social établit entre les citoyens une telle égalité qu’ils s’engagent tous sous les mêmes conditions, & doivent jouir tous des mêmes droits. Ainsi par la nature du pacte, tout acte de souveraineté, c’est-à-dire tout acte authentique de la volonté générale oblige ou favorise également tous les Citoyens, en sorte que le Souverain connoit seulement le corps de la nation & ne distingue aucun de ceux qui la composent. Qu’est-ce donc proprement qu’un acte de souveraineté ? Ce n’est pas une convention du supérieur avec l’inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses membres : Convention légitime, parce qu’elle a pour base le contract social, équitable, parce qu’elle est commune à tous, utile, parce qu’elle ne peut avoir d’autre objet que le bien général, & solide, parce qu’elle a pour garant la force publique & le pouvoir suprême. Tant que les sujets ne sont soumis qu’à de telles conventions, ils n’obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté ; & demander jusqu’où s’étendent les droits respectifs du Souverain & des Citoyens, c’est demander jusqu’à quel point ceux-ci peuvent s’engager avec eux-mêmes, chacun envers tous & tous envers chacun d’eux.

On voit par-là que le pouvoir Souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales, & que tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens & de sa liberté par ces conventions ; de sorte que le Souverain n’est jamais en droit de charger un sujet plus qu’un autre, parce qu’alors, l’affaire devenant particuliere, son pouvoir n’est plus compétent.

Ces distinctions une fois admises, il est si faux que dans le contract social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation véritable, que leur situation, par l’effet de ce contract se trouve réellement préférable à ce qu’elle étoit auparavant, & qu’au lieu d’une aliénation, ils n’ont fait qu’un échange avantageux d’une maniere d’être incertaine & précaire contre une autre meilleure & plus sûre, de l’indépendance naturelle contre la liberté, du pouvoir de nuire à autrui contre leur propre sureté, & de leur force que d’autres pouvoient surmonter contre un droit que l’union sociale rend invincible. Leur vie même qu’ils ont dévouée à l’Etat en est continuellement protégée, & lorsqu’ils l’exposent pour sa défense que font-ils alors que lui rendre ce qu’ils ont reçu de lui ? Que font-ils qu’ils ne fissent plus fréquemment & avec plus de danger dans l’état de nature, lorsque livrant des combats inévitables, ils défendroient au péril de leur vie ce qui leur sert à la conserver ? Tous ont à combattre au besoin pour la patrie, il est vrai ; mais aussi nul n’a jamais à combattre pour soi. Ne gagne-t-on pas encore à courir pour ce qui fait notre sureté une partie des risques qu’il faudroit courir pour nous-mêmes sitôt qu’elle nous seroit ôtée ?

CHAPITRE V.

Du droit de vie & de mort.


On demande comment les particuliers n’ayant point droit de disposer de leur propre vie peuvent transmettre au Souverain ce même droit qu’ils n’ont pas ? Cette question ne paroit difficile à résoudre que parce qu’elle est mal posée. Tout homme a droit de risquer sa propre vie pour la conserver. A-t-on jamais dit que celui qui se jette par une fenêtre pour échapper à un incendie, soit coupable de suicide ? A-t-on même jamais imputé ce crime à celui qui périt dans une tempête dont en s’embarquant il n’ignoroit pas le danger ?

Le traité social a pour fin la conservation des contractans. Qui veut la fin veut aussi les moyens, & ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. Qui veut conserver sa vie aux dépends des autres, doit la donner aussi pour eux quand il faut. Or le Citoyen n’est plus juge du péril auquel la loi veut qu’il s’expose, & quand le Prince lui a dit, il est expédient à l’Etat que tu meures, il doit mourir ; puisque ce n’est qu’à cette condition qu’il a vécu en sureté jusqu’alors, & que sa vie n’est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l’Etat.

La peine de mort infligée aux criminels peut être envisagée à peu près sous le même point de vue : c’est pour n’être pas la victime d’un assassin que l’on consent à mourir si on le devient. Dans ce traité, loin de disposer de sa propre vie on ne songe qu’à la garantir, & il n’est pas à présumer qu’aucun des contractans prémédite alors de se faire pendre.

D’ailleurs tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle & traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses loix, & même il lui fait la guerre. Alors la conservation de l’Etat est incompatible avec la sienne, il faut qu’un des deux périsse, & quand on fait mourir le coupable, c’est moins comme Citoyen que comme ennemi. Les procédures, le jugement, sont les preuves & la déclaration qu’il a rompu le traité social, & par conséquent qu’il n’est plus membre de l’Etat. Or comme il s’est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il en doit être retranché par l’exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public ; car un tel ennemi n’est pas une personne morale, c’est un homme, & c’est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu.

Mais dira-t-on, la condannation d’un Criminel est un acte particulier. D’accord ; aussi cette condannation n’appartient-elle point au Souverain ; c’est un droit qu’il peut conférer sans pouvoir l’exercer lui-même. Toutes mes idées se tiennent, mais je ne saurois les exposer toutes à la fois.

Au reste la fréquence des supplices est toujours un signe de foiblesse ou de paresse dans le Gouvernement. Il n’y a point de méchant qu’on ne pût rendre bon à quelque chose. On n’a droit de faire mourir, même pour l’exemple, que celui qu’on ne peut conserver sans danger.

A l’egard du droit de faire grace, ou d’exempter un coupable de la peine portée par la loi & prononcée par le juge, il n’appartient qu’à celui qui est au dessus du juge & de la loi, c’est-à-dire au Souverain : Encore son droit en ceci n’est-il pas bien net, & les cas d’en user sont-ils très rares. Dans un État bien gouverné il y a peu de punitions, non parce qu’on fait beaucoup de graces, mais parce qu’il y a peu de criminels : la multitude des crimes en assure l’impunité lorsque l’État dépérit. Sous la République Romaine jamais le Sénat ni les Consuls ne tenterent de faire grace ; le peuple même n’en faisoit pas, quoiqu’il révocât quelquefois son propre jugement. Les fréquentes graces annoncent que bientôt les forfaits n’en auront plus besoin, & chacun voit où cela mene. Mais je sens que mon cœur murmure & retient ma plume ; laissons discuter ces questions à l’homme juste qui n’a point failli, & qui jamais n’eût lui-même besoin de grace.

CHAPITRE VI.

De la loi.


Par le pacte social nous avons donné l’existence & la vie au corps politique : il s’agit maintenant de lui donner le mouvement & la volonté par la législation. Car l’acte primitif par lequel ce corps se forme & s’unit ne détermine rien encore de ce qu’il doit faire pour se conserver.

Ce qui est bien & conforme à l’ordre est tel par la nature des choses & indépendamment des conventions humaines. Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source ; mais si nous savions la recevoir de si haut nous n’aurions besoin ni de gouvernement ni de loix. Sans doute il est une justice universelle émanée de la raison seule ; mais cette justice pour être admise entre nous doit être réciproque. A considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle les loix de la justice sont vaines parmi les hommes ; elles ne font que le bien du méchant & le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions & des loix pour unir les droits aux devoirs & ramener la justice à son objet. Dans l’état de nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n’ai rien promis, je ne reconnois pour être à autrui que ce qui m’est inutile. Il n’en est pas ainsi dans l’état civil où tous les droits sont fixés par la loi.

Mais qu’est-ce donc enfin qu’une loi ? Tant qu’on se contentera de n’attacher à ce mot que des idées métaphysiques, on continuera de raisonner sans s’entendre, & quand on aura dit ce que c’est qu’une loi de la nature on n’en saura pas mieux ce que c’est qu’une loi de l’Etat.

J’ai déjà dit qu’il n’y avoit point de volonté générale sur un objet particulier. En effet cet objet particulier est dans l’Etat ou hors de l’Etat. S’il est hors de l’Etat, une volonté qui lui est étrangere n’est point générale par rapport à lui ; & si cet objet est dans l’Etat, il en fait partie : Alors il se forme entre le tout & sa partie une rélation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est l’un, & le tout moins cette même partie est l’autre. Mais le tout moins une partie n’est point le tout, & tant que ce rapport subsiste il n’y a plus de tout mais deux parties inégales ; d’où il suit que la volonté de l’une n’est point non plus générale par rapport à l’autre.

Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considere que lui-même, & s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point-de-vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matiere sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi.

Quand je dis que l’objet des loix est toujours général, j’entends que la loi considere les sujets en corps & les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particuliére. Ainsi la loi peut bien statuer qu’il y aura des privileges, mais elle n’en peut donner nommément à personne ; la loi peut faire plusieurs Classes de Citoyens, assigner même les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels & tels pour y être admis ; elle peut établir un Gouvernement royal & une succession héréditaire, mais elle ne peut élire un roi ni nommer une famille royale ; en un mot toute fonction qui se rapporte à un objet individuel n’appartient point à la puissance législative.

Sur cette idée on voit à l’instant qu’il ne faut plus demander à qui il appartient de faire des loix, puisqu’elles sont des actes de la volonté générale ; ni si le Prince est au dessus des loix, puisqu’il est membre de l’Etat ; ni si la loi peut être injuste, puisque nul n’est injuste envers lui-même ; ni comment on est libre & soumis aux loix, puisqu’elles ne sont que des régistres de nos volontés.

On voit encore que la loi réunissant l’universalité de la volonté & celle de l’objet, ce qu’un homme, quel qu’il puisse être, ordonne de son chef n’est point une loi ; ce qu’ordonne même le Souverain sur un objet particulier n’est pas non plus une loi mais un décret, ni un acte de souveraineté mais de magistrature.

J’appelle donc République tout État régi par des loix, sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seulement l’intérêt public gouverne, & la chose publique est quelque chose. Tout Gouvernement légitime est républicain [9] : j’expliquerai ci-après ce que c’est que Gouvernement.

Les loix ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le Peuple soumis aux loix en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de regler les conditions de la société : mais comment les régleront-ils ? Sera-ce d’un commun accord, par une inspiration subite ? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ses volontés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes & les publier d’avance, ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin ? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuteroit-elle d’elle-même une entreprise aussi grande aussi difficile qu’un sistême de législation ? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paroitre, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir de la séduction des volontés particulieres, rapprocher à ses yeux les lieux & les tems, balancer l’attrait des avantages présens & sensibles, par le danger des maux éloignés & cachés. Les particuliers voyent le bien qu’ils rejettent : le public veut le bien qu’il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides : Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés à leur raison ; il faut apprendre à l’autre à connoitre ce qu’il veut. Alors des lumieres publiques résulte l’union de l’entendement & de la volonté dans le corps social, de-là l’exact concours des parties, & enfin la plus grande force du tout. Voilà d’où naît la nécessité d’un Législateur.

CHAPITRE VII.

Du Législateur.


Pour découvrir les meilleures regles de société qui conviennent aux Nations, il faudroit une intelligence supérieure, qui vit toutes les passions des hommes & qui n’en éprouvât aucune, qui n’eut aucun rapport avec notre nature & qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de nous & qui pourtant voulut bien s’occuper du nôtre ; enfin qui, dans le progrès des tems se ménageant une gloire éloignée, put travailler dans un siecle & jouir dans un autre[10]. Il faudroit des Dieux pour donner des loix aux hommes.

Le meme raisonnement que faisoit Caligula quant au fait, Platon le faisoit quant au droit pour définir l’homme civil ou royal qu’il cherche dans son livre du regne ; mais s’il est vrai qu’un grand Prince est un homme rare, que sera-ce d’un grand Législateur ? Le premier n’a qu’à suivre le modele que l’autre doit proposer. Celui-ci est le méchanicien qui invente la machine, celui-là n’est que l’ouvrier qui la monte & la fait marcher. Dans la naissance des sociétés, dit Montesquieu, ce sont les chefs des républiques qui font l’institution, & c’est ensuite l’institution qui forme les chefs des républiques.

Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait & solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie & son être ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer ; de substituer une existence partielle & morale à l’existence physique & indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangeres & dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes & anéanties, plus les acquises sont grandes & durables, plus aussi l’institution est solide & parfaite : En sorte que si chaque Citoyen n’est rien, ne peut rien, que par tous les autres, & que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu’elle puisse atteindre.

Le legislateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’Etat. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution : C’est une fonction particuliere & supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain ; car si celui qui commande aux hommes ne doit pas commander aux loix, celui qui commande aux loix ne doit pas non plus commander aux hommes ; autrement ses loix, ministres de ses passions, ne feroient souvent que perpétuer ses injustices, & jamais il ne pourroit éviter que des vues particulieres n’altérassent la sainteté de son ouvrage.

Quand Lycurgue donna des loix à sa patrie, il commença par abdiquer la Royauté. C’étoit la coutume de la plupart des villes grecques de confier à des étrangers l’établissement des leurs. Les Républiques modernes de l’Italie imiterent souvent cet usage ; celle de Genève en fit autant & s’en trouva bien[11]. Rome dans son plus bel âge vit renaitre en son sein tous les crimes de la Tirannie, & se vit prête à périr, pour avoir réuni sur les mêmes têtes l’autorité législative & le pouvoir souverain.

Cependant les Décemvirs eux-mêmes ne s’arrogerent jamais le droit de faire passer aucune loi de leur seule autorité. Rien de ce que nous vous proposons, disoient-ils au peuple, ne peut passer en loi sans votre consentement. Romains, soyez vous-mêmes les auteurs des loix qui doivent faire votre bonheur.

Celui qui rédige les loix n’a donc ou ne doit avoir aucun droit législatif, & le peuple même ne peut, quand il le voudroit, se dépouiller de ce droit incommunicable ; parce que selon le pacte fondamental il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, & qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particuliere est conforme à la volonté générale, qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du peuple : j’ai déjà dit cela, mais il n’est pas inutile de le répéter.

Ainsi l’on trouve à la fois dans l’ouvrage de la législation deux choses qui semblent incompatibles : une entreprise au dessus de la force humaine, & pour l’exécuter, une autorité qui n’est rien.

Autre difficulté qui mérite attention. Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n’en sauroient être entendus. Or il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales & les objets trop éloignés sont également hors de sa portée ; chaque individu ne goûtant d’autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, apperçoit difficilement les avantages qu’il doit retirer des privations continuelles qu’imposent les bonnes loix. Pour qu’un peuple naissant put goûter les saines maximes de la politique & suivre les regles fondamentales de la raison d’Etat, il faudroit que l’effet put devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, & que les hommes fussent avant les loix ce qu’ils doivent devenir par elles. Ainsi donc le Législateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement, c’est une nécessité qu’il recoure à une autorité d’un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence & persuader sans convaincre.

Voila ce qui força de tous tems les peres des nations de recourir à l’intervention du ciel & d’honorer les Dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux loix de l’Etat comme à celles de la nature, & reconnoissant le même pouvoir dans la formation de l’homme & dans celle de la cité, obéissent avec liberté & portassent docilement le joug de la félicité publique.

Cette raison sublime qui s’éleve au dessus de la portée des hommes vulgaires est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourroit ébranler la prudence humaine [12]. Mais il n’appartient pas à tout homme de faire parler les Dieux, ni d’en être cru quand il s’annonce pour être leur interprête. La grande ame du Législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l’oreille, ou trouver d’autres moyens grossiers d’en imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par hazard une troupe d’insensés, mais il ne fondera jamais un empire, & son extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment un lien passager, il n’y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque, toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaël qui depuis dix siecles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées ; & tandis que l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand & puissant génie qui préside aux établissemens durables.

Il ne faut pas, de tout ceci conclure avec Warburton que la politique & la religion aient parmi nous un objet commun, mais que dans l’origine des nations l’une sert d’instrument à l’autre.

CHAPITRE VIII.

Du peuple.


Comme avant d’élever un grand édifice l’architecte observe & sonde le sol, pour voir s’il en peut soutenir le poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger de bonnes loix elles-mêmes, mais il examine auparavant si le peuple auquel il les destine est propre à les supporter. C’est pour cela que Platon refusa de donner des loix aux Arcadiens & aux Cyréniens, sachant que ces deux peuples étoient riches & ne pouvoient souffrir l’égalité : c’est pour cela qu’on vit en Crete de bonnes loix & de méchans hommes, parce que Minos n’avoit discipliné qu’un peuple chargé de vices.

Mille nations ont brillé sur la terre qui n’auroient jamais pu souffrir de bonnes loix, & celles mêmes qui l’auroient pu n’ont eu dans toute leur durée qu’un tems fort court pour cela. Les Peuples ainsi que les hommes ne sont dociles que dans leur jeunesse, ils deviennent incorrigibles en vieillissant ; quand une fois les coutumes sont établies & les préjugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse & vaine de vouloir les réformer ; le peuple ne peut pas même souffrir qu’on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades stupides & sans courage qui frémissent à l’aspect du médecin.

Ce n’est pas que, comme quelques maladies bouleversent la tête des hommes & leur ôtent le souvenir du passé, il ne se trouve quelquefois dans la durée des États des époques violentes où les révolutions font sur les peuples ce que certaines crises font sur les individus, où l’horreur du passé tient lieu d’oubli, & où l’Etat, embrasé par les guerres civiles, renait pour ainsi dire de sa cendre & reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la mort. Telle fut Sparte au tems de Lycurgue, telle fut Rome après les Tarquins ; & telles ont été parmi nous la Hollande & la Suisse après l’expulsion des Tirans.

Mais ces événemens sont rares ; ce sont des exceptions dont la raison se trouve toujours dans la constitution particuliere de l’Etat excepté. Elles ne sauroient même avoir lieu deux fois pour le même peuple, car il peut se rendre libre tant qu’il n’est que barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil est usé. Alors les troubles peuvent le détruire sans que les révolutions puissent le rétablir, & sitôt que ses fers sont brisés, il tombe épars & n’existe plus : Il lui faut désormais un maitre & non pas un libérateur. Peuples libres, souvenez-vous de cette maxime : On peut acquérir la liberté ; mais on ne la recouvre jamais.

Il est pour les Nations comme pour les hommes un tems de maturité qu’il faut attendre avant de les soumettre à des loix ; mais la maturité d’un peuple n’est pas toujours facile à connoitre, & si on la prévient l’ouvrage est manqué. Tel peuple est disciplinable en naissant, tel autre ne l’est pas au bout de dix siecles. Les Russes ne seront jamais vraiment policés, parce qu’ils l’ont été trop tôt. Pierre avoit le génie imitatif ; il n’avoit pas le vrai génie, celui qui crée & fait tout de rien. Quelques unes des choses qu’il fit étoient bien, la plupart étoient déplacées. Il a vu que son peuple étoit barbare, il n’a point vu qu’il n’étoit pas mur pour la police ; il l’a voulu civiliser quand il ne faloit que l’agguerrir. Il a d’abord voulu faire des Allemands, des Anglois, quand il faloit commencer par faire des Russes ; il a empêché ses sujets de jamais devenir ce qu’ils pourroient être, en leur persuadant qu’ils étoient ce qu’ils ne sont pas. C’est ainsi qu’un Précepteur françois forme son éleve pour briller un moment dans son enfance, & puis n’être jamais rien. L’Empire de Russie voudra subjuguer l’Europe & sera subjugué lui-même. Les Tartares ses sujets ou ses voisins, deviendront ses maitres & les notres : Cette révolution me paroit infaillible. Tous les Rois de l’Europe travaillent de concert à l’accélérer.

CHAPITRE IX.

Suite.


Comme la nature a donné des termes à la stature d’un homme bien conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des Géants ou des Nains, il y a de même, eu égard à la meilleure constitution d’un État, des bornes à l’étendue qu’il peut avoir, afin qu’il ne soit ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-même. Il y a dans tout corps politique un maximum de force qu’il ne sauroit passer, & duquel souvent il s’éloigne à force de s’aggrandir. Plus le lien social s’étend, plus il se relâche, & en général un petit État est proportionnellement plus fort qu’un grand.

Mille raisons démontrent cette maxime. Premierement l’administration devient plus pénible dans les grandes distances, comme un poids devient plus lourd au bout d’un plus grand lévier. Elle devient aussi plus onéreuse à mesure que les degrés se multiplient ; car chaque ville a d’abord la sienne que le peuple paye, chaque district la sienne encore payée par le peuple, ensuite chaque province, puis les grands gouvernemens, les Satrapies, les Viceroyautés qu’il faut toujours payer plus cher à mesure qu’on monte, & toujours aux dépends du malheureux peuple ; enfin vient l’administration suprême qui écrase tout. Tant de surcharges épuisent continuellement les sujets ; loin d’être mieux gouvernés par tous ces différens ordres, ils le sont bien moins que s’il n’y en avoit qu’un seul au dessus d’eux. Cependant à peine reste-t-il des ressources pour les cas extraordinaires, & quand il y faut recourir l’Etat est toujours à la veille de sa ruine.

Ce n’est pas tout ; non seulement le Gouvernement a moins de vigueur & de célérité pour faire observer les loix, empêcher les véxations, corriger les abus, prévenir les entreprises séditieuses qui peuvent se faire dans des lieux éloignés ; mais le peuple a moins d’affection pour ses chefs qu’il ne voit jamais, pour la patrie qui est à ses yeux comme le monde, & pour ses concitoyens dont la plus-part lui sont étrangers. Les mêmes loix ne peuvent convenir à tant de provinces diverses qui ont des mœurs différentes, qui vivent sous des climats opposés, & qui ne peuvent souffrir la même forme de gouvernement. Des loix différentes n’engendrent que trouble & confusion parmi des peuples qui, vivant sous les mêmes chefs & dans une communication continuelle, passent ou se marient les uns chez les autres &, soumis à d’autres coutumes, ne savent jamais si leur patrimoine est bien à eux. Les talens sont enfouis, les vertus ignorées, les vices impunis, dans cette multitude d’hommes inconnus les uns aux autres, que le siege de l’administration suprême rassemble dans un même lieu. Les Chefs accablés d’affaires ne voyent rien par eux-mêmes, des commis gouvernent l’Etat. Enfin les mesures qu’il faut prendre pour maintenir l’autorité générale, à laquelle tant d’Officiers éloignés veulent se soustraire ou en imposer, absorbe tous les soins publics, il n’en reste plus pour le bonheur du peuple, à peine en reste-t-il pour sa défense au besoin, & c’est ainsi qu’un corps trop grand pour sa constitution s’affaisse & périt écrasé sous son propre poids.

D’un autre côté, l’Etat doit se donner une certaine base pour avoir de la solidité, pour résister aux secousses qu’il ne manquera pas d’éprouver & aux efforts qu’il sera contraint de faire pour se soutenir : car tous les peuples ont une espece de force centrifuge, par laquelle ils agissent continuellement les uns contre les autres & tendent à s’aggrandir aux dépens de leurs voisins, comme les tourbillons de Descartes. Ainsi les foibles risquent d’être bientôt engloutis, & nul ne peut gueres se conserver qu’en se mettant avec tous dans une espece d’équilibre, qui rende la compression par-tout à peu près égale.

On voit par-là qu’il y a des raisons de s’étendre & des raisons de se resserrer, & ce n’est pas le moindre talent du politique de trouver, entre les unes & les autres, la proportion la plus avantageuse à la conservation de l’État. On peut dire en général que les premieres, n’étant qu’extérieures & rélatives, doivent être subordonnées aux autres, qui sont internes & absolues ; une saine & forte constitution est la premiere chose qu’il faut rechercher, & l’on doit plus compter sur la vigueur qui nait d’un bon gouvernement, que sur les ressources que fournit un grand territoire.

Au reste, on a vu des États tellement constitués, que la nécessité des conquêtes entroit dans leur constitution même, & que pour se maintenir, ils étoient forcés de s’aggrandir sans cesse. Peut-être se félicitoient-ils beaucoup de cette heureuse nécessité, qui leur montroit pourtant, avec le terme de leur grandeur, l’inévitable moment de leur chute.

CHAPITRE X.

Suite.


On peut mésurer un corps politique de deux manieres ; savoir, par l’étendue du territoire, & par le nombre du peuple, & il y a, entre l’une & l’autre de ces mésures, un rapport convenable pour donner à l’Etat sa véritable grandeur : Ce sont les hommes qui font l’Etat, & c’est le terrain qui nourrit les hommes ; ce rapport est donc que la terre suffise à l’entretien de ses habitans, & qu’il y ait autant d’habitans que la terre en peut nourrir. C’est dans cette proportion que se trouve le maximum de force d’un nombre donné de peuple ; car s’il y a du terrein de trop, la garde en est onéreuse, la culture insuffisante, le produit superflu ; c’est la cause prochaine des guerres deffensives ; s’il n’y en a pas assés, l’Etat se trouve pour le supplément à la discretion de ses voisins ; c’est la cause prochaine des guerres offensives. Tout peuple qui n’a par sa position que l’alternative entre le commerce ou la guerre, est foible en lui-même ; il dépend de ses voisins, il dépend des événemens ; il n’a jamais qu’une existence incertaine & courte. Il subjugue & change de situation, ou il est subjugué & n’est rien. Il ne peut se conserver libre qu’à force de petitesse ou de grandeur.

On ne peut donner en calcul un rapport fixe entre l’étendue de terre & le nombre d’hommes qui se suffisent l’un à l’autre ; tant à cause des différences qui se trouvent dans les qualités du terrein, dans ses dégrés de fertilité, dans la nature de ses productions, dans l’influence des climats, que de celles qu’on remarque dans les tempéramens des hommes qui les habitent, dont les uns consomment peu dans un pays fertile, les autres beaucoup sur un sol ingrat. Il faut encore avoir égard à la plus grande ou moindre fécondité des femmes, à ce que le pays peut avoir de plus ou moins favorable à la population, à la quantité dont le législateur peut espérer d’y concourir par ses établissemens ; de sorte qu’il ne doit pas fonder son jugement sur ce qu’il voit mais sur ce qu’il prévoit, ni s’arrêter autant à l’état actuel de la population qu’à celui où elle doit naturellement parvenir. Enfin il y a mille occasions où les accidens particuliers du lieu exigent ou permettent qu’on embrasse plus de terrein qu’il ne paroit nécessaire. Ainsi l’on s’étendra beaucoup dans un pays de montagnes, où les productions naturelles, savoir les bois, les paturages, demandent moins de travail, où l’expérience apprend que les femmes sont plus fécondes que dans les plaines, & où un grand sol incliné ne donne qu’une petite base horisontale, la seule qu’il faut compter pour la végétation. Au contraire, on peut se resserrer au bord de la mer, même dans des rochers & des sables presque stériles ; parce que la pêche y peut suppléer en grande partie aux productions de la terre, que les hommes doivent être plus rassemblés pour répousser les pyrates, & qu’on a d’ailleurs plus de facilité pour délivrer le pays par les colonies, des habitans dont il est surchargé.

A ces conditions pour instituer un peuple, il en faut ajouter une qui ne peut suppléer à nulle autre, mais sans laquelle elles sont toutes inutiles ; c’est qu’on jouisse de l’abondance & de la paix ; car le tems où s’ordonne un État est, comme celui où se forme un bataillon, l’instant où le corps est le moins capable de résistance & le plus facile à détruire. On résisteroit mieux dans un désordre absolu que dans un moment de fermentation, où chacun s’occupe de son rang & non du péril. Qu’une guerre une famine une sédition survienne en ce tems de crise, l’État est infailliblement renversé.

Ce n’est pas qu’il n’y ait beaucoup de gouvernemens établis durant ces orages ; mais alors ce sont ces gouvernemens-mêmes qui détruisent l’État. Les usurpateurs amenent ou choisissent toujours ces tems de trouble pour faire passer, à la faveur de l’effroi public, des loix destructives que le peuple n’adopteroit jamais de sang-froid. Le choix du moment de l’institution est un des caracteres les plus surs par lesquels on peut distinguer l’œuvre du Législateur d’avec celle du Tiran.

Quel peuple est donc propre à la législation ? Celui qui, se trouvant déjà lié par quelque union d’origine d’intérêt ou de convention, n’a point encore porté le vrai joug des loix ; celui qui n’a ni coutumes ni superstitions bien enracinées ; celui qui ne craint pas d’être accablé par une invasion subite, qui, sans entrer dans les querelles de ses voisins, peut résister seul à chacun d’eux, ou s’aider de l’un pour repousser l’autre ; celui dont chaque membre peut être connu de tous, & où l’on n’est point forcé de charger un homme d’un plus grand fardeau qu’un homme ne peut porter ; celui qui peut se passer des autres peuples & dont tout autre peuple peut se passer [13] ; Celui qui n’est ni riche ni pauvre & peut se suffire à lui-même ; enfin celui qui réunit la consistance d’un ancien peuple avec la docilité d’un peuple nouveau. Ce qui rend pénible l’ouvrage de la législation, est moins ce qu’il faut établir que ce qu’il faut détruire ; & ce qui rend le succès si rare, c’est l’impossibilité de trouver la simplicité de la nature jointe aux besoins de la société. Toutes ces conditions, il est vrai, se trouvent difficilement rassemblées. Aussi voit-on peu d’États bien constitués.

Il est encore en Europe un pays capable de législation ; c’est l’Isle de Corse. La valeur & la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer & défendre sa liberté, mériteroit bien que quelque homme sage lui apprit à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite Isle étonnera l’Europe.

CHAPITRE XI.

Des divers sistêmes de Législation.


Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout sistême de législation, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté, & l’égalité. La liberté, parce que toute dépendance particuliere est autant de force ôtée au corps de l’Etat ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle.

J’ai déjà dit ce que c’est que la liberté civile ; à l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance & de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au dessous de toute violence & ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang & des loix, & quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, & nul assez pauvre pour être contraint de se vendre : Ce qui suppose du côté des grands modération de biens & de crédit, & du côté des petits, modération d’avarice & de convoitise[14].

Cette égalité, disent-ils, est une chimere de spéculation qui ne peut exister dans la pratique : Mais si l’abus est inévitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins le regler ? C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir.

Mais ces objets généraux de toute bonne institution doivent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naissent, tant de la situation locale, que du caractere des habitans, & c’est sur ces rapports qu’il faut assigner à chaque peuple un sistême particulier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-être en lui-même, mais pour l’Etat auquel il est destiné. Par exemple le sol est-il ingrat & stérile, ou le pays trop serré pour les habitans ? Tournez-vous du côté de l’industrie & des arts, dont vous échangerez les productions contre les denrées qui vous manquent. Au contraire, occupez-vous de riches plaines & des côteaux fertiles ? Dans un bon terrain, manquez-vous d’habitans ? Donnez tous vos soins à l’agriculture qui multiplie les hommes, & chassez les arts qui ne feroient qu’achever de dépeupler le pays, en attroupant sur quelques points du territoire le peu d’habitans qu’il a [15]. Occupez-vous des rivages étendus & comodes ? Couvrez la mer de vaisseaux, cultivez le commerce & la navigation ; vous aurez une existence brillante & courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos côtes que des rochers presque inaccessibles ? Restez barbares & Ichtyophages ; vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, & surement plus heureux. En un mot, outre les maximes communes à tous, chaque Peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d’une maniere particuliere & rend sa législation propre à lui seul. C’est ainsi qu’autrefois les Hébreux & recemment les Arabes ont eu pour principal objet la Religion, les Athéniens les lettres, Carthage & Tyr le commerce, Rhodes la marine, Sparte la guerre, & Rome la vertu. L’Auteur de l’esprit des loix a montré dans des foules d’exemples par quel art le législateur dirige l’institution vers chacun de ces objets.

Ce qui rend la constitution d’un État véritablement solide & durable, c’est quand les convenances sont tellement observées que les rapports naturels & les loix tombent toujours de concert sur les mêmes points, & que celles-ci ne font, pour ainsi dire, qu’assurer accompagner rectifier les autres. Mais si le Législateur, se trompant dans son objet, prend un principe différent de celui qui nait de la nature des choses, que l’un tende à la servitude & l’autre à la liberté, l’un aux richesses l’autre à la population, l’un à la paix l’autre aux conquêtes, on verra les loix s’affoiblir insensiblement, la constitution s’altérer, & l’Etat ne cessera d’être agité jusqu’à ce qu’il soit détruit ou changé, & que l’invincible nature ait repris son empire.

CHAPITRE XII.

Division des Loix.


Pour ordonner le tout, ou donner la meilleure forme possible à la chose publique, il y a diverses rélations à considérer. Premierement l’action du corps entier agissant sur lui-même, c’est-à-dire le rapport du tout au tout, ou du Souverain à l’État, & ce rapport est composé de celui des termes intermédiaires, comme nous le verrons ci-après.

Les loix qui reglent ce rapport portent le nom de loix politiques, & s’appellent aussi loix fondamentales, non sans quelque raison si ces loix sont sages. Car s’il n’y a dans chaque État qu’une bonne maniere de l’ordonner, le peuple qui l’a trouvée doit s’y tenir : mais si l’ordre établi est mauvais, pourquoi prendroit-on pour fondamentales des loix qui l’empêchent d’être bon ? D’ailleurs, en tout état de cause, un peuple est toujours le maitre de changer ses loix, mêmes les meilleures ; car s’il lui plait de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a droit de l’en empêcher ?

La seconde rélation est celle des membres entre-eux, ou avec le corps entier, & ce rapport doit être au premier égard aussi petit & au second aussi grand qu’il est possible : en sorte que chaque Citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, & dans une excessive dépendance de la Cité ; ce qui se fait toujours par les mêmes moyens ; car il n’y a que la force de l’Etat qui fasse la liberté de ses membres. C’est de ce deuxieme rapport que naissent les loix civiles.

On peut considérer une troisieme sorte de rélation entre l’homme & la loi, savoir celle de la désobéissance à la peine, & celle-ci donne lieu à l’établissement des loix criminelles, qui dans le fond sont moins une espece particuliere de loix, que la sanction de toutes les autres.

A ces trois sortes de loix, il s’en joint une quatrieme, la plus importante de toutes ; qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable constitution de l’Etat ; qui prend tous les jours de nouvelles forces ; qui, lorsque les autres loix vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l’esprit de son institution, & substitue insensiblement la force de l’habitude à celle de l’autorité. Je parle des mœurs, des coutumes, & sur-tout de l’opinion ; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres : partie dont le grand Législateur s’occupe en secret, tandis qu’il paroit se borner à des réglemens particuliers qui ne sont que le ceintre de la voûte, dont les mœurs, plus lentes à naitre, forment enfin l’inébranlable Clef.

Entre ces diverses Classes, les loix politiques, qui constituent la forme du Gouvernement, sont la seule relative à mon sujet.

Fin du Livre Deuxieme.


DU

CONTRACT SOCIAL ;

OU,

PRINCIPES

DU

DROIT POLITIQUE.


LIVRE III.


Avant de parler des diverses formes de Gouvernement, tâchons de fixer le sens précis de ce mot, qui n’a pas encore été fort bien expliqué.

CHAPITRE I.

Du Gouvernement en général.


J’avertis le lecteur que ce chapitre doit être lû posément, & que je ne sais pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être attentif.

Toute action libre a deux causes qui concourent à la produire, l’une morale, savoir la volonté qui détermine l’acte, l’autre physique, savoir la puissance qui l’exécute. Quand je marche vers un objet, il faut premierement que j’y veuille aller ; en second lieu, que mes pieds m’y portent. Qu’un paralytique veuille courir, qu’un homme agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les mêmes mobiles ; on y distingue de même la force & la volonté ; Celle-ci sous le nom de puissance législative, l’autre sous le nom de puissance exécutive. Rien ne s’y fait ou ne s’y doit faire sans leur concours.

Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple, & ne peut appartenir qu’à lui. Il est aisé de voir au contraire, par les principes ci-devant établis, que la puissance exécutive ne peut appartenir à la généralité comme Législatrice ou Souveraine ; parce que cette puissance ne consiste qu’en des actes particuliers qui ne sont point du ressort de la loi, ni par conséquent de celui du Souverain, dont tous les actes ne peuvent être que des loix.

Il faut donc à la force publique un agent propre qui la réunisse & la mette en œuvre selon les directions de la volonté générale, qui serve à la communication de l’Etat & du Souverain, qui fasse en quelque sorte dans la personne publique ce que fait dans l’homme l’union de l’ame & du corps. Voilà quelle est dans l’Etat la raison du Gouvernement, confondu mal à propos avec le Souverain, dont il n’est que le ministre.

Qu’est-ce donc que le Gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre les sujets & le Souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des loix, & du maintien de la liberté, tant civile que politique.

Les membres de ce corps s’appellent Magistrats ou Rois, c’est-à-dire Gouverneurs, & le corps entier porte le nom de Prince[16]. Ainsi ceux qui prétendent que l’acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n’est point un contract, ont grande raison. Ce n’est absolument qu’une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du Souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, & qu’il peut limiter, modifier & reprendre quand il lui plait, l’aliénation d’un tel droit étant incompatible avec la nature du corps social, & contraire au but de l’association.

J’appelle donc Gouvernement ou suprême administration l’exercice légitime de la puissance exécutive, & Prince ou magistrat l’homme ou le corps chargé de cette administration.

C’est dans le Gouvernement que se trouvent les forces intermédiaires, dont les rapports composent celui du tout au tout ou du Souverain à l’Etat. On peut réprésenter ce dernier rapport par celui des extrêmes d’une proportion continue, dont la moyenne proportionnelle est le Gouvernement. Le Gouvernement reçoit du Souverain les ordres qu’il donne au peuple, & pour que l’Etat soit dans un bon équilibre il faut, tout compensé, qu’il y ait égalité entre le produit ou la puissance du Gouvernement pris en lui-même & le produit ou la puissance des citoyens, qui sont souverains d’un côté & sujets de l’autre.

De plus, on ne sauroit altérer aucun des trois termes sans rompre à l’instant la proportion. Si le Souverain veut gouverner, ou si le magistrat veut donner des loix, ou si les sujets refusent d’obéir, le désordre succede à la regle, la force & la volonté n’agissent plus de concert, & l’Etat dissout tombe ainsi dans le despotisme ou dans l’anarchie. Enfin comme il n’y a qu’une moyenne proportionnelle entre chaque rapport, il n’y a non plus qu’un bon gouvernement possible dans un État : Mais comme mille événemens peuvent changer les rapports d’un peuple, non seulement différens Gouvernemens peuvent être bons à divers peuples, mais au même peuple en différens tems.

Pour tâcher de donner une idée des divers rapports qui peuvent regner entre ces deux extrêmes, je prendrai pour exemple le nombre du peuple, comme un rapport plus facile à exprimer.

Supposons que l’État soit composé de dix-mille Citoyens. Le Souverain ne peut être considéré que collectivement & en corps : Mais chaque particulier en qualité de sujet est considéré comme individu : Ainsi le Souverain est au sujet comme dix-mille est à un : C’est-à-dire que chaque membre de l’Etat n’a pour sa part que la dix-millieme partie de l’autorité souveraine, quoi qu’il lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent-mille hommes, l’état des sujets ne change pas, & chacun porte également tout l’empire des loix, tandis que son suffrage, réduit à un cent-millieme, a dix fois moins d’influence dans leur rédaction. Alors le sujet restant toujours un, le rapport du Souverain augmente en raison du nombre des Citoyens. D’où il suit que plus l’Etat s’agrandit, plus la liberté diminue.

Quand je dis que le rapport augmente, j’entends qu’il s’éloigne de l’égalité. Ainsi plus le rapport est grand dans l’acception des Géometres, moins il y a de rapport dans l’acception commune ; dans la premiere le rapport considéré selon la quantité se mésure par l’exposant, & dans l’autre, considéré selon l’identité, il s’estime par la similitude.

Or moins les volontés particulieres se rapportent à la volonté générale, c’est-à-dire les mœurs aux loix, plus la force réprimante doit augmenter. Donc le Gouvernement, pour être bon, doit être rélativement plus fort à mésure que le peuple est plus nombreux.

D’un autre côté, l’aggrandissement de l’Etat donnant aux dépositaires de l’autorité publique plus de tentations & de moyens d’abuser de leur pouvoir, plus le Gouvernement doit avoir de force pour contenir le peuple, plus le Souverain doit en avoir à son tour pour contenir le Gouvernement. Je ne parle pas ici d’une force absolue, mais de la force rélative des diverses parties de l’Etat.

Il suit de ce double rapport que la proportion continue entre le Souverain le Prince & le peuple, n’est point une idée arbitraire, mais une conséquence nécessaire de la nature du corps politique. Il suit encore que l’un des extrêmes, savoir le peuple comme sujet, étant fixe & représenté par l’unité, toutes les fois que la raison doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou diminue semblablement, & que par conséquent le moyen terme est changé. Ce qui fait voir qu’il n’y a pas une constitution de Gouvernement unique & absolue, mais qu’il peut y avoir autant de Gouvernemens différens en nature que d’Etats différens en grandeur.

Si, tournant ce sistême en ridicule, on disoit que pour trouver cette moyenne proportionnelle & former le corps du Gouvernement il ne faut, selon moi, que tirer la racine quarrée du nombre du peuple ; je répondrois que je ne prends ici ce nombre que pour un exemple, que les rapports dont je parle ne se mésurent pas seulement par le nombre des hommes, mais en général par la quantité d’action, laquelle se combine par des multitudes de causes, qu’au reste si, pour m’exprimer en moins de paroles, j’emprunte un moment des termes de géométrie, je n’ignore pas, cependant, que la précision géométrique n’a point lieu dans les quantités morales.

Le Gouvernement est en petit ce que le corps politique qui le renferme est en grand. C’est une personne morale douée de certaines facultés, active comme le Souverain, passive comme l’Etat, & qu’on peut décomposer en d’autres rapports semblables, d’où nait par conséquent une nouvelle proportion, une autre encore dans celle-ci selon l’ordre des tribunaux, jusqu’à ce qu’on arrive à un moyen terme indivisible, c’est-à-dire à un seul chef ou magistrat suprême, qu’on peut se représenter au milieu de cette progression, comme l’unité entre la série des fractions & celles des nombres.

Sans nous embarrasser dans cette multiplication de termes, contentons-nous de considérer le Gouvernement comme un nouveau corps dans l’Etat, distinct du peuple & du Souverain, & intermédiaire entre l’un & l’autre.

Il y a cette différence essentielle entre ces deux corps, que l’Etat existe par lui-même, & que le Gouvernement n’existe que par le Souverain. Ainsi la volonté dominante du Prince n’est ou ne doit être que la volonté générale ou la loi, sa force n’est que la force publique concentrée en lui, sitôt qu’il veut tirer de lui-même quelque acte absolu & indépendant, la liaison du tout commence à se relâcher. S’il arrivoit enfin que le Prince eut une volonté particuliere plus active que celle du Souverain, & qu’il usât pour obéir à cette volonté particuliere de la force publique qui est dans ses mains, en sorte qu’on eut, pour ainsi dire, deux Souverains, l’un de droit & l’autre de fait ; à l’instant l’union sociale s’évanouiroit, & le corps politique seroit dissout.

Cependant pour que le corps du Gouvernement ait une existence une vie réelle qui le distingue du corps de l’Etat, pour que tous ses membres puissent agir de concert & répondre à la fin pour laquelle il est institué, il lui faut un moi particulier, une sensibilité commune à ses membres, une force une volonté propre qui tende à sa conservation. Cette existence particuliere suppose des assemblées, des conseils, un pouvoir de délibérer de résoudre, des droits, des titres, des privileges qui appartiennent au Prince exclusivement, & qui rendent la condition du magistrat plus honorable à proportion qu’elle est plus pénible. Les difficultés sont dans la maniere d’ordonner dans le tout ce tout subalterne, de sorte qu’il n’altere point la constitution générale en affermissant la sienne, qu’il distingue toujours sa force particuliere destinée à sa propre conservation de la force publique destinée à la conservation de l’Etat, & qu’en un mot il soit toujours prêt à sacrifier le Gouvernement au peuple & non le peuple au Gouvernement.

D’ailleurs, bien que le corps artificiel du Gouvernement soit l’ouvrage d’un autre corps artificiel, & qu’il n’ait en quelque sorte qu’une vie empruntée & subordonnée, cela n’empêche pas qu’il ne puisse agir avec plus ou moins de vigueur ou de célérité, jouir, pour ainsi dire d’une santé plus ou moins robuste. Enfin, sans s’éloigner directement du but de son institution, il peut s’en écarter plus ou moins, selon la maniere dont il est constitué.

C’est de toutes ces différences que naissent les rapports divers que le Gouvernement doit avoir avec le corps de l’État, selon les rapports accidentels & particuliers par lesquels ce même État est modifié. Car souvent le Gouvernement le meilleur en soi deviendra le plus vicieux, si ses rapports ne sont altérés selon les défauts du corps politique auquel il appartient.

CHAPITRE II.

Du principe qui constitue les diverses formes de Gouvernement.


Pour exposer la cause générale de ces différences, il faut distinguer ici le Prince & le Gouvernement, comme j’ai distingué ci-devant l’Etat & le Souverain.

Le corps du magistrat peut être composé d’un plus grand ou moindre nombre de membres. Nous avons dit que le rapport du Souverain aux sujets étoit d’autant plus grand que le peuple étoit plus nombreux, & par une évidente analogie nous en pouvons dire autant du Gouvernement à l’égard des Magistrats.

Or la force totale du Gouvernement étant toujours celle de l’Etat, ne varie point : d’où il suit que plus il use de cette force sur ses propres membres, moins il lui en reste pour agir sur tout le peuple.

Donc plus les Magistrats sont nombreux, plus le Gouvernement est foible. Comme cette maxime est fondamentale, appliquons-nous à la mieux éclaircir.

Nous pouvons distinguer dans la personne du magistrat trois volontés essentiellement différentes. Premierement la volonté propre de l’individu, qui ne tend qu’à son avantage particulier ; secondement la volonté commune des magistrats, qui se rapporte uniquement à l’avantage du Prince, & qu’on peut appeller volonté de corps, laquelle est générale par rapport au Gouvernement, & particuliere par rapport à l’Etat, dont le Gouvernement fait partie ; en troisieme lieu la volonté du peuple ou la volonté souveraine, laquelle est générale, tant par rapport à l’Etat considéré comme le tout, que par rapport au Gouvernement considéré comme partie du tout.

Dans une législation parfaite, la volonté particuliere ou individuelle doit être nulle, la volonté de corps propre au Gouvernement très subordonnée, & par conséquent la volonté générale ou souveraine toujours dominante & la regle unique de toutes les autres.

Selon l’ordre naturel, au contraire, ces différentes volontés deviennent plus actives à mesure qu’elles se concentrent. Ainsi la volonté générale est toujours la plus foible, la volonté de corps a le second rang, & la volonté particuliere le premier de tous : de sorte que dans le Gouvernement, chaque membre est premierement soi-même, & puis Magistrat, & puis citoyen. Gradation directement opposée à celle qu’exige l’ordre social.

Cela posé : que tout le Gouvernement soit entre les mains d’un seul homme. Voilà la volonté particuliere & la volonté de corps parfaitement réunies, & par conséquent celle-ci au plus haut dégré d’intensité qu’elle puisse avoir. Or comme c’est du dégré de la volonté que dépend l’usage de la force, & que la force absolue du Gouvernement ne varie point, il s’ensuit que le plus actif des Gouvernemens est celui d’un seul.

Au contraire, unissons le Gouvernement à l’autorité législative ; faisons le Prince du Souverain, & de tous les Citoyens autant de magistrats : Alors la volonté de corps, confondue avec la volonté générale, n’aura pas plus d’activité qu’elle, & laissera la volonté particuliere dans toute sa force. Ainsi le Gouvernement, toujours avec la même force absolue, sera dans son minimum de force rélative ou d’activité.

Ces rapports sont incontestables, & d’autres considérations servent encore à les confirmer. On voit, par exemple, que chaque magistrat est plus actif dans son corps que chaque citoyen dans le sien, & que par conséquent la volonté particuliere a beaucoup plus d’influence dans les actes du Gouvernement que dans ceux du Souverain ; car chaque magistrat est presque toujours chargé de quelque fonction du Gouvernement, au lieu que chaque citoyen pris à part n’a aucune fonction de la souveraineté. D’ailleurs, plus l’Etat s’étend, plus sa force réelle augmente, quoiqu’elle n’augmente pas en raison de son étendue : mais l’Etat restant le même, les magistrats ont beau se multiplier, le Gouvernement n’en acquiert pas une plus grande force réelle, parce que cette force est celle de l’Etat, dont la mésure est toujours égale. Ainsi la force rélative ou l’activité du Gouvernement diminue, sans que sa force absolue ou réelle puisse augmenter.

Il est sûr encore que l’expédition des affaires devient plus lente à mésure que plus de gens en sont chargés, qu’en donnant trop à la prudence on ne donne pas assez à la fortune, qu’on laisse échapper l’occasion, & qu’à force de délibérer on perd souvent le fruit de la délibération.

Je viens de prouver que le Gouvernement se relâche à mésure que les magistrats se multiplient, & j’ai prouvé ci-devant que plus le peuple est nombreux, plus la force réprimante doit augmenter. D’où il suit que le rapport des magistrats au Gouvernement doit être inverse du rapport des sujets au Souverain : C’est-à-dire que, plus l’Etat s’aggrandit, plus le Gouvernement doit se resserrer ; tellement que le nombre des chefs diminue en raison de l’augmentation du peuple.

Au reste je ne parle ici que de la force rélative du Gouvernement, & non de sa rectitude : Car, au contraire, plus le magistrat est nombreux, plus la volonté de corps se rapproche de la volonté générale ; au lieu que, sous un magistrat unique cette même volonté de corps n’est, comme je l’ai dit, qu’une volonté particuliere. Ainsi l’on perd d’un côté ce qu’on peut gagner de l’autre, & l’art du Législateur est de savoir fixer le point où la force & la volonté du Gouvernement, toujours en proportion réciproque, se combinent dans le rapport le plus avantageux à l’Etat.

CHAPITRE III.

Division des Gouvernemens.


On a vu dans le chapitre précédent pourquoi l’on distingue les diverses especes ou formes de Gouvernemens par le nombre des membres qui les composent ; il reste à voir dans celui-ci comment se fait cette division.

Le Souverain peut, en premier lieu, commettre le dépôt du Gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, en sorte qu’il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On donne à cette forme de Gouvernement le nom de Démocratie.

Ou bien il peut resserrer le Gouvernement entre les mains d’un petit nombre, en sorte qu’il y ait plus de simples Citoyens que de magistrats, & cette forme porte le nom d’Aristocratie.

Enfin il peut concentrer tout le Gouvernement dans les mains d’un magistrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir. Cette troisieme forme est la plus commune, & s’appelle Monarchie ou Gouvernement royal.

On doit remarquer que toutes ces formes ou du moins les deux premieres sont susceptibles de plus ou de moins, & ont même une assez grande latitude ; car la Démocratie peut embrasser tout le peuple ou se resserrer jusqu’à la moitié. L’Aristocratie à son tour peut de la moitié du peuple se resserrer jusqu’au plus petit nombre indéterminément. La Royauté même est susceptible de quelque partage. Sparte eut constamment deux Rois par sa constitution, & l’on a vu dans l’empire romain jusqu’à huit Empereurs à la fois, sans qu’on pût dire que l’Empire fut divisé. Ainsi il y a un point où chaque forme de Gouvernement se confond avec la suivante, & l’on voit, que sous trois seules dénominations, le Gouvernement est réellement susceptible d’autant de formes diverses que l’Etat a de Citoyens.

Il y a plus : Ce même Gouvernement pouvant à certains égards se subdiviser en d’autres parties, l’une administrée d’une maniere & l’autre d’une autre, il peut résulter de ces trois formes combinées une multitude de formes mixtes, dont chacune est multipliable par toutes les formes simples.

On a de tous tems beaucoup disputé sur la meilleure forme de Gouvernement, sans considérer que chacune d’elles est la meilleure en certains cas, & la pire en d’autres.

Si dans les différens États le nombre des magistrats suprêmes doit être en raison inverse de celui des Citoyens, il s’ensuit qu’en général le Gouvernement Démocratique convient aux petits États, l’Aristocratique aux médiocres, & le Monarchique aux grands. Cette regle se tire immédiatement du principe ; mais comment compter la multitude de circonstances qui peuvent fournir des exceptions ?

CHAPITRE IV.

De la Démocratie.


Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit être éxecutée & interprêtée. Il semble donc qu’on ne sauroit avoir une meilleure constitution que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif : Mais c’est cela même qui rend ce Gouvernement insuffisant à certains égards, parce que les choses qui doivent être distinguées ne le sont pas, & que le Prince & le Souverain n’étant que la même personne, ne forment, pour ainsi dire, qu’un Gouvernement sans Gouvernement.

Il n’est pas bon que celui qui fait les loix les éxécute, ni que le corps du peuple détourne son attention des vues générales, pour les donner aux objets particuliers. Rien n’est plus dangereux que l’influence des intérêts privés dans les affaires publiques, & l’abus des loix par le Gouvernement est un mal moindre que la corruption du Législateur, suite infaillible des vues particulieres. Alors l’Etat étant altéré dans sa substance, toute réforme devient impossible. Un peuple qui n’abuseroit jamais du Gouvernement n’abuseroit pas non plus de l’indépendance ; un peuple qui gouverneroit toujours bien n’auroit pas besoin d’être gouverné.

A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable Démocratie, & il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne & que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, & l’on voit aisément qu’il ne sauroit établir pour cela des commissions sans que la forme de l’administration change.

En effet, je crois pouvoir poser en principes que quand les fonctions du Gouvernement sont partagées entre plusieurs tribunaux, les moins nombreux acquierent tôt ou tard la plus grande autorité ; ne fut-ce qu’à cause de la facilité d’expédier les affaires, qui les y amene naturellement.

D’ailleurs que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce Gouvernement ? Premierement, un État très petit où le peuple soit facile à rassembler & où chaque citoyen puisse aisément connoitre tous les autres : secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires & les discussions épineuses : Ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs & dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne sauroit subsister longtems dans les droits & l’autorité : Enfin peu ou point de luxe ; car, ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche & le pauvre, l’un par la possession l’autre par la convoitise ; il vend la patrie à la molesse à la vanité ; il ôte à l’État tous ses Citoyens pour les asservir les uns aux autres, & tous à l’opinion.

Voilà pourquoi un Auteur célebre a donné la vertu pour principe à la République ; car toutes ces conditions ne sauroient subsister sans la vertu : mais, faute d’avoir fait les distinctions nécessaires, ce beau génie a manqué souvent de justesse, quelquefois de clarté, & n’a pas vu que l’autorité Souveraine étant par tout la même, le même principe doit avoir lieu dans tout État bien constitué, plus ou moins, il est vrai, selon la forme du Gouvernement.

Ajoutons qu’il n’y a pas de Gouvernement si sujet aux guerres civiles & aux agitations intestines que le Démocratique ou populaire, parce qu’il n’y en a aucun qui tende si fortement & si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance & de courage pour être maintenu dans la sienne. C’est sur-tout dans cette constitution que le Citoyen doit s’armer de force & de constance, & dire chaque jour de sa vie au fond de son cœur ce que disoit un vertueux Palatin[17] dans la Diete de Pologne : Malo periculosam libertatem quam quietum servitium.

S’il y avoit un peuple de Dieux, il se gouverneroit Démocratiquement. Un Gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.

CHAPITRE V.

De l’Aristocratie.


Nous avons ici deux personnes morales très distinctes, savoir le Gouvernement & le Souverain, & par conséquent deux volontés générales, l’une par rapport à tous les citoyens, l’autre seulement pour les membres de l’administration. Ainsi, bien que le Gouvernement puisse régler sa police intérieure comme il lui plait, il ne peut jamais parler au peuple qu’au nom du Souverain, c’est-à-dire au nom du peuple même ; ce qu’il ne faut jamais oublier.

Les premieres sociétés se gouvernerent aristocratiquement. Les chefs des familles délibéroient entre eux des affaires publiques ; Les jeunes gens cédoient sans peine à l’autorité de l’expérience. Delà les noms de Prêtres, d’anciens, de sénat, de Gérontes.. Les sauvages de l’amérique septentrionale se gouvernent encore ainsi de nos jours, & sont très bien gouvernés.

Mais à mésure que l’inégalité d’institution l’emporta sur l’inégalité naturelle, la richesse ou la puissance[18] fut préférée à l’âge, & l’Aristocratie devint élective. Enfin la puissance transmise avec les biens du pere aux enfans, rendant les familles patriciennes, rendit le Gouvernement héréditaire, & l’on vit des Sénateurs de vingt ans.

Il y a donc trois sortes d’Aristocratie ; naturelle, élective, héréditaire. La premiere ne convient qu’à des peuples simples ; la troisieme est le pire de tous les Gouvernemens. La deuxieme est le meilleur : c’est l’Aristocratie proprement dite.

Outre l’avantage de la distinction des deux pouvoirs, elle a celui du choix de ses membres ; car dans le Gouvernement populaire tous les Citoyens naissent magistrats, mais celui-ci les borne à un petit nombre, & ils ne le deviennent que par élection[19] ; moyen par lequel la probité, les lumieres, l’expérience, & toutes les autres raisons de préférence & d’estime publique, sont autant de nouveaux garants qu’on sera sagement gouverné.

De plus, les assemblées se font plus comodément, les affaires se discutent mieux s’expédient avec plus d’ordre & de diligence, le crédit de l’État est mieux soutenu chez l’étranger par de vénérables sénateurs que par une multitude inconnue ou méprisée.

En un mot, c’est l’ordre le meilleur & le plus naturel que les plus sages gouvernent la multitude, quand on est sûr qu’ils la gouverneront pour son profit & non pour le leur ; il ne faut point multiplier en vain les ressorts, ni faire avec vingt mille hommes ce que cent hommes choisis peuvent encore mieux. Mais il faut remarquer que l’intérêt de corps commence à moins diriger ici la force publique — sur la regle de la volonté générale, & qu’une autre pente inévitable enlêve aux loix une partie de la puissance exécutive.

À l’egard des convenances particulieres, il ne faut ni un État si petit ni un peuple si simple & si droit que l’exécution des loix suive immédiatement de la volonté publique, comme dans une bonne Démocratie. Il ne faut pas non plus une si grande nation que les chefs épars pour la gouverner puissent trancher du Souverain chacun dans son département, & commencer par se rendre indépendans pour devenir enfin les maitres.

Mais si l’Aristocratie exige quelques vertus de moins que le Gouvernement populaire, elle en exige aussi d’autres qui lui sont propres ; comme la modération dans les riches & le contentement dans les pauvres ; car il semble qu’une égalité rigoureuse y seroit déplacée ; elle ne fut pas même observée à Sparte.

Au reste, si cette forme comporte une certaine inégalité de fortune, c’est bien pour qu’en général l’administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent les mieux y donner tout leur tems, mais non pas, comme prétend Aristote, pour que les riches soient toujours préférés. Au contraire, il importe qu’un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu’il y a dans le mérite des hommes des raisons de préférence plus importantes que la richesse.

CHAPITRE VI.

De la Monarchie.


Jusqu’ici nous avons considéré le Prince comme une personne morale & collective, unie par la force des loix, & dépositaire dans l’Etat de la puissance exécutive. Nous avons maintenant à considérer cette puissance réunie entre les mains d’une personne naturelle, d’un homme réel, qui seul ait droit d’en disposer selon les loix. C’est ce qu’on appelle un Monarque ou un Roi.

Tout au contraire des autres administrations, où un être collectif représente un individu, dans celle-ci un individu représente un être collectif ; en sorte que l’unité morale qui constitue le Prince est en même tems une unité physique, dans laquelle toutes les facultés que la loi réunit dans l’autre avec tant d’effort se trouvent naturellement réunies.

Ainsi la volonté du peuple, & la volonté du Prince, & la force publique de l’État, & la force particuliere du Gouvernement, tout répond au même mobile, tous les ressorts de la machine sont dans la même main, tout marche au même but, il n’y a point de mouvemens opposés qui s’entredétruisent, & l’on ne peut imaginer aucune sorte de constitution dans laquelle un moindre effort produise une action plus considérable. Archimede assis tranquilement sur le rivage & tirant sans peine à flot un grand Vaisseau, me représente un monarque habile gouvernant de son cabinet ses vastes États, & faisant tout mouvoir en paroissant immobile.

Mais s’il n’y a point de Gouvernement qui ait plus de vigueur, il n’y en a point où la volonté particuliere ait plus d’empire & domine plus aisément les autres ; tout marche au même but, il est vrai ; mais ce but n’est point celui de la félicité publique, & la force même de l’Administration tourne sans cesse au préjudice de l’Etat.

Les Rois veulent être absolus, & de loin on leur crie que le meilleur moyen de l’être est de se faire aimer de leurs peuples. Cette maxime est très belle, & même très vraye à certains égards. Malheureusement on s’en moquera toujours dans les Cours. La puissance qui vient de l’amour des peuples est sans doute la plus grande ; mais elle est précaire & conditionnelle, jamais les Princes ne s’en contenteront. Les meilleurs Rois veulent pouvoir être méchans s’il leur plait, sans cesser d’être les maitres : Un sermoneur politique aura beau leur dire que la force du peuple étant la leur, leur plus grand intérêt est que le peuple soit florissant, nombreux, redoutable : ils savent très bien que cela n’est pas vrai. Leur intérêt personnel est premierement que le Peuple soit foible, misérable, & qu’il ne puisse jamais leur résister. J’avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement soumis, l’intérêt du Prince seroit alors que le peuple fut puissant, afin que cette puissance étant sienne le rendit rédoutable à ses voisins ; mais comme cet intérêt n’est que secondaire & subordonné, & que les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les Princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C’est ce que Samuël représentoit fortement aux Hébreux ; c’est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux Rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains.

Nous avons trouvé, par les rapports généraux que la monarchie n’est convenable qu’aux grands États, & nous le trouvons encore en l’examinant en elle-même. Plus l’administration publique est nombreuse, plus le rapport du Prince aux sujets diminue & s’approche de l’égalité, en sorte que ce rapport est un ou l’égalité-même dans la Démocratie. Ce même rapport augmente à mésure que le Gouvernement se resserre, & il est dans son maximum quand le Gouvernement est dans les mains d’un seul. Alors il se trouve une trop grande distance entre le Prince & le Peuple, & l’État manque de liaison. Pour la former il faut donc des ordres intermédiaires : Il faut des Princes, des Grands, de la noblesse pour les remplir. Or rien de tout cela ne convient à un petit État, que ruinent tous ces degrés.

Mais s’il est difficile qu’un grand État soit bien gouverné, il l’est beaucoup plus qu’il soit bien gouverné par un seul homme, & chacun sait ce qu’il arrive quand le Roi se donne des substituts.

Un defaut essenciel & inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au dessous du républicain, est que dans celui-ci la voix publique n’éleve presque jamais aux premieres places que des hommes éclairés & capables, qui les remplissent avec honneur : au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigans, à qui les petits talens qui font dans les Cours parvenir aux grandes places, ne servent qu’à montrer au public leur ineptie aussi-tôt qu’ils y sont parvenus. Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le Prince, & un homme d’un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministere, qu’un sot à la tête d’un gouvernement républicain. Aussi, quand par quelque heureux hazard un de ces hommes nés pour gouverner prend le timon des affaires dans une Monarchie presque abimée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources qu’il trouve, & cela fait époque dans un pays.

Pour qu’un État monarchique put être bien gouverné, il faudroit que sa grandeur ou son étendue fut mésurée aux facultés de celui qui gouverne. Il est plus aisé de conquérir que de régir. Avec un levier suffisant, d’un doigt on peut ébranler le monde, mais pour le soutenir il faut les épaules d’Hercule. Pour peu qu’un État soit grand, le Prince est presque toujours trop petit. Quand, au contraire il arrive que l’État est trop petit pour son chef, ce qui est très rare, il est encore mal gouverné, parce que le chef, suivant toujours la grandeur de ses vues, oublie les intérêts des peuples, & ne les rend pas moins malheureux par l’abus des talens qu’il a de trop, qu’un chef borné par le défaut de ceux qui lui manquent. Il faudroit, pour ainsi dire, qu’un royaume s’étendit ou se resserrât à chaque regne selon la portée du Prince ; au lieu que les talens d’un Sénat ayant des mésures plus fixes, l’État peut avoir des bornes constantes & l’administration n’aller pas moins bien.

Le plus sensible inconvénient du Gouvernement d’un seul est le défaut de cette succession continuelle qui forme dans les deux autres une liaison non interrompue. Un Roi mort, il en faut un autre ; les élections laissent des intervalles dangereux, elles sont orageuses, & à moins que les Citoyens ne soient d’un désintéressement, d’une intégrité que ce Gouvernement ne comporte gueres, la brigue & la corruption s’en mêlent. Il est difficile que celui à qui l’Etat s’est vendu ne le vende pas à son tour, & ne se dédommage pas sur les foibles de l’argent que les puissans lui ont extorqué. Tôt ou tard tout devient venal sous une pareille administration, & la paix dont on jouit alors sous les rois, est pire que le désordre des interregnes.

Qu’a-t-on fait pour prévenir ces maux ? On a rendu les Couronnes héréditaires dans certaines familles, & l’on a établi un ordre de Succession qui prévient toute dispute à la mort des Rois : C’est-à-dire que, substituant l’inconvénient des régences à celui des élections, on a préféré une apparente tranquillité à une administration sage, & qu’on a mieux aimé risquer d’avoir pour chefs des enfans, des monstres, des imbéciles, que d’avoir à disputer sur le choix des bons Rois ; on n’a pas considéré qu’en s’exposant ainsi aux risques de l’alternative on met presque toutes les chances contre soi. C’étoit un mot très-sensé que celui du jeune Denis, à qui son pere en lui reprochant une action honteuse, disoit, t’en ai-je donné l’exemple ? Ah, répondit le fils, votre pere n’étoit pas roi !

Tout concourt à priver de justice & de raison un homme élevé pour commander aux autres. On prend beaucoup de peine, à ce qu’on dit, pour enseigner aux jeunes Princes l’art de regner ; il ne paroit pas que cette éducation leur profite. On feroit mieux de commencer par leur enseigner l’art d’obéir. Les plus grands rois qu’ait célébrés l’histoire n’ont point été élevés pour regner ; c’est une science qu’on ne possede jamais moins qu’après l’avoir trop apprise, & qu’on acquiert mieux en obéissant qu’en commandant. Nam utilissimus idem ac brevissimus bonarum malarumque rerum delectus, cogitare quid aut nolueris sub alio Principe aut volueris[20].

Une suite de ce défaut de cohérence est l’inconstance du gouvernement royal qui, se réglant tantôt sur un plan & tantôt sur un autre selon le caractere du Prince qui regne ou des gens qui regnent pour lui, ne peut avoir longtems un objet fixe ni une conduite conséquente : variation qui rend toujours l’Etat flottant de maxime en maxime, de projet en projet, & qui n’a pas lieu dans les autres Gouvernemens où le Prince est toujours le même. Aussi voit-on qu’en général, s’il y a plus de ruse dans une Cour, il y a plus de sagesse dans un Sénat, & que les Républiques vont à leurs fins par des vues plus constantes & mieux suivies, au lieu que chaque révolution dans le Ministere en produit une dans l’Etat ; la maxime commune à tous les Ministres, & presque à tous les Rois, étant de prendre en toute chose le contrepied de leur prédécesseur.

De cette même incohérence se tire encore la solution d’un sophisme très familier aux politiques royaux ; c’est, non seulement de comparer le Gouvernement civil au Gouvernement domestique & le prince au pere de famille, erreur déjà réfutée, mais encore de donner libéralement à ce magistrat toutes les vertus dont il auroit besoin, & de supposer toujours que le Prince est ce qu’il devroit être : supposition à l’aide de laquelle le Gouvernement royal est évidemment préférable à tout autre, parce qu’il est incontestablement le plus fort, & que pour être aussi le meilleur il ne lui manque qu’une volonté du corps plus conforme à la volonté générale.

Mais si selon Platon[21] le roi par nature est un personnage si rare, combien de fois la nature & la fortune concourront-elles à le couronner, & si l’éducation royale corrompt nécessairement ceux qui la reçoivent, que doit-on espérer d’une suite d’hommes élevés pour regner ? C’est donc bien vouloir s’abuser que de confondre le Gouvernement royal avec celui d’un bon Roi. Pour voir ce qu’est ce Gouvernement en lui-même, il faut le considérer sous des Princes bornés ou méchans ; car ils arriveront tels au Trône, ou le Trône les rendra tels.

Ces difficultés n’ont pas échappé à nos Auteurs, mais ils n’en sont point embarrassés. Le remede est, disent-ils, d’obéir sans murmure. Dieu donne les mauvais Rois dans sa colére, & il les faut supporter comme des châtimens du Ciel. Ce discours est édifiant, sans doute ; mais je ne sais s’il ne conviendroit pas mieux en chaire que dans un livre de politique. Que dire d’un Medecin qui promet des miracles, & dont tout l’art est d’exhorter son malade à la patience ? On sait bien qu’il faut souffrir un mauvais Gouvernement quand on l’a ; la question seroit d’en trouver un bon.

CHAPITRE VII.

Des Gouvernemens mixtes.


A proprement parler il n’y a point de Gouvernement simple. Il faut qu’un Chef unique ait des magistrats subalternes ; il faut qu’un Gouvernement populaire ait un Chef. Ainsi dans le partage de la puissance exécutive il y a toujours gradation du grand nombre au moindre, avec cette différence que tantôt le grand nombre dépend du petit, & tantôt le petit du grand.

Quelquefois il y a partage égal ; soit quand les parties constitutives sont dans une dépendance mutuelle, comme dans le Gouvernement d’Angleterre ; soit quand l’autorité de chaque partie est indépendante mais imparfaite, comme en Pologne. Cette derniere forme est mauvaise, parce qu’il n’y a point d’unité dans le Gouvernement, & que l’Etat manque de liaison.

Lequel vaut le mieux, d’un Gouvernement simple ou d’un Gouvernement mixte ? Question fort agitée chez les politiques, & à laquelle il faut faire la même réponse que j’ai faite ci-devant sur toute forme de Gouvernement.

Le Gouvernement simple est le meilleur en soi, par cela seul qu’il est simple. Mais quand la Puissance exécutive ne dépend pas assez de la législative, c’est-à-dire, quand il y a plus de rapport du Prince au Souverain que du Peuple au Prince, il faut remédier à ce défaut de proportion en divisant le Gouvernement ; car alors toutes ses parties n’ont pas moins d’autorité sur les sujets, & leur division les rend toutes ensemble moins fortes contre le Souverain.

On previent encore le même inconvénient en établissant des magistrats intermédiaires, qui, laissant le Gouvernement en son entier, servent seulement à balancer les deux Puissances & à maintenir leurs droits respectifs. Alors le Gouvernement n’est pas mixte, il est tempéré.

On peut remédier par des moyens semblables à l’inconvénient opposé, & quand le Gouvernement est trop lâche, ériger des Tribunaux pour le concentrer. Cela se pratique dans toutes les Démocraties. Dans le premier cas on divise le Gouvernement pour l’affoiblir, & dans le second pour le renforcer ; car les maximum de force & de foiblesse se trouvent également dans les Gouvernemens simples, au lieu que les formes mixtes donnent une force moyenne.

CHAPITRE VIII.

Que toute forme de Gouvernement n’est pas propre à tout pays.


La liberté n’étant pas un fruit de tous les Climats n’est pas à la portée de tous les peuples. Plus on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent la vérité. Plus on le conteste, plus on donne occasion de l’établir par de nouvelles preuves.

Dans tous les Gouvernemens du monde la personne publique consomme & ne produit rien. D’où lui vient donc la substance consommée ? Du travail de ses membres. C’est le superflu des particuliers qui produit le nécessaire du public. D’où il suit que l’état civil ne peut subsister qu’autant que le travail des hommes rend au delà de leurs besoins.

Or cet excédent n’est pas le même dans tous les pays du monde. Dans plusieurs il est considérable, dans d’autres médiocres, dans d’autres nul, dans d’autres négatif. Ce rapport dépend de la fertilité du climat, de la sorte de travail que la terre exige, de la nature de ses productions, de la force de ses habitans, de la plus ou moins grande consommation qui leur est nécessaire, & de plusieurs autres rapports semblables desquels il est composé.

D’autre part, tous les Gouvernemens ne sont pas de même nature ; il y en a de plus ou moins dévorans, & les différences sont fondées sur cet autre principe que, plus les contributions publiques s’éloignent de leur source, & plus elles sont onéreuses. Ce n’est pas sur la quantité des impositions qu’il faut mésurer cette charge, mais sur le chemin qu’elles ont à faire pour retourner dans les mains dont elles sont sorties ; quand cette circulation est prompte & bien établie, qu’on paye peu ou beaucoup, il n’importe ; le peuple est toujours riche & les finances vont toujours bien. Au contraire, quelque peu que le Peuple donne, quand ce peu ne lui revient point, en donnant toujours bientôt il s’épuise ; l’État n’est jamais riche, & le peuple est toujours gueux.

Il suit de-là que plus la distance du peuple au Gouvernement augmente, & plus les tributs deviennent onéreux ; ainsi dans la Démocratie le peuple est le moins chargé, dans l’Aristocratie il l’est davantage, dans la Monarchie il porte le plus grand poids. La Monarchie ne convient donc qu’aux nations opulentes, l’Aristocratie aux États médiocres en richesse ainsi qu’en grandeur, la Démocratie aux États petits & pauvres.

En effet, plus on y réfléchit, plus on trouve en ceci de différence entre les États libres & les monarchiques ; dans les premiers tout s’emploie à l’utilité commune ; dans les autres les forces publiques & particulieres sont réciproques, & l’une s’augmente par l’affoiblissement de l’autre. Enfin au lieu de gouverner les sujets pour les rendre heureux, le despotisme les rend misérables pour les gouverner.

Voila donc dans chaque climat des causes naturelles sur lesquelles on peut assigner la forme de Gouvernement à laquelle la force du climat l’entraîne, & dire même quelle espece d’habitans il doit avoir. Les lieux ingrats & stériles où le produit ne vaut pas le travail doivent rester incultes & deserts, ou seulement peuplés de Sauvages : Les lieux où le travail des hommes ne rend exactement que le nécessaire doivent être habités par des peuples barbares, toute politie y seroit impossible : les lieux où l’excès du produit sur le travail est médiocre conviennent aux peuples libres ; ceux où le terroir abondant & fertile donne beaucoup de produit pour peu de travail veulent être gouvernés monarchiquement, pour consumer par le luxe du Prince l’excès du superflu des sujets ; car il vaut mieux que cet excès soit absorbé par le gouvernement que dissipé par les particuliers. Il y a des exceptions, je le sais ; mais ces exceptions-mêmes confirment la regle, en ce qu’elles produisent tôt ou tard des révolutions qui ramenent les choses dans l’ordre de la nature.

Distingons toujours les loix générales des causes particulieres qui peuvent en modifier l’effet. Quand tout le midi seroit couvert de Républiques & tout le nord d’Etats despotiques il n’en seroit pas moins vrai que par l’effet du climat le despotisme convient aux pays chauds, la barbarie aux pays froids, & la bonne politie aux régions intermédiaires. Je vois encore qu’en accordant le principe on pourra disputer sur l’application : on pourra dire qu’il y a des pays froids très-fertiles & des méridionaux très-ingrats. Mais cette difficulté n’en est une que pour ceux qui n’examinent pas la chose dans tous ses rapports. Il faut, comme je l’ai déjà dit, compter ceux des travaux, des forces, de la consommation, &c.

Supposons que de deux terreins égaux l’un rapporte cinq & l’autre dix. Si les habitans du premier consomment quatre & ceux du dernier neuf, l’excès du premier produit sera 1/5. & celui du second 1/10. Le rapport de ces deux excès étant donc inverse de celui des produits, le terrein qui ne produira que cinq donnera un superflu double de celui du terrein qui produira dix.

Mais il n’est pas question d’un produit double, & je ne crois pas que personne ose mettre en général la fertilité des pays froids en égalité même avec celle des pays chauds. Toutefois supposons cette égalité ; laissons, si l’on veut, en balance l’Angleterre avec la Sicile, & la Pologne avec l’Egypte. Plus au midi nous n’aurons l’Affrique & les Indes, plus au nord nous n’aurons plus rien. Pour cette égalité de produit, quelle différence dans la culture ? En Sicile il ne faut que grater la terre ; en Angleterre que de soins pour la labourer ! Or là où il faut plus de bras pour donner le même produit, le superflu doit être nécessairement moindre.

Considerez, outre cela, que la même quantité d’hommes consomme beaucoup moins dans les pays chauds. Le climat demande qu’on y soit sobre pour se porter bien : les Européens qui veulent y vivre comme chez eux périssent tous de disserenterie & d’indigestions. Nous sommes, dit Chardin, des bêtes carnacieres, des loups, en comparaison des Asiatiques. Quelques-uns attribuent la sobriété des Persans à ce que leur pays est moins cultivé, & moi je crois au contraire que leur pays abonde moins en denrées parce qu’il en faut moins aux habitans. Si leur frugalité, continue-t-il, étoit un effet de la disette du pays, il n’y auroit que les pauvres qui mangeroient peu, au lieu que c’est généralement tout le monde, & on mangeroit plus ou moins en chaque province selon la fertilité du pays, au lieu que la même sobriété se trouve par tout le royaume. Ils se louent fort de leur maniere de vivre, disant qu’il ne faut que regarder leur teint pour reconnoitre combien elle est plus excellente que celle des chrétiens. En effet le teint des Persans est uni ; ils ont la peau belle fine & polie, au lieu que le teint des Arméniens leurs sujets qui vivent à l’Européenne est rude, couperosé, & que leurs corps sont gros & pesants.

Plus on approche de la ligne, plus les peuples vivent de peu. Ils ne mangent presque pas de viande ; le ris, le mays, le cuzcuz, le mil, la cassave, sont leurs alimens ordinaires. Il y a aux Indes des millions d’hommes dont la nourriture ne coute pas un sol par jour. Nous voyons en Europe-même des différences sensibles pour l’appetit entre les peuples du nord & ceux du midi. Un Espagnol vivra huit jours du diner d’un Allemand. Dans les pays où les hommes sont plus voraces le luxe se tourne aussi vers les choses de consommation. En Angleterre, il se montre sur une table chargée de viandes ; en Italie on vous régale de sucre & de fleurs.

Le luxe des vêtemens offre encore de semblables différences. Dans les climats où les changemens des saisons sont prompts & violens, on a des habits meilleurs & plus simples, dans ceux où l’on ne s’habille que pour la parure on y cherche plus d’éclat que d’utilité, les habits eux-mêmes y sont un luxe. A Naples vous verrez tous les jours se promener au Pausylippe des hommes en veste dorée & point de bas. C’est la même chose pour les bâtimens ; on donne tout à la magnificence quand on n’a rien à craindre des injures de l’air. A Paris à Londres on veut être logé chaudement & commodément. A Madrid on a des salons superbes, mais point de fénêtres qui ferment, & l’on couche dans des nids-à-rats.

Les alimens sont beaucoup plus substanciels & succulens dans les pays chauds ; c’est une troisieme différence qui ne peut manquer d’influer sur la seconde. Pourquoi mange-t-on tant de légumes en Italie ? parce qu’ils y sont bons, nourrissans, d’excellent goût : En France où ils ne sont nourris que d’eau ils ne nourrissent point, & sont presque comptés pour rien sur les tables. Ils n’occupent pourtant pas moins de terrein & coûtent du moins autant de peine à cultiver. C’est une expérience faite que les bleds de Barbarie, d’ailleurs inférieurs à ceux de France, rendent beaucoup plus en farine, & que ceux de France à leur tour rendent plus que les bleds du Nord. D’où l’on peut inférer qu’une gradation semblable s’observe généralement dans la même direction de la ligne au pole. Or n’est-ce pas un desavantage visible d’avoir dans un produit égal une moindre quantité d’aliment ?

A toutes ces différentes considérations j’en puis ajoûter une qui en découle & qui les fortifie ; c’est que les pays chauds ont moins besoins d’habitans que les pays froids, & pourroient en nourrir davantage ; ce qui produit un double superflu toujours à l’avantage du despotisme. Plus le même nombre d’habitans occupe une grande surface, plus les révoltes deviennent difficiles ; parce qu’on ne peut se concerter ni promptement ni secretement, & qu’il est toujours facile au Gouvernement d’éventer les projets & de couper les communications ; mais plus un peuple nombreux se rapproche, moins le Gouvernement peut usurper sur le Souverain ; les chefs déliberent aussi surement dans leurs chambres que le Prince dans son conseil, & la foule s’assemble aussi-tôt dans les places que les troupes dans leurs quartiers. L’avantage d’un Gouvernement tirannique est donc en ceci d’agir à grandes distances. À l’aide des points d’appui qu’il se donne sa force augmente au loin comme celle des léviers [22]. Celle du peuple au contraire n’agit que concentrée, elle s’évapore & se perd en s’étendant, comme l’effet de la poudre éparse à terre & qui ne prend feu que grain à grain. Les pays les moins peuplés sont ainsi les plus propres à la Tirannie : les bêtes féroces ne regnent que dans les déserts.

CHAPITRE IX.

Des signes d’un bon Gouvernement.


Quand donc on demande absolument quel est le meilleur Gouvernement, on fait une question insoluble comme indéterminée ; ou si l’on veut, elle a autant de bonnes solutions qu’il y a de combinaisons possibles dans les positions absolues & rélatives des peuples.

Mais si l’on demandoit à quel signe on peut connoitre qu’un peuple donné est bien ou mal gouverné, ce seroit autre chose, & la question de fait pourroit se résoudre.

Cependant on ne la résout point, parce que chacun veut la résoudre à sa maniere. Les sujets vantent la tranquillité publique, les Citoyens la liberté des particuliers ; l’un préfere la sureté des possessions, & l’autre celle des personnes ; l’un veut que le meilleur Gouvernement soit le plus sévère, l’autre soutient que c’est le plus doux ; celui-ci veut qu’on punisse les crimes, & celui-là qu’on les prévienne ; l’un trouve beau qu’on soit craint des voisins, l’autre aime mieux qu’on en soit ignoré ; l’un est content quand l’argent circule, l’autre exige que le peuple ait du pain. Quand-même on conviendroit sur ces points & d’autres semblables, en seroit-on plus avancé ? Les qualités morales manquant de mesure précise, fut-on d’accord sur le signe, comment l’être sur l’estimation ?

Pour moi, je m’étonne toujours qu’on méconnoisse un signe aussi simple, ou qu’on ait la mauvaise foi de n’en pas convenir. Quelle est la fin de l’association politique ? C’est la conservation & la prospérité de ses membres. Et quel est le signe le plus sûr qu’ils se conservent & prospérent ? C’est leur nombre & leur population. N’allez donc pas chercher ailleurs ce signe si disputé. Toute chose d’ailleurs égale, le Gouvernement sous lequel, sans moyens étrangers sans naturalisations sans colonies les Citoyens peuplent & multiplient davantage, est infailliblement le meilleur : celui sous lequel un peuple diminue & dépérit est le pire. Calculateurs, c’est maintenant votre affaire ; comptez, mesurez, comparez [23].

CHAPITRE X.

De l’abus du Gouvernement, & de sa pente à dégénérer.


Comme la volonté particuliere agit sans cesse contre la volonté générale, ainsi le Gouvernement fait un effort continuel contre la Souveraineté. Plus cet effort augmente, plus la constitution s’altere, & comme il n’y a point ici d’autre volonté de corps qui résistant à celle du Prince fasse équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le Prince opprime enfin le Souverain & rompe le traité Social. C’est-là le vice inhérent & inévitable qui dès la naissance du corps politique tend sans relàche à le détruire, de même que la vieillesse & la mort détruisent enfin le corps de l’homme.

Il y a deux voyes générales par lesquelles un Gouvernement dégénere ; savoir, quand il se resserre, ou quand l’Etat se dissoût.

Le Gouvernement se resserre quand il passe du grand nombre au petit, c’est-à-dire de la Démocratie à l’Aristocratie, & de l’Aristocratie à la Royauté. C’est-là son inclinaison naturelle[24]. S’il rétrogradoit du petit nombre au grand, on pourroit dire qu’il se relâche, mais ce progrès inverse est impossible.

En effet, jamais le Gouvernement ne change de forme que quand son ressort usé le laisse trop affoibli pour pouvoir conserver la sienne. Or s’il se relâchoit encore en s’étendant, sa force deviendroit tout-à-fait nulle, & il subsisteroit encore moins. Il faut donc remonter & serrer le ressort à mesure qu’il cede, autrement l’Etat qu’il soutient tomberoit en ruine.

Le cas de la dissolution de l’Etat peut arriver de deux manieres.

Premierement quand le Prince n’administre plus l’État selon les loix & qu’il usurpe le pouvoir souverain. Alors il se fait un changement remarquable ; c’est que, non pas le Gouvernement, mais l’État se resserre ; je veux dire que le grand État se dissout & qu’il s’en forme un autre dans celui-là, composé seulement des membres du Gouvernement, & qui n’est plus rien au reste du Peuple que son maitre & son tiran. De sorte qu’à l’instant que le Gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu, & tous les simples Citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés mais non pas obligés d’obéir.

Le meme cas arrive aussi quand les membres du Gouvernement usurpent séparément le pouvoir qu’ils ne doivent exercer qu’en corps ; ce qui n’est pas une moindre infraction des loix, & produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour ainsi dire, autant de Princes que de Magistrats, & l’Etat, non moins divisé que le Gouvernement, périt ou change de forme.

Quand l’Etat se dissout, l’abus du Gouvernement quel qu’il soit prend le nom commun d’anarchie. En distingant, la Démocratie dégénere en Ochlocratie, l’Aristocratie en Olygarchie ; j’ajoûterois que la Royauté dégénere en Tyrannie, mais ce dernier mot est équivoque & demande explication.

Dans le sens vulgaire un Tyran est un Roi qui gouverne avec violence & sans égard à la justice & aux loix. Dans le sens précis un Tyran est un particulier qui s’arroge l’autorité royale sans y avoir droit. C’est ainsi que les Grecs entendoient ce mot de Tyran : Ils le donnoient indifféremment aux bons & aux mauvais Princes dont l’autorité n’étoit pas légitime[25]. Ainsi Tyran & usurpateur sont deux mots parfaitement synonimes.

Pour donner différens noms à différentes choses, j’appelle Tyran l’usurpateur de l’autorité royale, & Despote l’usurpateur du pouvoir Souverain. Le Tyran est celui qui s’ingere contre les loix à gouverner selon les loix ; le Despote est celui qui se met au dessus des loix-mêmes. Ainsi le Tyran peut n’être pas Despote, mais le Despote est toujours Tyran.

CHAPITRE XI.

De la mort du corps politique.


Telle est la pente naturelle & inévitable des Gouvernemens les mieux constitués. Si Sparte & Rome ont péri, quel État peut espérer de durer toujours ? Si nous voulons former un établissement durable, ne songeons donc point à le rendre éternel. Pour réussir il ne faut pas tenter l’impossible, ni se flater de donner à l’ouvrage des hommes une solidité que les choses humaines ne comportent pas.

Le corps politique, aussi bien que le corps de l’homme, commence à mourir dès sa naissance & porte en lui-même les causes de sa déstruction. Mais l’un & l’autre peut avoir une constitution plus ou moins robuste & propre à le conserver plus ou moins longtems. La constitution de l’homme est l’ouvrage de la nature, celle de l’Etat est l’ouvrage de l’art. Il ne dépend pas des hommes de prolonger leur vie, il depend d’eux de prolonger celle de l’Etat aussi loin qu’il est possible, en lui donnant la meilleure constitution qu’il puisse avoir. Le mieux constitué finira, mais plus tard qu’un autre, si nul accident imprévu n’amene sa perte avant le tems.

Le principe de la vie politique est dans l’autorité Souveraine. La puissance législative est le cœur de l’Etat, la puissance exécutive en est le cerveau, qui donne le mouvement à toutes les parties. Le cerveau peut tomber en paralysie & l’individu vivre encore. Un homme reste imbécile & vit : mais sitôt que le cœur a cessé ses fonctions, l’animal est mort.

Ce n’est point par les loix que l’Etat subsiste, c’est par le pouvoir législatif. La loi d’hier n’oblige pas aujourd’hui, mais le consentement tacite est présumé du silence, & le Souverain est censé confirmer incessamment les loix qu’il n’abroge pas, pouvant le faire. Tout ce qu’il a déclaré vouloir une fois il le veut toujours, à moins qu’il ne le révoque.

Pourquoi donc porte-t-on tant de respect aux anciennes loix ? C’est pour cela même. On doit croire qu’il n’y a que l’excellence des volontés antiques qui les ait pu conserver si longtems ; si le Souverain ne les eut reconnu constamment salutaires il les eut mille fois révoquées. Voilà pourquoi loin de s’affoiblir les loix acquierent sans cesse une force nouvelle dans tout État bien constitué ; le préjugé de l’antiquité les rend chaque jour plus vénérables ; au lieu que par-tout où les loix s’affoiblissent en vieillissant, cela prouve qu’il n’y a plus de pouvoir législatif, & que l’État ne vit plus.

CHAPITRE XII.

Comment se maintient l’autorité Souveraine.


Le Souverain n’ayant d’autre force que la puissance législative n’agit que par des loix, & les loix n’étant que des actes authentiques de la volonté générale, le Souverain ne sauroit agir que quand le peuple est assemblé. Le peuple assemblé, dira-t-on ! Quelle chimere ! C’est une chimere aujourd’hui, mais ce n’en étoit pas une il y a deux mille ans : Les hommes ont-ils changé de nature ?

Les bornes du possible dans les choses morales sont moins étroites que nous ne pensons : Ce sont nos foiblesses, nos vices, nos préjugés qui les rétrécissent. Les ames basses ne croyent point aux grands hommes : de vils esclaves sourient d’un air moqueur à ce mot de liberté.

Par ce qui s’est fait considérons ce qui se peut faire ; je ne parlerai pas des anciennes républiques de la Grece, mais la République romaine étoit, ce me semble, un grand État, & la ville de Rome une grande ville. Le dernier Cens donna dans Rome quatre cent mille Citoyens portans armes, & le dernier dénombrement de l’Empire plus de quatre millions de Citoyens sans compter les sujets, les étrangers, les femmes, les enfans, les esclaves.

Quelle difficulté n’imagineroit-on pas d’assembler fréquemment le peuple immense de cette capitale & de ces environs ? Cependant il se passoit peu de semaines que le peuple romain ne fut assemblé, & même plusieurs fois. Non seulement il exerceoit les droit de la souveraineté, mais une partie de ceux du Gouvernement. Il traittoit certaines affaires, il jugeoit certaines causes, & tout ce peuple étoit sur la place publique presque aussi souvent magistrat que Citoyen.

En remontant aux premiers tems des Nations on trouveroit que la plupart des anciens gouvernemens, même monarchiques tels que ceux des Macédoniens & des Francs, avoient de semblables Conseils. Quoi qu’il en soit, ce seul fait incontestable répond à toutes les difficultés : De l’existant au possible la conséquence me paroit bonne.

CHAPITRE XIII.

Suite.


Il ne suffit pas que le peuple assemblé ait une fois fixé la constitution de l’Etat en donnant la sanction à un corps de loix : il ne suffit pas qu’il ait établi un Gouvernement perpétuel ou qu’il ait pourvu une fois pour toutes à l’élection des magistrats. Outre les assemblées extraordinaires que des cas imprévus peuvent exiger, il faut qu’il y en ait de fixes & de périodiques que rien ne puisse abolir ni proroger, tellement qu’au jour marqué le peuple soit légitimement convoqué par la loi, sans qu’il soit besoin pour cela d’aucune autre convocation formelle.

Mais hors de ces assemblées juridiques par leur seule date, toute assemblée du Peuple qui n’aura pas été convoquée par les magistrats préposés à cet effet & selon les formes prescrites doit être tenue pour illégitime & tout ce qui s’y fait pour nul ; parce que l’ordre même de s’assembler doit émaner de la loi.

Quant aux retours plus ou moins fréquens des assemblées légitimes, ils dépendent de tant de considérations qu’on ne sauroit donner là-dessus de regles précises. Seulement on peut dire en général que plus le Gouvernement a de force, plus le Souverain doit se montrer fréquemment.

Ceci me dira-t-on, peut être bon pour une seule ville ; mais que faire quand l’Etat en comprend plusieurs ? Partagera-t-on l’autorité Souveraine, ou bien doit-on la concentrer dans une seule ville & assujetir tout le reste ?

Je reponds qu’on ne doit faire ni l’un ni l’autre. Premierement, l’autorité souveraine est simple & une, & l’on ne peut la diviser sans la détruire. En second lieu, une ville non plus qu’une Nation ne peut être légitimement sujette d’une autre, parce que l’essence du corps politique est dans l’accord de l’obéissance & de la liberté, & que ces mots de sujet & de souverain sont des corrélations identiques dont l’idée se réunit sous le seul mot de Citoyen.

Je reponds encore que c’est toujours un mal d’unir plusieurs villes en une seule cité, & que, voulant faire cette union, l’on ne doit pas se flater d’en éviter les inconvéniens naturels. Il ne faut point objecter l’abus des grands États à celui qui n’en veut que de petits : mais comment donner aux petits États assez de force pour résister aux grands ? Comme jadis les villes grecques résisterent au grand Roi, & comme plus récemment la Hollande & la Suisse ont resisté à la maison d’Autriche.

Toutefois si l’on ne peut réduire l’État à de justes bornes, il reste encore une ressource ; c’est de n’y point souffrir de capitale, de faire siéger le Gouvernement alternativement dans chaque ville, & d’y rassembler aussi tour-à-tour les États du pays.

Peuplez également le territoire, étendez-y par tout les mêmes droits, portez-y par-tout l’abondance & la vie, c’est ainsi que l’État deviendra tout à la fois le plus fort & le mieux gouverné qu’il soit possible. Souvenez-vous que les murs des villes ne se forment que du débris des maisons des champs. À chaque Palais que je vois élever dans la capitale, je crois voir mettre en mazures tout un pays.

CHAPITRE XIV.

Suite.


A l’instant que le Peuple est légitimement assemblé en corps Souverain, toute jurisdiction du Gouvernement cesse, la puissance exécutive est suspendue, & la personne du dernier Citoyen est aussi sacrée & inviolable que celle du premier Magistrat, parce qu’où se trouve le Représenté, il n’y a plus de Représentant. La plupart des tumultes qui s’éleverent à Rome dans les comices vinrent d’avoir ignoré ou négligé cette regle. Les Consuls alors n’étoient que les Présidens du Peuple, les Tribuns de simples Orateurs[26], le Sénat n’étoit rien du tout.

Ces intervalles de suspension où le Prince reconnoit ou doit reconnoitre un supérieur actuel, lui ont toujours été redoutables, & ces assemblées du peuple, qui sont l’égide du corps politique & le frein du Gouvernement, ont été de tout tems l’horreur des chefs : aussi n’épargnent-ils jamais ni soins, ni objections, ni difficultés, ni promesses, pour en rebuter les Citoyens. Quand ceux-ci sont avares, lâches, pussillanimes, plus amoureux du repos que de la liberté, ils ne tiennent pas longtems contre les efforts redoublés du Gouvernement ; c’est ainsi que la force résistante augmentant sans cesse, l’autorité Souveraine s’évanouit à la fin, & que la plupart des cités tombent & périssent avant le tems.

Mais entre l’autorité Souveraine & le Gouvernement arbitraire, il s’introduit quelquefois un pouvoir moyen dont il faut parler.

CHAPITRE XV.

Des Députés ou Réprésentans.


Sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des Citoyens, & qu’ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l’Etat est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? ils payent des troupes & restent chez eux ; faut-il aller au Conseil ? ils nomment des Députés & restent chez eux. A force de paresse & d’argent ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie & des réprésentans pour la vendre.

C’est le tracas du commerce & des arts, c’est l’avide intérêt du gain, c’est la mollesse & l’amour des comodités, qui changent les services personnels en argent. On cede une partie de son profit pour l’augmenter à son aise. Donnez de l’argent, & bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d’esclave ; il est inconnu dans la Cité. Dans un État vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras & rien avec de l’argent : Loin de payer pour s’exempter de leurs devoirs, ils payeroient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes ; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes.

Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des Citoyens. Il y a même beaucoup moins d’affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées ; sous un mauvais Gouvernement nul n’aime à faire un pas pour s’y rendre ; parce que nul ne prend intérêt à ce qui s’y fait, qu’on prévoit que la volonté générale n’y dominera pas, & qu’enfin les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes loix en font faire de meilleures, les mauvaises en amenent de pires. Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État, que m’importe ? on doit compter que l’État est perdu.

L’attiedissement de l’amour de la patrie, l’activité de l’intérêt privé, l’immensité des États, les conquêtes, l’abus du Gouvernement ont fait imaginer la voye des Députés ou Réprésentans du peuple dans les assemblées de la Nation. C’est ce qu’en certains pays on ose appeller le Tiers-État. Ainsi l’intérêt particulier de deux ordres est mis au premier & second rang, l’intérêt public n’est qu’au troisieme.

La Souveraineté ne peut être réprésentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, & la volonté ne se réprésente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses réprésentans, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le Peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple Anglois pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts momens de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde.

L’idée des Réprésentans est moderne : elle nous vient du Gouvernement féodal, de cet inique & absurde Gouvernement dans lequel l’espece humaine est dégradée, & où le nom d’homme est en deshonneur. Dans les anciennes Républiques & même dans les monarchies, jamais le Peuple n’eut des réprésentans ; on ne connoissoit pas ce mot-là. Il est très singulier qu’à Rome où les Tribuns étoient si sacrés on n’ait pas même imaginé qu’ils pussent usurper les fonctions du peuple, & qu’au milieu d’une si grande multitude, ils n’aient jamais tenté de passer de leur chef un seul Plebiscite. Qu’on juge cependant de l’embarras que causoit quelquefois la foule, par ce qui arriva du tems des Gracques, où une partie des Citoyens donnoit son suffrage de dessus les toits.

Où le droit & la liberté sont toutes choses, les inconvéniens ne sont rien. Chez ce sage peuple tout étoit mis à sa juste mésure : il laissoit faire à ses Licteurs ce que ses Tribuns n’eussent osé faire ; il ne craignoit pas que ses Licteurs voulussent le réprésenter.

Pour expliquer cependant comment les Tribuns le réprésentoient quelquefois, il suffit de concevoir comment le Gouvernement réprésente le Souverain. La Loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance Législative le Peuple ne peut être réprésenté ; mais il peut & doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la Loi. Ceci fait voir qu’en examinant bien les choses on trouveroit que très peu de Nations ont des loix. Quoi qu’il en soit, il est sûr que les Tribuns, n’ayant aucune partie du pouvoir exécutif, ne purent jamais réprésenter le Peuple romain par les droits de leurs charges, mais seulement en usurpant sur ceux du Sénat.

Chez les Grecs, tout ce que le Peuple avoit à faire il le faisoit par lui-même ; il étoit sans cesse assemblé sur la place. Il habitoit un climat doux, il n’étoit point avide, des esclaves faisoient ses travaux, sa grande affaire étoit sa liberté. N’ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits ? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins[27], six mois de l’année la place publique n’est pas tenable, vos langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air, vous donnez plus à votre gain qu’à votre liberté, & vous craignez bien moins l’esclavage que la misere.

Quoi ! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude ? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvéniens, & la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, & où le Citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle étoit la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité.

Je n’entens point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons pourquoi les peuples modernes qui se croyent libres ont des Réprésentans, & pourquoi les peuples anciens n’en avoient pas. Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un Peuple se donne des Réprésentans, il n’est plus libre ; il n’est plus.

Tout bien examiné, je ne vois pas qu’il soit désormais possible au Souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses droits si la Cité n’est très petite. Mais si elle est très petite elle sera subjuguée ? Non. Je ferai voir ci-après[28] comment on peut réunir la puissance extérieure d’un grand Peuple avec la police aisée & le bon ordre d’un petit État.

CHAPITRE XVI.

Que l’institution du Gouvernement n’est point un contract.


Le pouvoir Législatif une fois bien établi, il s’agit d’établir de même le pouvoir exécutif ; car ce dernier, qui n’opere que par des actes particuliers, n’étant pas de l’essence de l’autre, en est naturellement séparé. S’il étoit possible que le Souverain, considéré comme tel, eut la puissance exécutive, le droit & le fait seroient tellement confondus qu’on ne sauroit plus ce qui est loi & ce qui ne l’est pas, & le corps politique ainsi dénaturé seroit bien-tôt en proye à la violence contre laquelle il fut institué.

Les Citoyens étant tous égaux par le contract social, ce que tous doivent faire tous peuvent le prescrire, au lieu que nul n’a droit d’exiger qu’un autre fasse ce qu’il ne fait pas lui-même. Or c’est proprement ce droit, indispensable pour faire vivre & mouvoir le corps politique, que le Souverain donne au Prince en instituant le Gouvernement.

Plusieurs ont prétendu que l’acte de cet établissement étoit un contract entre le Peuple & les chefs qu’il se donne ; contract par lequel on stipuloit entre les deux parties les conditions sous lesquelles l’une s’obligeoit à commander & l’autre à obéir. On conviendra, je m’assure, que voilà une étrange maniere de contracter ! Mais voyons si cette opinion est soutenable.

Premierement, l’autorité suprême ne peut pas plus se modifier que s’aliéner, la limiter c’est la détruire. Il est absurde & contradictoire que le Souverain se donne un supérieur ; s’obliger d’obéir à un maitre c’est se remettre en pleine liberté.

De plus, il est évident que ce contract du peuple avec telles ou telles personnes seroit un acte particulier. D’où il suit que ce contract ne sauroit être une loi ni un acte de souveraineté, & que par conséquent il seroit illégitime.

On voit encore que les parties contractantes seroient entre elles sous la seule loi de nature & sans aucun garant de leurs engagemens réciproques, ce qui répugne de toutes manieres à l’état civil : Celui qui a la force en main étant toujours le maitre de l’exécution, autant vaudroit donner le nom de contract à l’acte d’un homme qui diroit à un autre ; „je vous donne tout mon bien, à condition que vous m’en rendrez ce qu’il vous plaira”.

Il n’y a qu’un contract dans l’Etat, c’est celui de l’association ; & celui-là seul en exclut tout autre. On ne sauroit imaginer aucun Contract public, qui ne fut une violation du premier.

CHAPITRE XVII.

De l’institution du Gouvernement.


Sous quelle idée faut-il donc concevoir l’acte par lequel le Gouvernement est institué ? Je remarquerai d’abord que cet acte est complexe ou composé de deux autres, savoir l’établissement de la loi, & l’exécution de la loi.

Par le premier, le Souverain statue qu’il y aura un corps de Gouvernement établi sous telle ou telle forme ; & il est clair que cet acte est une loi.

Par le second, le Peuple nomme les chefs qui seront chargés du Gouvernement établi. Or cette nomination étant un acte particulier n’est pas une seconde loi, mais seulement une suite de la premiere & une fonction du Gouvernement.

La difficulté est d’entendre comment on peut avoir un acte de Gouvernement avant que le Gouvernement existe, & comment le Peuple, qui n’est que Souverain ou sujet, peut devenir Prince ou Magistrat dans certaines circonstances.

C’est encore ici que se découvre une de ces étonnantes propriétés du corps politique, par lesquelles il concilie des opérations contradictoires en apparence. Car celle-ci se fait par une conversion subite de la Souveraineté en Démocratie ; en sorte que, sans aucun changement sensible, & seulement par une nouvelle rélation de tous à tous, les Citoyens devenus Magistrats passent des actes généraux aux actes particuliers, & de la loi à l’exécution.

Ce changement de rélation n’est point une subtilité de spéculation sans exemple dans la pratique : Il a lieu tous les jours dans le Parlement d’Angleterre, où la Chambre-basse en certaines occasions se tourne en grand Commité, pour mieux discuter les affaires, & devient ainsi simple commission, de Cour Souveraine qu’elle étoit l’instant précédent ; en telle sorte qu’elle se fait ensuite rapport à elle-même comme chambre des Communes de ce qu’elle vient de regler en grand-Commité, & délibere de nouveau sous un titre de ce qu’elle a déjà résolu sous un autre.

Tel est l’avantage propre au Gouvernement Démocratique de pouvoir être établi dans le fait par un simple acte de la volonté générale. Après quoi, ce Gouvernement provisionnel reste en possession si telle est la forme adoptée, ou établit au nom du Souverain le Gouvernement prescrit par la loi, & tout se trouve ainsi dans la regle. Il n’est pas possible d’instituer le Gouvernement d’aucune autre maniere légitime, & sans renoncer aux principes ci-devant établis.

CHAPITRE XVIII.

Moyen de prévenir les usurpations du Gouvernement.


De ces éclaircissemens il résulte en confirmation du chapitre XVI. que l’acte qui institue le Gouvernement n’est point un contract mais une Loi, que les dépositaires de la puissance exécutive ne sont point les maitres du peuple mais ses officiers, qu’il peut les établir & les destituer quand il lui plait, qu’il n’est point question pour eux de contracter mais d’obéir, & qu’en se chargeant des fonctions que l’Etat leur impose ils ne font que remplir leur devoir de Citoyens, sans avoir en aucune sorte le droit de disputer sur les conditions.

Quand donc il arrive que le Peuple institue un Gouvernement héréditaire, soit monarchique dans une famille, soit aristocratique dans un ordre de Citoyens, ce n’est point un engagement qu’il prend ; c’est une forme provisionnelle qu’il donne à l’administration, jusqu’à ce qu’il lui plaise d’en ordonner autrement.

Il est vrai que ces changemens sont toujours dangereux, & qu’il ne faut jamais toucher au Gouvernement établi que lors qu’il devient incompatible avec le bien public ; mais cette circonspection est une maxime de politique & non pas une regle de droit, & l’Etat n’est pas plus tenu de laisser l’autorité civile à ses chefs, que l’autorité militaire à ses Généraux.

Il est vrai encore qu’on ne sauroit en pareil cas observer avec trop de soin toutes les formalités requises pour distinguer un acte régulier & légitime d’un tumulte séditieux, & la volonté de tout un peuple des clameurs d’une faction. C’est ici sur-tout qu’il ne faut donner au cas odieux que ce qu’on ne peut lui refuser dans toute la rigueur du droit, & c’est aussi de cette obligation que le Prince tire un grand avantage pour conserver sa puissance malgré le peuple, sans qu’on puisse dire qu’il l’ait usurpée : Car en paroissant n’user que de ses droits il lui est fort aisé de les étendre, & d’empêcher sous le prétexte du repos public les assemblées destinées à rétablir le bon ordre ; de sorte qu’il se prévaut d’un silence qu’il empêche de rompre, ou des irrégularités qu’il fait commettre, pour supposer en sa faveur l’aveu de ceux que la crainte fait taire, & pour punir ceux qui osent parler. C’est ainsi que les Décemvirs ayant été d’abord élus pour un an, puis continués pour une autre année, tenterent de retenir à perpétuité leur pouvoir, en ne permettant plus aux comices de s’assembler ; & c’est par ce facile moyen que tous les gouvernemens du monde, une fois revétus de la force publique, usurpent tôt ou tard l’autorité Souveraine.

Les assemblées périodiques dont j’ai parlé ci-devant sont propres à prévenir ou différer ce malheur, sur-tout quand elles n’ont pas besoin de convocation formelle : car alors le Prince ne sauroit les empêcher sans se déclarer ouvertement infracteur des loix & ennemi de l’Etat.

L’ouverture de ces assemblées qui n’ont pour objet que le maintien du traité social, doit toujours se faire par deux propositions qu’on ne puisse jamais supprimer, & qui passent separément par les suffrages.

La premiere ; s’il plait au Souverain de conserver la présente forme de Gouvernement.

La seconde ; s’il plait au Peuple d’en laisser l’administration à ceux qui en sont actuellement chargés.

Je suppose ici ce que je crois avoir démontré, savoir qu’il n’y a dans l’Etat aucune loi fondamentale qui ne se puisse révoquer, non pas même le pacte social ; car si tous les Citoyens s’assembloient pour rompre ce pacte d’un commun accord, on ne peut douter qu’il ne fût très-légitimement rompu. Grotius pense même que chacun peut renoncer à l’Etat dont il est membre, & reprendre sa liberté naturelle & ses biens en sortant du pays[29]. Or il seroit absurde que tous les Citoyens réunis ne pussent pas ce que peut séparément chacun d’eux.

Fin du Livre Troisieme.


DU

CONTRACT SOCIAL ;

OU,

PRINCIPES

DU

DROIT POLITIQUE.


LIVRE IV.



CHAPITRE I.

Que la volonté générale est indestructible.


Tant que plusieurs hommes réunis se considerent comme un seul corps, ils n’ont qu’une seule volonté, qui se rapporte à la commune conservation, & au bien-être général. Alors tous les ressorts de l’Etat sont vigoureux & simples, ses maximes sont claires & lumineuses, il n’a point d’intérêts embrouillés, contradictoires, le bien commun se montre par tout avec évidence, & ne demande que du bon sens pour être apperçu. La paix l’union l’égalité sont ennemies des subtilités politiques. Les hommes droits & simples sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité, les leurres les prétextes rafinés ne leur en imposent point ; ils ne sont pas même assez fins pour être dupes. Quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de paysans regler les affaires de l’Etat sous un chêne & se conduire toujours sagement, peut-on s’empêcher de mépriser les rafinemens des autres nations, qui se rendent illustres & misérables avec tant d’art & de misteres ?

Un État ainsi gouverné a besoin de très peu de Loix, & à mésure qu’il devient nécessaire d’en promulguer de nouvelles, cette nécessité se voit universellement. Le premier qui les propose ne fait que dire ce que tous ont déjà senti, & il n’est question ni de brigues ni d’éloquence pour faire passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire, sitôt qu’il sera sûr que les autres le feront comme lui.

Ce qui trompe les raisonneurs c’est que ne voyant que des États mal constitués dès leur origine, ils sont frappés de l’impossibilité d’y maintenir une semblable police. Ils rient d’imaginer toutes les sotises qu’un fourbe adroit, un parleur insinuant pourroit persuader au peuple de Paris ou de Londres. Ils ne savent pas que Cromwel eut été mis aux sonnêtes par le peuple de Berne, & le Duc de Beaufort à la discipline par les Génevois.

Mais quand le nœud social commence à se relâcher & l’Etat à s’affoiblir ; quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir & les petites sociétés à influer sur la grande, l’intérêt commun s’altere & trouve des opposans, l’unanimité ne regne plus dans les voix, la volonté générale n’est plus la volonté de tous, il s’élêve des contradictions des débats, & le meilleur avis ne passe point sans disputes.

Enfin quand l’Etat, près de sa ruine ne subsiste plus que par une forme illusoire & vaine, que le lien social est rompu dans tous les cœurs, que le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public ; alors la volonté générale devient muette, tous guidés par des motifs secrets n’opinent pas plus comme Citoyens que si l’Etat n’eut jamais existé, & l’on fait passer faussement sous le nom de Loix des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier.

S’ensuit-il de-là que la volonté générale soit anéantie ou corrompue ? Non, elle est toujours constante, inaltérable & pure ; mais elle est subordonnée à d’autres qui l’emportent sur elle. Chacun, détachant son intérêt de l’intérêt commun, voit bien qu’il ne peut l’en séparer tout-à-fait, mais sa part du mal public ne lui paroit rien, auprès du bien exclusif qu’il prétend s’approprier. Ce bien particulier excepté, il veut le bien général pour son propre intérêt tout aussi fortement qu’aucun autre. Même en vendant son suffrage à prix d’argent il n’éteint pas en lui la volonté générale, il l’élude. La faute qu’il commet est de changer l’état de la question & de répondre autre chose que ce qu’on lui demande : En sorte qu’au lieu de dire par son suffrage, il est avantageux à l’Etat, il dit, il est avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis passe. Ainsi la loi de l’ordre public dans les assemblées n’est pas tant d’y maintenir la volonté générale, que de faire qu’elle soit toujours interrogée & qu’elle réponde toujours.

J’aurois ici bien des réflexions à faire sur le simple droit de voter dans tout acte de souveraineté ; droit que rien ne peut ôter aux Citoyens ; & sur celui d’opiner, de proposer, de diviser, de discuter, que le Gouvernement a toujours grand soin de ne laisser qu’à ses membres ; mais cette importante matiere demanderoit un traité à part, & je ne puis tout dire dans celui-ci.

CHAPITRE II.

Des Suffrages.


On voit par le chapitre précédent que la maniere dont se traittent les affaires générales peut donner un indice assez sûr de l’état actuel des mœurs, & de la santé du corps politique. Plus le concert regne dans les assemblées, c’est-à-dire plus les avis approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante ; mais les longs débats, les dissentions, le tumulte, annoncent l’ascendant des intérêts particuliers & le déclin de l’Etat.

Ceci paroit moins évident quand deux ou plusieurs ordres entrent dans sa constitution, comme à Rome les Patriciens & les Plébeyens, dont les querelles troublerent souvent les comices, même dans les plus beaux tems de la République ; mais cette exception est plus apparente que réelle ; car alors par le vice inhérent au corps politique on a, pour ainsi dire, deux États en un ; ce qui n’est pas vrai des deux ensemble est vrai de chacun séparément. Et en effet dans les tems mêmes les plus orageux les plébiscites du peuple, quand le Sénat ne s’en mêloit pas, passoient toujours tranquillement & à la grande pluralité des suffrages : Les Citoyens n’ayant qu’un intérêt, le peuple n’avoit qu’une volonté.

A l’autre extrémité du cercle l’unanimité revient. C’est quand les citoyens tombés dans la servitude n’ont plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte & la flaterie changent en acclamations les suffrages ; on ne délibere plus, on adore ou l’on maudit. Telle étoit la vile maniere d’opiner du Sénat sous les Empereurs. Quelquefois cela se faisoit avec des précautions ridicules : Tacite observe que sous Othon les Sénateurs accablant Vitellius d’exécrations, affectoient de faire en même tems un bruit épouvantable, afin que, si par hazard il devenoit le maitre, il ne put savoir ce que chacun d’eux avoit dit.

De ces diverses considérations naissent les maximes sur lesquelles on doit regler la maniere de compter les voix & de comparer les avis, selon que la volonté générale est plus ou moins facile à connoitre, & l’Etat plus ou moins déclinant.

Il n’y a qu’une seule loi qui par sa nature exige un consentement unanime. C’est le pacte social : car l’association civile est l’acte du monde le plus volontaire ; tout homme étant né libre & maitre de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu. Décider que le fils d’une esclave nait esclave, c’est décider qu’il ne nait pas homme.

Si donc lors du pacte social il s’y trouve des opposans, leur opposition n’invalide pas le contract, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris ; ce sont des étrangers parmi les Citoyens. Quand l’État est institué le consentement est dans la résidence ; habiter le territoire c’est se soumettre à la souveraineté[30].

Hors ce contract primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres ; c’est une suite du contract même. Mais on demande comment un homme peut être libre, & forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposans sont-ils libres & soumis à des loix auxquelles ils n’ont pas consenti ?

Je reponds que la question est mal posée. Le Citoyen consent à toutes les loix, même à celles qu’on passe malgré lui, & même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’Etat est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens & libres[31]. Quand on propose une loi dans l’assemblée du Peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, & du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étois trompé, & que ce que j’estimois être la volonté générale ne l’étoit pas. Si mon avis particulier l’eut emporté, j’aurois fait autre chose que ce que j’avois voulu, c’est alors que je n’aurois pas été libre.

Ceci suppose, il est vrai, que tous les caracteres de la volonté générale sont encore dans la pluralité : quand ils cessent d’y être, quelque parti qu’on prenne il n’y a plus de liberté.

En montrant ci-devant comment on substituoit des volontés particulieres à la volonté générale dans les délibérations publiques, j’ai suffisamment indiqué les moyens praticables de prévenir cet abus ; j’en parlerai encore ci-après. A l’égard du nombre proportionnel des suffrages pour déclarer cette volonté, j’ai aussi donné les principes sur lesquels on peut le déterminer. La différence d’une seule voix rompt l’égalité, un seul opposant rompt l’unanimité ; mais entre l’unanimité & l’égalité il y a plusieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce nombre selon l’état & les besoins du corps politique.

Deux maximes générales peuvent servir à regler ces rapports : l’une, que plus les délibérations sont importantes & graves, plus l’avis qui l’emporte doit approcher de l’unanimité : l’autre, que plus l’affaire agitée exige de célérité, plus on doit resserrer la différence prescritte dans le partage des avis ; dans les délibérations qu’il faut terminer sur le champ l’excédant d’une seule voix doit suffire. La premiere de ces maximes paroit plus convenable aux loix, & la seconde aux affaires. Quoiqu’il en soit, c’est sur leur combinaison que s’établissent les meilleurs rapports qu’on peut donner à la pluralité pour prononcer.

CHAPITRE III.

Des Elections.


A l’egard des élections du Prince & des Magistrats, qui sont, comme je l’ai dit, des actes complexes, il y a deux voyes pour y proceder ; savoir, le choix & le sort. L’une & l’autre ont été employées en diverses Republiques, & l’on voit encore actuellement un melange très compliqué des deux dans l’election du Doge de Venise.

Le suffrage par le sort, dit Montesquieu, est de la nature de la Démocratie. J’en conviens, mais comment cela ? Le sort, continue-t-il, est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque Citoyen une espérance raisonnable de servir la patrie. Ce ne sont pas-là des raisons.

Si l’on fait attention que l’élection des chefs est une fonction du Gouvernement & non de la Souveraineté, on verra pourquoi la voye du sort est plus dans la nature de la Démocratie, où l’administration est d’autant meilleure que les actes en sont moins multipliés.

Dans toute véritable Démocratie la magistrature n’est pas un avantage mais une charge onéreuse, qu’on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu’à un autre. La loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera. Car alors la condition étant égale pour tous, & le choix ne dépendant d’aucune volonté humaine, il n’y a point d’application particuliere qui altere l’universalité de la loi.

Dans l’Aristocratie le Prince choisit le Prince, le Gouvernement se conserve par lui-même, & c’est là que les suffrages sont bien placés.

L’exemple de l’élection du Doge de Venise confirme cette distinction loin de la détruire : Cette forme mêlée convient dans un Gouvernement mixte. Car c’est une erreur de prendre le Gouvernement de Venise pour une véritable Aristocratie. Si le Peuple n’y a nulle part au Gouvernement, la noblesse y est peuple elle-même. Une multitude de pauvres Barnabotes n’approcha jamais d’aucune magistrature, & n’a de sa noblesse que le vain titre d’Excellence & le droit d’assister au grand Conseil. Ce grand Conseil étant aussi nombreux que notre Conseil général à Genève, ses illustres membres n’ont pas plus de privileges que nos simples Citoyens. Il est certain qu’ôtant l’extrême disparité des deux Républiques, la bourgeoisie de Genève représente exactement le Patriciat Vénitien, nos natifs & habitans représentent les Citadins & le peuple de Venise, nos paysans représentent les sujets de terre-ferme : enfin de quelque maniere que l’on considère cette République, abstraction faite de sa grandeur, son Gouvernement n’est pas plus aristocratique que le notre. Toute la différence est que n’ayant aucun chef à vie, nous n’avons pas le même besoin du sort.

Les élections par le sort auroient peu d’inconvénient dans une véritable Démocratie où tout étant égal, aussi bien par les mœurs & par les talens que par les maximes & par la fortune, le choix deviendroit presque indifférent. Mais j’ai déjà dit qu’il n’y avoit point de véritable Démocratie.

Quand le choix & le sort se trouvent mêlés, le premier doit remplir les places qui demandent des talens propres, telles que les emplois militaires ; l’autre convient à celles où suffisent le bon-sens, la justice, l’intégrité, telles que les charges de judicature ; parce que dans un état bien constitué ces qualités sont communes à tous les Citoyens.

Le sort ni les suffrages n’ont aucun lieu dans le Gouvernement monarchique. Le Monarque étant de droit seul Prince & Magistrat unique, le choix de ses lieutenans n’appartient qu’à lui. Quand l’Abbé de St. Pierre proposoit de multiplier les Conseils du Roi de France & d’en élire les membres par Scrutin, il ne voyoit pas qu’il proposoit de changer la forme du Gouvernement.

Il me resteroit à parler de la maniere de donner & de recueillir les voix dans l’assemblée du peuple ; mais peut-être l’historique de la police Romaine à cet égard expliquera-t-il plus sensiblement toutes les maximes que je pourrois établir. Il n’est pas indigne d’un lecteur judicieux de voir un peu en détail comment se traittoient les affaires publiques & particulieres dans un Conseil de deux-cent mille hommes.

CHAPITRE IV.

Des Comices romains.


Nous n’avons nuls monumens bien assurés des premiers tems de Rome ; il y a même grande apparence que la plupart des choses qu’on en débite sont des fables[32] ; & en général la partie la plus instructive des annales des peuples, qui est l’histoire de leur établissement, est celle qui nous manque le plus. L’expérience nous apprend tous les jours de quelles causes naissent les révolutions des empires ; mais comme il ne se forme plus de peuples, nous n’avons gueres que des conjectures pour expliquer comment ils se sont formés.

Les usages qu’on trouve établis attestent au moins qu’il y eut une origine à ces usages. Des traditions qui remontent à ces origines, celles qu’appuyent les plus grandes autorités & que de plus fortes raisons confirment doivent passer pour les plus certaines. Voilà les maximes que j’ai tâché de suivre en recherchant comment le plus libre & le plus puissant peuple de la terre exerceoit son pouvoir suprême.

Après la fondation de Rome la République naissante, c’est-à-dire, l’armée du fondateur, composée d’Albains, de Sabins, & d’étrangers, fut divisée en trois classes, qui de cette division prirent le nom de Tribus. Chacune de ces Tribus fut subdivisée en dix Curies, & chaque Curie en Décuries, à la tête desquelles on mit des chefs appellés Curions & Décurions.

Outre cela on tira de chaque Tribu un corps de cent Cavaliers ou Chevaliers, appellé Centurie : par où l’on voit que ces divisions, peu nécessaires dans un bourg, n’étoient d’abord que militaires. Mais il semble qu’un instinct de grandeur portoit la petite ville de Rome à se donner d’avance une police convenable à la capitale du monde.

De ce premier partage resulta bientôt un inconvénient. C’est que la Tribu des Albains[33] & celle des Sabins[34] restant toujours au même état, tandis que celle des étrangers[35] croissoit sans cesse par le concours perpétuel de ceux-ci, cette derniere ne tarda pas à surpasser les deux autres. Le remede que Servius trouva à ce dangereux abus fut de changer la division, & à celle des races, qu’il abolit, d’en substituer une autre tirée des lieux de la ville occupés par chaque Tribu. Au lieu de trois Tribus il en fit quatre ; chacune desquelles occupoit une des collines de Rome & en portoit le nom. Ainsi remédiant à l’inégalité présente il la prévint encore pour l’avenir ; & afin que cette division ne fut pas seulement de lieux mais d’hommes, il défendit aux habitans d’un quartier de passer dans un autre, ce qui empêcha les races de se confondre.

Il doubla aussi les trois anciennes centuries de Cavalerie & y en ajouta douze autres, mais toujours sous les anciens noms ; moyen simple & judicieux par lequel il acheva de distinguer le corps des Chevaliers de celui du Peuple, sans faire murmurer ce dernier.

A ces quatre Tribus urbaines Servius en ajouta quinze autres appellées Tribus rustiques, parce qu’elles étoient formées des habitans de la campagne, partagés en autant de cantons. Dans la suite on en fit autant de nouvelles, & le Peuple romain se trouva enfin divisé en trente-cinq Tribus ; nombre auquel elles resterent fixées jusqu’à la fin de la République.

De cette distinction des Tribus de la Ville & des Tribus de la campagne resulta un effet digne d’être observé, parce qu’il n’y en a point d’autre exemple, & que Rome lui dût à la fois la conservation de ses mœurs & l’accroissement de son empire. On croiroit que les Tribus urbaines s’arrogerent bientôt la puissance & les honneurs, & ne tarderent pas d’avilir les Tribus rustiques ; ce fut tout le contraire. On connoit le goût des premiers Romains pour la vie champêtre. Ce goût leur venoit du sage instituteur qui unit à la liberté les travaux rustiques & militaires, & reléga pour ainsi dire à la ville les arts, les métiers, l’intrigue, la fortune & l’esclavage.

Ainsi tout ce que Rome avoit d’illustre vivant aux champs & cultivant les terres, on s’accoutuma à ne chercher que là les soutiens de la République. Cet état étant celui des plus dignes Patriciens fut honoré de tout le monde : la vie simple & laborieuse des Villageois fut préférée à la vie oisive & lâche des Bourgeois de Rome, & tel n’eut été qu’un malheureux prolétaire à la ville, qui, laboureur aux champs, devint un Citoyen respecté. Ce n’est pas sans raison, disoit Varron, que nos magnanimes ancêtres établirent au Village la pépiniere de ces robustes & vaillans hommes qui les défendoient en tems de guerre & les nourrissoient en tems de paix. Pline dit positivement que les Tribus des champs étoient honorées à cause des hommes qui les composoient ; au lieu qu’on transferoit par ignominie dans celles de la Ville les lâches qu’on vouloit avilir. Le Sabin Appius Claudius étant venu s’établir à Rome y fut comblé d’honneurs & inscrit dans une Tribu rustique qui prit dans la suite le nom de sa famille. Enfin les affranchis entroient tous dans les Tribus urbaines, jamais dans les rurales ; & il n’y a pas durant toute la République un seul exemple d’aucun de ces affranchis parvenu à aucune magistrature, quoique devenu Citoyen.

Cette maxime étoit excellente ; mais elle fut poussée si loin, qu’il en résulta enfin un changement & certainement un abus dans la police.

Premierement, les Censeurs, après s’être arrogés longtems le droit de transférer arbitrairement les citoyens d’une Tribu à l’autre, permirent à la plupart de se faire inscrire dans celle qui leur plaisoit ; permission qui surement n’étoit bonne à rien, & ôtoit un des grands ressorts de la censure. De plus, les Grands & les puissans se faisant tous inscrire dans les Tribus de la campagne, & les affranchis devenus Citoyens restant avec la populace dans celles de la ville, les Tribus en général n’eurent plus de lieu ni de territoire ; mais toutes se trouverent tellement mêlées qu’on ne pouvoit plus discerner les membres de chacune que par les registres, en sorte que l’idée du mot Tribu passa ainsi du réel au personnel, ou plutôt, devint presque une chimere.

Il arriva encore que les Tribus de la ville, étant plus à portée, se trouverent souvent les plus fortes dans les comices, & vendirent l’Etat à ceux qui daignoient acheter les suffrages de la canaille qui les composoit.

A l’égard des Curies, l’instituteur en ayant fait dix en chaque Tribu, tout le peuple romain alors renfermé dans les murs de la ville se trouva composé de trente Curies, dont chacune avoit ses temples ses Dieux ses officiers ses prêtres, & ses fêtes appellées compitalia, semblables aux Paganalia qu’eurent dans la suite les Tribus rustiques.

Au nouveau partage de Servius ce nombre de trente ne pouvant se répartir également, dans ses quatre Tribus, il n’y voulut point toucher, & les Curies indépendantes des Tribus devinrent une autre division des habitans de Rome : Mais il ne fut point question de Curies ni dans les Tribus rustiques ni dans le peuple qui les composoit, parce que les Tribus étant devenues un établissement purement civil, & une autre police ayant été introduite pour la levée des troupes, les divisions militaires de Romulus se trouverent superflues. Ainsi, quoique tout Citoyen fut inscrit dans une Tribu, il s’en faloit de beaucoup que chacun ne le fut dans une Curie.

Servius fit encore une troisieme division qui n’avoit aucun rapport aux deux précédentes, & devint par ses effets la plus importante de toutes. Il distribua tout le peuple romain en six classes, qu’il ne distingua ni par le lieu ni par les hommes, mais par les biens : En sorte que les premieres classes étoient remplies par les riches, les dernieres par les pauvres, & les moyennes par ceux qui jouïssoient d’une fortune médiocre. Ces six classes étoient subdivisées en 193 autres corps appellés centuries, & ces corps étoient tellement distribués que la premiere Classe en comprenoit seule plus de la moitié, & la derniere n’en formoit qu’un seul. Il se trouva ainsi que la Classe la moins nombreuse en hommes l’étoit le plus en centuries, & que la derniere classe entiere n’étoit comptée que pour une subdivision, bien qu’elle contint seule plus de la moitié des habitans de Rome.

Afin que le peuple penétrât moins les conséquences de cette derniere forme, Servius affecta de lui donner un air militaire : il insera dans la seconde classe deux centuries d’armuriers, & deux d’instrumens de guerre dans la quatrieme : Dans chaque Classe, excepté la derniere, il distinga les jeunes & les vieux, c’est-à-dire ceux qui étoient obligés de porter les armes, & ceux que leur âge en exemptoit par les loix ; distinction qui plus que celle des biens produisit la nécessité de recommencer souvent le cens ou denombrement : Enfin il voulut que l’assemblée se tint au champ de Mars, & que tous ceux qui étoient en âge de servir y vinssent avec leurs armes.

La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la derniere classe cette même division des jeunes & des vieux, c’est qu’on n’accordoit point à la populace dont elle étoit composée l’honneur de porter les armes pour la patrie ; il faloit avoir des foyers pour obtenir le droit de les défendre, & de ces innombrables troupes de gueux dont brillent aujourd’hui les armées des Rois, il n’y en a pas un, peut-être, qui n’eut été chassé avec dédain d’une cohorte romaine, quand les soldats étoient les défenseurs de la liberté.

On distinga pourtant encore dans la derniere classe les prolétaires de ceux qu’on appelloit capite censi. Les premiers, non tout à fait réduits à rien, donnoient au moins des Citoyens à l’Etat, quelquefois même des soldats dans les besoins pressans. Pour ceux qui n’avoient rien du tout & qu’on ne pouvoit dénombrer que par leurs têtes, ils étoient tout à fait regardés comme nuls, & Marius fut le premier qui daigna les enroller.

Sans décider ici si ce troisieme denombrement étoit bon ou mauvais en lui-même, je crois pouvoir affirmer qu’il n’y avoit que les mœurs simples des premiers Romains, leur désintéressement, leur goût pour l’agriculture, leur mépris pour le commerce & pour l’ardeur du gain, qui pussent le rendre praticable. Où est le peuple moderne chez lequel la dévorante avidité, l’esprit inquiet, l’intrigue, les déplacemens continuels, les perpétuelles révolutions des fortunes pussent laisser durer vingt ans un pareil établissement sans bouleverser tout l’Etat ? Il faut même bien remarquer que les mœurs & la censure plus fortes que cette institution en corrigerent le vice à Rome, & que tel riche se vit relegué dans la classe des pauvres, pour avoir trop étalé sa richesse.

De tout ceci l’on peut comprendre aisément pourquoi il n’est presque jamais fait mention que de cinq classes, quoiqu’il y en eut réellement six. La sixieme, ne fournissant ni soldats à l’armée ni votans au champ de Mars[36] & n’étant presque d’aucun usage dans la République, étoit rarement comptée pour quelque chose.

Telles furent les différentes divisions du peuple Romain. Voyons à présent l’effet qu’elles produisoient dans les assemblées. Ces assemblées légitimement convoquées s’appelloient Comices ; elles se tenoient ordinairement dans la place de Rome ou au champ de Mars, & se distingoient en comices par Curies, Comices par Centuries, & Comices par Tribus, selon celle de ces trois formes sur laquelle elles étaient ordonnées : les comices par Curies étoient de l’institution de Romulus, ceux par Centuries de Servius, ceux par Tribus des Tribuns du peuple. Aucune loi ne recevoit la sanction, aucun magistrat n’étoit élu que dans les Comices, & comme il n’y avoit aucun Citoyen qui ne fut inscrit dans une Curie, dans une Centurie, ou dans une Tribu, il s’ensuit qu’aucun Citoyen n’étoit exclud du droit de suffrage, & que le Peuple Romain étoit véritablement Souverain de droit & de fait.

Pour que les Comices fussent légitimement assemblés & que ce qui s’y faisoit eut force de loi il faloit trois conditions : la premiere que le corps ou le Magistrat qui les convoquoit fut revêtu pour cela de l’autorité nécessaire ; la seconde que l’assemblée se fit un des jours permis par la loi ; la troisieme que les augures fussent favorables.

La raison du premier reglement n’a pas besoin d’être expliquée. Le second est une affaire de police ; ainsi il n’étoit pas permis de tenir les Comices les jours de férie & de marché, où les gens de la campagne venant à Rome pour leurs affaires n’avoient pas le tems de passer la journée dans la place publique. Par le troisieme le Sénat tenoit en bride un peuple fier & remuant, & tempéroit à propos l’ardeur des Tribuns séditieux ; mais ceux-ci trouverent plus d’un moyen de se délivrer de cette gêne.

Les loix & l’élection des chefs n’étoient pas les seuls points soumis au jugement des Comices : Le Peuple romain ayant usurpé les plus importantes fonctions du Gouvernement, on peut dire que le sort de l’Europe étoit réglé dans ses assemblées. Cette variété d’objets donnoit lieu aux diverses formes que prenoient ces assemblées selon les matieres sur lesquelles il avoit à prononcer.

Pour juger de ces diverses formes il suffit de les comparer. Romulus en instituant les Curies avoit en vue de contenir le Sénat par le peuple & le Peuple par le Sénat, en dominant également sur tous. Il donna donc au peuple par cette forme toute l’autorité du nombre pour balancer celle de la puissance & des richesses qu’il laissoit aux Patriciens. Mais selon l’esprit de la Monarchie, il laissa cependant plus d’avantage aux Patriciens par l’influence de leurs Cliens sur la pluralité des suffrages. Cette admirable institution des Patrons & des Cliens fut un chef-d’œuvre de politique & d’humanité, sans lequel le Patriciat, si contraire à l’esprit de la République, n’eut pu subsister. Rome seule a eu l’honneur de donner au monde ce bel exemple, duquel il ne résulta jamais d’abus, & qui pourtant n’a jamais été suivi.

Cette même forme des Curies ayant subsisté sous les Rois jusqu’à Servius, & le regne du dernier Tarquin n’étant point compté pour légitime, cela fit distinguer généralement les loix royales par le nom de leges curiatæ.

Sous la République les Curies, toujours bornées aux quatre Tribus urbaines, & ne contenant plus que la populace de Rome, ne pouvoient convenir ni au Sénat qui étoit à la tête des Patriciens, ni aux Tribuns qui, quoique plebeyens, étoient à la tête des Citoyens aisés. Elles tomberent donc dans le discrédit, & leur avilissement fut tel, que leurs trente Licteurs assemblés faisoient ce que les comices par Curies auroient dû faire.

La division par Centuries étoit si favorable à l’Aristocratie, qu’on ne voit pas d’abord comment le Sénat ne l’emportoit pas toujours dans les Comices qui portoient ce nom, & par lesquels étoient élus les Consuls, les Censeurs, & les autres Magistrats curules. En effet de cent quatre-vingt-treize centuries qui formoient les six Classes de tout le Peuple romain, la premiere Classe en comprenant quatre vingt dix huit, & les voix ne se comptant que par Centuries, cette seule premiere Classe l’emportoit en nombre de voix sur toutes les autres. Quand toutes ses Centuries étoient d’accord on ne continuoit pas même à recueillir les suffrages ; ce qu’avoit décidé le plus petit nombre passoit pour une décision de la multitude, & l’on peut dire que dans les Comices par Centuries les affaires se regloient à la pluralité des écus bien plus qu’à celle des voix.

Mais cette extrême autorité se tempéroit par deux moyens. Premierement les Tribuns pour l’ordinaire, & toujours un grand nombre de Plebeyens, étant dans la classe des riches balançoient le crédit des Patriciens dans cette premiere classe.

Le second moyen consistoit en ceci, qu’au lieu de faire d’abord voter les Centuries selon leur ordre, ce qui auroit toujours fait commencer par la premiere, on en tiroit une au sort, & celle-là[37] procédoit seule à l’élection ; après quoi toutes les Centuries appellées un autre jour selon leur rang répétoient la même élection & la confirmoit ordinairement. On ôtoit ainsi l’autorité de l’exemple au rang pour la donner au sort selon le principe de la Démocratie.

Il resultoit de cet usage un autre avantage encore ; c’est que les Citoyens de la campagne avoient le tems entre les deux élections de s’informer du mérite du Candidat provisionnellement nommé, afin de ne donner leur voix qu’avec connoissance de cause. Mais sous prétexte de célérité l’on vint à bout d’abolir cet usage, & les deux élections se firent le même jour.

Les Comices par Tribus étoient proprement le Conseil du peuple romain. Ils ne se convoquoient que par les Tribuns ; les Tribuns y étoient élus & y passoient leurs plebiscites. Non seulement le Sénat n’y avoit point de rang, il n’avoit pas même le droit d’y assister, & forcés d’obéir à des loix sur lesquelles ils n’avoient pû vôter, les Sénateurs à cet égard étoient moins libres que les derniers Citoyens. Cette injustice étoit tout-à-fait mal entendue, & suffisoit seule pour invalider les décrets d’un corps où tous ses membres n’étoient pas admis. Quand tous les Patriciens eussent assisté à ces Comices selon le droit qu’ils en avoient comme Citoyens, devenus alors simples particuliers ils n’eussent guere influé sur une forme de suffrages qui se recueilloient par tête, & où le moindre prolétaire pouvoit autant que le Prince du Sénat.

On voit donc qu’outre l’ordre qui résultoit de ces diverses distributions pour le recueillement des suffrages d’un si grand Peuple, ces distributions ne se réduisoient pas à des formes indifférentes en elles-mêmes, mais que chacune avoit des effets rélatifs aux vues qui la faisoient préférer.

Sans entrer là dessus en de plus longs détails, il résulte des éclaircissemens précédens que les Comices par Tribus étoient les plus favorables au Gouvernement populaire, & les Comices par Centuries à l’Aristocratie. A l’égard des Comices par Curies où la seule populace de Rome formoit la pluralité, comme ils n’étoient bons qu’à favoriser la tirannie & les mauvais desseins, ils durent tomber dans le décri, les séditieux eux-mêmes s’abstenant d’un moyen qui mettoit trop à découvert leurs projets. Il est certain que toute la majesté du Peuple Romain ne se trouvoit que dans les Comices par Centuries, qui seuls étoient complets ; attendu que dans les Comices par Curies manquoient les Tribus rustiques, & dans les Comices par Tribus le Sénat & les Patriciens.

Quant à la maniere de recueillir les suffrages, elle étoit chez les premiers Romains aussi simple que leurs mœurs, quoique moins simple encore qu’à Sparte. Chacun donnoit son suffrage à haute voix, un Greffier les écrivoit à mésure ; pluralité de voix dans chaque Tribu déterminoit le suffrage de la Tribu, pluralité des voix entre les Tribus déterminoit le suffrage du peuple, & ainsi des Curies & des Centuries. Cet usage étoit bon tant que l’honnêteté régnoit entre les Citoyens & que chacun avoit honte de donner publiquement son suffrage à un avis injuste ou à un sujet indigne ; mais quand le peuple se corrompit & qu’on acheta les voix, il convint qu’elles se donnassent en secret pour contenir les acheteurs par la défiance, & fournir aux fripons le moyen de n’être pas des traitres.

Je sais que Ciceron blâme ce changement & lui attribue en partie la ruine de la République. Mais quoi que je sente le poids que doit avoir ici l’autorité de Ciceron, je ne puis être de son avis. Je pense, au contraire, que pour n’avoir pas fait assez de changemens semblables on accélera la perte de l’Etat. Comme le régime des gens sains n’est pas propre aux malades, il ne faut pas vouloir gouverner un peuple corrompu par les mêmes Loix qui conviennent à un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette maxime que la durée de la République de Venise, dont le simulacre existe encore, uniquement parce que ses loix ne conviennent qu’à de méchans hommes.

On distribua donc aux Citoyens des tabletes par lesquelles chacun pouvoit voter sans qu’on sût quel étoit son avis. On établit aussi de nouvelles formalités pour le recueillement des tablettes, le compte des voix, la comparaison des nombres &c. Ce qui n’empêcha pas que la fidélité des Officiers chargés de ces fonctions[38] ne fut souvent suspectée. On fit enfin, pour empêcher la brigue & le trafic des suffrages, des Edits dont la multitude montre l’inutilité.

Vers les derniers tems, on étoit souvent contraint de recourir à des expédiens extraordinaires pour suppléer à l’insuffisance des loix. Tantôt on supposoit des prodiges ; mais ce moyen qui pouvoit en imposer au peuple n’en imposoit pas à ceux qui le gouvernoient ; tantôt on convoquoit brusquement une assemblée avant que les Candidats eussent eu le tems de faire leurs brigues ; tantôt on consumoit toute une séance à parler quand on voyoit le peuple gagné prêt à prendre un mauvais parti : Mais enfin l’ambition éluda tout ; & ce qu’il y a d’incroyable, c’est qu’au milieu de tant d’abus, ce peuple immense, à la faveur de ses anciens réglemens, ne laissoit pas d’élire les Magistrats, de passer les loix, de juger les causes, d’expédier les affaires particulieres & publiques, presque avec autant de facilité qu’eut pu faire le Sénat lui-même.

CHAPITRE V.

Du Tribunat.


Quand on ne peut établir une exacte proportion entre les parties constitutives de l’Etat, ou que des causes indestructibles en alterent sans cesse les rapports, alors on institue une magistrature particuliere qui ne fait point corps avec les autres, qui replace chaque terme dans son vrai rapport, & qui fait une liaison ou un moyen terme soit entre le Prince & le Peuple, soit entre le Prince & le Souverain, soit à la fois des deux côtés s’il est nécessaire.

Ce corps, que j’appellerai Tribunat, est le conservateur des loix & du pouvoir législatif. Il sert quelquefois à protéger le Souverain contre le Gouvernement, comme faisoient à Rome les Tribuns du peuple, quelquefois à soutenir le Gouvernement contre le Peuple, comme fait maintenant à Venise le conseil des Dix, & quelquefois à maintenir l’équilibre de part & d’autre, comme faisoient les Ephores à Sparte.

Le Tribunat n’est point une partie constitutive de la Cité, & ne doit avoir aucune portion de la puissance législative ni de l’exécutive, mais c’est en cela même que la sienne est plus grande : car ne pouvant rien faire il peut tout empêcher. Il est plus sacré & plus révéré comme défenseur des Loix, que le Prince qui les exécute & que le Souverain qui les donne. C’est ce qu’on vit bien clairement à Rome quand ces fiers Patriciens, qui mépriserent toujours le peuple entier, furent forcés de fléchir devant un simple officier du peuple, qui n’avoit ni auspices ni juridiction.

Le tribunat sagement tempéré est le plus ferme appui d’une bonne constitution ; mais pour peu de force qu’il ait de trop il renverse tout : A l’égard de la foiblesse, elle n’est pas dans sa nature, & pourvu qu’il soit quelque chose, il n’est jamais moins qu’il ne faut.

Il degenere en tirannie quand il usurpe la puissance exécutive dont il n’est que le modérateur, & qu’il veut dispenser des loix qu’il ne doit que protéger. L’énorme pouvoir des Ephores qui fut sans danger tant que Sparte conserva ses mœurs, en accélera la corruption commencée. Le sang d’Agis égorgé par ces tirans fut vengé par son successeur : le crime & le châtiment des Ephores hâterent également la perte de la République, & après Cléomene Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore par la même voye, & le pouvoir excessif des Tribuns usurpé par degrés servit enfin, à l’aide des loix faites pour la liberté, de sauvegarde aux Empereurs qui la détruisirent. Quant au Conseil des Dix à Venise ; c’est un Tribunal de sang, horrible également aux Patriciens & au Peuple, & qui, loin de protéger hautement les loix, ne sert plus, après leur avilissement, qu’à porter dans les ténebres des coups qu’on n’ose appercevoir.

Le Tribunat s’affoiblit comme le Gouvernement par la multiplication de ses membres. Quand les Tribuns du peuple romain, d’abord au nombre de deux, puis de cinq, voulurent doubler ce nombre, le Sénat les laissa faire, bien sûr de contenir les uns par les autres ; ce qui ne manqua pas d’arriver.

Le meilleur moyen de prevenir les usurpations d’un si redoutable corps, moyen dont nul Gouvernement ne s’est avisé jusqu’ici, seroit de ne pas rendre ce corps permanent, mais de regler les intervalles durant lesquels il resteroit supprimé. Ces intervalles qui ne doivent pas être assez grands pour laisser aux abus le tems de s’affermir, peuvent être fixés par la loi, de maniere qu’il soit aisé de les abréger au besoin par des commissions extraordinaires.

Ce moyen me paroit sans inconvénient, parce que, comme je l’ai dit, le Tribunat ne faisant point partie de la constitution peut être ôté sans qu’elle en souffre ; & il me paroit efficace, parce qu’un magistrat nouvellement rétabli ne part point du pouvoir qu’avoit son prédecesseur, mais de celui que la loi lui donne.

CHAPITRE VI.

De la Dictature.


L’inflexibilité des loix, qui les empêche de se plier aux événemens, peut en certains cas les rendre pernicieuses, & causer par elles la perte de l’Etat dans sa crise. L’ordre & la lenteur des formes demandent un espace de tems que les circonstances refusent quelquefois. Il peut se présenter mille cas auxquels le Législateur n’a point pourvu, & c’est une prévoyance très-nécessaire de sentir qu’on ne peut tout prévoir.

Il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions politiques jusqu’à s’ôter le pouvoir d’en suspendre l’effet. Sparte elle-même a laissé dormir ses loix.

Mais il n’y a que les plus grands dangers qui puissent balancer celui d’altérer l’ordre public, & l’on ne doit jamais arrêter le pouvoir sacré des loix que quand il s’agit du salut de la patrie. Dans ces cas rares & manifestes on pourvoit à la sûreté publique par un acte particulier qui en remet la charge au plus digne. Cette commission peut se donner de deux manieres selon l’espece du danger.

Si pour y remédier il suffit d’augmenter l’activité du gouvernement, on le concentre dans un ou deux de ses membres ; Ainsi ce n’est pas l’autorité des loix qu’on altere mais seulement la forme de leur administration. Que si le péril est tel que l’appareil des loix soit un obstacle à s’en garantir, alors on nomme un chef suprême qui fasse taire toutes les loix & suspende un moment l’autorité Souveraine ; en pareil cas la volonté générale n’est pas douteuse, & il est évident que la premiere intention du peuple est que l’Etat ne périsse pas. De cette maniere la suspension de l’autorité législative ne l’abolit point ; le magistrat qui la fait taire ne peut la faire parler, il la domine sans pouvoir la représenter ; il peut tout faire, excepté des loix.

Le premier moyen s’employoit par le Sénat Romain quand il chargeoit les Consuls par une formule consacrée de pourvoir au salut de la République ; le second avoit lieu quand un des deux Consuls nommoit un Dictateur[39] ; usage dont Albe avoit donné l’exemple à Rome.

Dans les commencemens de la République on eut très souvent recours à la Dictature, parce que l’Etat n’avoit pas encore une assiette assez fixe pour pouvoir se soutenir par la seule force de sa constitution. Les mœurs rendant alors superflues bien des précautions qui eussent été nécessaires dans un autre tems, on ne craignoit ni qu’un Dictateur abusât de son autorité, ni qu’il tentât de la garder au delà du terme. Il sembloit, au contraire, qu’un si grand pouvoir fut à charge à celui qui en étoit revêtu, tant il se hâtoit de s’en défaire ; comme si c’eut été un poste trop pénible & trop périlleux de tenir la place des loix !

Aussi n’est-ce pas le danger de l’abus mais celui de l’avilissement qui me fait blâmer l’usage indiscret de cette suprême magistrature dans les premiers tems. Car tandis qu’on la prodigoit à des Elections, à des Dédicaces, à des choses de pure formalité, il étoit à craindre qu’elle ne devînt moins redoutable au besoin, & qu’on ne s’accoutumât à regarder comme un vain titre celui qu’on n’employoit qu’à de vaines cérémonies.

Vers la fin de la République, les Romains, devenus plus circonspects, ménagerent la Dictature avec aussi peu de raison qu’ils l’avoient prodiguée autrefois. Il étoit aisé de voir que leur crainte étoit mal fondée, que la foiblesse de la capitale faisoit alors sa sûreté contre les Magistrats qu’elle avoit dans son sein, qu’un Dictateur pouvoit en certains cas défendre la liberté publique sans jamais y pouvoir attenter, & que les fers de Rome ne seroient point forgés dans Rome même, mais dans ses armées : le peu de résistance que firent Marius à Sylla, & Pompée à César, montra bien ce qu’on pouvoit attendre de l’autorité du dedans contre la force du dehors.

Cette erreur leur fit faire de grandes fautes. Telle, par exemple, fut celle de n’avoir pas nommé un Dictateur dans l’affaire de Catilina ; car comme il n’étoit question que du dedans de la ville, & tout au plus, de quelque province d’Italie, avec l’autorité sans bornes que les Loix donnoient au Dictateur il eut facilement dissipé la conjuration, qui ne fut étouffée que par un concours d’heureux hazards que jamais la prudence humaine ne devoit attendre.

Au lieu de cela, le Sénat se contenta de remettre tout son pouvoir aux Consuls ; d’où il arriva que Ciceron, pour agir efficacement, fut contraint de passer ce pouvoir dans un point capital, & que, si les premiers transports de joye firent approuver sa conduite, ce fut avec justice que dans la suite on lui demanda compte du sang des Citoyens versé contre les loix ; reproche qu’on n’eut pu faire à un Dictateur. Mais l’éloquence du Consul entraîna tout ; & lui-même, quoique Romain, aimant mieux sa gloire que sa patrie, ne cherchoit pas tant le moyen le plus légitime & le plus sûr de sauver l’Etat, que celui d’avoir tout l’honneur de cette affaire[40]. Aussi fut-il honoré justement comme libérateur de Rome, & justement puni comme infracteur des loix. Quelque brillant qu’ait été son rappel, il est certain que ce fut une grace.

Au reste, de quelque maniere que cette importante commission soit conférée, il importe d’en fixer la durée à un terme très court qui jamais ne puisse être prolongé ; dans les crises qui la font établir l’Etat est bientôt détruit ou sauvé, &, passé le besoin pressant, la Dictature devient tirannique ou vaine. A Rome les Dictateurs ne l’étant que pour six mois, la plupart abdiquerent avant ce terme. Si le terme eut été plus long, peut-être eussent-ils été tentés de le prolonger encore, comme firent les Décemvirs celui d’une année. Le Dictateur n’avoit que le tems de pourvoir au besoin qui l’avoit fait élire, il n’avoit pas celui de songer à d’autres projets.

CHAPITRE VII.

De la Censure.


De meme que la déclaration de la volonté générale se fait par la loi, la déclaration du jugement public se fait par la censure ; l’opinion publique est l’espece de loi dont le Censeur est le Ministre, & qu’il ne fait qu’appliquer aux cas particuliers, à l’exemple du Prince.

Loin donc que le tribunal censorial soit l’arbitre de l’opinion du peuple, il n’en est que le déclarateur, & sitôt qu’il s’en écarte, ses décisions sont vaines & sans effet.

Il est inutile de distinguer les mœurs d’une nation des objets de son estime ; car tout cela tient au même principe & se confond nécessairement. Chez tous les peuples du monde, ce n’est point la nature mais l’opinion qui décide du choix de leurs plaisirs. Redressez les opinions des hommes & leurs mœurs s’épureront d’elles mêmes. On aime toujours ce qui est beau ou ce qu’on trouve tel, mais c’est sur ce jugement qu’on se trompe ; c’est donc ce jugement qu’il s’agit de regler. Qui juge des mœurs juge de l’honneur, & qui juge de l’honneur prend sa loi de l’opinion.

Les opinions d’un peuple naissent de sa constitution ; quoique la loi ne regle pas les mœurs, c’est la législation qui les fait naitre ; quand la législation s’affoiblit les mœurs dégénerent, mais alors le jugement des Censeurs ne fera pas ce que la force des loix n’aura pas fait.

Il suit de-là que la Censure peut être utile pour conserver les mœurs, jamais pour les rétablir. Etablissez des Censeurs durant la vigueur des Loix ; sitôt qu’elles l’ont perdue, tout est désespéré ; rien de légitime n’a plus de force lorsque les loix n’en ont plus.

La Censure maintient les mœurs en empêchant les opinions de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages applications, quelquefois même en les fixant lorsqu’elles sont encore incertaines. L’usage des seconds dans les duels, porté jusqu’à la fureur dans le Royaume de France, y fut aboli par ces seuls mots d’un Edit du Roi ; quant à ceux qui ont la lâcheté d’appeller des Seconds. Ce jugement prevenant celui du public le détermina tout d’un coup. Mais quand les mêmes Edits voulurent prononcer que c’étoit aussi une lâcheté de se battre en duel ; ce qui est très-vrai, mais contraire à l’opinion commune ; le public se moqua de cette décision sur laquelle son jugement étoit déjà porté.

J’ai dit ailleurs[41] que l’opinion publique n’étant point soumise à la contrainte, il n’en faloit aucun vestige dans le tribunal établi pour la représenter. On ne peut trop admirer avec quel art ce ressort, entierement perdu chez les modernes, étoit mis en œuvre chez les Romains & mieux chez les Lacédémoniens.

Un homme de mauvaises mœurs ayant ouvert un bon avis dans le conseil de Sparte, les Ephores sans en tenir compte firent proposer le même avis par un Citoyen vertueux. Quel honneur pour l’un, quelle note pour l’autre, sans avoir donné ni louange ni blâme à aucun des deux ! Certains ivrognes de Samos souillerent le Tribunal des Ephores : le lendemain par Edit public il fut permis aux Samiens d’être des vilains. Un vrai châtiment eut été moins severe qu’une pareille impunité ? Quand Sparte a prononcé sur ce qui est ou n’est pas honnête, la Grèce n’appelle pas de ses jugemens.

CHAPITRE VIII.

De la Religion Civile.


Les hommes n’eurent point d’abord d’autres Rois que les Dieux, ni d’autre Gouvernement que le Théocratique. Ils firent le raisonnement de Caligula, & alors ils raisonnoient juste. Il faut une longue altération de sentimens & d’idées pour qu’on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maitre, & se flater qu’on s’en trouvera bien.

De cela seul qu’on mettroit Dieu à la tête de chaque société politique, il s’ensuivit qu’il y eut autant de Dieux que de peuples. Deux peuples étrangers l’un à l’autre, & presque toujours ennemis, ne purent longtems reconnoitre un même maitre ; Deux armées se livrant bataille ne sauroient obéir au même chef. Ainsi des divisions nationales resulta le polythéisme, & delà l’intolérance théologique & civile qui naturellement est la même, comme il sera dit ci-après.

La fantaisie qu’eurent les Grecs de retrouver leurs Dieux chez les peuples barbares, vint de celle qu’ils avoient aussi de se regarder comme les Souverains naturels de ces peuples. Mais c’est de nos jours une érudition bien ridicule que celle qui roule sur l’identité des Dieux de diverses nations ; comme si Moloch, Saturne, & Chronos pouvoient être le même Dieu ; comme si le Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs & le Jupiter des Latins pouvoient être le même ; comme s’il pouvoit rester quelque chose commune à des Etres chimériques portans des noms différens !

Que si l’on demande comment dans le paganisme où chaque État avoit son culte & ses Dieux il n’y avoit point de guerres de Religion ? Je réponds que c’étoit par cela-même que chaque État ayant son culte propre aussi bien que son Gouvernement, ne distingoit point ses Dieux de ses loix. La guerre politique étoit aussi Théologique : les départemens des Dieux étoient, pour ainsi dire, fixés par les bornes des Nations. Le Dieu d’un peuple n’avoit aucun droit sur les autres peuples. Les Dieux des Payens n’étoient point des Dieux jaloux ; ils partageoient entre eux l’empire du monde : Moyse même & le Peuple Hébreu se prétoient quelquefois à cette idée en parlant du Dieu d’Israël. Ils regardoient, il est vrai, comme nuls les Dieux des Cananéens, peuples proscrits, voués à la destruction, & dont ils devoient occuper la place ; mais voyez comment ils parloient des divinités des peuples voisins qu’il leur étoit défendu d’attaquer ! La possession de ce qui appartient à Chamos votre Dieu, disoit Jephté aux Ammonites, ne vous est-elle pas légitimement due ? Nous possédons au même titre les terres que notre Dieu vainqueur s’est acquises[42]. C’étoit là, ce me semble, une parité bien reconnue entre les droits de Chamos & ceux du Dieu d’Israël.

Mais quand les Juifs, soumis aux Rois de Babilone & dans la suite aux Rois de Sirie, voulurent s’obstiner à ne reconnoitre aucun autre Dieu que le leur, ce refus, regardé comme une rebellion contre le vainqueur, leur attira les persécutions qu’on lit dans leur histoire, & dont on ne voit aucun autre exemple avant le Christianisme[43].

Chaque Religion étant donc uniquement attachée aux loix de l’Etat qui la prescrivoit, il n’y avoit point d’autre maniere de convertir un peuple que de l’asservir, ni d’autres missionnaires que les conquérans, & l’obligation de changer de culte étant la loi des vaincus, il faloit commencer par vaincre avant d’en parler. Loin que les hommes combattissent pour les Dieux, c’étoient, comme dans Homere, les Dieux qui combattoient pour les hommes ; chacun demandoit au sien la victoire, & la payoit par de nouveaux autels. Les Romains avant de prendre une place, sommoient ses Dieux de l’abandonner, & quand ils laissoient aux Tarentins leurs Dieux irrités, c’est qu’ils regardoient alors ces Dieux comme soumis aux leurs & forcés de leur faire hommage : Ils laissoient aux vaincus leurs Dieux comme ils leur laissoient leurs loix. Une couronne au Jupiter du capitole étoit souvent le seul tribut qu’ils imposoient.

Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire leur culte & leurs Dieux, & ayant souvent eux-mêmes adopté ceux des vaincus en accordant aux uns & aux autres le droit de Cité, les peuples de ce vaste empire se trouverent insensiblement avoir des multitudes de Dieux & de cultes, à peu près les mêmes par-tout ; & voilà comment le paganisme ne fut enfin dans le monde connu qu’une seule & même Religion.

Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume Spirituel ; ce qui, séparant le sistême théologique du sistême politique, fit que l’Etat cessa d’être un, & causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens. Or cette idée nouvelle d’un royaume de l’autre monde n’ayant pu jamais entrer dans la tête des payens, ils regarderent toujours les Chrétiens comme de vrais rebelles qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchoient que le moment de se rendre indépendans & maitres, & d’usurper adroitement l’autorité qu’ils feignoient de respecter dans leur foiblesse. Telle fut la cause des persécutions.

Ce que les payens avoient craint est arrivé ; alors tout a changé de face, les humbles Chrétiens ont changé de langage, & bientôt on a vu ce prétendu royaume de l’autre monde devenir sous un chef visible le plus violent despotisme dans celui-ci.

Cependant comme il y a toujours eu un Prince & des loix civiles, il a résulté de cette double puissance un perpétuel conflict de jurisdiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les États chrétiens, & l’on n’a jamais pu venir à bout de savoir auquel du maitre ou du prêtre on étoit obligé d’obéir.

Plusieurs peuples cependant, même dans l’Europe ou à son voisinage, ont voulu conserver ou rétablir l’ancien sistême, mais sans succès ; l’esprit du christianisme a tout gagné. Le culte sacré est toujours resté ou redevenu indépendant du Souverain, & sans liaison nécessaire avec le corps de l’État. Mahomet eut des vues très saines, il lia bien son sistême politique, & tant que la forme de son Gouvernement subsista sous les Caliphes ses successeurs, ce Gouvernement fut exactement un, & bon en cela. Mais les Arabes devenus florissans, lettrés, polis, mous & lâches, furent subjugués par des barbares ; alors la division entre les deux puissances recommença ; quoiqu’elle soit moins apparente chez les mahométans que chez les Chrétiens, elle y est pourtant, sur-tout dans la secte d’Ali, & il y a des États, tels que la Perse, où elle ne cesse de se faire sentir.

Parmi nous, les Rois d’Angleterre se sont établis chefs de l’Eglise, autant en ont fait les Czars ; mais par ce titre ils s’en sont moins rendus les maitres que les Ministres ; ils ont moins acquis le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir ; Ils n’y sont pas législateurs, ils n’y sont que Princes. Par tout où le Clergé fait un corps[44] il est maitre & législateur dans sa patrie. Il y a donc deux puissances, deux Souverains, en Angleterre & en Russie, tout comme ailleurs.

De tous les Auteurs Chrétiens le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vû le mal & le remede, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l’aigle, & de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais État ni Gouvernement ne sera bien constitué. Mais il a dû voir que l’esprit dominateur du Christianisme étoit incompatible avec son sistême, & que l’intérêt du Prêtre seroit toujours plus fort que celui de l’Etat. Ce n’est pas tant ce qu’il y a d’horrible & de faux dans sa politique que ce qu’il y a de juste & de vrai qui l’a rendue odieuse[45].

Je crois qu’en développant sous ce point de vue les faits historiques on réfuteroit aisément les sentimens opposés de Baile & de Warburton, dont l’un prétend que nulle Religion n’est utile au corps politique, & dont l’autre soutient au contraire que le Christianisme en est le plus ferme appui. On prouveroit au premier que jamais État ne fut fondé que la Religion ne lui servit de base, & au second que la loi Chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État. Pour achever de me faire entendre, il ne faut que donner un peu plus de précision aux idées trop vagues de Religion rélatives à mon sujet.

La Religion considérée par rapport à la société, qui est ou générale ou particuliere, peut aussi se diviser en deux especes, savoir, la Religion de l’homme & celle du Citoyen. La premiere, sans Temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du Dieu Suprême & aux devoirs éternels de la morale, est la pure & simple Religion de l’Evangile, le vrai Théïsme, & ce qu’on peut appeller le droit divin naturel. L’autre, inscritte dans un seul pays, lui donne ses Dieux, ses Patrons propres & tutelaires : elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par des loix ; hors la seule Nation qui la suit, tout est pour elle infidele, étranger, barbare ; elle n’étend les devoirs & les droits de l’homme qu’aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les Religions des premiers peuples, auxquelles on peut donner le nom de droit divin civil ou positif.

Il y a une troisieme sorte de Religion plus bizarre, qui donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs contradictoires & les empêche de pouvoir être à la fois dévots & Citoyens. Telle est la Religion des Lamas, telle est celle des Japonais, tel est le christianisme Romain. On peut appeller celui-ci la religion du Prêtre. Il en résulte une sorte du droit mixte & insociable qui n’a point de nom.

A considerer politiquement ces trois sortes de religions, elles ont toutes leurs défauts. La troisieme est si évidemment mauvaise que c’est perdre le tems de s’amuser à le démontrer. Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien : Toutes les institutions qui mettent l’homme en contradiction avec lui-même ne valent rien.

La seconde est bonne en ce qu’elle réunit le culte divin & l’amour des loix, & que faisant de la patrie l’objet de l’adoration des Citoyens, elle leur apprend que servir l’Etat c’est en servir le Dieu tutelaire. C’est une espece de Théocratie, dans laquelle on ne doit point avoir d’autre pontife que le Prince, ni d’autres prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays c’est aller au martire, violer les loix c’est être impie, & soumettre un coupable à l’exécration publique c’est le dévouer au courroux des Dieux ; sacer estod.

Mais elle est mauvaise en ce qu’étant fondée sur l’erreur & sur le mensonge elle trompe les hommes, les rend crédules superstitieux, & noye le vrai culte de la divinité dans un vain cérémonial. Eue est mauvaise encore quand, devenant exclusive & tirannique, elle rend un peuple sanguinaire & intolérant ; en sorte qu’il ne respire que meurtre & massacre, & croit faire une action sainte en tuant quiconque n’admet pas ses Dieux. Cela met un tel peuple dans un état naturel de guerre avec tous les autres, très nuisible à sa propre sûreté.

Reste donc la Religion de l’homme ou le Christianisme, non pas celui d’aujourd’hui, mais celui de l’Evangile, qui en est tout-à-fait différent. Par cette Religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfans du même Dieu, se reconnoissent tous pour freres, & la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort.

Mais cette Religion n’ayant nulle rélation particuliere avec le corps politique laisse aux loix la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre, & par-là un des grands liens de la société particuliere reste sans effet. Bien plus ; loin d’attacher les cœurs des Citoyens à l’Etat, elle les en détache comme de toutes les choses de la terre : je ne connois rien de plus contraire à l’esprit social.

On nous dit qu’un peuple de vrais Chrétiens formeroit la plus parfaite société que l’on puisse imaginer. Je ne vois à cette supposition qu’une grande difficulté ; c’est qu’une société de vrais chrétiens ne seroit plus une société d’hommes.

Je dis même que cette société supposée ne seroit avec toute sa perfection ni la plus forte ni la plus durable : A force d’être parfaite, elle manqueroit de liaison ; son vice destructeur seroit dans sa perfection même.

Chacun rempliroit son devoir ; le peuple seroit soumis aux loix, les chefs seroient justes & modérés, les magistrats integres incorruptibles, les soldats mépriseroient la mort, il n’y auroit ni vanité ni luxe ; tout cela est fort bien, mais voyons plus loin.

Le Christianisme est une religion toute spirituelle, occupée uniquement des choses du Ciel : la patrie du Chrétien n’est pas de ce monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait avec une profonde indifférence sur le bon ou mauvais succès de ses soins. Pourvu qu’il n’ait rien à se reprocher, peu lui importe que tout aille bien ou mal ici bas. Si l’Etat est florissant, à peine ose-t-il jouïr de la félicité publique, il craint de s’enorgueillir de la gloire de son pays ; si l’Etat dépérit, il bénit la main de Dieu qui s’appésantit sur son peuple.

Pour que la société fut paisible & que l’harmonie se maintint, il faudroit que tous les Citoyens sans exception fussent également bons Chrétiens : Mais si malheureusement il s’y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite, un Catilina, par exemple, un Cromwel, celui-là très certainement aura bon marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. Dès qu’il aura trouvé par quelque ruse l’art de leur en imposer & de s’emparer d’une partie de l’autorité publique, voilà un homme constitué en dignité ; Dieu veut qu’on le respecte ; bientôt voilà une puissance ; Dieu veut qu’on lui obéisse ; le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il ? C’est la verge dont Dieu punit ses enfans. On se feroit conscience de chasser l’usurpateur ; il faudroit troubler le repos public, user de violence, verser du sang ; tout cela s’accorde mal avec la douceur du Chrétien ; & après tout, qu’importe qu’on soit libre ou serf dans cette vallée de miseres ? l’essenciel est d’aller en paradis, & la résignation n’est qu’un moyen de plus pour cela.

Survient-il quelque guerre étrangère ? Les Citoyens marchent sans peine au combat ; nul d’entre eux ne songe à fuir ; ils font leur devoir, mais sans passion pour la victoire ; ils savent plutôt mourir que vaincre. Qu’ils soient vainqueurs ou vaincus, qu’importe ? La providence ne sait-elle pas mieux qu’eux ce qu’il leur faut ? Qu’on imagine quel parti un ennemi fier impétueux passionné peut tirer de leur stoïcisme ! Mettez vis-à-vis d’eux ces peuples généreux que dévoroit l’ardent amour de la gloire & de la patrie, supposez votre république chrétienne vis-à-vis de Sparte ou de Rome ; les pieux chrétiens seront battus, écrasés, détruits avant d’avoir eu le tems de se reconnoitre, ou ne devront leur salut qu’au mépris que leur ennemi concevra pour eux. C’étoit un beau serment à mon gré que celui des soldats de Fabius ; ils ne jurerent pas de mourir ou de vaincre, ils jurerent de revenir vainqueurs, & tinrent leur serment : Jamais des Chrétiens n’en eussent fait un pareil ; ils auroient cru tenter Dieu.

Mais je me trompe en disant une République Chrétienne ; chacun de ces deux mots exclud l’autre. Le Christianisme ne prêche que servitude & dépendance. Son esprit est trop favorable à la tirannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais Chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent & ne s’en émeuvent gueres ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux.

Les troupes chrétiennes sont excellentes, nous dit-on. Je le nie. Qu’on m’en montre de telles ? Quant-à-moi, je ne connois point de Troupes chrétiennes. On me citera les croisades. Sans disputer sur la valeur des Croisés, je remarquerai que, bien loin d’être des Chrétiens, c’étoient des soldats du prêtre, c’étoient des Citoyens de l’Eglise ; ils se battoient pour son pays Spirituel, qu’elle avoit rendu temporel on ne sait comment. A le bien prendre, ceci rentre sous le paganisme ; comme l’Evangile n’établit point une Religion nationale, toute guerre sacrée est impossible parmi les Chrétiens.

Sous les Empereurs payens les soldats Chrétiens étoient braves ; tous les Auteurs Chrétiens l’assûrent, & je le crois : c’étoit une émulation d’honneur contre les Troupes payennes. Dès que les Empereurs furent chrétiens cette émulation ne subsista plus, & quand la croix eut chassé l’aigle, toute la valeur romaine disparut.

Mais laissant à part les considérations politiques, revenons au droit, & fixons les principes sur ce point important. Le droit que le pacte social donne au Souverain sur les sujets ne passe point, comme je l’ai dit, les bornes de l’utilité publique[46]. Les sujets ne doivent donc compte au Souverain de leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l’Etat que chaque Citoyen ait une Religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette Religion n’intéressent ni l’Etat ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale, & aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plait, sans qu’il appartienne au Souverain d’en connoitre : Car comme il n’a point de compétence dans l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci.

Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de Religion, mais comme sentimens de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon Citoyen ni sujet fidele[47]. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincerement les loix la justice, & d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les loix.

Les dogmes de la Religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision sans explications ni commentaires. L’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante & pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchans, la sainteté du Contract social & des Loix ; voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul ; c’est l’intolérance : elle rentre dans les cultes que nous avons excluds.

Ceux qui distinguent l’intolérance civile & l’intolérance théologique se trompent, à mon avis. Ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit dannés ; les aimer seroit haïr Dieu qui les punit ; il faut absolument qu’on les ramene ou qu’on les tourmente. Par tout où l’intolérance théologique est admise, il est impossible qu’elle n’ait pas quelque effet civil [48], & sitot qu’elle en a, le Souverain n’est plus Souverain, même au temporel ; dès lors les Prêtres sont les vrais maitres ; les Rois ne sont que leurs officiers.

Maintenant qu’il n’y a plus & qu’il ne peut plus y avoir de Religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolerent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs du Citoyen. Mais quiconque ose dire, hors de l’Eglise point de Salut, doit être chassé de l’Etat ; à moins que l’Etat ne soit l’Eglise, & que le Prince ne soit le Pontife. Un tel dogme n’est bon que dans un Gouvernement Théocratique, dans tout autre il est avec des gens qu’on croit dannés ; les aimer seroit haïr Dieu qui les punit ; il faut absolument qu’on les ramene ou qu’on les tourmente. Par tout où l’intolérance théologique est admise, il est impossible qu’elle n’ait pas quelque effet civil, & sitot qu’elle en a, le Souverain n’est plus Souverain, même au temporel ; dès lors les Prêtres sont les vrais maitres ; les Rois ne sont que leurs officiers.

Maintenant qu’il n’y a plus & qu’il ne peut plus y avoir de Religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolerent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs du Citoyen. Mais quiconque ose dire, hors de l’Eglise point de Salut, doit être chassé de l’Etat ; à moins que l’Etat ne soit l’Eglise, & que le Prince ne soit le Pontife. Un tel dogme n’est bon que dans un Gouvernement Théocratique, dans tout autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit qu’Henri IV. embrassa la Religion romaine la devroit faire quiter à tout honnête homme, & sur-tout à tout Prince qui sauroit raisonner.

CHAPITRE IX.

Conclusion.

APrès avoir posé les vrais principes du droit politique & tâché de fonder l’Etat sur sa base, il resteroit à l’appuyer par ses rélations externes ; ce qui comprendroit le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre & les conquêtes, le droit public, les ligues les négociations les traités &c. Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue ; j’aurois dû la fixer toujours plus près de moi.

FIN.

  1. „Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent que l’histoire des anciens abus, & on s’est entêté mal-à-propos quand on s’est donné la peine de les trop étudier.” Traité manuscrit des intérêts de la Fr : avec ses voisins ; par M. L. A. d’A. Voilà précisément ce qu’a fait Grotius.
  2. Voyez un petit traité de Plutarque intitulé : Que les bêtes usent de la raison.
  3. Le vrai sens de ce mot s’est presque entierement effacé chez les modernes ; la plupart prennent une ville pour une Cité & un bourgeois pour un Citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les Citoyens font la Cité. Cette même erreur coûta cher autrefois aux Carthaginois. Je n’ai pas lû que le titre de Cives ait jamais été donné aux sujets d’aucun Prince, pas même anciennement aux Macédoniens, ni de nos jours aux Anglois, quoique plus près de la liberté que tous les autres. Les seuls François prennent tout familièrement ce nom de Citoyens, parce qu’ils n’en ont aucune véritable idée, comme on peut le voir dans leurs Dictionnaires, sans quoi ils tomberoient en l’usurpant dans le crime de Léze-Majesté : ce nom chez eux exprime une vertu & non pas un droit. Quand Bodin a voulu parler de nos Citoyens & Bourgeois, il a fait une lourde bévüe en prenant les uns pour les autres. M. d’Alembert ne s’y est pas trompé, & a bien distingué dans son article Genève les quatre ordres d’hommes (même cinq en y comptant les simples étrangers, ) qui sont dans nôtre ville, & dont deux seulement composent la République. Nul autre auteur François, que je sache, n’a compris le vrai sens du mot Citoyen.
  4. Sous les mauvais gouvernemens cette égalité n’est qu’apparente et illusoire ; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misere & le riche dans son usurpation. Dans le fait les loix sont toujours utiles à ceux qui possedent & nuisibles à ceux qui n’ont rien : D’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose & qu’aucun d’eux n’a rien de trop.
  5. Pour qu’une volonté soit générale il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion formelle rompt la généralité.
  6. Chaque intérêt, dit le M. d’A. a des principes différents. L’accord de deux intérêts particuliers se forme par opposition à celui d’un tiers. Il eut pu ajouter que l’accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S’il n’y avoit point d’intérêts différens, à peine sentiroit-on l’intérêt commun qui ne trouveroit jamais d’obstacle : tout iroit de lui-même, & la politique cesseroit d’être un art.
  7. Vera cosa è, dit Machiavel, che alcuni divisioni nuocono alle Republiche, e alcune giovano : quelle nuocono che sono dalle sette e da partigiani accompagnate : quelle giovano che senza sette, senza partigiani si mantengono. Non potendo adunque provedere un fundatore d’una Republica che non siano nimicizie in quella, hà da proveder almeno che non vi siano sette. Hist. Fiorent. L. VII.
  8. Lecteurs attentifs, ne vous pressez pas, je vous prie, de m’accuser ici de contradiction. Je n’ai pu l’éviter dans les termes, vû la pauvreté de la langue ; mais attendez.
  9. Je n’entends pas seulement par ce mot une Aristocratie ou une Démocratie, mais en général tout gouvernement guidé par la volonté générale, qui est la loi. Pour être légitime il ne faut pas que le Gouvernement se confonde avec le Souverain, mais qu’il en soit le ministre : alors la monarchie elle-même est république. Ceci s’éclaircira dans le livre suivant.
  10. Un peuple ne devient célebre que quand sa législation commence à décliner. On ignore durant combien de siecles l’institution de Lycurgue fit le bonheur des Spartiates avant qu’il fût question d’eux dans le reste de la Grece.
  11. Ceux qui ne considerent Calvin que comme théologien connoissent mal l’étendue de son génie. La redaction de nos sages Edits, à laquelle il eut beaucoup de part, lui fait autant d’honneur que son institution. Quelque révolution que le tems puisse amener dans notre culte, tant que l’amour de la patrie & de la liberté ne sera pas éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d’y être en bénédiction.
  12. E veramente, dit Machiavel, mai non fù alcuno ordinatore di leggi straordinarie in un popolo, che non ricorresse a Dio, perche altrimenti non sarebbero accettate ; perche sono molti beni conosciuti da uno prudente, i quali non banno in se raggioni evidenti da potergli persuadere ad altrui. Discorsi sopra Tito Livio. L. I. c. XI.
  13. Si de deux peuples voisins l’un ne pouvoit se passer de l’autre, ce seroit une situation très dure pour le premier & très dangereuse pour le second. Toute nation sage, en pareil cas, s’efforcera bien vîte de délivrer l’autre de cette dépendance. La République de Thlascala enclavée dans l’Empire du Méxique aima mieux se passer de sel, que d’en acheter des Méxicains, & même que d’en accepter gratuitement. Les sages Thlascalans virent le piege caché sous cette libéralité. Ils se conserverent libres, & ce petit État, enfermé dans ce grand Empire, fut enfin l’instrument de sa ruine.
  14. Voulez-vous donc donner à l’Etat de la consistance ? rapprochez les degrés extrêmes autant qu’il est possible : ne souffrez ni des gens opulens ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun ; de l’un sortent les fauteurs de la tirannie & de l’autre les tirans ; C’est toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique ; l’un l’achete & l’autre la vend.
  15. Quelque branche de commerce extérieur, dit M. d’A., ne répand gueres qu’une fausse utilité pour un royaume en général ; elle peut enrichir quelques particuliers, même quelques villes, mais la nation entiere n’y gagne rien, & le peuple n’en est pas mieux.
  16. C’est ainsi qu’à Venise on donne au college le nom de sérénissime Prince, même quand le Doge n’y assiste pas.
  17. Le Palatin de Posnanie pere du Roi de Pologne Duc de Lorraine.
  18. Il est clair que le mot Optimates chez les anciens ne veut pas dire les meilleurs, mais, les plus puissans.
  19. Il importe beaucoup de regler par des loix la forme de l’élection des magistrats : car en l’abandonnant à la volonté du Prince on ne peut éviter de tomber dans l’Aristocratie héréditaire, comme il est arrivé aux Républiques de Venise & de Berne. Aussi la premiere est-elle depuis longtemps un État dissout, mais la seconde se maintient par l’extrême sagesse de son Sénat ; c’est une exception bien honorable & bien dangereuse.
  20. Tacit : hist. L. I.
  21. In Civili.
  22. Ceci ne contredit pas ce que j’ai dit ci-devant L. II. Chap. IX. Sur les inconvéniens des grands États : car il s’agissoit-là de l’autorité du Gouvernement sur ses membres, & il s’agit ici de sa force contre les sujets. Ses membres épars lui servent de point d’appui pour agir au loin sur le peuple, mais il n’a nul point d’appui pour agir directement sur ses membres-mêmes. Ainsi dans l’un des cas la longueur du lévier en fait la foiblesse, & la force dans l’autre cas.
  23. On doit juger sur le même principe des siècles qui méritent la préférence pour la prospérité du genre humain. On a trop admiré ceux où l’on a vu fleurir les lettres & les arts, sans pénétrer l’objet secret de leur culture, sans en considérer le funeste effet, idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars servitutis esset. Ne verrons-nous jamais dans les maximes des livres l’intérêt grossier qui fait parler les Auteurs ? Non, quoiqu’ils en puissent dire, quand malgré son éclat un pays se dépeuple, il n’est pas vrai que tout aille bien, & il ne suffit pas qu’un poëte ait cent mille livres de rente pour que son siecle soit le meilleur de tous. Il faut moins regarder au repos apparent, & à la tranquillité des chefs, qu’au bien être des nations entiéres & sur-tout des états les plus nombreux. La grêle désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette. Les émeutes, les guerres civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du relâche tandis qu’on dispute à qui les tirannisera. C’est de leur état permanent que naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles ; quand tout reste écrasé sous le joug, c’est alors que tout dépérit ; c’est alors que les chefs les détruisant à leur aise, ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. Quand les tracasseries des Grands agitoient le royaume de France, & que le Coadjuteur de Paris portoit au Parlement un poignard dans sa poche, cela n’empêchoit pas que le peuple François ne vécut heureux & nombreux dans une honnête & libre aisance. Autrefois la Grece fleurissoit au sein des plus cruelles guerres ; le sang y couloit à flots, & tout le pays étoit couvert d’hommes. Il sembloit, dit Machiavel, qu’au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, notre République en devint plus puissante ; la vertu de ses citoyens, leurs mœurs, leur indépendance avoient plus d’effet pour la renforcer, que toutes ses dissencions n’en avoient pour l’affoiblir. Un peu d’agitation donne du ressort aux ames, & ce qui fait vraiment prospérer l’espèce est moins la paix que la liberté.
  24. La formation lente & le progrès de la République de Venise dans ses lagunes offre un exemple notable de cette succession ; & il est bien étonnant que depuis plus de douze cens ans les Vénitiens semblent n’en être encore qu’au second terme, lequel commença au Serrar di Consiglio en 1198. Quant aux anciens Ducs qu’on leur reproche, quoi qu’en puisse dire le squitinio della libertà veneta, il est prouvé qu’ils n’ont point été leurs Souverains.

    On ne manquera pas de m’objecter la République Romaine, qui suivit, dira-t-on, un progrès tout contraire, passant de la monarchie à l’Aristocratie, & de l’Aristocratie à la Démocratie. Je suis bien éloigné d’en penser ainsi.

    Le premier établissement de Romulus fut un Gouvernement mixte qui dégénéra promptement en Despotisme. Par des causes particulieres l’Etat périt avant le tems, comme on voit mourir un nouveau-né avant d’avoir atteint l’âge d’homme. L’expulsion des Tarquins fut la véritable époque de la naissance de la République. Mais elle ne prit pas d’abord une forme constante, parce qu’on ne fit que la moitié de l’ouvrage en n’abolissant pas le patriciat. Car de cette maniere l’Aristocratie héréditaire, qui est la pire des administrations légitimes, restant en conflit avec la Démocratie, la forme du Gouvernement toujours incertaine & flotante ne fut fixée, comme l’a prouvé Machiavel, qu’à l’établissement des Tribuns ; alors seulement il y eut un vrai Gouvernement & une véritable Démocratie. En effet le peuple alors n’étoit pas seulement Souverain mais aussi magistrat & juge, le Sénat n’étoit qu’un tribunal en sous-ordre, pour tempérer ou concentrer le Gouvernement, & les Consuls eux-mêmes, bien que Patriciens, bien que premiers Magistrats, bien que Généraux absolus à la guerre, n’étoient à Rome que les présidens du peuple. Dès lors, on vit aussi le Gouvernement prendre sa pente naturelle & tendre fortement à l’Aristocratie. Le Patriciat s’abolissant comme de lui-même, l’Aristocratie n’étoit plus dans le corps des Patriciens comme elle est à Venise & à Genes, mais dans le corps du Sénat composé de Patriciens & de Plebeyens, même dans le corps des Tribuns quand ils commencerent d’usurper une puissance active : car les mots ne font rien aux choses, & quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c’est toujours une Aristocratie.

    De l’abus de l’Aristocratie naquirent les guerres civiles & le Triumvirat. Sylla, Jules-Cesar, Auguste devinrent dans le fait de véritables Monarques, & enfin, sous le Despotisme de Tibere, l’Etat fut dissout. L’histoire Romaine ne dément donc pas mon principe ; elle le confirme.

  25. Omnes enim & habentur & dicuntur Tyranni qui potestate utuntur perpetua, in eà Civitate quæ libertate usa est. Corn. Nep. in Miltiad : Il est vrai qu’Aristote Mor : Nicom. L. VIII, c. 10 distingue le Tyran du Roi, en ce que le premier gouverne pour sa propre utilité & le second seulement pour l’utilité de ses sujets ; mais outre que généralement tous les auteurs grecs ont pris le mot Tyran dans un autre sens, comme il paroit sur-tout par le Hieron de Xenophon, il s’en suivroit de la distinction d’Aristote que depuis le commencement du monde il n’auroit pas encore existé un seul Roi.
  26. A peu près selon le sens qu’on donne à ce nom dans le Parlement d’Angleterre. La ressemblance de ces emplois eut mis en conflit les Consuls & les Tribuns, quand même toute juridiction eut été suspendue.
  27. Adopter dans les pays froids le luxe & la mollesse des orientaux, c’est vouloir se donner leurs chaines ; c’est s’y soumettre encore plus nécessairement qu’eux.
  28. C’est ce que je m’étois proposé de faire dans la suite de cet ouvrage, lorsqu’en traitant des rélations externes j’en serois venu aux confédérations. Matiere toute neuve & où les principes sont encore à établir.
  29. Bien entendu qu’on ne quite point pour éluder son devoir & se dispenser de servir la patrie au moment qu’elle a besoin de nous. La fuite alors seroit criminelle & punissable ; ce ne seroit plus retraite, mais désertion.
  30. Ceci doit toujours s’entendre d’un État libre ; car d’ailleurs la famille, les biens, le défaut d’azile, la nécessité, la violence, peuvent retenir un habitant dans le pays malgré lui, & alors son séjour seul ne suppose plus son consentement au contract ou à la violation du contract.
  31. A Genes on lit au devant des prisons & sur les fers des galériens ce mot Libertas. Cette application de la devise est belle & juste. En effet il n’y a que les malfaiteurs de tous états qui empêchent le Citoyen d’être libre. Dans un pays où tous ces gens-là seroient aux Galeres, on jouiroit de la plus parfaite liberté.
  32. Le nom de Rome qu’on prétend venir de Romulus est Grec, & signifie force ; le nom de Numa est grec aussi, & signifie Loi. Quelle apparence que les deux premiers Rois de cette ville aient porté d’avance des noms si bien rélatifs à ce qu’ils ont fait ?
  33. (a) Ramnenses.
  34. (b) Tatienses.
  35. (c) Luceres.
  36. Je dis au champ de mars, parce que c’étoit là que s’assembloient les Comices par centuries ; dans les deux autres formes le peuple s’assembloit au forum ou ailleurs, & alors les Capite censi avoient autant d’influence & d’autorité que les premiers Citoyens.
  37. Cette centurie ainsi tirée au sort s’appelloit præ rogativa, à cause qu’elle étoit la premiere à qui l’on demandoit son suffrage, & c’est delà qu’est venu le mot de prérogative.
  38. Custodes, Diribitores, Rogatores suffragiorum.
  39. Cette nomination se faisoit de nuit & en secret, comme si l’on avoit eu honte de mettre un homme au dessus des loix.
  40. C’est ce dont il ne pouvoit se répondre en proposant un Dictateur, n’osant se nommer lui-même & ne pouvant s’assurer que son collegue le nommeroit.
  41. Je ne fais qu’indiquer dans ce chapitre ce que j’ai traité plus au long dans la Lettre à M. d’Alembert.
  42. Nonne ea quæ possidet Chamos deus tuus tibi jure debentur ? Tel est le texte de la vulgate. Le P. de Carrieres a traduit. Ne croyez-vous pas avoir droit de posséder ce qui appartient à Chamos votre Dieu ? J’ignore la force du texte hébreu ; mais je vois que dans la vulgate Jephté reconnoit positivement le droit du Dieu Chamos, & que le Traducteur françois affoiblit cette reconnoissance par un selon vous qui n’est pas dans le Latin.
  43. Il est de la derniere évidence que la guerre des Phociens appellée guerre sacrée n’étoit point une guerre de Religion. Elle avoit pour objet de punir des sacrileges & non de soumettre des mécréans
  44. Il faut bien remarquer que ce ne sont pas tant des assemblées formelles, comme celles de France, qui lient le clergé en un corps, que la communion des Eglises. La communion & l’excommunication sont le pacte social du clergé, pacte avec lequel il sera toujours le maitre des peuples & des Rois. Tous les prêtres qui communiquent ensemble sont concitoyens, fussent-ils des deux bouts du monde. Cette invention est un chef-d’œuvre en politique. Il n’y avoit rien de semblable parmi les Prêtres payens ; aussi n’ont-ils jamais fait un corps de Clergé.
  45. Voyez entre autres dans une Lettre de Grotius à son frere du 11 avril 1643, ce que ce savant homme approuve & ce qu’il blâme dans le livre de Cive. Il est vrai que, porté à l’indulgence, il paroit pardonner à l’auteur le bien en faveur du mal ; mais tout le monde n’est pas si clément.
  46. Dans la République, dit le M. d’A., chacun est parfaitement libre en ce qui ne nuit pas aux autres. Voilà la borne invariable ; on ne peut la poser plus exactement. Je n’ai pu me refuser au plaisir de citer quelque fois ce manuscrit quoique non connu du public, pour rendre honneur à la mémoire d’un homme illustre & respectable, qui avoit conservé jusques dans le Ministere le cœur d’un vrai citoyen, & des vues droites & saines sur le gouvernement de son pays.
  47. Cesar plaidant pour Catilina tachoit d’établir le dogme de la mortalité de l’ame ; Caton et Ciceron pour le réfuter ne s’amuserent point à philosopher : il se contenterent de montrer que Cesar parloit en mauvais Citoyen & avançoit une doctrine pernicieuse à l’Etat. En effet voilà dequoi devoit juger le Sénat de Rome, & non d’une question de théologie.
  48. Le mariage, par exemple, étant un contract civil, a des effets civils sans lesquels il est même impossible que la société subsiste. Supposons donc qu’un Clergé vienne à bout de s’attribuer à lui seul le droit de passer cet acte ; droit qu’il doit nécessairement usurper dans toute Religion intolérante. Alors n’est-il pas clair qu’en faisant valoir à propos l’autorité de l’Eglise il rendra vaine celle du Prince, qui n’aura plus de sujets que ceux que le Clergé voudra bien lui donner. Maitre de marier ou de ne pas marier les gens selon qu’ils auront ou n’auront pas telle ou telle doctrine, selon qu’ils admettront ou rejetteront tel ou tel formulaire, selon qu’ils lui seront plus ou moins dévoués, en se conduisant prudemment & tenant ferme, n’est-il pas clair qu’il disposera seul des héritages, des charges, des Citoyens, de l’Etat même, qui ne sauroit subsister n’étant plus composé que des bâtards. Mais, dira-t-on, l’on appellera comme d’abus, on ajournera, décrétera, saisira le temporel. Quelle pitié ! Le Clergé, pour peu qu’il ait, je ne dis pas de courage, mais de bon sens, laissera faire & ira son train ; il laissera tranquillement appeller, ajourner, décréter, saisir, & finira par rester le maitre. Ce n’est pas, ce me semble, un grand sacrifice d’abandoner une partie, quand on est sûr de s’emparer du tout.