Chez tous les marchands de nouveautés (p. 2-14).


NOTE DE L’ÉDITEUR.


Nous considérons comme un devoir de publier cette lettre d’une de nos sœurs qui répond à un article de l’Écho de l’Ouest sur le célibat.

Un fait récent, qui laissera dans nos annales judiciaires une empreinte ineffaçable et qui caractérise profondément la justice des hommes, donne à cette lettre le propos et la valeur d’une haute protestation.

Jeanne DEROIN.


EXTRAIT DE L’ÉCHO DE L’OUEST.


DU CÉLIBAT EN GÉNÉRAL


Nous croyons que le célibat des prêtres est une chance de plus à l’immoralité du sacerdoce. La continence absolue ne convient qu’à des natures exceptionnelles, essentiellement apostoliques, vouées exclusivement à la gloire de Dieu et au service de l’humanité, de ces hommes qui ont eu eux au moins une étincelle de l’âme du Christ. C’est dire que cela ne convient nullement à toutes ces organisations vulgaires, que le hasard a seul lancées dans une carrière acceptée et parcourue aussi froidement que toute autre qui leur eut été indiquée ou imposée.

À moins d’une prédestination toute spéciale, on ne s’élève, au-dessus de la nature humaine qu’en s’exposant à tomber au-dessous. La chute de certains hommes n’est que l’expiation de leur orgueil, et c’est parce que la chute est en raison directe de cette élévation chimérique que, dans tous les temps, on a vu les actes de la plus monstrueuse dépravation commis par des prêtres indignes de leur mission, sans compter les rêveries maladives des imaginations claustrales dont on a pu avoir une faible idée dans certains livres casuistes, lesquels, d’ailleurs, n’ont pu être écrits que dans une langue qui [illisible] l’honnêteté.

Le célibat n’est jamais indifférent dans la vie humaine ; il la pousse vers l’égoïsme ou vers le dévouement. Mais l’égoïsme est la règle, et le dévouement est l’exception.

Les natures qui s’isolent en apparence pour, en réalité, vivre dans une communion plus intime avec l’humanité, sont des natures d’élite, des natures de Christs à divers degrés, dont les affections, purement spirituelles, s’élèvent au-dessus des préférences et des faiblesses de l’individualité pour se faire, comme dit l’apôtre saint Paul, tous à tous. Ce sont là des êtres privilégiés, mais il faut bien entendre de quelle manière : ils ont le privilége de certaines douleurs morales inconnues au grand nombre ; ils souffrent en expiation des fautes d’autrui qu’ils s’imputent dans une certaine mesure, et, par un sentiment mystérieux, exquis, du grand principe de la solidarité qui a pénétré leur âme tout particulièrement ; leur vocation, véritablement religieuse, leur prédestination morale, les avertit que, plus que d’autres, ils ont charge d’âmes. Alors pour vivre conformément à cette destinée, à la fois si austère et si glorieuse, ils s’élèvent au-dessus, et cela sans effort, et sans orgueil, de nos vulgaires prédilections, de nos passions exclusivement personnelles, de nos attaches charnelles ; ils vivent dans une sphère à part de sentiments et d’idées, ils sont les hommes de tous. Ce sont les martyrs de tous les temps, les confesseurs de la vérité, les véritables prêtres, les seuls dignes de ce nom. Ils exercent, en effet, un sacerdoce moral, tout à fait indépendant de telle ou telle forme que peut revêtir dans l’histoire ou une école philosophique, ou un parti politique, ou un culte religieux. Ils sont les représentants de la justice, de la vérité, du progrès, trinité indivisible, qui se modifie, selon les lieux et le temps, dans le développement de l’espèce humaine, mais dont on reconnaît toujours les serviteur à la réalité de leur désintéressement et de leur abnégation ! Pour ces gens-là, le célibat est chose sacrée. Aucune personnalité ne peut revendiquer à son profit exclusif leur trésor inépuisable de tendresse et de dévouement, que Dieu a créé pour tous, comme une sorte de soleil moral. Oui, dans ce cas, le célibat est une mission suprême, et celui qui en est digne s’élève véritablement au-dessus de la nature humaine pour mieux être le serviteur de tous.

Mais du moment que nous nous éloignons de ce type de pureté et de fraternité supérieure, et que nous rentrons dans les conditions ordinaires de la vie humaine, alors le célibat nous rejette immédiatement au terme opposé du monde moral ; nous arrivons à cette idolâtrie immonde de soi-même, à ces êtres qui se font le centre de l’univers comme pour l’absorber en eux dans un effort d’égoïsme, à ces individualités qui ne savent pas, pour mieux la sauver, perdre leur vie dans une foi, dans un amour, dans une affection quelconque, qui vivent au sein de la nature et de la société comme un usurier, un exploiteur, un vampire, qui en soutirent le plus qu’ils peuvent de substance pour s’engraisser indéfiniment.

Or, le célibataire égoïste est tombé aussi bas dans les régions de la vie que le célibataire apostolique s’est élevé haut. Ils sont à une égale distance de la moyenne de notre moralité. Nous restons hommes, quand l’un se transfigure dans une nature angélique, quand l’autre se transforme dans une nature de brute dont il s’inocule, graduellement, tous les instincts.

Eh bien ! notre opinion est que l’isolement moral place un homme dans cette situation que, s’il n’est pas une de ces âmes d’élite, cet isolement le pervertira, ou, du moins, sera une chance de plus pour sa dégradation.

Observons ce qui se passe : et, d’abord, reconnaissons que le célibataire qui s’est créé un but, un devoir, s’est, en quelque sorte, marié spirituellement ; il a une raison d’être, et touche, en quelques points, à la première catégorie. Mais le vieux célibataire, sans liens, l’homme qui se suffit, comme on dit, vous pouvez être sûr que l’âge a apporté quelque singularité plus ou moins monstrueuse dans les habitudes de sa vie ; cherchez bien ; pénétrez dans son intérieur, vous y découvrirez ou une dépravation ou une monomanie, quelque goût ridicule ou révoltant, auquel il a prostitué son activité morale. Voilà le célibat dans toute sa laideur, et tel que vous le trouverez dans le plus grand nombre de cas.

Eh bien ! il y a encore quelque chose de plus dangereux, c’est le célibat obligatoire. Les célibataires, après tout, peuvent, si leur âme vient à s’attendrir, si leur cœur, par une impulsion imprévue et tardive, se remet à battre comme un vrai cœur d’homme, abjurer le célibat, et se prendre à aimer quelqu’un ou quelque chose. Il y a de pauvres égoïstes qui n’ont senti le bonheur de s’oublier que sur le déclin de cette journée fugitive qu’on appelle la vie humaine ! mais les célibataires obligés, en qui la nature se révolte vainement, en qui les passions réalisent l’enfer, pouvez-vous seulement pressentir les rêveries de leur imagination maladive ? Et enfin, lorsque dans des organisations plus violentes, des tempéraments incompressibles, la rêverie se traduit en actes, ne craignez-vous pas d’avoir des Lacollonge, des Mingrat, des Léotade et des Gothland !

La nature idéaliste qui a spiritualisé ses instincts spontanément n’a pas à craindre de telles explosions ; mais la nature charnelle qu’une discipline tyrannique comprime, agace et surexcite, ne peut couver que des révoltée sans nom ; et des excès monstrueux !

Cela posé, n’est-il pas vrai que les prêtres sont, en général, au sacrifice de Dieu, bien plutôt parce que leur famille en a disposé de la sorte, que par une vocation irrésistible et éprouvée, et se trouvent trop souvent ainsi dans cette catégorie de célibataires contraints dont la nature est en guerre ouverte et constante avec les devoirs qui leur sont imposés ?

Le peuple a parfaitement défini le vice de cette situation en disant : La prêtrise est un métier comme un autre. Rien de plus juste que cette critique, rien de plus religieux que la pensée qu’elle contient ; car elle implique, dans l’esprit du peuple, que d’être prêtre, ce ne doit pas être, en effet, un métier comme un autre, mais une mission qu’il ne faut pas prodiguer à tout venant, sous peine de profanation. Or, encore une fois, comment, le plus ordinairement, et pourquoi est-on prêtre ? Par des considérations toutes mondaines : parce qu’on était pauvre, et qu’on n’a pu recevoir d’instruction gratuitement que dans un séminaire, parce qu’on ne savait quoi faire de vous dans la famille, parce que, etc., etc…, toutes raisons prises en dehors de la seule raison qui devrait solliciter un homme à se faire prêtre : l’amour de Dieu et de l’humanité ! Eh bien ! cet homme, pris au hasard, on le met au régime d’une nature supérieure ; on lui ordonne, comme si cela pouvait faire l’objet d’un commandement, de vivre d’une vie angélique. Hélas ! dépend-il toujours de lui d’obéir, et n’est-on pas effrayé de ce qui doit résulter de l’impossibilité de l’obéissance ?

Le mode de recrutement sacerdotal est donc, à notre point de vue, doublement vicieux : il a le tort de prendre indistinctement tout ce qui se présente ayant rempli certaines formalités purement relatives à une moyenne voulue d’instruction, et, en second lieu, d’imposer à ce troupeau de pasteurs par la grâce… du hasard, une vie exceptionnelle.

Nous avons dit toute notre pensée. Nous terminerons en ajoutant que le célibat des prêtres n’est nullement un dogme émanant de la loi religieuse. Le célibat est une coutume qu’il a plu à l’église catholique d’adopter, et qu’elle peut répudier quand il lui plaira. Le pasteur marié n’est évidemment pas moins chrétien que le prêtre célibataire. Quant à la tradition, elle n’est favorable au célibat des prêtres qu’en ne la prenant pas trop haut. En voici la preuve par quelques exemples :


Quelques pères du Concile de Nicée (an 325) ayant proposé de faire une loi générale qui défendît à ceux qui étaient dans les ordres sacrés d’habiter avec les femmes qu’ils avaient épousées, étant laïques, le vénérable Paphnuce, qui portait encore les marques glorieuses des supplices qu’il avait endurés dans les dernières persécutions, pour l’honneur et le soutien de la foi chrétienne, se leva au milieu de l’assemblée et dit à haute voix : « Qu’il ne fallait pas imposer un joug si imposant aux clercs sacrés, que le lit nuptial est honorable pour tous ; et que le mariage est sans tache, que cet excès de rigueur serait nuisible plutôt qu’avantageux à l’Église même. Il parla du reste avec tant de force que tout le concile suivit son avis ; et on fit point sur ce sujet de loi nouvelle, c’est-à-dire que chaque église demeura dans son usage et sa liberté ; car, en ce temps-là, comme le fait observer le judicieux Fleury, on ne faisait pas de cause (règlements) pour « introduire de nouvelles pratiques, en mesure d’être mal observées, mais pour confirmer les anciens usages de la tradition apostolique. »

Le peuple de Ptolémaïs, métropole de la Cyrénaïque, ayant demandé pour évêque le célèbre Synésius, à cause de son grand savoir et de sa haute réputation de probité, il déclina d’abord cet honneur insigne, disant qu’on l’estimait plus qu’il ne s’estimait lui-même ; il ne céda, à la fin, qu’après avoir rendu publique la déclaration suivante : « J’ai une femme que j’ai reçue de Dieu et de la main sacrée de Théophile (évêque d’Alexandrie). Or, je déclare que je ne veux ni me séparer d’elle, ni m’en approcher en cachette, comme un adultère ; mais je souhaite d’en avoir des enfants nombreux et vertueux. Voilà une chose que ne doit point ignorer celui qui a le pouvoir de m’ordonner ; et il pourra l’apprendre encore de ceux que le peuple a députés vers moi pour cette affaire. » Cette détermination si positive et si formelle n’empêcha point qu’il fût ordonné et sacré par Théophile et les évêques de la contrée.

Sezomène, historien du IVe siècle, rapporte que l’évêque Spiridion, que l’Église a mis au rang des saints, ne s’acquittait pas des devoirs de sa charge avec moins de zèle et de succès, quoiqu’il eût femme et enfants.

Enfin, par une heureuse coïncidence, comme nous mettions la dernière main à ce travail, nous trouvons les détails suivants dans un article du Moniteur de samedi :


» Le pape Adrien II se plaignit auprès de Charlemagne de ce que les évêques en Italie contractaient des mariages. Au concile de Metz et de Mayence, des plaintes nombreuses se firent jour, sur ce que les clercs vivaient avec des femmes étrangères, décorées de la qualité de mères ou de sœurs, et sur ce que plusieurs d’entre eux menaient une vie incestueuse avec leurs parentes les plus proches. En Angleterre, en Italie, en France, le mariage des clercs ne pouvait être extirpé, malgré tous les efforts des pouvoirs séculier et spirituel, lorsqu’un jour le moine Hildebrand monta sur le trône de Saint-Pierre. Grégoire VII arrivait avec cette pensée gigantesque de soumettre le monde civilisé tout entier à la domination de Rome. À cet effet, il jugea avant tout nécessaire de détacher le clergé de tout lien avec le monde, de ne lui laisser d’autre famille que l’Église, d’autre patrie que Rome, d’autre souverain que le vicaire de Saint-Pierre. Grégoire VII voyait tout cela dans le célibat des clercs, et il y voyait, en outre, un excellent moyen de conserver intacts les biens de l’Église. À peine donc le nouveau pape avait ceint la tiare (en 1073) qu’il lança les foudres de l’excommunication contre tout clerc engagé dans le lien conjugal, et en même temps contre tout laïque qui entendrait dire la messe par eux. Grande fut la terreur du clergé, comme nous l’attestent les annalistes de ce temps, plusieurs archevêques et évêques, le légat du pape lui-même, se mirent en danger de mort, en soutenant le décret pontifical. L’évêque de Constance s’y opposa ouvertement en autorisant son clergé à se marier ; le synode tenu à Paris, en 1079 alla même jusqu’à déclarer hérétique quiconque interdirait le mariage des clercs, et, à Cambrai, on brûla un moine qui prit la défense de la bulle papale. Mais Grégoire persista, et, sauf quelques exceptions en Suède et en Hongrie, où les mariages des prêtres se maintinrent jusqu’au XIIIesiècle, le célibat du clergé était devenu la règle absolue en Europe au XIIe siècle. »

Extrait d’un mémoire de M. Koenigswarter, sur le mariage dans son développement universel et historique, lu à l’une des dernières séances de l’Académie des sciences morales et politiques.)


Ces exemples pourraient se multiplier à l’infini. Il y plus : l’histoire de l’Église nous apprend que des communions chrétiennes ont été déclarées hérétiques par cela seul qu’elles enseignaient la continence absolue, et qu’elles proscrivaient le mariage ; de ce nombre est l’encratisme[1], dont le seul tort était de prendre à la rigueur, au pied de la lettre, le mépris de la chair, et de vouloir appliquer au monde entier le genre de vie dont, plus tard, le clergé catholique s’est réservé le monopole. En dépit de l’ascétisme, l’Église dut ici intervenir, en véritable économiste, pour rappeler l’homme à la nature.

Résumons-nous : Le célibat ne convient qu’aux hommes qui se dévouent à l’humanité, aux fondateurs de religions, aux martyrs du progrès, aux soldats de la liberté, aux représentants du droit, aux artistes sublimes, aux véritables prêtres dans le sens suprême du mot. Hors de là, il n’est qu’une exaltation à l’orgueil, une forme de l’égoïsme, et, s’il est involontaire, une provocation l’immoralité. De plus, la confession est une tentation scandaleuse pour le prêtre qui ne doit pas connaître la femme dans sa réalité terrestre.

Mais, que voulez-vous ? L’Église a pris le parti de ce dogme immuable comme Dieu dont elle usurpe trop souvent les prérogatives, et il est à craindre qu’en toutes choses elle ne préfère mourir dans l’impénitence finale que se résigner à un meâ culpâ !

E. Stourn.

La lettre suivante a été adressée à l’auteur de l’article qu’on vient de lire.

à monsieur le rédacteur de l’écho de l’ouest.
« Monsieur et ami,

» Lorsque le pauvre prolétaire est chassé de son modeste asile, soit par les exigences de son propriétaire, soit par les rigueurs de fisc, il est obligé d’aller demander l’hospitalité à ses amis, et souvent, hélas ! le prolétaire en a peu parmi ceux qui peuvent lui venir en aide ; il en est de même du pauvre journaliste qui est exproprié de son domicile intellectuel par la loi des cautionnements, même sans obtenir une indemnité des défenseurs de la propriété.

» Et nous sommes précisément dans cette situation, c’est-à-dire sans asile ; nous ne parlons pas de notre personne qui est en prison, mais de notre pensée qui avait son domicile habituel dans le journal l’Opinion des Femmes que nous avions fondé dans le but d’assurer aux femmes le moyen de revendiquer leurs droits et d’exprimer leur opinion sur toutes les questions sociales, la loi sur les cautionnements nous a littéralement expropriée. Captive et ne pouvant agir, il ne nous est pas possible, quant à présent de tromper les moyens de rentrer en possession de cette humble tribune du dernier des prolétaires.

» Je viens donc vous demander une fraternelle hospitalité ; une de mes abonnées m’écrit, du sujet de notre dernier article sur le célibat des prêtres, une lettre, remarquable au point de vu religieux, si relative à la mission sociale de la femme. Je vous envoie cette lettre suivie de quelques observations qu’elle m’a suggérées et qui se rapportent à la question d’économie sociale dont je me préoccupe en ce moment.


« Le temps vieillit le faux
» et rajeunit le vrai.

[illisible]


« Citoyenne et amie,

» L’Écho de l’Ouest du 27 mars, qui me fournit une épigraphe si approprié à mon sujet, contient un dernier et remarquable article sur la confession, le mariage des prêtres et le célibat en général. Mon but n’est pas de répondre à cet article, mais les pensées qu’il renferme, et les lueurs de vérité partielle qu’il reflète à chaque instant, détournant l’esprit des véritables principes qui sont au fond de la question, me portent à énoncer quelques propositions qui se rapportent toutes au sujet dont il traite.

» Je dois m’occuper de la question du mariage et de la virginité considérée au point de vue des intérêts sociaux et des intérêts de la femme, mais, en attendant que j’aie pu livrer à la conscience et à l’appréciation de chacun ce qui fait l’objet de mes préoccupations, je compte sur votre obligeance pour prier M. le rédacteur de l’Écho de l'Ouest d’accueillir ce que son article me donne l'occasion de dire sur ces matières. Je ne doute pas, citoyenne et amie, de votre concours fraternel, sachant que vous considérez comme un devoir de propager l’opinion de toutes les femmes qui s’occupent consciencieusement de ces hautes questions sociales, et, s’il y a lieu, je désire même engager la discussion avec vous sur ce point.

» Partant des faits accomplis, assistant au remaniement de toutes choses par la justice, d'une part ; d’autre part, devant m’adresser à la société chrétienne, et pouvant, en conséquence, invoquer les lumières de l'Évangile, je pose, non pas au nom du prêtre, mais au nom de la femme, cette question à la face du monde : Le mariage est-il le lot de l'humanité chrétienne ? La procréation de l'espèce humaine et la conservation de la famille telle que vous la voyez constituée sont-elles la tâche de la femme chrétienne ? Eh bien ! je n'hésite pas à le dire : Au nom du droit de la femme, je réponds : Non. L'on me demande pourquoi ; voici mes raisons : Parce que le mariage n'est, par l'autorité et l’exemple du Christ, de même que par l’esprit de l’Évangile et des Apôtres, qu'une tolérance accordée pour une catégorie, ceux qui ne peuvent garder la continence[2] ; parce que le mariage n’est indiqué, comme moyen, qu'à cause de la faiblesse humaine, et que, sans cette raison, la virginité est formellement recommandée et approuvée[3] ; parce que le mariage, bien que déclaré honorable entre tous, n’était pas moins un contrat dans lequel l’un des contractants (la femme) n’était qu’une propriété aliénable [4] ; parce qu’enfin le mariage qui caractérise si évidemment l’époque d’esclavage de la femme, et qui est, en ce temps, l’arène ouverte à tous les intérêts les plus méprisables, ne saurait caractériser l’ère de l’affranchissement de la femme.

« Mais va-t-on s’écrier : si le mariage n’est plus le lot de l’humanité chrétienne, et si à la femme n’incombe plus la tâche de la procréation de l’espèce et de la conservation de la famille, quelle est donc sa tâche présente ?

» Sa tâche présente, sa tâche incessante, c’est de s’affranchir de la tutelle de l’homme à l’aide de tous les intérêts existants ; c’est de revendiquer, au nom de la justice, le droit commun qui, effaçant partout le privilége de sexe, donne à la femme le triple bénéfice moral, intellectuel et physique en toutes choses. Sa tâche présente, incessante, c’est de porter remède à l’immoralité par l’éducation et de répandre dans l’humanité les trésors d’amour et de dévouement qui sauront créer le mariage des âmes et des intelligences dans la liberté et dans l’égalité.

» Comme l’auteur de l’article précité, je pense que le célibat du prêtre officiel doit au plus tôt disparaître, puisque la virginité ne saurait être imposée ; mais, de même qu’elle ne peut pas être imposée, elle ne peut être empêchée. C’est pourquoi, par toutes les raisons supérieures qui s’y rattachent, raisons qui n’apparaîtront qu’en faisant disparaître toutes celles qui lui font obstacle dans le monde, il est permis de croire que la virginité, loin d’être une chose réservée ou occasionnelle, un privilége accordé aux natures d’élite, aux exceptions seulement, deviendra de plus en plus, dans un avenir moins éloigné qu’on ne pense, un privilége accessible à tous, un bénéfice moral, positif et certain. C’est en vertu du droit de la femme à la liberté et à l’égalité, et c’est au nom du peuple qui s’est déclaré lui-même l’élu que nous croyons chaque être destiné à recevoir en lui cette étincelle de l’âme du Christ que l’on ne reconnaît qu’à quelques-uns ; et c’est cette étincelle qui, rayonnent de chaque être, dissipera, par l’unité de sa chaleur et de sa lumière, les ténèbres accumulées sur le monde.

Ces propositions seront reprises et discutées en leur temps ; nous essaierons de dire comment, à la virginité se rattachent la transformation de l’humanité, celle du monde, le règne de la justice et de la vérité. Nous dirons aussi comment les affections, sans être exclusivement spirituelles, se purifieront dans des rapports d’égalité, se rattacheront à Dieu et permettront à chacun, comme dit l’apôtre saint Paul, d’être tout à tous.

 »  Ève. »

Préoccupée, en ce moment, d’une question relative à l’organisation du travail, nous ne pouvons entrer d’une manière approfondie dans la discussion des propositions qui sont énoncées dans cette lettre. Cependant nous avons été frappée de cette remarque : C’est au nom de ses fonctions d’épouse et de mère que l’on se croit en droit de renfermer la femme dans le cercle du foyer domestique, de comprimer son cœur et son intelligence, et de l’exclure de toute participation aux affaires publiques.

S’il faut, en effet, que ce titre d’épouse et de mère soit un motif d’exclusion et un stigmate d’indignité civile et politique, l’on ne peut trouver étrange que la femme se réfugie dans le sentiment chrétien, et que, voyant la dignité humaine outragée en elle, elle veuille dépouiller la nature humaine et se revêtir de la nature angélique, pour s’affranchir de la brutale domination de l’homme et d’une humiliante servitude.

C’est un élan sublime vers le ciel pour échapper à l’esclavage.

La femme a été jusqu’à présent, relativement à l’homme, ce que sont les prolétaires relativement aux privilégiés.

Les philosophes païens ne pouvaient croire qu’il fût possible de constituer une société sans esclaves ; les économistes de la réaction s’imaginent qu’une société ne peut subsister sans prolétaires ; quelques républicains semblent croire que l’on peut constituer la société nouvelle sans admettre les femmes à l’égalité civile et politique ; et même l’un de nos publicistes les plus célèbres veut exclure la femme des champs du travail.

Mais les clartés de la science sociale dissiperont ces erreurs. Nous croyons avec une foi et une conviction profondes que c’est ce titre de mère, au nom duquel on veut exclure la femme, qui lui impose le devoir et lui donne le droit de veiller sur l’avenir de ses enfants, non-seulement comme nourrice et comme berceuse, mais comme mère ; et de réclamer pour eux, sans distinction de sexe, la vraie liberté, c’est-à-dire le complet développement et le libre exercice de toutes leurs facultés ; elle doit participer à l’administration des intérêts du travail et apporter, dans l’économie politique, la science et la pratique de l’économie domestique, pour établir une plus équitable répartition du travail, des instruments et des produits du travail, elle doit y apporter l’intervention de sa prévoyante sollicitude maternelle, afin qu’il n’y ait plus de souffrants ni d’opprimés.

Il ne faut donc pas l’exclure du travail ni de la participation à l’administration des intérêts du travail, car la femme, comme l’homme, ne peut s’affranchir avec dignité que par le travail ; et, je l’espère, bientôt il n’y aura plus d’autre gouvernement que le gouvernement des travailleurs, d’autre politique que celle des intérêts du travail.

Et l’on effacera du front de la femme tout stigmate d’indignité civile et politique, afin que la femme, la mère des citoyens libres, ne cache plus son front humilié dans le giron de l’Église, et qu’elle se relève, libre et citoyenne.

» Salut fraternel,


 » Jeanne Deroin. »
  1. Nom d’une secte chrétienne fondée vers l’an 159 par Tatin. Ses membres soutenaient qu’Adam n’était pas sauvé, et traitaient le mariage de corruption et de débauche, de là leur nom d’encratiles, ou continents. Ils s’abstenaient de chair et même de vie, qu’ils remplaçaient par de l’eau dans l’Eucharistie.
  2. Je dis donc à ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves qu'il leur est avantageux de demeurer comme moi ; mais s'ils ne peuvent garder la continence, qu'ils se marient, car il vaut mieux se marier que de brûler. (St-Paul, 1re Épître aux Corinthiens, v. 8, 9.)
  3. Il est bon à l'homme de ne toucher point de femme ; toutefois, pour éviter l’impudicité ; que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari. (St-Paul, 1re Épître aux Corinthiens, v. 1, 2.)
  4. Mais si quelqu’un croit qu’il ne soit pas honorable que sa fille passe la fleur de son âge sans être mariée, et qu’il faille qu’elle le soit, il ne pèche point ; que ses files, dans ce cas, se marient. Mais celui qui, n’étant contraint par aucune nécessité et étant entièrement maître de faire ce qu’il voudra, a pris une ferme résolution en lui-même de garder sa fille, fait bien. C’est pourquoi celui qui marie sa fille fait bien ; mais celui qui ne la marie pas fait mieux. (St-Paul, Épître aux Corinthiens, v. 36, 37, 38.)