Du Système nerveux et de l’application médicale de l’Électricité

DU
SYSTÈME NERVEUX

I. Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux, par M. Claude Bernard, de l’Institut, etc., 1858. — II. De la Vie et de l’Intelligence, par M. Flourens, 1858. — III. De l’Électrisation localisée, etc., par le docteur Duchenne, de Boulogne, 1855. — IV. Traité des Applications de l’électricité, par M. A. Becquerel, 1857. — V. Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses, par M. Claude Bernard, 1857.



C’est un grand inconvénient pour une science que d’être trop voisine de la métaphysique ; elle ne risque pas seulement d’y perdre en clarté et en rigueur, on veut encore qu’elle rende raison de faits inexplicables. C’est ce qui arrive un peu à la physiologie. Elle traite des objets les plus élevés peut-être de nos connaissances, et va d’un côté jusqu’aux relations de l’esprit avec la matière, tandis que de l’autre elle touche aux fonctions les plus simples et les plus familières de l’organisation, et l’on exige qu’elle explique les unes comme les autres. Tandis que chacun se contente d’apprendre des physiciens les manifestations et les effets, les lois de la pesanteur, sans s’inquiéter de la nature même ni de la cause première de cette force, il ne suffit à personne de connaître les faits de la science de la vie; on veut que les physiologistes exposent et raisonnent tout à la fois. On néglige volontiers l’étude minutieuse des manifestations et des lois de la force vitale, des causes principales qui en arrêtent ou excitent le développement, pour arriver aussitôt à la connaissance de la nature même de la vie, de la pensée, de la sensibilité et de l’action d’une volonté, qui n’a nulle apparence matérielle, sur des substances solides comme les nerfs ou les muscles. La physiologie enseigne quel chemin suit l’agent nerveux, d’où il vient et où il va, le point précis où il se forme, elle distingue les organes conducteurs de l’agent nerveux de ceux qui le produisent, de même que la physique démontre quels métaux conduisent l’électricité, quelles machines la dégagent, puis en expose les effets divers. La précision a pénétré dans chacune de ces deux sciences, mais la première ne satisfera personne tant qu’elle ne dira rien de plus sur l’essence même de la force qui est mise en jeu. C’est sans doute, à un certain point de vue, un avantage pour cette science que d’être ainsi élevée jusqu’au niveau de la philosophie, et c’est une preuve que sa supériorité sur toutes les autres n’est pas méconnue. On conçoit d’ailleurs que les hommes soient plus curieux de cette étude que de toute autre. Soit; mais c’est aussi un danger, car cette tendance, qui peut la faire admirer de ceux qui l’ignorent, peut souvent fausser l’esprit de ceux qui la savent et la faire dédaigner par ceux qui tentent d’y trouver ce que doit avant tout offrir une science, l’exactitude et des faits.

L’étude du système nerveux surtout se complique naturellement des plus graves problèmes, et cette étude est le but principal de la physiologie. Si dans les phénomènes nerveux on pouvait rendre raison de tout, expliquer toute chose, les causes comme les effets, les bien connaître ne serait plus savoir une partie de la science, une branche de la physiologie; ce serait presque savoir toute science, et en particulier la philosophie proprement dite, car la sensibilité connue dans ses profondeurs supposerait une science complète de l’être. Malheureusement nous n’en sommes pas là, et il faut se dire que la science contient, qu’elle contiendra toujours sans doute bien des parties mystérieuses. Dans la simple action de lever le bras, il faudrait, pour ne rien laisser d’obscur, expliquer le raisonnement qui nous y porte, la volonté qui en décide, la transmission de la volonté qui fait enfin contracter les muscles. Rendre clairement compte de tout cela serait impossible, mais on peut distinguer les divers phénomènes, écarter d’abord ceux qui sont de la compétence de la physique et qui s’expliquent par la théorie du levier, puis laisser la pensée et le raisonnement dans le domaine de la philosophie, et garder pour la physiologie la transmission de la volonté aux muscles qui doivent se contracter. Les phénomènes vitaux sont assujettis aux lois générales, et il faut avant toute chose déterminer dans ces actions compliquées ce qui peut et ce qui doit être le résultat des causes recherchées par d’autres sciences, ou de phénomènes placés au-dessus des connaissances positives, pour n’étudier enfin que ce qui doit faire partie de cette science spéciale à laquelle on a donné le nom de physiologie.

On conçoit ainsi qu’il y ait deux manières de considérer les phénomènes physiologiques, de même qu’il y a deux parties dans le système nerveux. On peut rechercher les causes de la force vitale ou bien les manifestations de cette force, comme on peut étudier le cerveau, siège physique de la pensée, ou les nerfs, qui conduisent les sensations et les volontés. La partie philosophique est très obscure, et il faut ici, comme toujours, connaître la partie réelle et positive avant de raisonner sur le reste. C’est de la réalité et de l’expérience que nous voulons parler aujourd’hui. Il suffira d’exposer les derniers progrès de la physiologie dans cette voie, et en particulier les travaux récens d’un grand physiologiste, digne successeur de M. Magendie, M. Claude Bernard. Le système nerveux dans ses usages divers, l’action de certaines substances sur ce système, l’analogie de l’agent nerveux avec l’électricité, ont été l’objet d’études spéciales et curieuses depuis quelques années. On s’attachera surtout à ces études sans insister sur les problèmes les plus connus du système nerveux, et qui tiennent aux parties les plus élémentaires de la science. Et pourtant, qui donc connaît d’une manière complète les élémens même de la physiologie?


I.

Les anciens anatomistes n’ignoraient pas seulement les usages du système nerveux, ils n’en connaissaient pas l’existence. Ils confondaient les nerfs avec ces cordes blanches et tendineuses qui unissent les muscles et les os sous le nom de ligamens ou de tendons. Dans le langage vulgaire, la même confusion subsiste, et il n’est pas rare de voir des gens se plaindre de ne pouvoir marcher, parce que leur nerf, disent-ils, est distendu ou durci. Hippocrate eût peut-être parlé ainsi, mais il n’est pas certain qu’Aristote ne fût pas un peu plus habile, car il a décrit avec soin le nerf optique de la taupe, ce qui semble au premier abord un choix singulier. D’ailleurs il nie tout rapport entre le cerveau et la sensibilité. Hérophile, qui, selon Galien, doit être considéré comme le plus grand anatomiste de l’antiquité, confondait encore les nerfs avec les tendons, mais il leur attribuait un certain rôle dans les sensations et même dans les mouvemens volontaires. C’étaient là seulement des vues intelligentes, mais nullement des propositions démontrées, car plus tard Celse, Asclépiade et Arétée ne distinguaient pas encore les nerfs des tendons, et ce n’est guère qu’avec Galien qu’on arrive à une connaissance, sinon plus raisonnable, du moins plus raisonnée, du système nerveux. Si la partie anatomique même a fait de grands progrès depuis les descriptions que donne Galien, on peut dire, je crois, que la partie physiologique ne s’est guère perfectionnée jusqu’à la fin du siècle dernier. Une différence réelle entre les nerfs qui transmettent la sensibilité et ceux qui conduisent la volonté ou le mouvement, entrevue quelquefois, n’avait jamais été clairement établie. Galien faisait venir les uns de la moelle et les autres du cerveau. Il faut arriver non pas seulement à la physiologie moderne, mais à la physiologie récente de ces quarante dernières années, pour obtenir quelques notions claires sur ces difficiles problèmes, et encore verrons-nous que ces notions sont restées incomplètes, et que bien des choses, comme disait Sénèque, se meuvent toujours dans les ombres d’un secret impénétrable. Nous ne ferons donc pas ici l’histoire minutieuse de chaque progrès du savoir, et nous entrerons tout de suite en matière.

Que se passe-t-il lorsqu’une impression reçue du dehors vient provoquer un mouvement? On répond que cette impression est transmise par les nerfs au cerveau, qui, en vertu de l’excitation qu’il reçoit, réagit à son tour, et, envoyant une excitation nouvelle à l’extrémité du membre, irrite le muscle ou les muscles : ceux-ci se contractent, se raccourcissent, et le mouvement est exécuté. Tout cela parait fort compliqué, et ce double trajet est un peu long. Il semble que toutes ces actions et réactions sont inutiles, et que le raisonnement et l’excitation pourraient bien avoir lieu dans le membre lui-même, sans que le cerveau intervînt. Il n’en est pourtant pas ainsi, et les preuves abondent : si l’on coupe tous les nerfs d’un membre, aucune sensation n’est perçue, aucun mouvement ne peut être produit; la communication avec le cerveau est donc indispensable à la sensibilité et à la contractilité volontaire. A première vue, la rapidité de ces excitations diverses paraît excessive, et l’on a parfois donné la simultanéité apparente de l’impression, de la réflexion et du mouvement, comme une preuve que cette transmission et ce retour étaient impossibles. Cette rapidité pourtant n’est pas infinie, comme on l’a cru, et quoiqu’il soit difficile de la mesurer, on a pu s’assurer pourtant par des comparaisons qu’elle n’avait rien de merveilleux. Haller calculait que cette vitesse était de neuf mille pieds par minute, ce qui n’est pas très considérable auprès de la vitesse de la lumière et de l’électricité. Sauvage croyait à trente-deux mille quatre cents pieds, et un autre physiologiste à plus de cinquante-sept millions de pieds par seconde; mais c’étaient des conjectures et non des expériences. Valentin avait observé un pianiste qui, doué d’une grande agilité, pouvait fléchir son doigt trois cent vingt fois par minute, c’est-à-dire faire parcourir à l’agent nerveux trois cent vingt fois en une minute la distance qui sépare le bout du doigt du cerveau. En évaluant cette distance à deux pieds et demi, on conclut seulement à une vitesse de treize pieds par seconde. En prenant des exemples chez les animaux qui paraissent avoir la plus grande rapidité dans les mouvemens, et par conséquent dans les impressions, les insectes, on a vu que quelques-uns peuvent étendre et fléchir leurs ailes sept mille fois par seconde, ce qui donne une vitesse de cent onze pieds. Enfin, dans des expériences plus récentes, M. Helmholtz, avec un appareil ingénieux, a mesuré pour la transmission de l’agent nerveux une vitesse de quinze à vingt mètres par seconde. Dans le même temps, le son parcourt dans l’air plus de trois cents mètres, la lumière sept mille lieues, et l’électricité une distance plus grande encore. Il n’y a là rien de merveilleux, ni qui soit en dehors des phénomènes les mieux connus de la physique élémentaire.

Ainsi on distingue une sensation avec transmission au cerveau, excitation, puis nouvelle transmission avec mouvement. Ces deux transmissions, celle de l’impression reçue et celle de l’excitation nécessaire à la contraction du muscle, se font-elles par le même organe? En d’autres termes, les mêmes nerfs président-ils à la sensibilité et au mouvement? On savait depuis longtemps que celle-là peut être perdue, tandis que celui-ci reste intact, et Galien lui-même avait observé des paralysies des deux ordres; mais il a fallu des siècles pour que l’on pût conclure d’une manière certaine de la différence des fonctions à la différence des organes, et c’est il y a quarante ans à peu près que Charles Bell annonça que tout nerf émanant de la moelle épinière est formé de deux parties, l’une antérieure qui préside aux mouvemens, l’autre postérieure qui transmet les sensations. Chacune de ces parties se subdivise ensuite à l’infini et va porter dans les muscles et sous la peau la motricité et la sensibilité. Ces deux sortes de nerfs doivent être parcourus en sens inverse par l’agent nerveux. Dans les uns, il se propage de la périphérie au centre, dans les autres, du centre à la périphérie, car le cerveau reçoit les impressions et commande les mouvemens. Cette découverte de Charles Bell était sans doute importante, mais elle resta longtemps peu connue. Il ne l’avait publiée que dans un livre tiré à peu d’exemplaires et distribué à des amis. Il était d’ailleurs peu expérimentateur; ses observations n’avaient pas toute la netteté et la précision que les premières expériences d’un savant jeune alors, mais déjà célèbre, introduisaient dans la physiologie, et la division des nerfs ne fut admise par tout le monde que le jour où ce savant lui-même, M. Magendie, l’eut démontrée.

L’anatomie, la pathologie eurent bientôt confirmé ce que le raisonnement seul aurait suffi à prouver, mais le raisonnement n’est rien aux yeux du physiologiste, et, disait M. Magendie, on doit avoir des yeux et pas d’oreilles. Il y eut désormais deux sortes de nerfs. deux systèmes nerveux pour ainsi dire ; mais il faut remarquer tout d’abord que les fonctions de ces systèmes sont loin d’être indépendantes, et que les deux ordres de phénomènes sont solidaires. Il est assez difficile de concevoir un être vivant et sensible qui ne peut se mouvoir, et les allégories qui décrivent la transformation d’un homme en rocher ou en arbre sont toujours terribles et effrayantes. Dans les expériences même, la distinction peut rarement être complète, et bien des erreurs sont possibles. Chez les animaux, la sensibilité ne se traduit que par le mouvement, et l’on peut facilement confondre l’insensibilité avec la paralysie des nerfs moteurs, et réciproquement. Aussi les difficultés sont-elles grandes. Les membres devenus insensibles perdent bientôt une de leurs facultés précieuses, le sens musculaire, qui leur permet d’apprécier l’énergie de leurs contractions et la portée d’un effort donné. Ils déploient tantôt plus, tantôt moins de force qu’il n’est nécessaire. Un animal paralysé seulement quant à la sensibilité marcherait fort mal et même ne marcherait pas, car il ne saurait quels efforts faire pour soulever ses pattes, et il ne distinguerait pas le moment où elles sont soulevées de celui durant lequel elles reposent à terre. On verra mieux encore tout à l’heure quelles sont les relations intimes de la sensibilité et de la volonté. L’habitude de certains mouvemens, la tendance à exécuter avec le membre droit un mouvement analogue à celui du membre gauche, les dispositions anatomiques qui souvent empêchent un muscle de se contracter indépendamment de ses voisins, peuvent amener bien des causes d’erreur.

Le cours de physiologie professé par M. Bernard au Collège de France pendant les années 1856 et 1857 a été surtout consacré à l’étude des phénomènes nerveux; le savant professeur a perfectionné la distinction entre les nerfs du mouvement et ceux du sentiment, il a démontré les fonctions, les effets de la section, de l’irritation et de l’empoisonnement des uns et des autres. Il a éclairci bien des points de l’histoire de ces nerfs, il a expliqué et rectifié quelques erreurs qui avaient pénétré dans la science dès les premiers jours mêmes de la découverte de Ch. Bell, et qui l’avaient compromise. Un exemple montrera par quelle série d’efforts et de recherches délicates la science doit passer pour arriver à ces rectifications. Magendie, après quelques expériences qui avaient confirmé la distinction entre les nerfs moteurs et les nerfs sensitifs, s’était aperçu tout à coup que les racines motrices étaient sensibles; il avait reconnu presqu’en même temps que la section d’une racine sensible éteint la sensibilité de la racine motrice correspondante. La sensibilité du nerf moteur provenait donc de filets du nerf sensitif, dont les fibrilles extrêmes s’unissent aux nerfs du mouvement et retournent avec eux jusqu’à la moelle. Effectivement, lorsqu’on éthérise un animal, on voit la sensibilité disparaître d’abord dans la racine motrice, puis à la peau et enfin dans la moelle, et il est clair que la sensibilité doit disparaître d’abord à l’extrémité des nerfs, puis dans les parties centrales. Elle doit suivre une marche contraire, lorsqu’elle reparaît.

La sensibilité des nerfs moteurs due au retour, au repli des nerfs sensitifs, avait été appelée la sensibilité récurrente. Les expériences avaient été souvent répétées par Magendie et ses élèves, lorsque M. Longet, qui avait eu peut-être quelques droits à cette découverte, voulant faire des observations nouvelles, prépara des animaux par le procédé connu, et remarqua que jamais la racine motrice n’était sensible. L’expérience, a-t-il dit, fut répétée trois cent trente fois, et jamais la sensibilité ne fut constatée. M. Magendie tenta de renouveler ses expériences, et à son tour il ne retrouva plus la sensibilité récurrente tant de fois observée par lui. Ce qu’il avait vu en 1822, il ne pouvait plus le voir en 1839, et pourtant les conditions paraissaient les mêmes, les animaux étaient de même espèce, le même opérateur agissait, les instrumens étaient identiques. Que conclure? Les animaux avaient-ils perdu une faculté, peu importante peut-être, mais réelle? Avait-on mal vu dans un des deux cas? Cela était peu probable. M. Magendie s’occupait peu, comme on sait, de chercher des conclusions, il était sûr de l’habileté de ses mains et de sa précision, et il se contenta d’imprimer les deux faits avec son dédain supérieur pour les théories.

Les choses en restèrent là pendant quatre ans, et la sensibilité récurrente avait disparu de la science, lorsque M. Bernard y appliqua les qualités de son esprit et de son scalpel, non plus comme un élève de Magendie, mais comme un maître. Les expériences de M. Longet furent très exactement répétées, et le résultat fut d’abord identique; mais il remarqua bientôt quels troubles doit produire dans l’organisation une expérience qui tranche la peau du dos, ouvre l’épine dorsale et dissèque la moelle épinière. La peau même devient moins sensible, et la douleur et l’épuisement produisent un effet analogue à celui du chloroforme. Il fit reposer l’animal; au bout de quelques heures, la sensibilité de la peau reparut, et bientôt après la sensibilité récurrente était retrouvée. L’expérience fut souvent répétée, et toujours le nerf moteur irrité aussitôt après l’opération était insensible, tandis que le contraire arrivait quelques heures après. Si Magendie et M. Longet avaient obtenu des résultats opposés en 1822 et en 1839, c’est que le hasard avait voulu que dans le second cas les chiens eussent toujours été observés immédiatement après l’opération, tandis que dans le premier ils avaient été préparés quelques heures d’avance. Il faut remarquer toutefois qu’on ne doit pas trop tarder, car l’inflammation est bientôt assez grande pour nuire à la sensibilité. Il est nécessaire que le sujet de l’expérience ne soit spécialement ni trop, ni trop peu irritable, qu’il soit vigoureux, qu’il ait mangé, que dans l’opération les racines sensibles ne soient ni coupées, ni même blessées; il faut avoir des instrumens choisis, ne pas oublier que chez le chien les racines nerveuses sont revêtues d’une gaîne spéciale qui n’existe pas chez l’homme ; il faut avoir enfin pour soi l’habileté, la science et quelquefois le hasard.

Outre ces nerfs sensitifs ou moteurs, je dois mentionner encore, sans insister, le système nerveux qui préside aux mouvemens involontaires des organes internes, c’est-à-dire le grand sympathique. Il est encore moins connu que l’autre. Il présente d’abord cette singularité que, quoiqu’il anime tous les organes internes, la section du grand sympathique ne leur fait pas perdre immédiatement leurs mouvemens ni toutes leurs facultés. Ainsi le cœur séparé du corps peut battre quelque temps. De plus le mouvement de l’agent nerveux dans ces nerfs semble plus lent que dans les autres, quoique souvent les passions, les sensations les plus rapides et les plus fugitives traversent le cerveau et agissent sur l’organisation d’une façon qui paraît instantanée. Les émotions violentes qui excitent le nerf facial et les nerfs respiratoires ont aussi une action incontestable sur le cœur et les glandes, à tel point que l’on a voulu assigner à chaque organe des relations avec une passion différente. Même des savans, influencés sans doute par les habitudes du langage, ont tenté d’associer le cœur à l’émotion de la joie, le foie à celle du chagrin ou de la tristesse, etc. Rien n’est plus faux, et dans les passions ces organes participent seulement au désordre général, quoiqu’on puisse dire peut-être que leur rôle y est d’autant plus actif qu’ils ont une disposition plus grande à être altérés. De là l’influence des passions sur les maladies. Les effets des premières se propagent en rayonnant du cerveau à la moelle épinière, et de celle-ci dans tout le système nerveux. Ce qui arrive de spécial est purement individuel. Une chose pourtant est remarquable et connue dans le système du grand sympathique : tandis que les contractions qu’il détermine sous l’influence des irritans sont plus lentes que les autres à se produire, elles sont aussi plus persistantes. Irritez un nerf du bras, vous produirez aussitôt un mouvement ou une douleur; mais l’irritant enlevé, la contraction cessera, ou la douleur sera calmée. Un irritant appliqué sur un nerf du système sympathique, sur un nerf de la vie organique, comme on dit depuis Bichat, ne produira pas d’effet immédiat ni passager. Il semble que le cerveau lui transmette de temps en temps une certaine somme d’agent nerveux qui est dépensée ensuite peu à peu. Ce système serait semblable ainsi à une bouteille de Leyde, inerte par elle-même, mais qui, chargée d’électricité, agit ensuite à son tour, et perd peu à peu son fluide par des décharges qui semblent lui être propres. Ceci explique en partie pourquoi, dans le sommeil, le cœur bat avec une rapidité toujours égale, quoique la sensibilité et les mouvemens des membres aient en grande partie cessé. Le système sympathique agit alors par lui-même, comme un producteur d’agent nerveux, quoiqu’il n’en produise point; mais il a reçu de l’encéphale, pendant la veille, la somme d’agent nerveux qu’il dépense durant le sommeil. Ajoutons enfin que M. Flourens a vu depuis longtemps que les filets de ce nerf ont une sensibilité très obtuse, et que M. Bernard a observé ce fait singulier, que la section du grand sympathique élève la température du corps, tandis que celle des nerfs du mouvement et de la sensibilité l’abaisse. C’est un résultat qu’aucune théorie ne pouvait prévoir et ne peut expliquer.

Quant aux nerfs des organes des sens, ils mériteraient une étude à part, car ils ont chacun une sensibilité propre, et lorsqu’on les irrite, on ne produit ni douleur ni mouvement, mais une sensation particulière et différente pour chacun d’eux. L’excitation du nerf optique lui fait transmettre au cerveau l’impression de la lumière, comme il arrive à la suite d’un coup frappé sur l’œil, et ainsi des autres. Ces nerfs ne peuvent point se remplacer, et chacun d’eux a des propriétés spéciales; sans cela, ils serviraient tous indistinctement à la vue, au toucher, au goût ou à l’ouïe, ce qui n’est pas. À ce propos, nous ne ferons qu’une seule remarque, relative aux impressions que la plupart d’entre eux transmettent. Ces impressions sont dues à un certain état des nerfs sensoriels, et non point aux qualités réelles des corps extérieurs. La lumière n’est pas lumineuse, le son n’est pas sonore; mais certaines vibrations de l’éther ou de l’air mettent des nerfs déterminés dans un état tel que nous éprouvons la sensation de la lumière ou du son. Entre cette sensation et la réalité, il n’y a point d’analogie appréciable. Autant il est faux de dire que nous sommes trompés sans cesse par nos sens, autant il est juste de distinguer ce qu’ils nous transmettent de ce qui les affecte. Le son et la lumière existent seulement comme vibration : faites vibrer un diapason près de la main, et vous aurez la sensation d’un chatouillement. Pour que cette même sensation soit perçue comme son, il faut que quelque chose soit ajouté aux vibrations, et cette condition n’est attachée qu’au nerf auditif. Réciproquement aussi, par un irritant ou par l’électricité, on produit l’impression d’une irritation du nerf optique, c’est-à-dire une impression lumineuse, sans qu’aucune lumière soit obtenue. Dans un procès jugé en Allemagne, un homme prétendait avoir reconnu un voleur à l’aide de la lumière éclatante produite par un coup de poing qu’avait assené ce voleur imprudent : il se trompait ou trompait les juges. Son œil avait vu la lumière, sans que rien eût été éclairé. On pourrait en dire autant de tous les nerfs sensoriels. Ils nous révèlent l’existence du monde corporel, mais ils ne nous apprennent rien touchant sa nature et son essence.


II.

Trois théories ont successivement expliqué l’action des poisons, des médicamens et des alimens sur l’organisation : celle des chimistes, celle des physiciens et celle des vitalistes. Pour les premiers, le poison ou le médicament[1] cause la mort, la maladie ou la guérison par une altération reconnaissable des solides ou des liquides de l’économie. Pour les physiciens comme Borelli ou Boerhaave, il y a dans tous ces cas changement dans les conditions physiques auxquelles sont liés les phénomènes de la vie. Enfin les vitalistes, et l’école de Montpellier en particulier, ont attribué aux substances toxiques une action directe sur ces forces peu connues que Bichat énumérait et distinguait, et que l’on confond maintenant sous le nom générique de force vitale. On a longtemps cherché la vérité au milieu de ces opinions diverses, et on ne la trouvera que le jour où l’on apercevra clairement, ce que l’on commence à entrevoir, qu’elles sont vraies ou fausses suivant les cas, et que les substances organiques ou minérales peuvent agir chimiquement, mécaniquement, et quelquefois aussi, dans l’état actuel de la science du mains, non pas sur la force vitale, mais sur le système nerveux. Ainsi l’acide sulfurique désorganise les tissus; les tartrates enlèvent au sang son oxygène; certains sels de fer lui en donnent un excès, toutes choses faciles à observer et à mesurer : voilà pour la chimie. D’autres substances, assez rares, peuvent ralentir l’écoulement des liquides ou l’accélérer. C’est du moins ce que pense M. Poiseuille et ce qu’il paraît avoir démontré par d’élégantes expériences. Il a vu que l’eau chargée d’alcool s’écoule moins vite que l’eau pure dans les mêmes conditions. La circulation d’un sang chargé d’alcool doit donc être ralentie. En effet, le sang circule très lentement chez les gens ivres. L’eau chargée de certains sels de potasse coule plus vite que l’eau pure; par conséquent l’azotate de potasse doit activer la circulation, et en effet il agit sur les phénomènes de l’ivresse.

Enfin il est des substances qui ont une action directe sur le système nerveux. Un jour peut-être, on découvrira que c’est une action chimique ou physique sur la substance des nerfs ou sur un agent nerveux inconnu. Pour le moment, il faut admettre le fait sans tenter de l’expliquer et l’employer à l’étude des phénomènes qui nous occupent. On connaît depuis longtemps quelques-unes de ces substances dont les médecins se servent dans des cas de paralysie. Ainsi l’on a souvent obtenu de bons effets de la strychnine, et en sens inverse il est clair que, dans les empoisonnemens qu’elle cause, les accidens tétaniques, le spasme musculaire, la raideur, les fourmillemens, les convulsions, en démontrent l’action immédiate sur le système nerveux. C’est M. Fouquier qui conseilla le premier de l’employer contre la paralysie, et elle n’a pas toujours été inutile. L’action de la strychnine sur l’organisme ne peut dans tous les cas s’expliquer, aujourd’hui du moins, par aucune théorie de la chimie ou de la physique. En outre, une substance singulière, découverte dès l’année 1575, mais dont les propriétés ne sont connues que depuis peu de temps, le curare, agit d’une façon spéciale et évidente sur les nerfs. Il est formé par le suc d’une ou de plusieurs lianes mal connues, car il n’a jamais été scientifiquement préparé; on l’a toujours importé d’Amérique, et les voyageurs qui ont assisté à la confection du curare ne sont point d’accord sur la nature des plantes employées ; mais que ce poison soit constitué par le suc du mancenillier, par celui de la racine de woorara, par l’essence de worba corbacoura, par le lait de l’euphorbia colinifolia, du guateria veneficorum, du bejuco de mavacure, etc., comme l’ont cru successivement La Condamine, Bancroft, M. de Humboldt, M. Boussingault, M. Goudot, cela est peu important pour nous. Ce qui est certain, c’est que depuis longtemps on connaît une propriété de ce poison regardée autrefois comme merveilleuse : il tue s’il est introduit dans une veine, mais on peut l’avaler impunément. C’est dans une dissolution de curare que les sauvages trempent ces flèches dont la moindre blessure est mortelle, tandis que la chair des animaux tués ainsi n’est nullement vénéneuse. D’un autre côté, et cette découverte est plus récente, les convulsions de l’animal, ses mouvemens, la rapidité de sa mort, tous les symptômes en un mot, démontrent une altération profonde du système nerveux. Cette altération n’est malheureusement pas visible, mais peut-être est-il possible de savoir sur quels nerfs le poison agit, et si ses effets sont analogues à ceux de la strychnine. On vient de voir que le système nerveux n’est pas simple, et que les nerfs du mouvement sont distincts des nerfs de la sensibilité. Quels sont donc les nerfs lésés? Sont-ce toujours les mêmes, ou bien l’animal meurt-il parce qu’il a perdu dans un cas la faculté de se mouvoir, dans l’autre celle de sentir? C’est ce qu’il importait de voir, et c’est ce qu’a vu M. Bernard avec tout le bonheur des gens habiles.

Un bœuf empoisonné par le curare meurt en vingt-cinq secondes à peu près, sans qu’aucune lésion explique cette mort rapide. La respiration pourtant est interrompue, mais le cœur continue de battre. Le poison agit donc peu ou point sur le système sympathique. D’un autre côté, si l’on envoie de temps en temps, par un soufflet convenablement placé, de l’air dans le poumon, en comprimant dans les intervalles la poitrine avec les mains, si, en un mot, on entretient une respiration artificielle, l’échange d’oxygène et d’acide carbonique recommence ; le poison est bientôt détruit en vertu de cette espèce de combustion qui entretient la vie; l’animal renaît, et toute trace d’empoisonnement disparaît. C’est là une preuve excellente de l’absence de toute lésion, de toute action physique ou chimique ordinaire, car si l’une de ces altérations existait, la vie ne reviendrait point. Les animaux à sang froid ressemblent fort aux animaux supérieurs, mais chez eux les phénomènes vitaux sont plus lents soit à se manifester, soit à disparaître. Or, si c’est sur l’un des premiers que l’on opère, sur une grenouille par exemple, le curare injecté sous la peau n’amène pas une mort immédiate. Il arrête la respiration non parce que le sang est coagulé ou ne peut plus arriver au poumon, ni parce que l’animal ne sent plus le besoin de respirer, mais simplement parce que les nerfs du mouvement sont paralysés et que, ces nerfs n’agissant plus sur les muscles de la poitrine, les côtes ne se soulèvent plus; il n’y a ni expiration ni inspiration. M. Bernard a donc vu que cette paralysie affecte les seuls nerfs du mouvement, tandis que la sensibilité persiste. Ainsi, lorsque la dose de poison n’est pas suffisante pour tuer l’animal, celui-ci cesse de se mouvoir, et l’on peut pincer, irriter ses membres sans qu’il les retire. A-t-il perdu la sensibilité? Non, et la preuve, quoique difficile, en est certaine. Si, avant d’empoisonner l’animal, on empêche le sang d’arriver dans ses pattes inférieures, ces pattes ne seront point intoxiquées avec le reste du corps, car le sang seul peut y amener le curare. Elles resteront donc dans leur état normal, et ne perdront ni leur motricité ni leur sensibilité. Eh bien! toute excitation, tout pincement des autres membres ou du corps fera mouvoir ces pattes restées saines, tandis que la partie supérieure n’en paraîtra point affectée et conservera une immobilité parfaite. Donc la partie empoisonnée sur laquelle porte l’irritation a perdu le mouvement par l’effet du poison, mais elle a gardé la faculté de sentir, puisque les pattes postérieures s’agitent violemment comme pour fuir et échapper à la douleur. Il n’est pas nécessaire de réfléchir beaucoup pour comprendre cette démonstration, et il est clair que, dans ce cas, le système moteur est atteint, tandis que les nerfs sensitifs sont intacts. De plus, le curare agit directement sur les nerfs et non sur l’encéphale et les centres nerveux, car, si ces derniers avaient perdu leurs propriétés, les nerfs des pattes non empoisonnées n’auraient pu conserver les leurs.

La strychnine de son côté, que l’on extrait de la noix vomique, agit en sens inverse. Elle tue avec une grande rapidité, et pourtant, administrée avec soin, elle divise aussi les deux systèmes, mais en sens inverse. Elle éteint la sensibilité tandis qu’elle respecte le mouvement. Les animaux soumis à son action ne vivent pas longtemps; mais avant que n’aient commencé leur agonie et les convulsions violentes qui la terminent, il est possible de les observer. D’ailleurs ces convulsions mêmes sont les preuves que le nerf moteur est plutôt excité qu’endormi. Les mouvemens volontaires paraissent cependant avoir cessé, mais par une conséquence de la disparition de la sensibilité. Les nerfs peuvent bien encore faire contracter les muscles; quant aux causes qui agissent sur les organes pour déterminer cet envoi de l’agent nerveux, elles n’existent plus. Lorsqu’on oppose un obstacle à un mouvement de l’animal, celui-ci ne sait comment le vaincre, car il a perdu le sentiment de sa force; il ne distingue plus le poids ni le danger de ce qu’il veut fuir; il n’a nulle conscience de ce qui se passe ni sur lui, ni à côté de lui, et aucun de ses mouvemens n’a de précision. La sensibilité est donc une partie, une cause de la volonté; la volonté n’est peut-être, sous ce rapport, qu’une transformation de la sensibilité. M. Flourens a démontré que le siège de la volonté est cette partie du cerveau qui porte le nom de moelle allongée. Là est aussi celui de la faculté de sentir. L’une et l’autre se transmettent également par les mêmes organes. Les substances qui tuent le mouvement n’agissent point sur la volonté, tandis qu’elle disparaît avec la sensibilité. Dans l’empoisonnement par le curare, tout mouvement volontaire cesse, mais la volonté d’agir semble persister, tout impuissante qu’elle est. Dans l’empoisonnement par la strychnine, le mouvement reste intact, mais la volonté est abolie. Il y aurait à faire sur ce point des restrictions, des remarques et des distinctions, mais nous ne nous occupons que des faits, et l’on voit combien ces deux substances sont précieuses. L’emploi du curare et de la strychnine eût fait découvrir autrefois la division des nerfs en nerfs moteurs et nerfs sensibles. Aujourd’hui il a servi à la confirmer, et l’on conçoit combien de vérifications et d’expériences ces deux agens peuvent faciliter.

Les poisons agissent sur le système nerveux et nous aident à connaître les phénomènes généraux, mais pour les détails, pour la connaissance de chaque nerf et de ses usages, ils ne peuvent suffire. Un procédé se présente aussitôt à l’esprit : puisque les nerfs aboutissent tous au cerveau ou à la moelle et tirent de ces centres leurs propriétés, la section doit leur enlever toute puissance. En coupant successivement chaque nerf, en remarquant ensuite quelles parties sont paralysées, quelles autres restent intactes, on doit voir quels nerfs animent chaque membre, chaque organe. Si, après la section du nerf facial, la physionomie reste immobile et incapable d’exprimer aucun sentiment ni aucune passion, tandis qu’après celle du nerf optique l’œil n’est plus sensible à la lumière, on en conclut que le premier préside aux mouvemens de la figure et l’autre au sens de la vue. Tel est le procédé le plus usité en physiologie. Pour connaître les fonctions d’un organe, on enlève cet organe et l’on examine les désordres qui surviennent. En empêchant les animaux de respirer, on peut étudier l’influence de la respiration sur la composition du sang; en enlevant le foie, on a vu la production du sucre s’arrêter, et l’on a vérifié la fonction glycogénique. Les phénomènes dont s’occupent les sciences naturelles ne peuvent guère être artificiellement produits et directement étudiés comme les phénomènes physiques. Pour déterminer l’action de la chaleur sur les métaux ou d’un alcali sur un acide, on fait chauffer une barre de fer, ou l’on verse de l’acide sulfurique dans une dissolution de potasse, et pourtant, même en chimie, on n’arrive à connaître la composition d’un corps qu’après l’avoir décomposé. Dans presque toutes les parties de la physiologie, il en est de même, et l’on ne peut étudier un phénomène que lorsqu’il a cessé de se produire; mais depuis quelque temps on a fait pour le système nerveux une heureuse exception à cette règle. On a vu que les nerfs peuvent être soumis à des irritations qui déterminent des réactions quelquefois morbides, souvent normales, que l’on peut étudier. L’agent ou le fluide nerveux, comme on voudra, n’affecte pas seul les nerfs et ne porte pas seul aux muscles l’excitation qui les fait contracter; la plus mystérieuse des forces naturelles dont les hommes disposent a elle-même une action, sinon identique, du moins très analogue à celle de cet agent. L’électricité ou mieux le galvanisme peut produire la sensation et le mouvement avec une précision si grande et si naturelle que l’on a pu croire que tout mouvement était un phénomène électrique. On peut avec une pile étudier l’action et la fonction de chaque nerf en particulier, comme celles du système général, rechercher les effets de la section ou des maladies de ce nerf, en observer la direction, mieux que ne pourraient le faire les minutieuses observations de l’anatomie la plus détaillée. Un nerf traversé par un courant électrique amène la contraction des muscles auxquels il se rend; mais ici une distinction est nécessaire. Le nerf ne transmet point au muscle l’électricité comme la conduirait un fil de fer ou de cuivre, tel que ceux qu’emploie le télégraphe électrique. Le phénomène est beaucoup plus complexe, et le nerf n’est pas purement passif. Le galvanisme agit sur le nerf, qui, à son tour, réagit sur le muscle. La propriété nerveuse est mise en mouvement, et le muscle est provoqué à se contracter. C’est là une question capitale dont tous les détails ne sont point élucidés, mais dont il faut connaître les difficultés pour avoir une idée un peu nette des faits qui nous occupent. Les muscles sont indépendans des nerfs et ont, pour ainsi dire, une vie spéciale. Ce ne sont point des substances inertes qui se contractent, comme le croient les enfans, lorsque les nerfs tirent les fibres qui les composent. Ils doivent bien aux nerfs leur sensibilité, mais la contractilité des muscles est indépendante et leur est essentielle. Cette contractilité, ou, si l’on veut, cette irritabilité, car ici la science est tellement obstruée de mots qu’il faut les prendre un peu au hasard pour ne point se perdre dans de stériles distinctions, se manifeste après toute excitation mécanique, électrique ou nerveuse. Haller connaissait cette propriété, mais il l’avait plutôt devinée que démontrée ; elle est hors de doute aujourd’hui. En effet, un muscle privé de nerf se contracte encore s’il est traversé par un courant électrique, et ces contractions survivent même à la mort; elles disparaissent seulement d’autant plus vite que l’animal est plus parfait. Ainsi il est rare que l’irritabilité du muscle dure plus d’une heure chez l’homme, tandis que les muscles d’une grenouille morte depuis quinze ou vingt heures peuvent encore se contracter. L’affluence du sang, et surtout du sang artériel, paraît avoir une grande action sur la durée et sur l’existence de cette propriété. Enfin elle persiste aussi plus ou moins suivant le genre de mort, et les poisons qui tuent les nerfs ne tuent pas du même coup les muscles. Le cœur se contracte longtemps après que les nerfs du mouvement ont été paralysés par le curare et sont devenus incapables même de transmettre les irritations électriques. Outre la paralysie du mouvement et celle du sentiment, en voici donc une troisième, celle des muscles eux-mêmes indépendamment des nerfs. Tandis que le curare amène la première, la strychnine la seconde, celle-ci paraît pouvoir être artificiellement produite parle sulfo-cyanure de potassium. Sur ces points délicats, on ne peut insister, car l’esprit se perd lorsqu’on songe aux complications infinies que présente cette science si nouvelle et si peu connue. Les contradictions y abondent, et on y voit se multiplier ces phases scientifiques si fréquentes et toujours singulières, où une, théorie, d’abord vraie et triomphante, est renversée par une autre meilleure, qui explique plus de faits, et qui, à son tour, disparait pour faire place à la première, démontrée de nouveau. Les nouvelles raisons sont excellentes, seulement elles sont diamétralement opposées à celles qui avaient d’abord fait prévaloir la théorie remise en honneur. Ainsi Galvani avait fait en 1790 sa célèbre expérience. Il avait suspendu une grenouille par un crochet de cuivre à un barreau de fer. La grenouille était morte, et pourtant aussitôt ses membres s’étaient agités. L’électricité qui agissait dans ce cas, Galvani l’attribuait à la grenouille elle-même, à ses muscles, et le fer et le cuivre n’étaient à ses yeux que des conducteurs. On sait que cette théorie, dès son apparition, fut combattue par Volta, qui attribuait au contraire le courant au contact du cuivre et du fer, et qui, en voulant démontrer son hypothèse, découvrit la pile à laquelle on a donné son nom. De son côté, Galvani continua ses expériences, et ce n’est qu’après sa mort que l’électricité voltaïque, d’ailleurs bien constatée et employée à tant d’usages, cessa d’expliquer la première expérience qui semblait l’avoir manifestée. On découvrit dans le muscle même de la grenouille un courant que Galvani, dans une expérience quelque temps oubliée, avait démontré en produisant l’électricité par la simple application du nerf crural sur la jambe de l’animal. Pourtant Volta ne se trompait pas en affirmant que le fer et le cuivre produisaient un courant électrique, et ils avaient ainsi tous deux à moitié tort, à moitié raison. L’expérience de Galvani a été souvent répétée depuis, et le phénomène exactement étudié. Il n’est pas spécial à la grenouille, comme une expression employée mal à propos l’a souvent fait croire. Ces animaux sont plus commodes pour les expériences, et voilà tout. Des courans identiques existent dans tous les muscles, et avec les appareils si sensibles dont les physiciens disposent aujourd’hui, on a pu les constater et en étudier la force, le sens, la production. M. Du Bois Raymond surtout s’est acquis dans ce genre de recherches une grande habileté et une juste renommée. Il a vu que l’électricité, mise en évidence par l’expérience de Galvani, est une électricité propre au nerf, mais au nerf moteur seulement. En outre, un autre courant est très appréciable dans le muscle lui-même ; il est dirigé de la coupe longitudinale à la coupe transversale, sans qu’il soit possible de rendre ces deux courans solidaires l’un de l’autre. Aucun des deux n’existe dans la moelle épinière. A quoi donc sert cette extrême complication? On ne le sait, et il paraît impossible de le prévoir. L’électricité existe partout, se développe partout. Le moindre contact, la plus faible action chimique détermine un courant, ou, comme on dit pour les besoins de la théorie, sépare les deux sortes d’électricité qui existent normalement dans toute substance; le fluide positif va d’un côté, le fluide négatif de l’autre. On conçoit que, dans l’organisme, où tant de corps se combinent ou se décomposent, où tant de muscles glissent les uns sur les autres à chaque instant, la dose d’électricité soit considérable et fort variable. Est-elle un résultat forcé, mais inutile, de toutes ces actions et réactions diverses, ou sert-elle en effet au mouvement et à la sensibilité? Pour acquérir là-dessus quelque certitude, il faudrait pouvoir la mesurer, établir une sorte de balance entre l’électricité produite et l’électricité consommée ; mais si des appareils délicats peuvent montrer qu’une substance est électrisée, si même il est possible de mesurer la charge d’une barre métallique ou d’une bouteille de Leyde, la chose devient impraticable lorsqu’il s’agit du corps d’un être animé, qui se charge à chaque instant et où se passent des combinaisons chimiques sans cesse activées et sans cesse ralenties, sans que l’on en puisse deviner la cause, sans surtout que l’on puisse connaître le moment précis de leur plus grande ou de leur plus faible activité. En même temps, le fluide se dégage sur toute la surface du corps. L’observateur même en fournit à l’animal qui est le sujet de l’expérience, l’air lui en enlève ou peut lui en donner. Rien ne saurait donc être précis dans cette partie de la science, et il faut savoir beaucoup de gré à ceux qui veulent bien s’y consacrer, car ils ont de grandes chances de passer leur vie à collectionner des faits dont les conclusions ne seront tirées qu’après eux.


III.

Avant de parler de l’agent nerveux lui-même et de son analogie avec l’électricité, il faut dire quelques mots de tentatives récentes qui ont fait beaucoup de bruit et qui méritent d’être connues. Pour être tout à fait clair et pour bien faire comprendre les relations du galvanisme avec les nerfs, je ne puis omettre l’action de l’un sur les maladies des autres. Les expériences dont je veux parler n’ont pas pour but principal d’éclaircir ces relations, et le médecin qui les a faites s’est préoccupé surtout des services qu’elles peuvent rendre à l’art de guérir, mais elles n’en doivent pas moins trouver place ici; à défaut d’intérêt même, elles exciteraient la curiosité. La physiologie d’ailleurs est bien près de la médecine, trop près, pourrait-on dire. S’il est vrai que toute science vient d’un art, il faut remarquer pourtant qu’une science n’est complète que lorsqu’elle est bien distincte de l’art qui lui a donné naissance. C’est cette distinction qu’il faut établir maintenant entre la physiologie et la médecine, non que la seconde puisse se passer de la première, mais elle n’en doit être qu’une application: les physiologistes ne sont pas uniquement des médecins, mais ceux-ci ne peuvent guérir les maladies que s’ils connaissent l’état de santé. La chimie, dont le développement logique est un modèle excellent pour les autres sciences, était d’abord purement théorique, et les alchimistes lui faisaient faire peu de progrès. Les applications arrivèrent, et elle commença de se constituer. Aujourd’hui elle est assez avancée pour comporter des généralités. De même la physiologie, d’abord peu distincte de la philosophie, ne s’est perfectionnée que par une étroite union avec la médecine, comme les applications à la direction des navires ont contribué aux progrès de l’astronomie. Pourtant peu à peu la route est tracée, et les deux sciences doivent se séparer. Du moment que l’on a vu que la maladie et la mort étaient des modifications de la nature vivante, il a fallu étudier celle-ci, et la science de la vie s’est placée au-dessus de la médecine. Dans toutes deux, les procédés sont identiques, et l’expérimentation doit dominer. Magendie ne se serait jamais, comme Archimède, excusé envers la postérité d’avoir appliqué son génie à des inventions pratiques; mais les deux sciences sont assez avancées, assez importantes, assez compliquées, pour que chacune ait ses adeptes.

M. Duchenne de Boulogne, l’auteur des applications dont il s’agit, est un médecin plutôt qu’un physiologiste. Quoique son livre parle au nom des deux sciences, je doute qu’il se fût fort occupé des relations de l’électricité avec les nerfs et les muscles, s’il n’avait espéré y trouver des remèdes nouveaux. Il n’est pas d’ailleurs le premier qui ait suivi cette voie, et, si sa tentative est plus intéressante par la manière dont il l’a exposée, par les appareils qu’il a inventés, par la précision de ses expériences, et surtout par le progrès qu’elle a fait faire à l’étude de la physiologie, elle est loin d’être la première application de l’électricité à la pathologie. Les maladies sont toujours plus ou moins mystérieuses, et la tentation est grande d’employer pour les guérir ce qu’on ne comprend pas. C’est ce qui devait arriver nécessairement pour une force aussi singulière, aussi inexplicable dans sa cause que variable dans ses effets. Je ne parle point d’un essai tenté déjà avant Galien pour appliquer l’électricité à la guérison des malades, mais dès 1748 Jallabert avait remarqué l’action singulière des étincelles d’une machine électrique sur la rapidité du pouls, la chaleur du corps et même les mouvemens. Bientôt l’abbé Sans, et peu après Mauduyt et Mazars de Cazelles, publièrent des mémoires sur le même sujet avec des observations diverses, des raisonnemens et peu d’expériences. L’électricité devint alors à la mode, et chacun voulut en essayer. Malheureusement quelques malades guérirent, et des apparences de succès encouragèrent les praticiens. On arriva ainsi peu à peu à torturer les malades par des applications faites au hasard d’une force terrible et inconnue, qu’on ne pouvait mesurer ni graduer, et qui, soit qu’on employât la bouteille de Leyde ou la machine électrique, pouvait produire et produisait des accidens graves. Quoique pour l’effet des remèdes nouveaux les illusions des médecins qui croient guérir égalent celles des malades qui se figurent être guéris, on ne pouvait méconnaître les paralysies nombreuses, et malheureusement les morts aussi causées par cette médicamentation inconsidérée, qui n’eut pas même pour effet de conduire à la découverte réservée à Franklin. Il est probable que des gens plus habiles auraient su conclure de l’identité dans les effets à l’identité dans la cause, et assimiler les décharges électriques à la foudre. Dans les nombreux accidens qu’ils ont causés, et que la plupart se sont bien gardés de raconter, les praticiens qui employèrent l’électricité ont dû observer quelques-uns de ces phénomènes singuliers qu’on rencontre rarement, puisqu’il ne meurt environ en France par an que cent quarante personnes frappées du tonnerre, et quatre mille dans le monde entier[2]. Ils ont dû voir ces morts debout, ces vêtemens enlevés et transportés assez loin quelquefois, ces images imprimées sur le corps des individus foudroyés, ces surdités, ces amauroses, ces paralysies, ces brûlures. Voilà de quels phénomènes ils pouvaient parler, et dans ce cas leurs cruelles expériences eussent du moins servi à quelque chose.

Après la découverte de la pile, les essais recommencèrent avec plus de succès. M. de Humboldt en 1799, Aldini en 1804, puis Fabré Palaprat, firent les premières expériences, et quoique leurs instrumens fussent très imparfaits, quoiqu’une trop grande confiance dans le galvanisme le fît appliquer à la paralysie comme à la monomanie, à la cécité comme aux spasmes, aux maladies des nerfs comme à celles du sang, on ne peut reprocher que des illusions à ces expérimentateurs. L’électricité dynamique est plus commode et moins dangereuse que l’électricité statique. La vraie manière de l’employer fut pourtant découverte seulement vers 1825 par Sarlandière. Celui-ci faisait arriver l’électricité dans les muscles, en y enfonçant de petites aiguilles qui terminaient les conducteurs de la pile. Ce mode de traitement, l’électro-puncture, fut longtemps en usage, et les plus habiles médecins de notre temps, M. Andral, M. Rayer, M. Magendie, lui ont attribué d’heureux effets. Il n’était plus nécessaire alors d’électriser le corps tout entier, de faire passer le courant par tous les organes pour guérir une maladie locale. On pouvait condenser le fluide sur un point précis, à la surface de la peau ou au-dessous. En même temps, mieux qu’avec une machine électrique, il était possible de mesurer les doses et de graduer les décharges. On vit alors des effets divers se produire suivant que le courant passait dans le muscle d’une manière continue ou que le passage était par momens interrompu. Dans ce dernier cas d’abord, les effets chimiques sont supprimés, mais de plus l’action d’une pile dont le courant est rendu intermittent est plus grande que celle d’une pile plus forte à courant continu. Le courant continu le plus intense produit de la chaleur dans les membres, mais les contractions qu’il provoque sont insignifiantes. Les courans intermittens ont au contraire une triple action sur les muscles, à l’entrée du courant, à sa sortie, et dans l’intervalle de l’entrée et de la sortie. La sensibilité de la peau est plus excitée, mais les tissus sont moins désorganisés que dans le premier cas, les contractions sont plus fortes, et la répétition peut en être salutaire. Il est d’ailleurs inutile d’insister, car l’électro-puncture est à peu près abandonnée aujourd’hui, et si quelques praticiens guérissent encore avec l’électricité galvanique, ils ont renoncé du moins à se servir des piles ordinaires. A peine les emploie-t-on parfois, comme l’ont fait MM. Becquerel et Breschet, pour faciliter quelques réactions chimiques dans l’organisme. Les piles à auges ont été remplacées par des mélanges de poudre de zinc et de poudre de cuivre, ou mieux par des chaînes. On peut voir ces derniers appareils dessinés sur tous les murs de Paris. Le charlatanisme et les annonces quotidiennes attirent un peu trop les malades et éloignent peut-être trop les médecins ; mais ces chaînes sont réellement des piles ingénieuses, fournissant, sous une forme légère et très maniable, une dose considérable d’électricité galvanique. On y ajoute d’ailleurs un petit appareil, qui se monte comme une montre et qui permet d’interrompre le courant.

La véritable électricité médicale, celle qui agit de la manière la plus évidente sur l’organisation, celle qui servira plus que l’électricité statique et l’électricité galvanique à expliquer les phénomènes nerveux, si ceux-ci ont des relations quelconques avec les forces connues de la nature, c’est l’induction. Celle-ci peut être facilement dosée, dirigée, interrompue. Les appareils qui la fournissent sont légers, commodes, élégans. Tout le monde d’ailleurs (sans bien connaître les détails, sans distinguer les appareils électro-magnétiques ou volta-électriques des magnéto-électriques), tout le monde sait que l’électricité ainsi nommée est due à l’action d’un aimant sur un corps conducteur, en général sur un fil de cuivre roulé autour de lui. Lorsqu’un barreau aimanté est rapproché d’une telle bobine, le fil est aussitôt traversé par un courant qui s’interrompt quelques instans après pour recommencer si le barreau est éloigné, puis s’interrompre, puis reprendre si l’aimant est rapproché de nouveau, cesser encore, et ainsi à l’infini. On conçoit que les interruptions soient alors faciles à produire, car elles sont presque naturelles; on conçoit encore que, suivant la longueur du fil, la force de l’aimant, la rapidité de son mouvement, on puisse mesurer la dose. Le courant d’induction produit par un barreau aimanté peut d’ailleurs agir à son tour sur d’autres fils de cuivre qui, disposés convenablement, peuvent créer d’autres courans induits. Un même instrument peut ainsi donner des courans du premier ordre, du second, du troisième, courans dont on a étudié les effets divers. Le premier appareil de ce genre, employé alors seulement à des expériences de physique, et la découverte même de l’induction sont, comme on sait, l’un des titres de gloire de M. Faraday.

Les courans d’induction sont connus depuis 1831. L’application de ces courans à la médecine a été prompte, et les appareils n’ont pas tardé à se multiplier. Chaque médecin, chaque constructeur d’instrumens a le sien. Près de trente sont décrits dans les livres de M. Becquerel et de M. Duchenne de Boulogne, et presque tous sont excellens. Ils ne diffèrent guère que par la manière dont le courant est interrompu et rétabli, et aussi par la nature du corps inducteur, qui peut être soit un aimant, soit une pile. Au point de vue physiologique, cette dernière distinction a quelque importance, mais à ce point de vue seulement, car il ne faut pas se lasser de dire que toutes ces électricités d’induction, quoique diversement produites, ne sont que des manifestations variées d’une force unique. Il faut même aller plus loin et affirmer, autant qu’on peut affirmer dans les sciences, que l’électricité des machines, celle des piles, celle des aimans, les courans induits et les courans inducteurs, sont des modifications de l’électricité, et non pas des forces distinctes, telles que la chaleur et la lumière. Comment ce fluide, qu’on eût appelé autrefois un fluide impondérable, peut-il être modifié? Comment en général une force peut-elle être transformée? Comment des corps matériels peuvent-ils agir sur une force qui implique l’idée d’immatérialité? Cela n’est guère compréhensible. La chaleur paraît toujours identique, qu’elle soit produite par du bois ou du charbon de terre, par la combustion du gaz hydrogène ou l’incandescence du soleil; mais l’opinion contraire serait plus irrationnelle et plus incompréhensible encore, et la logique ordonne de ne pas multiplier sans nécessité absolue le nombre des forces naturelles. Le désir de les confondre toutes et de simplifier les phénomènes a pu, j’en conviens, produire de grandes erreurs: même dans la science, la simplicité n’est pas toujours la vérité; pourtant on doit la poursuivre partout, et il ne faut pas oublier qu’expliquer un phénomène, c’est seulement l’attribuer à la même cause mystérieuse qui produit un phénomène voisin et mieux connu. Nulle raison péremptoire ne s’oppose du reste a l’assimilation de l’électricité avec le magnétisme. Leurs actions sont dans bien des cas semblables, et ils ne se distinguent pas plus l’un de l’autre que les modifications d’une même force qu’on ne songe pas à diviser. Entre les propriétés de la lumière ordinaire et de la lumière polarisée, il y a autant de différence tout au moins.

Quoi qu’il en soit des procédés d’application, ce n’est point d’eux ni des combinaisons de roues dentées dont les mouvemens plus ou moins rapides servent à interrompre le courant, c’est de l’effet qu’il faut parler, non pas seulement de l’effet général, dont s’étaient surtout occupés les premiers expérimentateurs, mais de l’action sur une partie déterminée du corps, sur un muscle ou sur un nerf. Là est la découverte ou plutôt l’heureuse application de tant de découvertes faite par M. Duchenne. C’est grâce à lui surtout que l’on peut maintenant diriger l’électricité sur le point précis qu’elle doit atteindre. Sans incision ni piqûre, en employant seulement les conducteurs tantôt secs et tantôt humides, on lui fait traverser la peau, et on limite son action dans les nerfs, dans les muscles et même dans les os. Cela est si vrai que des muscles du bras ayant perdu leur sensibilité et leur contractilité par la destruction du nerf radial ont pu être électrisés sans qu’aucune sensation ait été éprouvée à la peau, qui pourtant avait conservé toutes ses propriétés. M. Duchenne a remarqué de plus que la contraction des muscles par l’électricité d’induction est directe, c’est-à-dire que la volonté, le cerveau même n’interviennent point. Il n’y a donc, dans ce cas, ni excitation de la sensibilité de la peau, ni commotion, ni stupeur, ni apoplexie, ni en un mot aucun des inconvéniens tant de fois observés dans les opérations faites par l’électricité des machines. Il n’y a pas nécessité de piquer la peau et d’ajouter une nouvelle douleur. En un mot, tout médecin et tout malade ayant quelque confiance dans l’électricité doivent s’adresser aux courans d’induction, ou, pour employer l’expression un peu barbare de M. Duchenne, à la faradisation.

Quant à l’opportunité même de l’emploi de l’électrisation localisée au traitement des maladies, quant aux cas où elle est indiquée, inutile ou nuisible, ce n’est point ici le lieu d’en parler. C’est surtout au point de vue de la physiologie que les procédés et le livre de M. Duchenne de Boulogne ont dû nous occuper. A nos yeux d’ailleurs, le premier mérite peut-être de sa découverte est d’enseigner l’anatomie. Les dissections sont lentes et difficiles : elles apprennent même peu de chose sur l’action spéciale des muscles. Des deux points d’attache, de la longueur, de la forme de chacun d’eux, des dimensions de l’os et de la connaissance des lois du levier, on conclut d’une manière assez incertaine aux effets de la contraction. Les mouvemens ne sont jamais simples, et plusieurs muscles concourent par leurs contractions à l’accomplissement du plus facile d’entre eux, les uns comme auteurs principaux, les autres comme aides. Dans l’action d’écrire par exemple, plus de vingt muscles se contractent pour placer chacun des doigts dans la position qu’il doit occuper, serrer les dernières phalanges, appuyer le poignet et le bras sur la table, les pousser tantôt à droite et tantôt à gauche, plier le coude, donner à l’humérus un léger mouvement de rotation autour de l’épaule, etc. L’énumération des muscles ainsi contractés prendrait des pages entières. Quoique la myologie soit la plus facile et la plus connue des parties de l’anatomie, quoique Winslow et Borelli aient éclairci la mécanique des membres, tout n’est pas dit. Les muscles si compliqués de la main sont mal connus, du moins quant à leurs usages. L’électrisation ne servirait-elle qu’à vérifier des connaissances acquises, elle aurait son importance; mais de plus elle a commencé à rectifier des erreurs. On a fait là, comme on l’a dit, de véritables autopsies sur le vivant. L’étonnement était grand, il y a. peu d’années, lorsque M. Duchenne rendait témoins de ses expériences les élèves de l’ingénieux professeur Bérard. Il faisait, par une contraction électrique et involontaire, exécuter aux membres les mouvemens les plus divers et les plus compliqués. Aidé par sa connaissance profonde de l’anatomie, il nous montrait quels muscles abaissent le bras, quels autres l’élèvent, et comment, par plusieurs contractions simultanées, les grands changemens de volume et de forme d’un membre qui se contracte sont évités. Un même mouvement peut être exécuté dans des conditions bien diverses suivant le nombre de muscles qui agissent. On peut observer ces différences dans des cas particuliers de paralysie. Le membre malade peut souvent encore exécuter tous ses mouvemens, mais des bosses disgracieuses apparaissent aussitôt. Ces difformités sont cachées dans l’état normal par les contractions simultanées de muscles analogues ou antagonistes, et l’équilibre est rétabli. On pourrait chercher dans cette complication merveilleuse de grands argumens pour les causes finales, et Galien n’y aurait pas manqué; mais d’où vient la nécessité qu’un muscle, en se contractant, durcisse et change de forme?

Les anatomistes aiment à parler de l’application de leur science aux arts, à la peinture et à la sculpture. Sous ce rapport, les expériences de M. Duchenne sont également précieuses. Rien n’est plus choquant dans les tableaux ou les statues que des muscles hors de leur place, et surtout, ce qui est plus fréquent, des contractions trop fortes ou trop faibles, ou même inutiles au mouvement exécuté. Une erreur de ce genre n’est pas décisive pour une œuvre d’art, et le gladiateur antique n’en est pas moins une belle statue malgré une contraction singulière d’un des muscles du bras; mais toute faute est bonne à éviter, et comme on n’est jamais sûr d’avoir les grandes qualités, il faut écarter d’abord les défauts. L’imitation du modèle est rarement assez parfaite pour que, si l’on ne connaît pas le mécanisme des muscles, on puisse être assuré de ne pas se tromper. Or ces expériences, en analysant pour ainsi dire chaque mouvement, peuvent n’être pas inutiles et enseigner aux élèves à quels endroits il faut faire saillir le marbre, à quels autres il faut creuser. Pour la physionomie surtout, là où les muscles sont nombreux et resserrés sur un petit espace, où les mouvemens sont compliqués et significatifs, où le moindre pli formé par la contraction exprime une passion ou un sentiment, l’étude des muscles, de leurs points d’attache et de leur action sur les joues, les lèvres ou le front, est très nécessaire. Tout le monde sait que des contractions habituelles donnent rapidement à la physionomie des expressions très diverses; mais certaines contractions sont incompatibles avec d’autres : quelques-unes ne conviennent qu’à la vieillesse, à l’âge mûr ou à la jeunesse; il en est de volontaires et d’involontaires. A l’aide d’applications convenables des conducteurs de l’induction, on prête à la figure un air de vieillesse par la contraction du myrtiforme, de gaieté par celle du grand zygomatique, de tristesse par celle du petit; on peut en un mot, par des expériences faciles et courtes, acquérir des notions que des études longues et patientes enseignaient à peine autrefois. Rien de tout cela n’est inutile ni pour les arts, ni pour la chirurgie, ni pour la physiologie.

Puisque chaque muscle a une fonction, la paralysie, soit du muscle, soit du nerf qui l’anime, nuit à l’exercice de cette fonction, car il ne faut pas oublier qu’un membre peut être paralysé par des maladies soit des nerfs, soit des muscles. Indépendamment des paralysies complètes et des hémiplégies, il y a des paralysies tout à fait locales. Les altérations du nerf facial rendent la physionomie immobile, celles de l’orbiculaire des lèvres nuisent à la prononciation de certaines voyelles; un soldat paralysé du grand dorsal ne pourrait se tenir droit dans l’attitude du port d’armes; un évêque privé des contractions du muscle grand pectoral ne pourrait plus bénir les fidèles. La galvanisation localisée, enseignant à merveille les fonctions des muscles, montre en même temps où il faut porter le remède. Elle est d’ailleurs elle-même le remède dans une foule de cas; mais, comme Ton pense, bien des distinctions doivent être faites outre celles dont nous avons parlé, par exemple celle des maladies du mouvement et des maladies du sentiment. Avant toutes choses, une question se présente : l’irritabilité, c’est-à-dire la faculté de se contracter sous l’influence des irritans électriques ou autres, subsiste-t-elle lorsque le muscle est paralysé? On ne sait pas assez combien la physiologie est chose difficile, si l’on croit que poser la question et faire une expérience, c’est la résoudre. Ainsi Prochaska, Nysten et Legallois croyaient l’irritabilité intacte; Muller ne l’a pas trouvée telle pourtant; M. Marshal-Hall a distingué le cas de paralysie cérébrale de celui de paralysie spinale; enfin M. Duchenne de Boulogne a pu mieux diviser encore les phénomènes, et, comme il arrive dans les sciences qui ne sont pas encore bien avancées, il a compliqué ce qui paraissait tout d’abord si simple. Il a vu que toute paralysie qui tient à une lésion de la moelle ou des nerfs a pour conséquence la perte ou la diminution de la contractilité électro-musculaire. Dans les maladies qui affectent les muscles seuls, comme celle qui a reçu le joli nom de paralysie saturnine et qui suit l’empoisonnement par le plomb, la contractilité électrique disparaît, mais en partie seulement et spécialement dans certains muscles, tandis que d’autres, sans doute moins malades, la conservent, et qu’aucun ou presque aucun ne perd la sensibilité électrique. Enfin, dans les maladies cérébrales, l’irritabilité est à peine altérée, ainsi que dans les paralysies qui senties conséquences des rhumatismes provenant d’un refroidissement ou d’une cause analogue.

Sans tenter d’expliquer pour chaque cas l’irritabilité, la contractilité, l’excitabilité, la motricité, sur lesquelles on a plus discuté qu’il n’était nécessaire dans un temps où la physiologie n’était pas encore positive, et sur lesquelles certains savans se plaisent encore à disputer aujourd’hui, nous avons peut-être montré que l’électricité a tout au moins de grands rapports avec l’agent naturel qui excite les muscles. Leurs contractions et leurs relâchemens successifs, obtenus à l’aide de courans interrompus, sont très analogues aux phénomènes que la vie et la volonté y déterminent, et cette sorte de gymnastique favorise souvent le retour des mouvemens volontaires, soit que l’électricité augmente la production de l’agent nerveux, soit qu’elle en rende l’écoulement plus rapide, soit qu’elle agisse comme la gymnastique elle-même et en vertu du même principe, les membres souvent exercés augmentant de force ou de volume. Il reste donc établi que les rapports entre l’électricité et le fluide nerveux sont nombreux. Les médecins ne doivent plus maintenant dédaigner l’électricité comme un remède empirique, et n’en prescrire l’usage que dans les cas où tous les remèdes ont échoué. Elle a parfois amené des guérisons rapides, et le traitement est rarement très pénible. Dans les centaines d’observations réunies par M. Duchenne, il y a d’ailleurs beaucoup de bonne foi, et l’auteur ne semble pas avoir trop oublié de raconter ses insuccès, malgré le dédain habituel de ses confrères pour ces sortes de confidences. Ici nous trouvons presque l’impartialité, et l’on doit savoir gré à un inventeur de ne pas tout rapporter à son procédé, de ne pas prétendre tout guérir. Il y a quelques années, un physicien avait remarqué que l’eau jetée sur un fer rouge ne se vaporise pas aussitôt, et il avait expliqué pourquoi. Dès lors tout phénomène pour lui fat produit par un état analogue des liquides, et le merveilleux anneau de Saturne rentra dans son explication générale. M. Duchenne de Boulogne n’est pas tombé dans cet excès, et il est permis de conclure que l’électrisation localisée doit aider les médecins dans ces parties importantes de leur science, le diagnostic et le pronostic, l’art de juger et l’art de prévoir, et rendre moins pénible l’exercice de cette première qualité des malades, la patience.


IV.

De tant d’observations, d’expériences, de guérisons, d’une étude si attentive des propriétés des nerfs, de tous ces faits et de tous ces livres, que doit-on conclure sur la nature même de l’agent nerveux? Une conclusion même est-elle possible? Nous n’avons pas prétendu faire une histoire des nerfs, et nous avons négligé pour le moment bien des notions et bien des phénomènes sur la volonté, sur les mouvemens associés, instinctifs, automatiques, volontaires, sur les relations de l’âme et du corps, qui peuvent jeter quelque jour sur cette question. Nous ne voulions parler que des découvertes les plus récentes. Cependant l’agent nerveux a été trop souvent nommé ici pour qu’une explication de ces mots ne soit pas nécessaire, pour que nous ne soyons pas obligé de dire ce qu’ils signifient, ou même s’ils signifient quelque chose. Il ne s’agit ici ni de l’union de l’âme et du corps, ni de la formation des idées et de la volonté, mais simplement de la cause immédiate de la contraction des muscles. L’énumération de tout ce qu’on sait là-dessus et de tout ce qu’on ignore serait longue; mais, sans la tenter, serait-il possible de définir l’agent, le liquide, le fluide pondérable ou impondérable que transmettent, dit-on, la volonté ou)a sensibilité? On sait que le sang est poussé dans les artères et revient par les veines, on connaît la lymphe et son mouvement : a-t-on des notions aussi précises sur la substance des nerfs ? Ceux-ci même sont-ils de petits tulles, ou simplement des fils analogues aux conducteurs d’un télégraphe électrique ? Quelle différence physique ou chimique existe enfin entre l’agent de la sensibilité et celui de la motricité ?

Quelques physiologistes ont cru que la volonté fait vibrer les fibres nerveuses, et que cette vibration, transmise de proche en proche, vient pour ainsi dire secouer le muscle et exciter en lui une propriété inconnue qui le fait contracter. Dans cette hypothèse, on n’explique ni la cause ni l’effet de la vibration. À peine est-il besoin de la réfuter. Les nerfs sont mous et lâches, et leurs vibrations, comme celles d’une corde non tendue, se transmettraient mal, ou ne se transmettraient pas. Sans cesse les objets de nos sensations nous seraient imparfaitement représentés, jamais ils ne nous apparaîtraient nettement, et les mouvemens n’auraient ni rigueur ni précision. Quant aux esprits animaux, imaginés par les anciens pour être créés par le cerveau et envoyés dans toutes les parties du corps, il n’est pas même nécessaire de les nommer. Il pourrait y avoir un liquide sécrété par l’encéphale et coulant d’une façon intermittente dans les petits tubes qui constituent les nerfs. Le liquide viendrait donner aux muscles la sensibilité, qu’il transmettrait au cerveau par un mouvement de flux et de reflux, comme le sang nourrit toutes les parties du corps ; mais même si les nerfs sont des tubes, le liquide qu’ils doivent contenir est inconnu. Ils ne semblent pas d’ailleurs remplis à un moment plutôt qu’à un autre. Le cerveau n’a ni la forme ni la structure des organes de sécrétion, et le liquide dont il est entouré ne semble pas avoir sur les phénomènes de la vie une influence bien déterminée. Magendie l’avait considéré autrefois comme le régulateur des mouvemens, et ses expériences ont prouvé qu’il fallait renoncer à lui attribuer même cette fonction.

L’analogie entre la rapidité du principe actif des nerfs et celle de l’électricité, les intermittences de son action, les lois de sa propagation, ont identifié pour bien des savans les deux fluides. Après la découverte du galvanisme, le doute n’a presque plus semblé permis. Sur un cadavre même, les excitations galvaniques font contracter les muscles, et toutes les parties du corps, la chair, les nerfs et les os, sont sans cesse chargées d’électricité. On a cru voir que les aiguilles enfoncées dans la chair deviennent magnétiques. Wilson Philip a tenté de faire digérer un animal vivant, auquel il avait coupé les nerfs vagues, en galvanisant le bout des nerfs et il a cru réussir. Un observateur a vu l’aiguille de la boussole s’agiter sous l’influence de sa volonté seule, comme s’il y avait eu parce seul fait dégagement d’électricité. On ne peut dire que cette explication n’expliquerait rien, puisqu’on ne connaît pas la nature intime de l’électricité, que ce serait simplement mettre un nom à la place d’un autre, et qu’attribuer deux phénomènes à une cause, ce n’est point connaître cette cause : les sciences ne peuvent avoir d’autre but que de classer les phénomènes, de réduire le nombre des forces. Newton a certainement expliqué la cause du mouvement des astres en l’identifiant avec la pesanteur. Le jour où M. Regnault achèvera de démontrer clairement la transformation de la chaleur en force mécanique, il aura fait une grande découverte.

Malheureusement le cerveau ne produit pas plus d’électricité qu’un autre organe, et les nerfs ne sont pas bons conducteurs. Quoique ces expériences soient difficiles, on a cru voir que le principe nerveux va plus lentement que le fluide galvanique. Les nerfs ne sont pas entourés d’une enveloppe isolante ; ils peuvent perdre la faculté de faire contracter les muscles et conserver celle de conduire l’électricité. Quelquefois même le mouvement volontaire survit à la contractilité électro-musculaire. M. Duchenne de Boulogne l’a observé chez un malade guéri par lui d’une paralysie saturnine. Ces objections et bien d’autres sont sérieuses, et quoique l’analogie entre les deux agens puisse encore être soutenue, l’identité est abandonnée. Peut-être sont-ils semblables et distincts pourtant, comme l’électricité et le magnétisme. Je crois cependant que, malgré les analogies, on pourrait ne pas renoncer à découvrir une explication plus matérielle du phénomène. Les anciens donnaient au cerveau la fonction de séparer du sang les esprits animaux : ce n’est là qu’une image; mais peut-être n’est-elle pas fausse. Malgré de bonnes raisons de douter, l’encéphale et peut-être la moelle pourraient être des organes sécréteurs qui, filtrant, pour ainsi dire, le sang, extrairaient un liquide particulier, et des valvules, placées en sens inverse dans les nerfs du sentiment et dans ceux du mouvement, en arrêteraient ou en faciliteraient le cours. Sous certaines impressions, ce liquide serait sécrété ou excrété avec plus d’abondance, comme les glandes salivaires sont plus actives dans des conditions déterminées. Des masses considérables du liquide ainsi extrait sont peut-être accumulées parfois et s’écoulent en un instant pour produire les sensations violentes, les mouvemens brusques, énergiques. Elles s’accumulent aussi à l’origine du grand sympathique pour s’écouler lentement pendant le sommeil. D’un autre côté, la production. du liquide doit cesser lorsque le sang n’arrive plus au cerveau, et c’est ce qu’on a observé cent fois. Quelle action aurait le sang sur un fluide impondérable, sur sa production ou sur son dégagement? Il est vrai aussi que le problème est effroyablement compliqué, et que, par exemple, les fonctions des glandes, les intermittences de leurs sécrétions s’expliquent fort bien par les réactions du système nerveux, il est facile de dire : A tel moment, la glande devient plus active parce qu’elle reçoit l’influx nerveux en abondance; mais quelle cause appréciable agirait sur la production du liquide nerveux? Puis, lorsqu’il faudrait expliquer les intermittences des sensations, les mouvemens rhythmiques, les contractions volontaires, on serait fort embarrassé. De quelque côté que le problème soit considéré, des difficultés qui semblent bien près d’être des impossibilités apparaissent et forment dans l’état actuel de la science un dédale inextricable.

Il vaut mieux, avec M. Bernard, se contenter des faits observés, en observer de nouveaux, et attendre. Autant le successeur de Magendie est hardi lorsqu’il opère, autant il est timide lorsqu’il faut conclure, et l’on ne trouve dans son livre ni une affirmation, ni une hypothèse sur ces points délicats. Il faut se résigner à l’incertitude, et arriver à cette conclusion presque inévitable après la lecture des livres scientifiques : une grande admiration pour ce que l’on a déjà fait, un grand étonnement qu’il reste tant à faire. Dans cette science surtout, la précision et l’exactitude des observations et des expériences sont plus grandes que la clarté du résultat, et pour bien des esprits la clarté vaut mieux que la précision. On regrettait ici même, il y a peu de jours, que les physiciens ne fussent que des expérimentateurs, et l’on exposait d’une manière supérieure comment la science positive devait ramener d’elle-même à la théorie. La difficulté consiste surtout à bien connaître le moment où cette transition est raisonnable et où l’on peut se permettre les généralités. Les physiologistes modernes sont donc obligés, dans l’état actuel de la science, de se contenter d’être précis dans l’exposition de leurs expériences et sévères pour les hypothèses, de collectionner des faits certains et de peu conclure. Notre génération ne connaîtra sans doute point l’explication véritable et claire des phénomènes de la vie et du système nerveux, mais il n’en résulte pas nécessairement que la physiologie ne soit pas une science avancée. Si elle n’a pu encore découvrir la cause des phénomènes qu’elle décrit, les physiciens connaissent-ils mieux la pesanteur, les chimistes la cohésion ou l’affinité, les philosophes la nature de Dieu et l’essence de l’âme?


PAUL DE REMUSAT.

  1. La distinction entre l’un et l’autre est superficielle, et presque tout médicament est un poison, si la dose est plus forte.
  2. Annales d’hygiène (année 1855).