Du Genre Humain aux grandes époques de son développement

DU
GENRE HUMAIN
AUX GRANDES ÉPOQUES DE SON DÉVELOPPEMENT
CONSIDÉRÉES SOUS LE POINT DE VUE
D’UNE PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE.

PREMIER ARTICLE.

Le passé, c’est Adam, c’est le vieil homme. Le présent, c’est Jésus-Christ, c’est l’homme nouveau. L’univers ignore l’homme de l’avenir, l’homme du jugement, le dernier homme. Le berceau du monde est aussi le berceau de l’ancien homme ; quand l’œuvre du christianisme sera accomplie, on creusera sa tombe. Vieillard de six mille ans, il végète dans l’Inde, à la Chine, dans la Tartarie, la Sibérie, parmi les hordes de l’Amérique, de la Polynésie, de l’Afrique. Nos sectes philosophiques traînent à sa chaîne. Quant à nos niveleurs, à nos démagogues, ce sont les convulsions du vieil Adam à l’agonie.

Le Christ, c’est le nouvel homme. Avec lui commence et par lui doit se clore une ère de liberté encore peu comprise. Le Christ, c’est la route de la terre au ciel, c’est l’homme qui s’élance vers sa patrie céleste. Il arpente le globe comme l’Agrimensor romain, en orientant les cieux. Il l’explore dans toutes les hémisphères, domine partout la nature, la pénètre pour lui arracher des forces ; il honore la terre, nourrice du vieil Adam ; il la respecte, car elle l’a abreuvé du lait de ses mamelles ; mais l’Église, à ses yeux, est la mère spirituelle du genre humain. Loin de toucher au but, le christianisme n’a pas encore achevé la moitié de sa course. À peine s’est-il emparé du moral de la société, à peine y a-t-il enfoncé son rameau sacré. Il enfantera des œuvres de charité qui ne portent pas encore de noms.

L’homme des temps à venir, l’homme appelé à accomplir le but de la création, se manifestera quand, uni au Christ, l’homme du présent se sera rapproché suffisamment, par l’action et par la pensée, de cette ineffable Majesté divine, qui l’avait irradiée dans le principe des choses. Sur la figure de l’homme fait à l’image de Dieu, s’est trouvé empreint l’éclat de la face du Créateur.

Le vieil Adam, c’est la nature païenne. Révélée sous les deux formes de la religion et de la philosophie, elle partage son existence entre deux époques fondamentales. Naïve et créatrice, héroïque et réformatrice, théosophique et sublime, la religion païenne, dans les trois phases de son développement patriarcal, héroïque et théosophique, a montré de la force, une puissance suffisante pour nourrir et pour instruire le genre humain, une énergie substantielle. Synthétique et absolue, analytique et sceptique, expérimentale et rationnelle, la philosophie païenne a brillé des plus hautes facultés de l’intelligence ; comme la religion, elle a réagi sur la législation et sur le gouvernement de l’État. Sous aucune de ces deux formes la nature du vieil Adam n’est en elle-même bonne ; si le germe qui s’y trouve déposé engendre la vie, il ne conduit pas à l’immortalité, il donne la mort.

La cosmogonie est la religion de l’ère patriarcale. Manifesté au sein de la création, le Verbe, âme des êtres, s’incorpore à leur substance : doctrine d’où naissent ou des créations simples, mais sublimes, ou des créations colossales, qui se rattachent toutes également aux origines de la vie pastorale, agricole et industrielle des peuples. Les croyances de Bactres et celles de Babylone offrent les unes le premier, les autres le second de ces caractères. Que l’on compare les Védas, expression de la religion bactrienne, avec la théorie chaldéenne des Baalim, et l’on saisira la différence.

Dans les deux croyances la fatalité règne. L’homme déchu subit dans l’univers ses métamorphoses. Après avoir parcouru le cercle de la création, et suivi la voie de la pureté, l’homme pieux, selon les Védas, retourne au principe dont il est émané. Le gigantesque de la religion brahmanique est tempéré de grâce ; une contemplation profonde y éclate ; le labeur, accepté avec noblesse, repose sur la sainteté des devoirs, quels qu’ils soient. Toutes les créatures sont protégées par une égale tendresse. Le fils de Baal, au contraire, réclame la suprématie dans le monde terrestre et le monde céleste, au moyen des macérations qu’il s’impose. De l’excès de la pénitence, inspirée par le mépris le plus fanatique de la chair, il passe à la débauche la plus insensée, où cette même chair est idolâtrée.

Sept Manouantaras, sept grandes manifestations de l’homme (Manous) ; dix générations antédéluviennes, entre lesquelles se partagent ces Manouantaras : tel est le système brahmanique. L’homme de la dixième génération, le septième Manous, est placé, après le déluge, à la tête du renouvellement des êtres : fils du soleil, il noue son arche à Nau-Bandha, pic du Kashmir, à l’amarrage du navire. Les Pitris, les pères du genre humain, vivant sur les montagnes, sont calmes et majestueux ; leurs petits-fils, moins imposans, descendent des hauts lieux, et suivent le cours du Sindhou, de la Yamouna, du Gange, dont ils peuplent les rives.

Dix générations occupent de même l’ère antédéluvienne dans le système chaldéen, où les Oannès se manifestent, comme les Manous de l’autre religion. Xixouthrus, dixième dynaste, débarque enfin sur une montagne de l’Arménie, et le monde est repeuplé par les créatures sorties de son arche.

La religion médo-persane ne nous est pas parvenue sous sa forme originelle. Antagoniste de la religion des Brahmanes comme du culte des Chaldéens, Zoroastre fut un réformateur ; sa langue, le zend, est un dialecte du sanscrit, comme l’ont prouvé MM. Leyden, Burnouf, Lassen, Olshausen. C’est une démonstration de la vérité de l’hypothèse, qui fait du sanscrit la langue originelle de la Bactriane, avant que le peuple qui parlait cet idiome n’émigrât dans l’Inde, et que le zend demeurât pour le remplacer. L’origine védaïque des parties véritablement primitives du système de Zoroastre brille non-seulement dans une foule d’hymnes et d’invocations, dans le rituel et la liturgie des livres composés en langue zende, mais elle éclate encore dans la tradition persane sur l’ère des Pishdadiens, rois justes, qui sont les Manous de la doctrine brahmanique. Dshemshid ou Achaeménès est le dernier de leur race ; l’invasion chaldéenne ou assyrienne met fin à son règne.

Les Hébreux ont suivi une tradition particulière, par rapport aux événemens du monde antédéluvien, tradition qui contient les grands traits de l’autre doctrine, mais nous n’en possédons qu’une aride nomenclature. Déterminer le sens de ces époques et générations est un travail difficile.

Si les Hébreux semblent avoir puisé à la source chaldéenne, les Mèdes et les Persans à la source bactrienne, les pontifes de Memphis et les Pharaons de Thèbes ont hérité de ces inspirations à la fois. Une colonie de Brahmanes et de Kshatriyas, originaire de la Bactriane, se rendit, selon notre hypothèse, des hautes régions du Candahar dans les vallées du Sindhy, en suivant le cours de l’Indus jusqu’à son embouchure, occupant, pendant long-temps, cette plaine fertile. Forcée de s’expatrier par suite peut-être des réactions de la primitive domination assyrienne, cette colonie franchit la mer des Indes, car la navigation fut très-ancienne entre l’Inde et l’Éthiopie. Elle importa sa civilisation dans Méroë, la ville coushite, et jeta les fondemens de Thèbes dans la terre des Mizraim, de la race mélangée. Il est remarquable que le mot Misra signifie la même chose dans l’idiome des Brahmanes. Nul pays ne ressemble plus à l’Égypte que le Sindhy, qui en est comme une reproduction. Ces suppositions, en apparence hardies, expliquent seules de frappantes concordances. Isvaras et Isi (Osiris et Isis) étaient les dieux de cette colonie, ce qui suppose une profonde altération de la religion védaïque, l’incorporation du culte de Baal à la secte sivaïte. Dans l’ancienne Égypte, le sanscrit a été absorbé par la langue des indigènes, et ne s’est conservé que dans des mots isolés de la langue sacrée. D’autre part, ce pays a subi de fortes influences cushites et assyriennes. La vieille chronique de cette terre du mélange des races énumère les dix générations antédéluviennes.

Si l’on avait placé, il y a quarante ans, le berceau des Pélasgues (Grecs et Sicèles ou Latins) dans le voisinage de la Bactriane, cette supposition, dont la vérité est aujourd’hui démontrée, eût été alors rejetée. Pour savoir à fond le grec et surtout le latin, qui renferme les vieilles formes pélasgiques, la connaissance du sanscrit est indispensable.

Ce n’est pas la seule langue de l’Europe primitive qui présente ce phénomène. Plus sanskrit encore, s’il est possible, que le latin, le lithuanien renferme en outre les plus vieilles formes de la langue latine. Idiome embarrassant, on l’a ballotté pendant long-temps entre le gothique et le latin, le grec et le slave. C’est cependant une langue mère, une des plus curieuses de la haute antiquité : terriblement négligée, elle a beaucoup perdu ; mais sa physionomie recèle les traces de sa beauté primitive. Les Rask, les Vater, les Bopp, les Grimm, l’élite des philologues danois et allemands, lui ont rendu hommage.

Allié au lettonien, au livonien, cet idiome se rattache à l’ancien prussien, mort aujourd’hui, mais conservé dans quelques écrits. Tous ces dialectes appartiennent à la même couche de formation que le grec des Pélasgues et le latin des Sicèles. Il y a eu un temps où ils ont vécu dans la connexité la plus intime avec le sanscrit, leur proche parent.

La migration, qui a porté d’Orient en Occident les peuples qui se servaient de ces idiomes, remonte à une époque très reculée. Leur position géographique nous prouve qu’ils ne sont pas venus par la route des Asi, des Gètes et des Daces, en longeant l’Oxus, le Jaxartes, le Tanaïs. Ils ont envahi notre continent par le Bosphore de Thrace, et non pas en franchissant le Borysthène et le Danube. Disons un mot de la direction qu’ils ont dû prendre.

Quand le sceptre de Babylone passa dans les mains de Ninive, les armes de cet empire se montrèrent en deux directions : d’abord, du côté de l’occident, contre la Médie et l’Arménie, ensuite du côté de la Bactriane. Les peuples de la Médie, de l’Arménie et de la Phrygie, parlant des langues parentes de celles des peuples de la Bactriane, descendaient avec eux d’une souche commune. Deux routes établissaient des communications entre les deux empires ariens ; la Bactriane, à l’est, étant une région arienne, comme la Médie et l’Arménie à l’ouest. L’une de ces routes se dirigeait de la Bactriane vers l’Hyrcanie, puis allait au sud de la mer Caspienne, par le Mazanderan et le Ghilan, région des Cadusii et des Géli. Passant entre la Géorgie et l’Arménie, elle tournait ensuite vers les bords du Pont-Euxin, et longeait cette mer jusqu’au Palus-Méotis, où elle atteignait successivement les embouchures du Tanaïs et du Borysthène. L’autre route, allant de la Bactriane, par Hérat ou Aria, dans une direction méridionale, vers la Parthyène, traversait les portes caspiennes, et passait par les grandes villes commerçantes de la Médie et de l’Arménie, d’où elle aboutissait au Bosphore de Thrace. C’est la route des Pélasgues que nous rencontrons en Thrace et dans la Phrygie, avant qu’ils aient occupé la Grèce méridionale. Ils s’établissent d’abord dans la Macédoine, l’Épire et la Thessalie ; de ces régions du nord, les Pélasgues-Sicèles ont passé en Italie, en suivant les côtes de l’Épire.

Les ancêtres des nations lithuaniennes ont dû vivre du côté des embouchures du Danube. Plus tard, nous y rencontrons des peuples à l’origine médique, les Agathyrses, les Neures et les Géloni, qu’Hérodote place en Transylvanie, en Galicie, en Podolie et dans l’Ukraine. C’est la branche primitive de la grande nation des Gètes ou Daces, dont le corps principal s’est transporté d’Asie en Europe, dans un âge postérieur, après avoir franchi l’Oxus, le Jaik, le Volga et le Tanaïs. Les Thyrses ou Géloni, Gètes primitifs et contemporains des Pélasgues, paraissent se rattacher aux Cadusii et Geli du Ghilan, du Mazanderan, et des bords du Pont-Euxin.

Ces Thyrses et Géloni ressemblent à deux castes appartenant à un seul et même peuple. Le mot thyrse ou thurse, qui reparaît chez la branche tyrsénienne des Pélasgues, comme parmi les Thurses de la fable Scandinave, ancêtres des Jets ou des Jots, appartient à la langue sacrée. Les Gèles ou les Géloni, chez les Pélasgues, sont les illustres, les splendides, les guerriers, célèbres plus tard comme Hellènes, et Hérodote compare à ces primitifs Hellènes cette branche des Géli ou Géloni, qui s’était réfugiée chez les Budini, dans les environs de Moscou. Le père de l’histoire concluait à tort de la ressemblance des dénominations à l’identité des peuples.

Les Pélasgues (Grecs et Latins), les Agathyrses et les Géloni (branches primitives du peuple Gète), adoraient les dieux de la religion brahmanique, les Devas, ou Visva-Devas, à leur tête Maha-Devas, le grand dieu, surnom antique de Brahma, de la grande âme, et donné postérieurement à Siva. Les dieux, ce sont les forces et énergies divines, qui opèrent dans l’œuvre de la création ; ce sont aussi les élémens. Le Deus des Latins et des Aeoliens, le Dios grec et le Zeus hellénique, se retrouvent dans le Deivs ou Dievas des Lithuaniens. Contre ces dieux le réformateur Zoroastre s’insurgea, les traitant de divs ou de démons.

Des traits particuliers au sivaisme se découvrent dans ces antiques religions occidentales, qui n’ont pas conservé le caractère védaïque dans toute sa pureté. On y distingue cette croyance aux puissances néfastes, ce pouvoir de la magie, inhérent aux doctrines sur les Rakshasas et Pisachas de la religion brahmanique.

La religion patriarcale émane ainsi d’un double empire exercé par les peuples dominant à Bactres et à Babylone. Avant l’agrandissement de la domination assyrienne, il y avait paix et commerce entre ces peuples. Babylone était le centre d’une civilisation coushite, qui embrassait la Perse méridionale, le Kerman, le Fars, le Chousistan, la Susiane, pays envahis par les Céphènes ou Perses, à la chute de la primitive monarchie assyrienne. Les Coushites, s’étendant dans l’Arabie-Heureuse, à Meroë et en Abyssinie, dominaient la navigation du golfe Persique et de la mer Rouge. Ils assujettirent les tribus syriennes et araméennes du nord, circonstance à laquelle il faut attribuer ce phénomène de l’identité des langues coushites avec les langues syrienne et araméenne. Un vaste idiome s’ébranchait en de nombreux dialectes, de Babylone vers l’Abyssinie, l’Arabie, le Canaan, vers une partie de l’Asie mineure, qu’occupèrent jadis des nations araméennes, repoussées par les Pélasgues et les Phrygiens. Dans le Kurdistan seul commence l’idiome indo-persan. Quant aux Phéniciens, ce sont des Coushites expulsés par les Céphènes, conquérans du golfe d’Oman, et qui transportèrent la langue, le culte et la civilisation de Babel sur les côtes de la Méditerranée.

L’histoire de l’extension de la race coushite est inconnue, mais nous pouvons l’étudier dans les établissemens des peuples. Elle a paru dans le Sindhy, en remontant jusqu’au Moultan ; elle semble avoir existé dans le Cutch (Cach’ha), le Guzurate et la péninsule indienne, avant que le peuple, dont le sanskrit était l’idiome, eût pris possession de ces contrées. La lutte de Vishnou et de Bali, lutte dont le Moultan, le Guzurate et le Décan sont successivement les théâtres, indique les primitifs efforts de la race brahmanique pour arracher ces établissemens aux Coushites.

La sphère de civilisation qu’embrassait l’empire bactrien n’était pas moins grande. Depuis le Candahar, le Caboul, le Sedgistan, le Khoraçan ou l’Ariane, jusqu’à Balkh, la Sogdiane et la Transoxane, depuis les montagnes du Pandjab, le Cashmir, le Badakshan, jusqu’en Ferganah, à Khoten, à Yarkhand, à Kashghar, à Acsou, à Hami, sur la route des Sères, agissait un principe de colonisation bactrienne : partout les idiomes indo-persans s’y sont embranchés. Là sont les régions de l’or et des pierres précieuses, là est la plus antique exploration des mines. De toute antiquité, la spéculation mercantile des nations méridionales s’est dirigée de ce côté.

L’empire de Ninive s’éleva sur les ruines de Babylone. Cette domination, à moitié chaldéenne, à moitié syrienne, dut son origine à l’envahissement de l’Assyrie par les Coushites. Comme celle de Babylone, la grandeur de Ninive est attestée par les monumens. Une reine qui se para des insignes d’une déesse, de la Baaltis ou puissance femelle, invoquée dans la religion syro-coushite, la fameuse Sémiramis, combattit les peuples de l’Arménie : la cité de Van, dans ses gigantesques ruines, porte encore le nom de Shamiramikert, ville de Sémiramis. Le savant voyageur M. Schulz y a copié des inscriptions nombreuses ; mais l’Assyrie et la Médie renferment encore d’autres monumens du genre colossal, qui attestent la puissance de cette domination ninivite.

Bactres succomba devant Ninus l’Assyrien. Le nom de l’Indien Stabrobates, qui combattit Sémiramis, est, en sanscrit, Sthawarapatis, roi des régions terrestres. À part l’élément égyptien qu’elles renferment, les conquêtes fabuleuses de l’ancien Sésostris ne me paraissent, en partie, contenir autre chose que l’histoire de l’envahissement de la Bactriane par Ninus. Ces traditions, la colonie sindhienne dont j’ai précédemment parlé, et qui se composait des ancêtres des Pharaons et pontifes de l’Égypte, les aura importées de la haute Asie, pour les incorporer à sa propre histoire, sur laquelle les Grecs ont brodé tant de fables.

Les Brahmanes donnent le nom de Cousa à une grande partie de l’Occident, dénomination qu’ils étendent de la Perse méridionale jusqu’à l’Arabie et une portion de l’Afrique. Dans une de leurs plus anciennes fables, ils chantent la guerre des Devas et des Daityas, Dieux et Titans, qui, se disputant la possession du monde, recherchèrent la boisson de l’immortalité. Offrant du vin et des liqueurs fortes aux Daityas, leurs rivaux les trompèrent, et s’approprièrent l’autre boisson. De là, le nom de Souras, donné aux Devas parce qu’ils avaient goûté de ce qui donne la vie éternelle, et le nom d’Asouras, donné aux Daityas, qui en avaient été privés. Le grand Bali (Maha-Bali) commandait les Asouras, dont je suis bien loin de faire des Syriens ou Assyriens ; mais le nom de Bali indique le culte et la puissance de Bal. Ce Bali enleva à Vishnou la Terre, son épouse, la bienheureuse déesse de l’abondance, mais Vishnou la délivra. Fable abondante en symboles, et qui n’en a pas moins un fondement historique dans le combat entre deux sectes ennemies. C’est un conflit des religions chaldéenne et bactrienne.

Entre la conquête et l’affranchissement de la Bactriane, s’écoule une époque où se forment ces nombreuses croyances du Caboul et du Candahar, que les Brahmanes et les Kshatriyas ont propagées dans l’Inde. Ce sont les cultes de Siva et de Vishnou, c’est surtout le culte de la divinité femelle qui se manifeste, soit dans la religion de Siva, soit dans celle de Vishnou. Le sivaïsme, plus ancien que les autres systèmes, a enté sur la doctrine bactrienne celle des Coushites ; il se transforma à l’infini dans son siége primitif, au sein des montagnes du nord de l’Inde, depuis le pays de Kashmir jusqu’aux sources de la Yamouna et du Gange. Modifié par des croyances locales et une nature tropique qui contraste avec celle de l’Himalaya, le sivaïsme des monts Vindhya et de la Péninsule porte un tout autre caractère.

L’opposition de la religion védaïque contre le sivaïsme a dû éclater dès une très-haute antiquité. Obligés de capituler, les Brahmanes conservèrent les Védas, mais le culte public de Brahma fut aboli, et remplacé par le culte de Siva, qui, sous le nom de Mahadevas, devint un dieu brahmanique. Contre la religion de Siva, celle de Vishnou fut organisée par réaction ; et le sivaïsme ayant succombé après de longues luttes célébrées dans les épopées indiennes, les Brahmanes se firent sectateurs de Vishnou, pour s’emparer de la société sous cette nouvelle forme. Du sein de la religion de Vishnou s’est développée la croyance de Zoroastre, dans un violent esprit d’opposition contre le brahmanisme tout entier.

Le sivaïsme a envahi l’Occident, sous les deux formes de l’adoration d’un dieu et d’une déesse, représentant le pouvoir mâle et femelle. En Arménie, dans la Phrygie, dans la Thrace brygienne ou phrygienne, en Macédoine, en Épire, partout fut célébrée une déesse du genre de Cybèle, un dieu pareil à Bacchus ou Sabazius, le Baghas de l’Inde, le Bog des Slaves. Ce dernier culte s’est postérieurement uni aux croyances dionysiaques, particulières aux Thraces de la Béotie.

Ce n’est pas ici le lieu de poursuivre la filiation d’une foule de doctrines qui rapprochent le culte pélasgique de Déméter, ou Géméter, du culte de la Sacti indienne. Le pur et le primitif semblent s’y identifier aux combinaisons mystiques d’un sivaïsme gigantesque. Qu’il nous suffise d’indiquer les courses de Déo ou de Gé, appelée Méter, la mère, et qui, semblables aux courses d’Isis, ont un type commun dans celles de Devi ou Isi, la Matri Devi, la déesse mère, modification indienne de la déesse Syro-Coushite.

L’ère héroïque, où tout est divisé, commence à se détacher de l’ère patriarcale, où tout est un. Son principe, c’est la guerre assyrienne et la résistance contre l’oppression, où se développa le génie des plus nobles nations ariennes, peuples cavaliers aux mœurs chevaleresques, qui adorèrent la déesse syrienne sous une forme nouvelle. Elle se manifesta en héroïne. Ce ne fut plus la nourrice universelle, la déesse de la naissance et de la mort ; ce fut une vierge sévère, Coumari, portant la lance, et qui donnait son nom au territoire où elle fixait ses armes. Une portion de l’Inde des Kshatryas s’appelait Koumari. La géographie des Pouranas place un Coumarica-Chanda au nord-ouest, là où nous rencontrons un peuple de Chomares sur le Jaxartes. Coumari était sœur du dieu de la guerre, Coumara ou Scanda. Elle s’appelait Asa-Devi, déesse Asa, et Jayini-Devi, déesse de la victoire. Les prêtresses d’Asa-Devi ou de Coumari, les Strirajas, femmes-rois, ou Amazones, portaient les armes. Deux branches des Kshatryas du Pandjab, qui s’étendirent peu à peu dans l’Inde centrale et méridionale, les Courous et les Yadous, étaient sectateurs d’Asa-Devi, et avaient, dans leurs rangs, des Strirajas, femmes armées. L’empire de Coumari se terminait au cap Comorin, lieu jusqu’où s’étendaient ses conquêtes. Scanda ou Kartikaia subjugua l’île de Ceylan. Cet ancien dieu de la guerre succomba, dans l’Inde, devant les dieux héroïques de la religion de Vishnou, qui lui étaient opposés. Il lança son épée dans le pays de Crauncha, au nord-ouest, où il est, dit-on, encore adoré sous forme de l’épée.

Des Amazones ont régné sur les Saces, les Massagètes et les Sarmates. Les familles guerrières des Scandinaves s’enorgueillissaient de leurs Skioldmôer, filles du bouclier, formes terrestres des Valkyriur célestes, qu’Othinn envoyait aux héros qui succombaient sur le champ de bataille. Au Palus-Méotis était la Cimmérie, autre terre de Coumari, où la vierge sanglante recevait des victimes au bord d’un précipice de la Tauride. Kimméris, en langue thrace, comme Coumari, en langue indienne, veut dire la Terre. Chassée par les Gètes, une partie des Cimmériens envahit la Thrace après la guerre de Troie, et des bandes de Thraces-Phrygiens ou Brigiens se retirèrent en Phrygie, leur ancienne patrie. La Lydie fut également inquiétée par les Cimmériens. Là vivaient des Ases-Maeoniens, et parmi eux, des Amazones, dès avant la guerre de Troie.

La Cimmérie a été la mère commune de plusieurs grandes nations de l’Occident, qui se retirèrent au nord et à l’ouest, lorsque la puissance cimmérienne succomba totalement devant l’invasion des Nomades cavaliers, originaires de l’Oural, pays dont sortirent les Huns dans la suite des temps. Il est probable que les nations germaines auront donné à ces peuples le nom de Scythes, ou d’archers, à cause de leurs armes. Skytha veut dire archer en vieux allemand ; ce nom fut recueilli par les Grecs.

Les Kymri ou Kymro-Belges, qui bouleversèrent l’Europe celtique, et furent cause des migrations de la race gauloise, semblent être les Cimmériens, chassés par les Scythes. Bien plus tard, nous rencontrons les Cimbres, peuple affilié aux Teutons, et qui, parmi les Germains, a pu devenir germanique. Leurs courses héroïques forment l’avant-scène des événemens de l’Europe moderne, car d’eux date l’apparition des peuples de l’Allemagne, qui commencent à peser dans la balance des destinées.

Bien des siècles avant qu’il fût question de l’envahissement de la Cimmérie par les Scythes, il existait, dans le voisinage de la région cimmérienne, un pays d’Asia, sur les bords du Kouban, et une nation des Ases, dans la cité des Aspourgitans. Strabon, à la vérité, nomme ceux-ci pour la première fois, mais Eschyle parle déjà de l’Asia, qui s’étend du Bosphore jusqu’au Caucase : c’est le Sindiké, contrée fameuse pour son commerce et sa fertilité. Il y avait aussi un pays d’Asia dans la Lydie, où régnait Men sur les Méoniens, où Kotys fut roi, où nous avons reconnu les Amazones. Ces deux contrées, l’Asia qui s’étendait entre les embouchures du Kuban et du Tanaïs, et l’Asia lydienne, furent occupées très-probablement par un seul et même peuple dont les traces ont disparu.

La déesse Asa était partout adorée dans les contrées de la Bactriane et de la Transoxane. Ashpourkan, la cité d’Azburg, s’élevait entre Balkh et Badakshan, et porte aujourd’hui le nom défiguré de Shibbergan. La fable héroïque persane parle de la cité d’Azburg. Elle est, entre autres, le but de l’une des expéditions du héros Rusthem, qui se propose de combattre le Div Sefid, le démon blanc, près de la montagne d’Azburg, où le soleil se couche. Toute la Sogdiane a été occupée par les Asi ou Asiani, que les écrivains chinois ont connu deux siècles avant l’ère chrétienne.

Nous sommes entrés dans une série d’événemens d’un tout autre caractère que ceux de l’ère primitive, La cosmogonie cesse d’être religion exclusive. Le Verbe n’est plus exclusivement adoré comme un dieu sacrifié, son propre pontife et sa propre victime, Dieu créateur et Dieu créature, manifesté dans le kosmos, dans l’univers. Le logos s’incarne sous forme spéciale, se dit libérateur, héros : il se révèle comme homme. Ce caractère, qui a peine encore à s’individualiser dans le sivaïsme, se montre avec éclat dans la religion de Vishnou.

Deux fois Vishnou s’incarne comme héros dans la race des Kshatriyas : à Ayodhya d’abord, en la personne de Rama, à Mathoura ensuite, dans celle de Crishna. Conquérant du Décan et de l’île de Ceylan, Rama chasse le dieu Scanda et les guerriers sivaïtes. Tel est le sujet du Ramayana, épopée sublime. En sa qualité de Crishna, Vishnou prend parti, dans une guerre civile, pour la ligue des Pandous, qui embrassent sa doctrine, contre la ligue des Courous, sectateurs de Siva ; puis il promène les Pandous en triomphateurs dans une grande partie de l’Inde. Tel est le sujet de l’autre épopée, non moins grandiose, le Mahabbarata.

Les Kshatriyas, tels qu’ils apparaissent dans le Mahabharata, sont pleinement émancipés de la tutelle sacerdotale ; ils marchent sous les bannières d’une religion héroïque qui, ayant, à la vérité, été adoptée par les Brahmanes, a revêtu des formes et un caractère étrangers à son origine. Tous les peuples de l’Inde septentrionale étaient engagés dans cette guerre, source d’émigrations nombreuses, et qui certainement ne fut pas sans importance pour les destinées des tribus héroïques de la Transoxane, dont les rapports ont été des plus intimes avec les Kshatriyas de l’Inde.

La réforme de Zoroastre est évidemment émanée de la religion de Vishnou, et, de tous les dialectes du sanskrit, le zend est celui qui se rapproche le plus du souraséni, parlé à Mathoura, lieu où Crishna s’est manifesté. Sourya, surnommé Mahat, le grand, le divin soleil ; en zend, Ahouro Mazdaë ; Hormisdas ou Oromaze chez les Grecs, Or-Muzd dans la défiguration du persan moderne ; tel est le dieu invoqué par Zoroastre, qui plante à Bactres un cyprès comme emblème de la liberté. Partout perce chez lui le sectaire d’un puritanisme extrême. Il outre le respect pour la sainteté des élémens, que la religion védaïque avait fortement recommandé ; et pour ne pas souiller la terre virginale, l’onde des ablutions, la flamme sacrée, il ordonne que l’on expose dans l’air les corps des morts, pour y être dévorés par les oiseaux de proie, exagération qui s’éloigne totalement de la naïveté antique.

Féridoun, le héros de cette réforme, le Treoteono des livres zends, renverse l’empire coushite, et attache Zohak ou Azdahak (Ajtahak, Astyages), le roi des serpens, au pic de Damavend, supplice qui rappelle celui de Loki, dieu scandinave, enchaîné à une haute montagne au moyen de serpens dont les Ases l’enlacent. À la chute de la domination assyrienne, les Céphènes sortent du Capisayana, région de Caboul, où règne Caicaya, suivant le Ramayana, et Asvapati, le roi cavalier, d’après les Védas : les Grecs parlent de ces Céphènes, de leur roi Céphée et de son gendre Persée. Mais le héros argolien n’a été assimilé aux Céphènes qu’à cause de son nom, car les Céphènes sont les ancêtres des Perses, et Persée n’est en aucune façon un Persan. Les Céphènes envahirent la contrée des Coushites, le Fars et le Kerman, d’où sortirent, par la suite des temps, ces Persans qui mirent une fin à la domination médique. Ont-ils été plus loin ? les retrouve-t-on dans la Palestine, en Égypte ? Est-ce l’influence de leurs doctrines sur la croyance des Pharaons, qui a fait que Typhon a été opposé à Osiris, comme Ahrimane l’est à Ormouzd ? ou cette opposition appartient-elle aux derniers temps de la religion égyptienne, quand la doctrine persane y avait pénétré par la conquête de Cambyse ? Questions que nous laissons indécises.

Les Céphènes, qui restèrent dans leur ancienne patrie, sont les Rousthémides de l’épopée persane ; ils habitent le Sedjistan, aux confins du Caboul et du Candahar. Ces chants de Rousthem, conservés dans le Shahnameh, respirent une haute énergie, une sublime beauté morale, mais ce n’est qu’un reflet de la poésie héroïque ancienne que nous ne possédons plus. Ferdoucy, compilateur enthousiaste de ces nobles traditions, les a mises en rapport, tant bien que mal, avec les événemens de la monarchie des Mèdes et des Persans, tel qu’il a pu les recueillir de vive voix ou dans les écrivains musulmans. Le grand objet de la politique de Zoroastre, qui se liait à son culte d’une manière intime, c’était la conservation de la pureté de l’empire iranien, empire fondé par Féridoun, et exposé aux attaques des peuples du nord, compris sous le nom de Touraniens. Or les Rousthémides étaient, suivant Ferdoucy, la sentinelle vigilante des frontières, observant l’Inde à l’orient, et le Touran au nord.

Souvent les anciens nous entretiennent de ces guerres des Cadusii et Geli contre les Mèdes, des Saces et Gètes contre les Persans. Là coulait une source d’actions magnanimes, de pensées héroïques, imparfaitement transmise jusqu’à nous. Il ne faut pas confondre ces invasions avec la grande invasion scythique au temps de Cyaxare, celle-ci étant due aux nomades de l’Oural, qui bouleversèrent l’empire cimmérien, et pénétrèrent dans le Caucase, où les Lesghis paraissent leurs débris. À la tête de ces nomades brillait une race illustre, la horde royale, de souche étrangère au gros des Nomades, et probablement alanomédique, car tous les noms propres des rois Scythes se laissent expliquer par la langue des Mèdes.

Mais les Touraniens, dont je viens de parler, appartenaient à la grande famille des Kshatriyas de la région arienne, famille originaire des contrées au sud du Paropamise. Ces Asvapatis, comme on les nommait en sanscrit ; ces Aspiens, comme l’on disait en langue zende, étaient les Ariaspes ou Arimaspes, les cavaliers de race arienne. Ils portaient encore, dans la langue indienne, le nom de Tourangamas ou Haihayas, mots qui signifient cavaliers. Ces Ariaspes ou Arimaspes (les Maspiens d’Hérodote), avaient fait d’anciennes incursions dans l’Inde, de concert avec les Sakas, les Pahlavas, les Paradas (Saces, Parthes et Mèdes). Jusqu’au règne de Sagara, ils avaient inquiété le royaume naissant d’Ayodhya, et les Haihayas, après avoir formé des établissemens dans l’Inde centrale, s’étaient même affiliés dans la race des Courous et des Yadous.

Repoussés de l’Hindoukoush et de la Bactriane, reconstitués dans la Transoxane, ils revenaient aux contrées de leur berceau, dont les richesses les attiraient. De là l’illustration des exploits des Arimaspes contre les griffons, oiseaux gardiens de l’or, qu’ils avaient arraché aux Nagas ou Danavas, aux serpens couchés sur ce métal des régions sauvages ; fable guerrière à laquelle on a imprimé une profonde signification morale, quand on a vu l’héroïsme boire à la source empoisonnée de la magie et des sombres crimes, succomber à la soif de l’or, qui pousse les hommes à la démence et provoque de cruelles désunions au sein d’une seule et même famille. On retrouve cette fable parmi les nations germaines, où elle est le fondement de toutes les créations de la muse épique. Les Grecs la font recueillir par le fameux Aristée, qui chanta les Arimaspes, après avoir voyagé dans leur pays. C’est là, sans contredit, l’épopée originale des peuples du Touran. Elle a passé par bien des siècles, par bien des peuples, par bien des événemens, avant de refleurir dans les poèmes gothiques et l’épopée sicambre, renfermée dans la Volsunga-Saga Scandinave, à laquelle se rattache le poème des Nibelungen.

Les grandes apparitions de la vie héroïque des Hellènes rappellent par des traits profonds, particuliers à la constitution la plus intime de la société héroïque, les apparitions non moins grandes de l’existence chevaleresque païenne des Kshatryas de l’Inde, des Pahlavas de la Médie, des Skjoldungs de la Scandinavie, des Wodenungs saxons, des Amales gothiques, des Volsungs francs, ancêtres des Mérovingiens. L’héroïsme, quand il revêt la forme de l’enthousiasme sivaïte, est plus colossal, plus sauvage : les guerriers d’Othinn ont cette terrible empreinte. L’héroïsme de la religion de Vishnou est plus doux, plus noble, plus pur ; un reflet semble en rejaillir sur la famille des Amales. Le grand éclat que jeta la race éolienne dans la Grèce héroïque, la splendeur de la maison des Minyens, célèbres comme Argonautes, n’est pas même obscurci par l’éclat plus vaste encore de la race achéenne, illustrée par la guerre de Troie. Mais la plus sublime beauté morale qu’ait atteinte l’héroïsme grec, est exprimée par l’Héracléide dorienne, où se manifeste l’idéal d’un Hercule, qui n’est pas celui de la Béotie, ni le fils vulgaire de Héré, mais qui résume en lui cette noble existence dorienne, tant admirée et si magnifiquement imitée par Pythagore.

Ce phénomène si beau de l’héroïsme dans le monde antique, a, si l’on veut, étouffé bien des germes de civilisation, provoqué de grands excès de barbarie ; en revanche, il a avancé les affaires du genre humain, anéanti l’esprit de tribu, le génie isolé de la vie patriarcale, engendré un caractère public et national, propre aux conquérans, qui se maintenaient dans leurs conquêtes par un appel constant au patriotisme de leurs membres, à la hiérarchie d’ordre militaire, et à l’égalité fraternelle qui régnaient dans leurs rangs, enfin à l’unité politique d’un puissant empire. Il a enflammé dans l’homme l’esprit d’indépendance, il l’a ramené à l’action libre, à laquelle, jusque-là, il était demeuré étranger. Enfin l’héroïsme a sorti l’homme de la sphère des méditations, pour l’entraîner dans le cercle des affaires.

Cependant la religion héroïque n’offre, comme religion, aucune solution à l’intelligence, car elle organise le combat, et non pas la victoire. Pour présenter cette solution, il faut que le Verbe, devenu homme, ramène à lui l’humanité souffrante, et la conduise au fond des cieux. Mais, si le système des deux principes, en attaquant la fatalité, brise son joug, et tend à renverser l’institution des castes héréditaires, cette organisation de la société primitive en professions enchaînées à certaines formes de l’existence ; il n’en élève pas moins une autre barrière entre les vainqueurs et les vaincus, barrière inconnue précédemment, où la nature, et non pas l’homme, enchaînait la liberté. C’est cette distinction des deux races qu’une troisième forme de la religion païenne a été appelée à effacer, en choisissant ses élus dans toutes les classes de la société indistinctement, et en descendant jusqu’à l’esclave, pour rehausser en lui l’humanité. Cette croyance n’admet pas deux cieux, le ciel des vainqueurs et le ciel des vaincus ; elle n’institue pas deux banquets différens de la vie divine, où les tables sont dressées, dans l’un pour les seigneurs, dans l’autre pour les esclaves.

Le logos, l’esprit divin, se manifestait, dans la religion héroïque, isolé du kosmos, de l’univers, et, incarné en demi-dieu, combattait à la tête de l’humanité guerrière, contre les puissances du kosmos, les liens de la nature fatale et nécessaire. Ce n’est pas à l’humanité altière, superbe et militante, c’est à l’humanité souffrante, modeste et humble que s’adressent les théosophes du paganisme, à l’humanité esclave. Ils présentent la vérité sous une forme conciliatrice, et ramènent, par la contemplation, le kosmos, ou l’univers, dans le sein du logos, de l’intelligence suprême : la religion patriarcale, au contraire, nous montre le logos, l’esprit de Dieu, démembré, et, pour ainsi dire, incorporé au Kosmos dans toutes ses parties, enchaîné dans la masse de la nature. Le nouveau dieu de la théosophie enseigne l’immortalité en sa personne, et a pour mission de ramener l’humanité au principe dont elle était émanée. Jadis sainte et sacrée, quoique malade et déchue aux yeux du sage de l’ère patriarcale, qui admettait la transmigration des âmes ; combattue ensuite par l’homme de l’ère héroïque, comme une puissance magique et démoniaque, la nature est, pour le théosophe, une vile matière : ainsi le paganisme achève le cercle qu’il avait à parcourir, en partant de l’adoration de la nature pour arriver à son mépris extrême. Quand, dans un âge avancé, les pontifes de cette théosophie ont atteint à la sommité de leur existence, elle les exhorte à se livrer vivans aux flammes, pour remonter vers cette divinité suprême dont ils se disent les révélateurs. L’idolâtrie du logos se consomme dans leur personne, comme l’idolâtrie du kosmos avait été consommée dans la personne des pontifes des premiers âges du monde.

Le bouddhisme est la plus remarquable production de cette croyance, mais n’en constitue pas la souche primitive : ce tronc, d’après les traditions indiennes, subsiste dans le pays des Sacas ou Saces. De cette contrée étaient venus les Magas ou Mages, que Samba, fils de Crishna, avait introduits dans l’Inde. Établis dans le Cicata, empire soumis à Jarasandha, ils y prospérèrent à tel point, que le pays reçut d’eux le nom du Magadha, qui lui est resté. Ces pontifes ont voulu se rattacher aux Brahmanes, falsifier leurs origines et se faire descendre de Cashyapa, qui civilisa le Cashmir ; mais les Brahmanes ont constamment repoussé leurs prétentions.

Les Budioi, qu’Hérodote appelle une tribu de Mages, étaient-ils Bouddhistes ? Que le bouddhisme sace et le Bouddhisme indien aient été inconnus des Mages, cela n’est pas probable. Au temps des Manichéens, du moins, il n’en était pas ainsi ; car les Manichéens étaient des Mages bouddhistes qui voulaient s’affilier au christianisme. La seule présence du mot Boudha n’indique point du tout encore un Bouddhiste. Il y avait un Boudha de la religion sivaïte, placé à la tête des rois de la dynastie lunaire dans l’Inde. Bouddhi, c’est l’intelligence qui reconnaît et découvre ; c’est aussi l’intelligence qui prie et se soumet.

Les livres indiens parlent des Sakas sous des rapports très-différens : ils les mentionnent comme une nation guerrière ; ils parlent aussi du saint roi Saca et de la religion qui florissait dans le pays des Saces, où Vishnou résidait en personne. Les Perses, à en croire les Grecs, présentaient les Saces, tantôt comme leurs ennemis naturels, barbares du nord, tantôt comme une race pieuse, et des fêtes dites Sacées étaient célébrées dans la Médie. Ce peuple est de race indo-germanique, ou, si l’on veut, indomédique. Mais quel est-il ? C’est ce que nous ignorons.

La doctrine qui invoque la Divinité sous le nom de Gautama, et qui s’est répandue du pays des Saces jusqu’au pays des Gètes en Asie et en Europe, en s’embranchant dans la vieille Europe lithuanienne, germaine, celtique, grecque et latine, n’a certes pas été aussi métaphysique et aussi savante que celle qui, mille ans environ avant Jésus-Christ, se développa dans le Magadha, et eut avec l’autre une étroite parenté en fait de pensées et d’origine. Gautama est le Kotys des Thraces et des Lydiens-Méoniens, le Gaut des Goths ou Gautar, qui s’intitulaient le peuple des dieux, le Gothiod, comme d’autres peuples, d’après d’autres dieux, s’étaient appelés Aesar ou Asi. Ce Gautama, dieu des Goths, des Thraces et des Lydiens-Méoniens, est appelé Geata dans les généalogies anglo-saxonnes, et reparaît dans le Cottys de la fable grecque, comme un dieu primitif, comme une des puissances de l’abîme. Partout où il a passé, il a laissé l’empreinte de son pied sacré, le prabat des Bouddhistes de l’Inde. Dans tous les lieux où il a paru pour renaître et disparaître, dans tous les lieux où, selon la doctrine bouddhique, il est monté vivant au ciel, cette empreinte est adorée. Ses pas sont partout vénérés dans le territoire des peuples de la Transoxane : l’empreinte divine de son pied sacré était une merveille que, suivant Hérodote, l’on montrait au voyageur dans le pays des Gètes sur le Tyras. La route de cet Aristée, de ce meilleur des hommes, qui paraissait pour disparaître, qui renaissait dans un nouveau pontife, après avoir péri dans son prédécesseur, conduisait jusqu’au Latium et dans les divers états de la Grèce. Il est Salmolxis chez les Gètes, Dicénée chez les Daces, Abaris parmi les Celtes. On le retrouve dans la forêt de Romove, en Prusse et en Lithuanie, au milieu des Waidelottes, prêtres qui vivaient dans le célibat, comme les Bouddhistes, et dont le nom vient de waidin, science, ou de waidys, le voyant, le prophète, en sanskrit vidya, la science. À l’instar des Druides, ces prêtres formaient une hiérarchie, ayant à leur tête un Kriwe, un grand-prêtre, semblable à l’archi-druide, et qui était choisi parmi les vieillards les plus avancés en âge. Lorsqu’il voulait aller rejoindre les dieux, quand il croyait avoir atteint le but de son existence, après avoir désigné son successeur, ce Kriwe, montant sur le bûcher, se confiait vivant aux flammes.

La religion de ces prédicateurs de l’immortalité n’avait pas partout ce caractère de douceur qui distingue le bouddhisme de l’Inde. Le culte de Salmolxis était sanglant, comme celui du Kriwe lithuanien et de l’archi-druide. Propagée par des missionnaires, et répandue par des apôtres (car tel est le caractère de ce système, qui cherche à se répandre par le prosélytisme, et qui se croit la vérité plus que les autres religions païennes), cette croyance, foncièrement une, a dû revêtir mille formes en traversant mille peuples, et capituler avec bien des religions plus anciennes en date. Le bouddhisme indien lui-même s’est lié au culte de Siva dans le Népal et le Boutan, comme précédemment dans le Décan de l’Inde. Mais partout les grands traits subsistent ; partout le sacerdoce rompt, dans ce système, les liens de la famille, c’est un sacerdoce antibrahmanique dans son essence. On n’est pas né Bouddha, ou Saca, ou Gautama, pas plus que l’on est né Salmolxis, ou Dicénée, ou Abaris, ou Aristéas, pas plus que l’on est né Kriwe ou archi-druide ; mais on paraît comme tel dans tous les rangs de la société indistinctement, où ce sacerdoce se recrute. Souvent il recherche tout exprès la condition humble, la condition esclave, comme Salmolxis entre autres, dieu dont il est dit qu’il fut esclave. Les Druides se recrutaient dans le peuple, et non dans leurs propres rangs, car ils ne vivaient pas en familles. Cette organisation chez eux était récente ; leur institution n’est pas plus ancienne que l’invasion des Kymro-Belges. Les Irlandais, qui ont conservé dans une plus grande pureté les institutions celtiques originelles, ignoraient l’organisation des Druides de la Grande-Bretagne, qui, s’affiliant dans les Gaules, cherchèrent, par des moyens religieux, à changer la constitution de ces peuples. La science seule et la sainteté étaient censées présider au choix des différens emplois dans les degrés d’initiation à l’ordre et à la hiérarchie des Druides.

Concentrée, avant tout, dans la famille, la religion primitive ne reconnaissait pas encore un culte de l’état indépendant de la religion domestique. L’État, durant l’ère patriarcale, ce n’était pas la réunion des hommes politiques, des citoyens ; c’était moins encore l’affiliation des habitans sur un vaste territoire : c’était l’emblême de la réunion des familles ; son culte n’était qu’un culte du foyer patriarcal élevé sur une plus haute échelle. Tel est le spectacle que nous présentent les enfans de Brahma ou de Baal, les adorateurs des dieux du Latium et des divinités de la cité d’Athènes, quand elle était encore pélasgique. Soutien du culte domestique, le fils aîné dans la famille offrait le type de l’homme le plus ancien dans l’État, soutien du culte de l’État. La religion, dont le but était l’adoration de Dieu dans la nature, organisait en même temps un culte des ancêtres, dieux mânes ou lares, un système d’offrandes et d’holocaustes présentés au foyer domestique, comme sur un autel, où brûlait le feu sacré, de même qu’il brûlait au foyer de l’État, que gardaient les anciens, les Prytanes.

Une telle croyance n’aboutit pas nécessairement au pouvoir monarchique absolu de Babylone et de la Chine, mais y conduit avec facilité ; pouvoir qui, toutefois, trouve sa règle dans les conditions mêmes de l’existence patriarcale. Il n’est pas arbitraire ou despotique, quoiqu’il ne développe les facultés de l’intelligence humaine que resserrées dans de certaines bornes, créant et constituant une population plutôt passive qu’active.

La religion héroïque, en exaltant l’orgueil des races, franchit déjà les bornes de la famille, et se crée un culte public, qui n’est plus le culte domestique, mais une religion de l’État, avec son dieu national, sa justice politique émanée de ce dieu, et son appel à la patrie commune. Cette croyance suppose un peuple d’hommes qui soient des hommes par excellence, et dont la grandeur est fondée sur l’exclusion des autres hommes, dans lesquels ils ne reconnaissent pas leurs semblables.

La doctrine théosophique aspire partout à une croyance universelle, à une religion de l’humanité, et veut réunir les peuples dans un système commun, sans admettre des nationalités distinctes. Elle prétend fonder une religion du genre humain, et non pas un culte domestique, ou un culte de l’État. C’est ce que prêche la secte de Bouddha, partout où elle a pénétré. Les Brahmanes l’ayant attaquée, parce qu’elle allait contre l’organisation des castes, les Kshatriyas la soutinrent, et elle faillit causer une révolution dans l’Inde, par les secours que lui prêtèrent les empereurs du Magadha. Mais bientôt les Kshatriyas, qui avaient embrassé cette cause, la désertèrent quand ils virent le bouddhisme saper les fondemens de leur domination guerrière. Réfugiée chez les Vaisyas et parmi les Soudras, la religion bouddhique y fut décidément vaincue, et forcée de s’expatrier après mille ans de chances inégales. Si l’Inde tout entière avait été bouddhiste, depuis long-temps elle serait chrétienne.

C’est indisible ce que le bouddhisme a tenté de s’assimiler en fait de croyances. Les opérations de cette religion sur la doctrine des Mages ont eu leur contrecoup dans les efforts des Gnostiques de l’école persano-syrienne, qui avaient voulu s’assimiler le christianisme, en le rendant persan ou indien. Le manichéisme offre un amalgame complet des élémens de la religion persane, bouddhiste et chrétienne. Enfin, le nestorianisme s’est incorporé au bouddhisme dans la Haute-Tartarie, et la religion du Dalaï-Lama est le produit d’une combinaison de toutes ces croyances. C’est ce qu’ont prouvé à fond les doctes recherches de M. Abel Rémusat.

Telles sont les trois grandes phases du développement de la nature païenne durant l’époque des dieux, des demi-dieux et des sages. Les causes qui les ont engendrées ont cessé depuis long-temps de produire. Le paganisme théosophique manifesta ses derniers efforts dans la conversion du peuple mogol, qui, adoptant la religion du Dalaï-Lama, revêtit un caractère éminemment pacifique. Le paganisme héroïque est mort avec les Germains qui l’avaient poussé à l’extrême. L’Othinisme Scandinave en offrit l’épreuve la plus grandiose. Quand Athènes consomma son organisation démocratique au temps de Clisthènes, le principe de la religion cosmogonique ne produisait plus rien dans cette ville, après avoir parcouru une belle existence, depuis l’époque des Erechthéides et de leurs affiliés, les Boutades, pontifes d’Athéné Boudeia, protectrice de la cité, jusqu’à l’apogée de la religion dionysiaque, au temps des Pisistratides.

Chez les Grecs, le paganisme se perpétua comme art et comme poésie, après avoir cessé de se produire dans les formes de l’État. Concentré dans l’institution des mystères, il y adopta peu à peu un syncrétisme symbolique, que l’école stoïcienne a raffiné, et sur lequel les Néoplatoniciens vinrent enchérir. Le paganisme de Julien l’Apostat n’était plus que de l’allégorie qui avait perdu toute sève antique. Tout y avait été rapproché, assimilé, mais il n’y avait là ni la simplicité des temps antiques, ni l’enthousiasme des héros, ni la profondeur mystique des théosophes dans le genre d’Épiménide, hommes qui avaient organisé la vie que l’on appelait orphique, et qu’Onomacrite avait faussé déjà au temps des Pisistratides. Avec Euripide cessa jadis le respect pour l’authenticité de la fable antique ; et dès son temps les poètes la traitèrent en rhéteurs et en sophistes, arbitrairement, au profit de leurs systèmes ou au gré de leur imagination.

Dans l’Inde, la tendance du paganisme demeura plus profonde. Sancara-Acharya, Ramanuja et autres sectaires renouvelèrent, du ixe au xiie siècle de notre ère, les doctrines du sivaïsme, du vishnouvisme et les systèmes des Sactis, conférant à ces croyances le caractère mystique le plus exalté. Mais cette veine depuis long-temps est épuisée. La doctrine de Nanak, pleine de sagesse orientale, n’est plus du paganisme ; c’est un effort raisonné, parfois sublime, d’une charité, d’une chaleur d’âme profondes, pour faire rentrer la religion des Védas dans le déisme pur, et la concilier avec la pensée juive et chrétienne qui domine dans l’arianisme de la secte mahométane. L’empereur Acbar partait des mêmes principes dans la religion nouvelle qu’il projetait.

Quant aux arts, le paganisme patriarcal a produit souvent le colossal, parfois le beau, et toujours le naïf, quoiqu’il n’ait pas dédaigné les plus grandes extravagances. En lui repose l’union la plus absolue de la poésie et de la philosophie qui dorment et rêvent dans leur berceau commun. Le paganisme héroïque a aspiré à l’idéal, produisant le beau sous les formes du corps humain, en lequel se reflétait une physionomie divine ; cela a eu lieu chez les Grecs surtout. Quant au paganisme théosophique, il a élevé de vastes édifices à la structure hardie, mais le beau ne lui a pas été révélé dans les arts. La mythologie des Bouddhistes est laide et anti-poétique, comme celle des gnostiques. Il y a là des personnifications d’idées abstraites et un emploi arbitraire de la fable ancienne, à laquelle les théosophes ne croient plus. En revanche, le moral de l’homme y paraît dans une plus grande indépendance. Ce n’est pas l’idéal de la religion héroïque, ni la naïveté de la croyance patriarcale. C’est une morale qui a conscience d’elle-même, et s’ennoblit dans son humilité. Jamais, à aucune époque, le genre humain n’a été privé de la conscience ; mais cette conscience, n’ayant pas encore réfléchi sur elle-même, n’avait pas encore appris à méditer dans l’intimité de l’amour, jusqu’au temps où la théosophie l’en instruisit.

Comme religion, le paganisme pouvait contenir toutes les vérités utiles au genre humain, mais il lui manquait la présence réelle, l’absorption de l’homme dans la substance même de la nature divine. Il le sentait si bien, qu’il guettait constamment le Dieu à venir, le Sauveur prédit lors de la chute de l’homme. Dans un prochain article nous verrons ce qui a manqué au paganisme comme philosophie.


Baron d’Eckstein.