Anonyme
Du Danube à l’Adriatique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 108-132).
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DU
DANUBE A L’ADRIATIQUE

I.
LE SOL.

En me promenant un jour dans le palais de Versailles, j’ouvris par hasard une porte interdite au public, et je tombai en face d’une peinture parfaitement inconnue, qui me procura des sensations très neuves. C’était une fresque où se trouvaient rendus au naturel le relief complet des Alpes, hérissé de glaciers, couturé de précipices, et les plaines blondes de la Lombardie, pendant la campagne du général Bonaparte ; non point une simple carte murale, mais l’œuvre vertigineuse d’un paysagiste en délire, qui aurait peint dans les nuages, avec le secours du télescope. On voyait très bien les petites lignes noires des troupes serpentant le long des cols, sous la conduite d’un Bonaparte insecte. C’est ainsi que les grues, dans leurs longs vols, doivent contempler l’Europe défilant sous leurs pattes ; et c’est ainsi que nous la verrons nous-mêmes quand on aura trouvé la direction des ballons. Nous embrasserons d’un coup d’œil de gros morceaux de continent, et de là-haut nous apercevrons nos semblables en train de faire de l’histoire, c’est-à-dire de traîner laborieusement des fétus de paille sur des taupinières.

Tandis que je considérais cette page vraiment surprenante, il me vint à l’esprit que chacun de nous porte dans sa tête une image en raccourci des pays qu’il connaît le mieux, ou qu’il s’imagine connaître. Nous n’avons pas besoin de médium pour évoquer la figure complète de l’Espagne ou de l’Angleterre. Il n’en est pas de même de certaines contrées, moins favorisées ou moins connues, telles que la péninsule des Balkans. Je défie l’imagination la plus hardie de la résumer, à grands coups de brosse, dans une fresque napoléonienne. Nous en voyons assez bien les contours extérieurs : — la Dalmatie, ce fragment d’Italie étranglé entre la mer et la montagne ; — La Grèce, avec son élégance nerveuse, un peu sèche, mais sa charpente admirable, baignant ses caps dans la lumière orientale et gardant jusque dans sa vieillesse la beauté des lignes qui résiste aux ravages du temps ; — La Chersonèse de Thrace, cette main aux doigts noueux, ouverts et tendus vers l’Anatolie ; — Constantinople enfin, ses cyprès et ses mosquées, ses gradins de maisons éblouissantes, ses ruelles sordides, le fourmillement des rues populeuses et le silence des grands jardins, la double marge de collines vertes et de palais qui réfléchissent leur image dans le Bosphore. Il semble qu’on la connaisse sans l’avoir vue, cette fille tardive de la Grèce reconquise par l’Asie, blanche et débraillée dans son vieux corset de murailles byzantines : figure ambiguë et charmante qui allume, depuis cinq siècles, les convoitises des soldats et des diplomates. Mais, au milieu même de la péninsule, il y a un grand trou noir que nous ne savons comment combler. Tel un astre mal refroidi, dont les trois quarts seraient à l’état de nébuleuse. En Thessalie et en Épire, nous nous sentons encore sur le terrain solide du baccalauréat. Au nord du lac d’Ochride, notre érudition perd pied jusqu’au Danube. Nous n’apercevons qu’un vide énorme que nous remplissons au hasard de montagnes hirsutes, de marais infinis et de peuples inquiets, dont la distraction favorite est de lancer des pétards sous les pieds de l’Europe. Nous ne respirons un peu qu’à Bucharest.

C’est une grave question entre les docteurs de savoir si cette incohérence tient à l’infirmité de notre esprit ou à la nature des choses ; si la presqu’île des Balkans est vouée pour toujours aux conflits des hommes et des élémens, ou si elle doit un jour rassembler ses membres épars et sortir radieuse du chaos. Sur ce point, la lecture des traités offre des lumières insuffisantes. La péninsule étalée devant un congrès n’est plus qu’un cadavre sur la table de dissection. Les hommes de l’art peuvent la découper à l’aise sans y surprendre le mystère de la vie. J’aimerais au contraire la montrer vivante et déchiffrer son avenir dans ses traits.

Malheureusement, pour bien embrasser la vie de ces êtres immenses, il faudrait les ailes d’un aigle, les yeux d’un lynx, et, par-dessus tout, l’audace du peintre de Versailles.


I.

Cette péninsule du Nord est ouverte de tous les côtés : on y entre comme dans un moulin. Son charme intime ne se révèle qu’à la longue. Ce sont des beautés voilées et discrètes qui ne se livrent pas du premier coup. Au sortir des défilés de la Suisse, lorsqu’on débouche sur le versant méridional des Alpes, et qu’on voit se dérouler devant soi les plaines riantes de l’Italie, on se sent pris du même amour qui entraîna tant de conquérans dans les bras de la charmante et perfide sirène. La péninsule des Balkans n’exerce point cette fascination instantanée : elle vous attire peu à peu par ses molles ondulations ; elle vous berce d’une vieille chanson mélancolique, et finalement vous endort dans ses longs replis de verdure.

Je ne me représente pas facilement quelque jeune général la montrant d’un geste à son armée, ou quelque chef de tribu offrant aux dieux un sacrifice sur le seuil de la terre promise. Ce genre d’éloquence exige Un pays théâtral, et celui-ci ne l’est pas. De tout temps, les batailleurs y sont arrivés tête baissée, dans tout l’élan de leur course à travers la plaine hongroise, comme une charge de cavalerie fond et se précipite des extrémités de l’horizon et franchit, sans le voir, un dernier fossé plein d’eau. Peu à peu, cependant, cette fougue se ralentissait ; la troupe errait dans des couloirs sans issue, et, déjà enfermée dans la place, se demandait par quelle porte elle était entrée. Quelquefois les brigands mettaient pied à terre et faisaient souche d’honnêtes gens. D’autres se tiraient le plus vite qu’ils pouvaient de ces vallées tortueuses, qui ne leur disaient rien de bon, et tournaient bride vers la grasse Italie.

Les aspects d’ensemble y sont rares. Le plus frappant, peut-être, est celui qu’on a des sommets peu élevés des Alpes transylvaines, au point où elles s’avancent en épi vers le Danube. Ce n’est pas aujourd’hui le chemin le plus court pour se rendre à Constantinople : c’est de beaucoup le plus agréable. Quand on a contemplé tout le jour les horizons monotones de la Hongrie et saturé ses poumons de poussière magyare, on éprouve un grand bien-être, le soir, au moment où la senteur des bois et la fraîcheur des ruisseaux annoncent l’approche de la montagne. Le matin, au petit jour gris, ou prend son bâton et l’on se met en route dans le grand silence des forêts de hêtres, sous la conduite d’un Roumain vif et brun, leste comme un chasseur de chamois, qui prend en pitié votre allure pesante, et qui achève de vous mépriser si vous ne faites pas sauter là-haut quelques bouchons de Champagne. Vous ne voyez que les grands spectres blancs des hêtres. Vous n’entendez que le craquement des branches et le murmure des sources. Puis soudain la forêt s’ouvre, de larges croupes verdoyantes apparaissent, une joyeuse brise d’orient vous frappe au visage. Vos yeux éblouis ne distinguent d’abord qu’une brume vermeille, semée de grandes plaques miroitantes. Puis vous apercevez à l’est une plaine rousse avec un large fleuve : c’est la Roumanie, tandis que l’autre moitié de l’horizon est remplie par un chaos de montagnes qui semblent fuir vers le sud et se précipiter les unes sur les autres, comme une troupe de titans. Un petit nuage blanc, doré par le soleil levant, marque le point où elles enjambent la brèche du Danube. C’est une véritable débandade de montagnes. Elles ressemblent à ces armées du bas-empire qui abandonnaient à l’ennemi la rive gauche du fleuve, se repliaient en désordre et allaient se reformer sous les murs de Constantinople. Les Balkans se conduisent comme ces mauvaises troupes. Au lieu de fermer le chemin de la péninsule et de repousser l’envahisseur, on dirait qu’ils s’écartent respectueusement pour lui livrer passage à travers la Roumanie et la Bulgarie ; mais que, pris d’un remords tardif, ils veulent du moins sauver Constantinople. Se rangeant alors en bataille vers la mer, ils dressent ce double rempart que les Russes ont eu tant de peine à percer. Toute l’histoire tient déjà dans cette structure : les armées, d’abord victorieuses, inondant les vallées ouvertes, puis repoussées sous les murs de Constantinople au moment où elles croient toucher le prix de leurs peines ; la ville impériale, si lente à mourir, et si bien défendue par le cercle des Balkans, mais impuissante au-delà ; les Turcs, à leur tour, courant jusqu’à Vienne à la recherche d’une frontière qui se dérobe toujours ; puis, dans la mauvaise fortune, incapables de garder les plaines valaques ou bulgares, et ne déployant leur indomptable courage que derrière ce rempart de montagnes, trop rapproché de leur capitale.

Pendant que l’histoire faisait son bruit dans la plaine, quelques pâtres roumains, tranquillement assis sur ces hauteurs, regardaient de loin passer l’invasion et soufflaient dans une flûte champêtre. Quelquefois ils s’arrêtaient pour écouter le roulement lointain des chariots de guerre. Quand la dernière horde s’effaçait à l’horizon, ils descendaient sournoisement et semaient un peu de grain sur le sol abandonné, toujours prêts à regagner leurs rochers à la première alerte. Cette existence à moitié nomade devait avoir son charme. Ces peuples, qui se croient, à tort ou à raison, les descendans des maîtres du monde, ont fait preuve d’esprit en se retirant des affaires, tandis que tant d’autres, dont les noms sont aujourd’hui oubliés, s’épuisaient en vains efforts pour créer des états éphémères. Pendant ce temps-là, les Roumains de Transylvanie paissaient leurs brebis, et, du haut de leurs montagnes, voyaient les autres s’évertuer. Sans doute, ils furent quelque peu dérangés par les Saxons et par les Hongrois. Mais ceux-ci, bons cavaliers, n’avaient pas le pied montagnard. Ils s’essoufflaient vite à grimper. Le Roumain, agile, allait un peu plus haut et se moquait d’eux. En somme, ils pouvaient continuer à siffler, tandis que la pauvre Europe peinait et geignait de tous les côtés. De cette vie pastorale, il est resté dans leurs yeux brillans je ne sais quelle philosophie railleuse. Heureux bergers, s’ils avaient connu leur bonheur ! Plus heureux cent fois que leurs pères, lesquels s’étaient embarrassés du gouvernement de l’univers ! Mais on n’est jamais satisfait de son sort. Les Roumains ont entendu sonner pour eux l’heure de l’histoire. Quittant leurs retraites ombreuses, ils se sont répandus peu à peu dans la plaine ; et il y en eut tant, qu’on se demandait s’ils ne sortaient pas de terre, ou si, pendant le séjour des barbares, chaque arbre de ce beau pays ne cachait pas un Roumain sous son écorce, un Sylvain rieur, qui entr’ouvrait les branches aussitôt que les diables étrangers tournaient les talons. Ils formèrent un bon et brave peuple et supportèrent, comme les autres, le poids du jour. Ils connurent les frontières, les batailles et les changemens de ministères. Ils surent aussi verser leur sang pour la gloire, sans profit, et perdre galamment des provinces. J’imagine qu’ils doivent parfois soupirer après leurs chers Carpathes, et que tout n’est pas rose dans le métier de concierges de la péninsule.

Un ancien dieu réellement à plaindre, c’est le Danube ; — je devrais dire une déesse, car les Allemands l’aiment tant, que, pour se mettre à l’aise, ils le convoitent au féminin. Ils l’appellent la mère Danube, sans doute à cause d’une faiblesse stratégique qui paraît constitutionnelle. Ils rêvent un mariage entre cette mère des peuples et le Vater Rhein. Mais le Danube ne prévoit pas les malheurs de si loin. Si on pouvait lui donner la parole, par une licence poétique que Boileau lui-même ne se refusait pas, il se plaindrait de voir son culte abandonné dans la partie inférieure de son cours : on n’a pas pour lui, dirait-il, les égards dus à un fleuve de son rang. Le fait est que le pauvre fleuve, au sortir de la Hongrie, est terriblement négligé. Il redevient inculte. Il perd sa vertu prolifique ; il n’enfante plus, comme en Allemagne, en Autriche, et jusqu’à Pesth, les villages propres et opulens, les villes majestueuses avec leurs tours, leurs clochers, et leurs beaux hôtels à cinq étages, où l’on paie si cher l’honneur de le voir couler. Adieu les ponts suspendus, les ponts tubulaires, qui lui faisaient autant de colliers. Adieu les beaux quais bien propres, dans lesquels il se redressait comme dans une armure neuve. Esclave de la Compagnie danubienne, fréquenté par de rares et coûteux navires, mais vide de petites embarcations, ce fleuve respectable cesse de s’observer. Il change constamment de lit, s’oublie dans les marais, se vautre dans les cultures, ronge ou caresse des rives de sable sans noblesse et sans élégance. Il contracte des unions furtives et d’ailleurs passagères avec des îles mal famées, où les arbres se mêlent aux lianes, tandis que des bandes de canards sauvages viennent s’abattre entre les racines déchiquetées. Parfois, il fait un retour sur son glorieux passé : il s’attarde au pied d’un château dont il reflète le profil encore fier. Mais cette muraille branlante, transformée en corbeille de verdure, n’abrite plus que le sommeil des bergers. Là se penchait jadis quelque noble dame serbe, enrichie des brigandages de son époux, fille du Nord transplantée en Orient, blonde peut-être avec de grands yeux noirs : maintenant on n’aperçoit plus, à travers les pierres disjointes, que la barbiche d’une chèvre, broutant les pousses d’un arbousier dans les crevasses du mur ; et l’on se demande si la dame du lieu n’aurait pas gardé cette figure, en revenant du sabbat.

Le fleuve reprend alors sa course folle. On dirait qu’il rompt son frein au moment de sortir du vieux monde, et qu’il veut se donner le genre d’un jeune fleuve américain. Mais ces fantaisies de vieillard n’ont pas la grâce des folies de jeunesse. Trop de tristes villages étalent leur misère sur ses bords. Supposez qu’un jour, l’un des fleuves classiques qui ornent notre jardin des Tuileries s’avisât d’abandonner son « urne penchante, » et, sans souci du décorum, voulût se mêler à la danse échevelée des nymphes de Carpeaux. Le pauvre dieu s’efforcerait de gambader, malgré ses rhumatismes. Sa couronne de roseaux lui tomberait sur l’oreille ; ses cheveux tout chargés de limon pendraient devant ses yeux ; sa noble barbe cesserait de couvrir décemment sa poitrine velue, et les nymphes, houspillant le vieux Silène humide, seraient saisies d’un rire inextinguible. Tels m’apparaissent les écarts séniles du Bas-Danube.

Il est vrai que le dieu pourrait plaider les circonstances atténuantes. « Croyez-vous donc, dirait-il, que ma destinée soit enviable ? On s’imagine généralement que c’est un grand honneur, pour un fleuve, de servir de limite à cinq ou six peuples. On le félicite d’avoir une nombreuse postérité. Le ciel préserve mes confrères d’une pareille progéniture, et leur donne un seul fils qui les soigne et les respecte ! j’appartiens à tout le monde, c’est-à-dire à personne ; aussi personne ne s’occupe de régler mon cours, ni de donner un peu de calme à mes vieux jours. Il a fallu que toute l’Europe tînt conseil et qu’on signât des protocoles, pour construire un méchant quai le long de mon embouchure. N’est-ce pas un scandale public, que ces rochers qui encombrent mon lit aux Portes-de-Fer et qu’on pourrait faire sauter avec quelques cartouches de dynamite ? N’est-il pas honteux que, depuis Peterwardein jusqu’à la mer, on ne m’ait pas revêtu d’un seul pont et que je sois forcé de transporter sur des chalans le train de Bucharest à Varna ? Votre Europe, si fière de ses locomotives et de ses ingénieurs, est ici bien au-dessous des Romains. Allez voir à Turn-Severin les restes du pont de Trajan. Vraiment, je rougis de vous introduire ainsi dans les secrets de mon indigence. Ce n’est pas ma faute si ces énormes piliers de pierres et de briques roussâtres ne supportent plus que le vide ; si les nobles restes du seul grand peuple qui m’ait compris se dressent au milieu des vases fétides et des petits métiers immondes ; si des bœufs tout crottés se vautrent au pied de ces monumens ; si des bouchers à demi nus trempent dans mon eau de vilaines peaux sanglantes, près de ce même rivage où le proconsul romain, revêtu de sa toge blanche, m’honorait par des sacrifices et par des jeux. Tout, aujourd’hui, sur mes bords est petit, mesquin, misérable. Je sens ma bohème d’une lieue… Il y a cependant pour moi un supplice encore plus insupportable : c’est de couler sous les yeux avides des douaniers multicolores, et de mirer dans mes flots augustes leur insipide casquette galonnée. Cette surveillance taquine et obséquieuse suffirait à excuser mes accès d’inondation. Puissé-je contempler au passage moins de paires de lunettes, moins d’uniformes administratifs, moins de gendarmes, et un peu plus de ces bonnes figures barbouillées de suie qu’on voit sur les bords de la Tamise, où il se fait de si rude et de si utile besogne ! Puissé-je surtout, comme autrefois, unir les peuples et non les diviser ; servir de centre et non pas de frontière ! Cette fonction de sentinelle est ingrate. Elle n’a même pu sauver la malheureuse péninsule que j’arrose inutilement depuis des siècles. On croit qu’il est en notre pouvoir, à nous autres fleuves, d’opposer une barrière aux ambitions : c’est tout le contraire. Notre mouvement symbolique sollicite l’humeur inquiète des hommes. On se disputera toujours une route qui marche et qui baigne des villes. Si vos nations avaient le sens commun, elles planteraient leurs bornes frontières loin d’ici, sur les sommets arides, parmi les maigres pâturages. Notre rôle, à nous, c’est de féconder la paix. Messieurs les poètes devraient mettre des brins d’olivier dans notre couronne de joncs. Le laurier est une plante stérile, qui donne la fièvre. Il en pousse beaucoup à Sparte, dans le lit desséché de l’Eurotas. Je n’envie pas la gloire de ces mauvais petits torrens grecs. Je ne demande qu’à couler tranquillement parmi des peuples paisibles et je ne veux plus entendre le bruit du canon. »

Cependant le dieu Danube possède encore un temple dans ces parages ; non pas un de ces petits temples pour rire, faits de main d’homme, et dont on a dit que le dieu crèverait le toit de sa tête, si par hasard il venait à se lever : mais un palais vaste et superbe, taillé par la nature elle-même à la-mesure de l’habitant. Le fleuve peut y entrer tout entier ; il y tient à l’aise, en long et en large. Cette demeure vraiment royale, ce lit creusé pour un fleuve géant, c’est le célèbre défilé de Kasan, non loin des Portes-de-Fer. Combien cette architecture titanesque écrase la nôtre ! Avec quelle insouciance elle manie les blocs énormes, et pose Pélion sur Ossa ! Quelles colonnes égaleront jamais ces piliers de granit, plantés au hasard contre toutes les lois de notre équilibre, et dont les correspondances offrent l’image de la plus divine harmonie ? Quels bas-reliefs, quelles nervures audacieuses et savantes vaudront ces grands plis du roc, tombant aussi mollement qu’une draperie, cependant assez durs pour braver l’usure des siècles ? Les amateurs d’architecture polychrome trouveront-ils mieux que les touffes de verdure, tantôt sombre et tantôt claire, semées à profusion sur ces grandes murailles, véritable sourire de la montagne, avec le ciel bleu pour coupole, et pour parure la fresque mouvante que les nuages y tracent incessamment ? Quel adepte de l’école du plein air, mêlant sur sa palette les rougeurs fugitives de l’aurore et la brume impalpable d’une matinée d’automne, saisira au vol ces vapeurs gris-perle qui enveloppent le roc pesant pour le soulever dans l’éther ? Fixer ce prisme à feu changeant, n’est-ce pas déjà le détruire ?

Le dieu lui-même, je veux dire le fleuve, joue le principal rôle dans cette incomparable mise en scène. Avant de pénétrer dans son propre temple, il fait un peu de toilette. Les premiers frottemens du granit, en resserrant son cours, le lavent de toutes les souillures. Il ressemble, sauf son respect, à un vieil acteur, lorsque celui-ci, redressant sa haute taille au moment d’entrer en scène, jette sur ses épaules un manteau royal, secoue le poids des vices, écarte de son front les rides impures, marche et agit en roi : pour une heure ou deux, il est vraiment roi. Aussi majestueux s’avance le Danube, quand ses eaux vertes et profondes, ralenties dans leur marche, pressées entre des parois à pic de 500 ou 600 pieds, ne trahissent leur force que par des remous silencieux. À chaque tournant, la montagne semble lui barrer la route ; mais il l’écarté d’un coup d’épaule, et s’ouvre chaque fois un amphithéâtre plus imposant.

Le vieux fleuve, par un raffinement de coquetterie, se pare pour cette fête de ses bijoux historiques. Il revêt les restes un peu fatigués d’une cuirasse romaine dont Trajan l’avait affublé. On distingue encore les plates-formes et les mortaises de l’ancienne voie militaire qui promène sa ligne blanche à travers les folles verdures et sur les arêtes-élimées du roc. Cette route conduisait d’Aquilée jusqu’à la mer Noire. Le temps qui, plus loin, a enseveli les traces romaines sous des amas de sable et de limon, a respecté ici la forte empreinte de la griffe de l’aigle sur le granit. Le nom de Trajan s’y lit en toutes lettres, à peine défiguré par les feux des bergers. Grand nom, seul digne d’être associé à celui du Danube, et qui frappait les barbares d’une terreur superstitieuse : aujourd’hui encore il est mêlé, dans les traditions populaires, au souvenir des divinités primitives. Le décor est tellement beau, tellement intact, qu’on peut reconstituer la scène. Voici la légion en marche dans ce long couloir : elle est protégée par la muraille à pic, rafraîchie par l’haleine humide du fleuve. Le tribun a permis d’ôter les casques et de mettre les armes à volonté. Dans cette anse tapissée de gazon, où l’ombre violette de la montagne vient couper la nappe éblouissante du fleuve, les trompettes ont sonné la halte. Les braves légionnaires, tout poudreux, forment en faisceaux les lances et les boucliers autour des enseignes. Ils se répandent dans l’herbe par petits groupes, les vétérans à part, délaçant les courroies de leurs sandales ; les jeunes soldats déjà dans l’eau, qui rejaillit gaîment sur les torses bronzés ; tous insoucians de la bataille de demain, tandis qu’un peu plus loin les centurions, balançant leur cep de vigne, causent entre eux des Gépides ou des Quades qui les attendent à la sortie du défilé…


II.

Sans frontière naturelle, la péninsule des Balkans, sevrée des principaux avantages que devrait lui procurer le passage d’un grand fleuve, n’est pas mieux aménagée à l’intérieur pour préparer l’unité des peuples. Également incapable de résistance concertée ou de soumission définitive, elle ressemble à ces villes qui n’ont ni remparts ni citadelle, mais qui peuvent prolonger indéfiniment la guerre de barricades dans les rues des quartiers pauvres.

Chacun sait que l’architecte Dédale, voulant immortaliser son nom, inventa un labyrinthe si compliqué que les femmes seules pouvaient s’y reconnaître et que les plus grands héros, pour en sortir, devaient se laisser conduire par le fil léger de leur fantaisie. Quiconque n’en sortait pas était mangé. Le créateur, lui aussi, se plaît quelquefois à construire des labyrinthes, et il ne place pas toujours à la porte une Ariane pour en révéler les détours. On ne peut faire le compte des peuples que la péninsule a dévorés.

Je voudrais donner une idée de ce pays charmant et diffus où les prés, les champs et les bois, le sillon et la lande inculte, vivent côte à côte dans la plus aimable anarchie. Du haut d’un de ces cônes isolés si fréquens en Serbie, nous pouvons en saisir l’ensemble. Ce n’est point ici la terre d’Orient, sèche et brillante sous le soleil dont elle renvoie durement l’éclat. C’est une terre douce, qui sourit ou s’assombrit sous le vol des nuages, tantôt bercée dans une vapeur moite et immobile, tantôt secouée par les grands frissons des brises. Au plus fort de l’été, lorsque le ciel darde des rayons accablans sur les dômes de verdure, lorsque le sol tourne en terre cuite et se fend sous la chaleur, des nappes d’eau souterraines entretiennent la fraîcheur des forêts. Les collines ne cessent pas de déployer ces teintes fauves, blondes et doucement confuses des sillons qui aspirent et boivent la lumière. On emporte l’image d’un damier de terres brunes ou claires, encadrées dans le scintillement des rivières, et semées de bouquets de bois qui, vus de si haut, paraissent une efflorescence plus sombre. Tout un réseau de sentiers en lacets révèle les courbes lointaines du sol et l’effort patient des fourmis humaines qui en suivent les contours. De distance en distance, des points blancs et rouges, piqués dans la verdure, indiquent la présence d’un village. Ce gonflement de la terre qui se soulève et retombe pour se gonfler encore éveille une sensation de fécondité. Ce sont les fortes mamelles de la grande nourrice où les races avides se suspendent. En somme, cet horizon est très européen. On se croirait par moment dans un comté anglais, sur les confins du pays de Galles ou de Cornouailles.

Quand on descend, l’aspect change. On est tout étonné de ne plus trouver son chemin dans un pays dont l’accès semblait si facile. Cette ondulation perpétuelle est coupée de ravins profonds presque invisibles. Il faut faire de grands détours pour les éviter. Souvent on lance son cheval à travers champs, sur une faible pente, puis on est brusquement arrêté par un ruisseau à pic, ou l’on s’embourbe dans un marais qui a des apparences de prairie britannique. Combien de fois, enchâssant la bécasse, j’ai tourné autour des entonnoirs boisés, surpris de me retrouver au point de départ après trois ou quatre heures de marche !

Naturellement, l’homme s’isole et se perd dans tous ces coins ombreux. Il y a, comme en Berry ou en Vendée, des combes étroites, feuillues, d’une douceur mélancolique. On n’y entend que le murmure des sources et les appels des petits bergers en guenilles qui gardent leurs porcs, en taillant une branche de coudrier. Bien souvent, je me suis arrêté sous ces couverts de chênes trapus, à l’heure où le soleil couchant dore de ses longues flèches les tapis de verdure et allume des lueurs rouges sur les mousses des vieux arbres. Là, on se sent envahir par le lent oubli des choses du dehors. Il me semblait à chaque instant qu’une Fadette allait surgir dans ces horizons bornés et frais. Mais les petites pastoures aux cheveux incultes, à la chemise trouée, aux regards de bêtes effarouchées, ne se prêtaient point au roman champêtre.

La solitude n’a tout son prix que lorsqu’elle succède aux grandes dépenses d’activité. Chez nous, la lande finit au bord de la grande route. Les vallons humides et sauvages, où poussent la menthe et la reine des prés, sont enveloppés partout de la grande rumeur des champs, des travaux et des fermes. Fadette et le beau Landry peuvent s’y égarer un instant ; mais ils retournent bien vite à la moisson, parmi les groupes qui s’agitent gaîment dans la lumière, à l’étable bien propre toute pleine de bœufs luisans. Leur trouble fugitif ressemble à la « scène au bord du ruisseau, » cet intermède attendri de la symphonie pastorale, entre le tableau large et sain d’une campagne riante et la solide bourrée villageoise. Mais ici, la lande succède à la lande ; la terre peu peuplée conserve ses horizons frustes ; les cultures mêmes paraissent silencieuses. Il y a du monde un peu partout, dans les champs et dans les bois : presque nulle part une véritable animation. Je n’ai jamais vu travailler les gens en nombre, avec la force et la gaîté d’une tâche vaillamment remplie. Le paysan vit dans une demi-sauvagerie et s’y complaît. Au milieu d’une forêt, on rencontre soudain un champ de blé. Dieu sait pourquoi ; sans doute parce qu’il a plu à quelque original de défricher et d’ensemencer de la terre de bruyère, tandis qu’à deux pas de là, une excellente terre à labour est couverte de chardons. Je sais une auberge en plein bois, loin de tout village, au bord d’un sentier fréquenté seulement par des bûcherons et des chasseurs. L’aubergiste doit à peine récolter quelques sous par jour. Mais il vit tranquille, d’un morceau de fromage et d’un peu d’ail, devant son rideau de verdure.

Avec de pareils goûts, on devient indifférent aux bruits du monde. Rien ne secoue l’assoupissement de l’esprit. Cette complication de ravins boisés, où les habitations ressemblent à des ermitages, c’est la copie réduite, mais exacte de presque tout le centre de la péninsule, depuis le Danube jusqu’au Balkan, depuis les Alpes jusqu’au Pinde. Seulement plus loin, la colline se transforme en montagne, et le pli tortueux d’un ruisseau devient motif de grande vallée, lit de fleuve. Les proportions changent, mais le caractère est le même : point d’arête vive, point de grands partis-pris ; une foule de nids verdoyans, où il fait bon dormir et oublier. De même que ces pâtres assis toute leur vie sur la lisière du même bois, la population tout entière, blottie dans les replis du sol, prête à se défendre jusqu’à la mort si on. voulait l’en chasser, se laisse difficilement entraîner au-delà de son étroit horizon. Si je voulais trouver un équivalent musical des sentimens qu’inspire cette campagne, je ne le chercherais pas dans les maîtres classiques : leur phrase est trop arrêtée, leur contour trop précis, leur intention trop claire. J’imaginerais plutôt quelque suite d’orchestre dans le goût de la jeune école, avec une de ces mélodies flottantes et vagues qui ont à peine un commencement, mais nul terme, et dont le charme ne va pas sans quelque incohérence. Je la mettrais sur le mode mineur, et j’y mêlerais de temps en temps les trois ou quatre notes monotones que le travailleur solitaire lance dans l’air à pleins poumons.

Il est facile d’expliquer cette tristesse qui nous gagne dans les paysages. d’Orient, même lorsqu’ils sont égayés de verdure. Nos yeux ont reçu une éducation classique : ils ont des habitudes de symétrie que ces paysages dérangent continuellement. Nous voulons que chaque chose ait un sens bien défini : un champ doit être un vrai champ bien cultivé, avec des sillons réguliers ; nous lui appliquons immédiatement la poésie des Géorgiques. Une forêt doit faire consciencieusement son métier de forêt, avec des bois taillis, des hautes futaies convenablement aménagées, des baliveaux bien espacés dans les coupes, des avenues largement ouvertes ; et nous avons aussi des vers pour les pas errans « sous le mobile arceau des branches. » Nous avons même un compartiment spécial pour les horreurs de la nature sauvage, et nous les concevons suivant un certain ordre majestueux, pareil à ces vers de Byron, dans lesquels le désespoir et la révolte s’expriment en tirades pondérées. Ici au contraire, rien n’est à sa place. Un éternel mirage produit une éternelle déception. De loin, vous admirez des promesses de moissons sur le penchant des collines. De près, les épis ne sont que de la mauvaise herbe qui envahit les trois quarts des champs abandonnés. Ce chiendent, qu’un rideau d’arbres protège avec ironie contre la bise, a l’air de se prendre au sérieux : il remplit les sillons de ses longues files régulières. On dirait de ces fous qui accomplissent avec méthode et gravité quelque puérile cérémonie.

Plus loin, vous apercevez la lisière d’une grande forêt. De véritables allées de parc ouvrent devant vous leurs fuyantes perspectives. Vous y poussez votre cheval, heureux, comme vous, de cheminer sous un dôme de verdure ; vous aspirez la senteur pénétrante des mousses où brillent, dans la rosée, des rougeurs de fraises des bois. Vous vous redressez sur vos étriers avec élégance, en fredonnant : « Sombre forêt… » Mais voici que l’avenue se resserre, les arbres se rabougrissent, les branches s’enchevêtrent et vous fouettent au visage, le chemin devient sentier, le sentier clairière, et la clairière s’enfonce dans un buisson d’épines, où vous ne pouvez avancer ni reculer. Plus de nobles attitudes rêveuses. Il vous faut descendre en maugréant, tirer piteusement votre cheval par la bride, et retenir de l’autre main votre chapeau défoncé.

Les Serbes ne souffrent point de ces inconséquences ; au besoin ils les aggravent. Il m’est arrivé de rencontrer, dans des cantons perdus, de beaux fragmens de route, construits selon les dernières formules des ponts et chaussées, avec caniveaux, ponceaux, murs de soutènement et le reste. Je me croyais sur quelque lacet des Vosges. Pour achever l’illusion, la route descendait en zigzag à travers de magnifiques forêts de pins ; de belles échappées découvraient leur manteau de velours vert argenté par la vapeur des torrens. Tandis que je cédais au souvenir de la patrie absente, la route perfide m’abandonnait soudain dans le lit d’un ruisseau. Je la cherchais en vain des yeux. On aurait pu se croire dans un vallon enchanté. Seule une petite fumée bleuâtre, montant vers le ciel, révélait la présence d’un être humain. Les misanthropes les plus déterminés, M. Leconte de Lisle, par exemple, ce prêtre de la nature dédaigneuse et muette, s’ils visitaient ces contrées, sentiraient bien vite combien l’homme fait défaut, dans le cadre le plus admirable. Lorsque, pendant treize ou quatorze heures, on a fait route entre des hauteurs boisées sans rencontrer âme qui vive ; lorsqu’on s’est fatigué les yeux à suivre les méandres d’une rivière qui baigne des verdures luxuriantes et inutiles, malgré le murmure de l’eau, malgré l’azur du ciel, on se sent le cœur oppressé. On s’arrête pour écouter la chanson lointaine d’un bûcheron ; cette chanson, toujours triste et grave, semble dire : « O Providence, qui fais les peuples forts, et qui dispenses la vie joyeuse aux enfans des hommes, pourquoi nous as-tu délaissés ?.. »

Souvent le soir, lorsque je n’avais plus devant moi que la blancheur douteuse de la route sous le scintillement des étoiles, je me suis assis au revers du fossé, pour contempler, du haut d’un col, la vallée noire qui s’enfonçait derrière moi. Quelques rares foyers s’allumaient de loin en loin, pareils à des vers luisans, tandis que la clarté mourante du jour jetait une dernière lueur sur la rivière. Ces quelques points lumineux, perdus dans l’espace, dévorés par l’ombre grandissante, faisaient paraître le vallon plus désert encore. Je me sentais touché d’une grande compassion pour ces existences solitaires. Mais j’avais bien tort, et j’étais dupe de ma littérature. Les habitans ne conçoivent rien de plus doux que ce genre de vie. S’ils sont malheureux, c’est à leur insu : leur mine résignée leur vient de famille ; ils ne s’en aperçoivent pas lorsqu’ils se regardent dans le miroir d’une fontaine. Ils sont tristes sans savoir pourquoi, parce que leurs ancêtres ont beaucoup souffert. Cela est dans le sang. Il y a ainsi des maladies héréditaires dont les possesseurs sont les derniers à constater les ravages et qui ne les empêchent nullement de vaquer à leurs occupations.

J’en ai eu la preuve pendant les belles nuits d’été. Durant les chaleurs, c’est la nuit que les paysans se mettent en route. Dès que la lune se lève, on les voit surgir dans la campagne silencieuse, qu’ils animent du bruit de leurs pas. À distance, ces petites caravanes de fantômes blancs semblent des apparitions fantastiques. Quelques cavaliers, grandis par la lumière nocturne, ont l’air de chefs arabes drapés dans leur burnous. Les fantômes se rapprochent, et, chose extraordinaire, ils causent, ils rient comme des personnes naturelles, qui seraient heureuses de vivre ; mais c’est une conversation sans tumulte et un rire sans éclat. Parfois, sur les talons d’un grand diable décharné, trottine à pas menus la forme d’une femme, à demi courbée sous son fardeau. De temps en temps, son maître lui jette quelques encouragemens laconiques par-dessus l’épaule. Si Orphée avait été Serbe, jamais il ne se fût retourné pour regarder Eurydice, et par conséquent il ne l’aurait pas perdue pour la seconde fois. Il aurait bravement continué son chemin, en laissant sa chère compagne se tirer d’affaire comme elle pouvait. Cependant les troupes se croisent et se saluent à la manière slave : « Que Dieu veille sur vous ! » Recommandation qui n’a rien de banal, à pareille heure et en pareil lieu. Les caravanes s’engloutissent dans l’ombre, les blancheurs s’effacent, le grand silence de minuit retombe sur la campagne. Décidément c’était bien une procession de fantômes.

Il ne faut pas croire cependant que l’incohérence du pays laisse toujours une impression de tristesse. Si l’ensemble est monotone, les détails sont aimables. J’ai gardé le souvenir d’une route assez bien tenue pendant plusieurs kilomètres, et qui tout à coup, sans rime ni raison, se débarrassait de sa robe de pierre pour faire un plongeon dans la rivière : un bout de Morava clair et rapide glissant sur un sable doré. Les chevaux reniflaient avec volupté la fraîcheur de l’onde en entrant dans le gué. Derrière nous, venait une charrette vacillante, toute ; pleine de filles et de garçons, qui poussaient des cris mêlés de rires, et faisaient semblant d’avoir peur pour avoir un prétexte de se cramponner les uns aux autres. La lourde machine s’avançait en gémissant ; de temps en temps, les bœufs de l’attelage s’arrêtaient net, flairaient avec in quiétude la nappe brillante, et réfléchissaient aux solides raisons qui retiennent les bœufs sur le plancher des vaches. Des laveuses fortement retroussées faisaient leur lessive comme les premiers chrétiens recevaient le baptême, en pleine rivière et à grande eau : charmant tripotage où se confondent les formes les plus fuyantes de la création, la femme et l’onde. Vraiment ces chemins d’autrefois, qui folâtraient en passant dans le lit des rivières, étaient plus divertissans que nos chaussées irréprochables. On voyageait de la sorte au XVIe siècle. On aimait les vieilles routes familières, qui n’étaient pas bégueules. « j’y recogneu pareillement, dit Rabelais, le vieulx quemin de Péronne à Sainct-Quentin, et me sembloyt quemin de bien de sa personne. »

Et puis, dans ces longues étapes, il y a des compensations que nous ne comprenons plus guère en Occident, par exemple l’arrivée à l’auberge. Chez nous, je ne sais pas d’occupation plus désagréable que le choix d’un hôtel ; et s’il n’y en a qu’un, avec quelle défiance instinctive et trop justifiée nous en franchissons le seuil ! Nous sommes gâtés par le confortable. Mais essayez de vous représenter les sentimens de nos pères lorsque les routes étaient défoncées, submergées, fréquentées par les coupeurs de bourse. Imaginez leur épanouissement lorsqu’ils trouvaient enfin « bon souper, bon gîte et le reste. » Ou plutôt allez voir, dans les tableaux hollandais, ces chevaliers et ces moines qui voyagent à cheval, avec leur valise en croupe. Relisez le charmant couplet de Musset sur le coup de l’étrier. Suivez ce voyageur qui abandonne l’auberge avec un soupir de regret, jetant un regard d’incertitude sur le ciel menaçant et vers l’horizon désert. Vous comprendrez alors la joie béate des bonshommes de Téniers, serrés les uns contre les autres dans le bouge enfumé, tandis qu’une ronde commère écume son pot devant l’âtre. Ils jouissent avec intensité de cette heure de répit : leurs membres noueux et déjetés, leur visage couturé, tordu, ne racontent que trop les misères du dehors, les marches forcées, le travail abrutissant, tout le poids d’un siècle dur.

Le plaisir n’est pas moins vif ici quand on atteint l’auberge. Après la grande chaleur et la poussière, il est tout simplement délicieux de pénétrer dans cette ombre fraîche. Les chevaux expriment leur satisfaction à leur manière, c’est-à-dire avec les oreilles, lorsqu’ils descendent dans l’écurie basse et sombre, où leurs camarades déjà installés s’ébrouent, mâchent l’avoine et piaffent au milieu des poules et des oies. Les yeux du voyageur, fatigués par la lumière aveuglante, se reposent et se dilatent sous la caresse de ces ténèbres palpables, à travers lesquelles il distingue vaguement la lueur fauve des croupes, les côtes saillantes, les panses rebondies, les têtes plongées dans l’auge ou tendues vers le râtelier.

L’auberge est pour l’Orient ce qu’elle fut autrefois pour nous ; et même quelque chose de plus : le centre unique de la vie sociale. Vraiment, je n’en vois pas d’autre. Cette enseigne banale est le seul point fixe dans la dispersion générale qui est le caractère du pays. On ne voit point ici de villages groupés comme des troupeaux sous l’aile de leur église. La maison de la prière est reléguée à l’écart, et souvent totalement absente. Le village lui-même s’égrène dans la verdure. Entre les hautes palissades, des ruelles glissantes, impraticables en hiver pour quiconque n’est pas né dans ce bourbier, vous promènent dans un dédale aussi inextricable que celui des montagnes, et semblent instituées à seule fin de décourager les visiteurs. On monte, on descend, on remonte, on s’égare, tandis que les chiens se relaient derrière les haies pour aboyer à vos trousses. Des yeux à la fois méfians et curieux vous regardent passer. L’aspect de ces villages n’est pas hospitalier, bien que l’habitant lui-même, une fois qu’on a franchi sa porte, vous accueille avec cordialité. On sent que ces gens-là aiment à vivre chacun pour soi. L’auberge seule, et Dieu, sont pour tous.

De même aucune trace de château ; point de ces résidences simples et commodes qu’on rencontre dans nos campagnes les plus reculées, objet d’attrait, de fierté ou d’envie pour les paysans qui les brûlent quelquefois en temps de révolution, mais qui les rebâtissent le lendemain sur leurs économies ; — en tout cas, complément indispensable du bien-être national, conservatoires de l’élégance, du goût et des bonnes traditions. Il n’existe rien de pareil en Serbie. C’est à peine si quelques vieux donjons en ruine rappellent çà et là une autre époque et d’autres mœurs. M. Poirier serait content : aucun reste de la féodalité ne souille le sol de ce peuple libre. Mais nous autres Occidentaux, nous sommes si mauvais démocrates que nous cherchons involontairement des yeux « les restes impurs. » On y passe de si bons momens ! Une girouette sur un pignon achève si bien le profil d’un coteau boisé !

Un domestique anglais, qui avait suivi son maître en Serbie, considérant ces chênes dignes du parc d’un lord, et d’ailleurs convaincu qu’il y a des arbres spécialement réservés pour les ébats des grands soigneurs, demandait à chaque instant : « Mais où sont donc les maisons des gentlemen ? » Oui, où sont-elles ? Oui protégera ce beau couvert contre la dent des troupeaux ? Qui chassera les pourceaux de cette herbe sordide et inscrira sur une belle plaque de fonte : les promeneurs de toute origine et de tout poil sont priés de respecter les gazons ? Qui remplacera la maison grossière par un élégant cottage, et la femme en guenilles, qui puise de l’eau à la fontaine, par une ménagère accorte, allant et venant dans son cotillon soigneusement épingle sous la lumière apaisée des grands arbres ? Nous avons beau faire, ce pays manque pour nous de tourelles et de chalets. C’est le paradis des niveleurs. Est-ce donc le dernier mot de la démocratie : peu de besoins et peu d’efforts ? Dieu merci, nous sommes, en France, quelques millions d’aristocrates sans le savoir ; car nous avons beaucoup de besoins, et nous nous donnons du mal pour les satisfaire. Ce qu’on appelle chez nous démocratie, ce sont les jouissances aristocratiques à la portée des petites bourses.

Les Orientaux ne connaissent pas ce genre d’ambition. Voilà pourquoi l’auberge leur suffit et prend chez eux une importance extraordinaire. C’est elle que nous prenions de loin pour un château, tant elle étalait une face resplendissante, sur le versant le mieux exposé de la colline. C’est elle qu’on reblanchit tous les ans avec amour, et qu’on pare de fresques rudimentaires, représentant invariablement un arbre vert-pomme avec un ciel bleu marin. Longue et basse, flanquée d’une galerie, encadrée de verdure, baignée de soleil, elle fait vraiment bon effet. C’est l’institution la plus ancienne et la plus solide de la péninsule des Balkans. Ces longs chapelets d’auberges qui vont d’une mer à l’autre sont comme autant de petits centres nerveux qui donnent de la vie aux provinces et les relient les unes aux autres malgré les gendarmes et les frontières. J’admire la sagesse du législateur serbe qui en a fait des établissemens de bienfaisance, des asiles obligatoires toujours ouverts au vagabond. Le besacier, juif errant de l’histoire, peut entrer à toute heure et sans payer. Il allonge ses membres fatigués sur le banc de bois qui règne autour de la salle et reprend, après un repos de quelques heures, son éternel voyage.

Entre l’auberge serbe, ou Mehana, et le vieux Han des Turcs, qu’on voit encore en Macédoine et en Bosnie, on pourrait faire un beau parallèle à la Plutarque. Ici, dirait-on, l’homme rêve et se tait ; là, il bavarde et pense. D’un côté, on s’assoit sur des bancs, de l’autre sur ses talons, ce qui met un abîme entre les peuples. À l’heure où les uns font leur kief, les autres font une partie de dominos. À droite, la fumée sort comme elle peut, par les fentes de la toiture ; à gauche, le toit est solide et la mauvaise odeur ne sort jamais. Le café est meilleur dans l’une ; on contemple dans l’autre les favoris de M. Ristitch, pendu au mur, derrière une toile de gaze qui le protège des mouches. Si l’une est plus moderne. l’autre est plus pittoresque. Lequel est préférable, de la demi-civilisation ou de la sauvagerie complète ? Vaut-il mieux trouver des insectes dans son lit ou n’avoir pas de lit du tout ? Vraiment, je suis effrayé des problèmes que soulève une telle comparaison. C’est remettre en question tout le progrès, toute l’influence civilisatrice du meuble de Vienne. Pour moi, mon choix est fait depuis longtemps. Les faiseurs de parallèles affectent une impartialité hypocrite ; mais ils ont toujours une préférence secrète pour César ou pour Alexandre, et donnent un petit coup de pouce à l’un des plateaux de la balance. J’aime mieux avouer tout de suite mon faible pour le vieux Han, avec ses murs non crépis, son aire de terre battue, sa négligence grandiose, et son énorme toit mal joint, dans lequel le vent chante toute la journée. On y vit pêle-mêle avec les animaux, mais je préfère le parfum de l’étable à celui de mes contemporains. Le Han est simple et grand comme la Bible. Il n’a pas changé depuis la naissance du Sauveur. Il ressemble toujours au vieux noël populaire :


Le bœuf dormait, l’âne les réchauffait…
Joseph veillait ;
Sans mèche et sans chandelle, en son simple appareil,
Jésus brillait comme un soleil.


Mais je reconnais volontiers que c’est affaire de goût, et qu’on n’a pas tort, en général, d’établir des cloisons entre les bêtes et les gens. Certainement, un économiste donnerait la préférence à la Mehana. Moi-même, si j’avais l’honneur d’être ministre d’état en Serbie, je serais aux petits soins pour messieurs les hôteliers et je les nommerais dans mes discours les pionniers de la civilisation. Je me réserverais seulement le droit de ne pas dormir chez eux.


III.

Maintenant, nous volons d’un trait sur les cimes, comme cela se passait du temps des Mille et une nuits. Un aimable génie vous versait sur les yeux du jus de pavot, et l’on se réveillait à quelques centaines de lieues de sa chambre à coucher. Donc vous êtes assis au sommet d’une grosse montagne chauve, où pendent par-ci par-là quelques lambeaux de forêts. C’est le suro Rudiste, la croupe la plus élevée des monts Copaonic, sur les limites de la Serbie et du Sandjak de Novi-Bazar. Autour de vous, pas un pouce d’ombre, si ce n’est celle du poteau qui marque le point culminant. Le soleil vous brûle dans l’air trop pur ; mais de temps en temps, une grande brise arrive des extrémités de l’horizon, comme si la nature, n’en pouvant plus, se donnait un coup d’éventail ; et cette brise d’une saveur subtile mêle l’arôme des petites fleurs sauvages, les émanations résineuses des sapins, à de lointaines senteurs de mer. Quand elle passe, tout semble sourire, le ciel transparent dans lequel flottent quelques nuages roses, et l’herbe frissonnante des pâturages ; la grosse montagne tressaille de joie jusque dans ses sources les plus intimes. Sur votre tête, des éperviers se poursuivent en poussant des cris très doux. Tantôt ils plongent avec aisance dans l’abîme, et semblent imiter les sinuosités de la terre, tantôt ils planent à des hauteurs vertigineuses, et se demandent ce que vous faites là, vous qui n’avez pas d’ailes. Le fait est qu’au point de vue des oiseaux, nous devons être souverainement ridicules, une fois perchés sur une cime péniblement escaladée avec nos deux pattes, et aussi fiers de cet exploit que si nous avions créé le sol où nos pas se traînent péniblement.

Pour un instant, vous avez vraiment des sensations de créateur en contemplant le monde à vos pieds ; il semble que la Providence vous admette en la chambre de ses divins conseils et vous explique la structure de son univers. Autour du dôme que vous occupez, défilent à perte de vue, tournent et chevauchent les cimes bleues d’autres montagnes, affectant les formes les plus bizarres, dents de scie, cônes tronqués, tours penchantes, pyramides dont la pointe verse d’un côté, bosses de chameau entre lesquelles des champs aux teintes claires et des villages tout entiers semblent vaciller comme une charge trop lourde ; enfin un chaos ordonné, si l’on peut accoupler ces deux termes, car la lumière le baigne, le caresse, l’étreint, adoucit les angles, enveloppe d’une gaze d’or et d’azur toutes ces formes brutales. Notre vieux globe porte ici la trace d’une forte convulsion ; mais on dirait que le ciel cherche à réparer les sottises de la terre, verse le baume de sa rosée dans ces blessures encore béantes et revêt de ses nuances les plus délicates les lourds caprices du monstre. C’est Titania couronnant de fleurs la tête de l’âne. La pièce de Shakspeare n’est peut-être qu’un mythe solaire.

Ce qui vous frappe le plus, dans votre nouvelle position de créateur-adjoint, c’est l’insignifiance de vos semblables dans le tableau. M. Perrichon avait déjà fait cette remarque ; mais l’expérience personnelle lui donne toujours du prix. Quoi ! ce sillon bleuâtre entre deux montagnes, c’est la vallée de l’Ibar, si fameuse dans les annales des Serbes ? Ce léger pli violet à l’horizon, c’est l’énorme Dormitor, sentinelle du Monténégro ? Ce pâté de terre jaune, que quelque marmot géant semble avoir taillé avec sa pelle, c’est le Sandjak de Novi-Bazar ? Mon Dieu ! que tout cela est petit ! L’histoire Unit à quelques pieds au-dessus du niveau de la mer. Tant de révolutions qui ont roulé leur flot trouble dans le creux des vallées ont à peine dérangé un caillou sur le sommet des monts. Le ciel et la terre continuaient l’entretien commencé cinq ou six mille ans plus tôt, sans se mettre en peiné de notre bourdonnement d’insectes. Pendant qu’un empire s’écroulait, leur grande affaire était de redresser un profil de montagne. L’indifférence de la nature atteint les proportions du mépris, quand nous essayons de la parquer dans nos frontières. Nous sommes précisément ici au point de croisement de plusieurs de ces lignes idéales, aussi fantasquement tracées que les découpures d’un jeu de patience. Les bornes de l’empire ottoman, à quelques pas de nous, coupent en deux le manteau royal du Copaonic ; et la fin de cette chaîne, qu’on voit là-bas, c’est déjà la Montagne Noire. Il semble qu’avec une bonne paire d’ailes, on l’atteindrait en vingt-cinq minutes. Les hommes n’ont qu’une excuse pour avoir ainsi gâté le domaine qui leur était dévolu : c’est que la nature ne leur a pas donné d’indications assez précises. Le texte était obscur, le commentaire humain s’en est ressenti.

Pour déchiffrer ce texte, il ne suffit pas de dominer l’espace, il faudrait presque remonter à l’origine des choses. Dans ce cas-là, les anciens imaginaient une fable : aujourd’hui, nous faisons une hypothèse géologique, ce qui revient au même, bien que ce soit moins amusant. Voici donc ce qu’un géologue m’a conté.

Il y a des milliers d’années, lorsque notre Europe encore mal formée cherchait son assiette, et que, semblable à quelque gigantesque mastodonte, elle se retournait lourdement sur son lit de marécages, la presqu’île, qui fut baptisée plus tard du nom turc de Balkans, était encore une île, et la montagne que nous foulons en occupait le centre. Cette île fut une des premières à prendre tournure de terre ferme. Il est même probable qu’elle connut de bonne heure l’espèce humaine, qui devait plus tard lui causer tant de désagrémens. Il s’en est fallu de peu qu’elle ne devînt, en pleine Méditerranée, l’embryon d’une Angleterre, ce qui eût changé totalement le cours de l’histoire. Peut-être que les Grecs, enfermés dans cette autre Atlantide, eussent terminé leurs querelles et fondé la liberté parlementaire. Dans tous les cas, la terre balkanique, n’ayant point été si souvent envahie, ne ferait pas aujourd’hui le désespoir des congrès.

Mais au cours de sa croissance, il lui arriva un accident irrémédiable, fréquent chez les enfans des hommes que leur nourrice laisse tomber dans le feu. Tous les appareils orthopédiques inventés par les médecins politiques n’y peuvent rien changer. Elle est restée contrefaite, et, d’île tout entière, elle est devenue presqu’île, à peu près comme un chef-lieu qui passerait au rang de sous-préfecture. Un beau jour donc, elle éprouva des craquemens sourds qui la désarticulaient dans tous les sens. Elle se mit à osciller comme un navire énorme soulevé par la tempête ; effectivement, une tempête de fer et de feu, sortie des entrailles du globe, poussait sur elle toute une houle de montagnes. Les malheureux humains, s’il s’en trouvait déjà dans les cavernes, ont vu monter dans l’air embrasé le profil des Alpes Dinariques ; ou plutôt, je suppose qu’ils n’ont point eu le temps de réfléchir sur les métamorphoses de la nature, et qu’ils ont été broyés net, tandis que les rochers se tordaient dans la fournaise, et que le sol de l’île ancienne s’effondrait avec fracas. En même temps la poussée souterraine soulevait dans l’air des morceaux entiers de plaines ; les fleuves de même famille, séparés violemment dès le berceau, recevaient de nouvelles pentes et les siècles futurs de nouvelles destinées.

Justement voici que le soleil s’abaisse à l’horizon. Dans l’air surchauffé, vous diriez la gueule d’un four immense, qui jette une lueur de forge sur les crêtes, tandis que les contreforts des montagnes s’enfoncent dans l’ombre pareille à de l’acier refroidi. La terre, tout à l’heure impalpable, prend un air sombre et menaçant. Telle elle devait être, lorsque cet océan de porphyre, de granit et de serpentine s’arrêta pour la première fois, figé dans sa fureur ; et que la presqu’île tout entière, épuisée, haletante, soulevée encore de sanglots convulsifs, s’endormit d’un sommeil pesant, traversé par des visions sinistres.

Le réveil dut être pénible, lorsque d’autres races d’hommes ouvrirent les yeux à la lumière, et que la péninsule prit conscience de sa nouvelle forme. Tout était sens dessus dessous dans son ménage. Les rivières étaient affolées : ne sachant quel chemin prendre, elles tournaient longtemps sur elles-mêmes, et se heurtaient partout à des obstacles imprévus. Telle qui cheminait gaîment vers l’Adriatique était forcée de rebrousser vers le nord et d’aller porter le tribut de ses eaux dans le Danube. Telle autre, au contraire, qui aurait eu de l’inclination pour le Danube, était rejetée vers l’Adriatique ou vers l’Archipel. Il y en eut de patientes, qui limèrent lentement le roc de leur prison et se frayèrent un passage souterrain. Il y en eut de rageuses, qui procédèrent par bonds vertigineux. Mais le comble de l’humiliation, pour une île déchue, c’est d’être coupée de la mer. Or jamais prisonnier enfermé sous de triples verrous n’a été aussi bien sevré de grand air et de liberté, que l’intérieur de la péninsule ne l’est du contact des mers par une triple enceinte de granit. Je dirai même que cet emprisonnement réagit d’une manière fâcheuse sur sa santé. Tout au moins lui doit-elle ce qu’on nomme un tempérament continental, c’est-à-dire qu’on y gèle en hiver et qu’on y cuit en été. Chacun avouera qu’il est contrariant, lorsqu’on habite entre l’Adriatique et la mer Egée, de ne connaître ni les brises rafraîchissantes, ni les tièdes haleines de ces flots bleus qui ont bercé le monde antique, ni le parfum des orangers, ni les chansons des matelots. Tout cela meurt dans l’air à quelques pas du rivage, ou s’éparpille en soupirs affaiblis.

Elle est en effet bien rude, cette barrière de roc qui s’élève entre l’intérieur et la douce Dalmatie. On l’aperçoit à peine d’ici, mais nous pouvons donner un nouveau coup d’aile et la franchir à vol d’oiseau. Ce ne sont que murailles à pic, longs et sévères défilés, promontoires déchiquetés, avalanches de pierres croulantes, blocs cyclopéens semés d’ajoncs et de genévriers. Tout y est brûlé, gris, à peine coloré par les mousses aux reflets de bronze. Quelques maigres troupeaux y cherchent une maigre pâture, sous la garde de bergers aussi noirs que le sol, et qui se tiennent debout parmi les éboulemens comme des statues calcinées. Telles sont les crêtes qui séparent les verdures sombres de Bosnie des verdures claires du littoral, le pays des sapins et des hêtres, du pays des oliviers. Véritablement je me ferais conscience de séjourner sur ce sol ingrat. La lumière verticale de midi nous aveuglerait. La beauté enchanteresse du climat ferait encore ressortir cette morne désolation. La nature nous paraîtrait tantôt cruellement ironique, tantôt inutilement prodigue, lorsqu’elle verse à pleines mains ses rayons les plus vivifians, ses caresses les plus persuasives sur des tas de cailloux, et qu’elle embrasse dans une vaine étreinte un sol qui ne peut pas fleurir. Peut-être même douterions-nous de la Providence, si nous ne savions que ses voies sont impénétrables ; qu’il lui plaît de varier la forme des êtres, de communiquer aux uns toute l’énergie d’un système simple et logique, et de placer au contraire la force des autres dans une complication qui les rend capables d’une très longue résistance.

Tout le monde connaît l’histoire de l’homme qui avait perdu son ombre. Ce malheureux était réellement digne de pitié. Privé de cette compagne fidèle, il doutait de sa propre existence. Mais quel cauchemar si l’un de nous perdait son centre de gravité ! Je ne parle pas d’un simple dérangement d’équilibre : cela est trop commun ; mais de l’impossibilité où nous serions tout à coup de régler nos mouvemens selon les saines lois de la pesanteur. Il existe, en médecine, une maladie de ce genre qu’on nomme ataxie. Vos membres ne vous obéissent plus : chacun d’eux se gouverne à sa guise. Ils cèdent à des impulsions dont l’origine vous échappe. Vous ordonnez à votre jambe d’aller à droite : elle se précipite à gauche. Vous voulez porter votre main à vos lèvres et vous constatez avec désespoir qu’elle gratte votre oreille. Ce mal est horrible. J’ai connu un pauvre homme qui on était affligé : il était tombé dans l’humeur la plus sombre et tâchait de se consoler en écrivant des contes dans le goût d’Edgar Poë, quand il pouvait saisir au vol l’usage de son poignet. On le voyait toujours occupé à guetter ses membres épars pour les ramener au bercail. La nuit, il s’éveillait en sursaut, et s’écriait : « Mon Dieu, rendez-moi un centre ! Soumettez mes énergies à une résultante ! Faites que je me meuve selon le parallélogramme de mes forces ! Prenez en compassion un infortuné centrifuge ! »

Le souvenir de ce supplice dantesque me poursuit lorsque j’étudie la structure de la péninsule des Balkans. Elle a consumé des siècles à se chercher un centre et ne l’a jamais rencontré. La merveilleuse position de Constantinople n’a pu réparer ce vice originel. Byzance était à l’abri derrière son labyrinthe de montagnes. Mais la péninsule perdait en consistance ce que la ville impériale gagnait en sécurité. La longévité de l’empire, en-deçà du grand mur d’Anastase, n’eut d’égale que l’instabilité de tout établissement au-delà. Par la fatalité du terrain, Constantinople ne sera jamais la reine paisible d’un état limité. Elle doit être la capitale d’un monde, ou n’être pas.

La péninsule n’a pas été plus heureuse quand elle a essayé de se détacher du Bosphore et de déplacer son axe. Tous les petits états qu’elle a enfantés jadis souffraient de la même maladie que leur mère, et ses fils plus modernes n’en sont pas complètement guéris. Nulle part, au moyen âge, on n’a fait une telle débauche de capitales. Un jour, le centre de la Bulgarie est à Tirnovo ; le lendemain, on le rencontre à cent lieues de là, sur les bords du lac d’Ochride et dans le voisinage de la Thessalie. Les anciens rois serbes usèrent leur vie à poursuivre une assiette territoriale qui se dérobait toujours. Il n’est si méchante bourgade de la vieille Serbie qui ne se vante de posséder leurs os et d’avoir été le pivot de leur politique. À Ipek, à Prizrend, à Uskup, à Novi-Bazar, partout on les suit comme à la trace. Ces continuels voyages devaient être fatigans pour la cour ; ils ne le sont guère moins pour l’historien. Quand il croit atteindre le terme et se cantonner dans des limites bien définies, voilà tout à coup sa dynastie qui lui échappe. Il s’arrache les cheveux, se lance à sa poursuite et ne retrouve le fil de son récit que sur les bords du Danube, dans les châteaux du despote Brankovitch.

De nos jours, les mêmes tâtonnemens recommencent. La Serbie hésite entre trois capitales : Kragoujevatz, Belgrade et Nisch ; elle en convoite peut-être une quatrième, plus voisine de son berceau. Chacune a des titres à faire valoir, aucune ne domine toute la contrée. L’une est une agréable ville de province ; la seconde, une vieille forteresse glorieuse ; la troisième, un carrefour de l’Orient. Toutes les trois sont des petits centres qui n’ont presque rien de commun, ni le sol, ni les souvenirs historiques, et qui se suffiraient parfaitement à eux-mêmes s’il survenait une nouvelle dislocation. Les diplomates, à leur tour, sont très embarrassés lorsqu’il s’agit de trouver un moule pour les nouveaux états. L’incohérence de ces constructions hâtives ne leur est pas uniquement imputable. Ils sont forcés de bâtir avec des pièces rapportées. Nulle part, la nature et l’histoire ne leur ont préparé ces matériaux solides sur lesquels les autres peuples ont travaillé. Leurs fouilles les plus consciencieuses ne peuvent découvrir, sous les herbes parasites et sous les ronces, aucun fondement comparable à ces larges assises qui supportent aujourd’hui l’Italie restaurée. Quand ils ont fait la Bulgarie, il y avait de bonnes raisons pour l’étendre jusqu’à la mer Egée, de non moins bonnes pour s’arrêter aux Balkans. Le choix d’une capitale dut leur donner des insomnies. Celui de Sofia, sur un plateau aride, à l’extrémité du territoire, semble un défi au sens commun. Mais, probablement, tout autre choix eût soulevé des objections, car le défaut ne gît pas seulement dans la légèreté des hommes ou dans leurs rivalités mesquines : il est à la racine des choses ; il tient à la conformation du pays.

Faut-il rappeler les contrastes dont la péninsule foisonne et que cette conformation a sinon créés, du moins perpétués ? N’est-il pas frappant que toutes les formes sociales y soient représentées chacune sur le terrain qui lui est le plus favorable, comme on voit au Mexique la flore et la faune varier d’étape en étape et selon l’altitude ? Les montagnes de l’Albanie, d’un accès si pénible, n’étaient-elles pas prédestinées à devenir le dernier refuge, en Europe, de la vie sauvage des clans ? Ces rameaux des Alpes Dinariques, qui enferment et isolent les vallées de la Bosnie, ne sont-ils point à la fois le meilleur des remparts pour une noblesse pauvre, bornée, tyrannique et le plus merveilleux conservatoire de fanatisme ? Cette simple barrière a jeté une division si profonde entre deux peuples de même sang, qu’aujourd’hui encore le cours de la Drina, frontière des Serbes et des Bosniaques, sépare l’extrême démocratie de l’extrême féodalité. On pourrait dire, en changeant un peu le mot de Pascal : plaisant principe qu’une rivière borne. Mais le contraste est peut-être encore plus saisissant lorsqu’on passe de Bosnie ou d’Herzégovine en Dalmatie et qu’à deux pas de ces barbares on voit refleurir, pendant plus de mille ans, la vie active et libre de la cité antique, resserrée entre la montagne et la mer.

Ainsi chaque province de la péninsule n’a cessé de vivre d’une vie propre et de suivre sa pente indépendamment de la province voisine. Les seuls points de ralliement sont des plateaux assez pauvres et des nœuds de montagnes. Réfugiés sur ces hauteurs, quelques princes essayèrent d’en faire le centre d’un empire et de dominer les fleuves qui en descendaient. Mais cette unité imparfaite ne pouvait convenir qu’à des temps rudes et guerriers, lorsque la montagne servait de forteresse. Elle s’est effondrée au premier choc des Turcs, comme l’appareil pesant d’une armée féodale en face d’une tactique perfectionnée. La civilisation restait confinée sur les côtes. Pareille à l’Adriatique elle-même qui se soulève un instant, puis retombe et ne déplace que lentement ses bornes, cette civilisation bienfaisante a baigné le pied des Alpes Dinariques, mais elle n’a pu pénétrer plus avant ; tandis que les vallées intérieures, soigneusement fermées contre les bouffées marines qui leur auraient apporté les souvenirs de la Grèce et les parfums de l’Italie, étaient mal protégées du côté du Nord, et, par conséquent, livrées à toutes les invasions.

En considérant la physionomie d’une contrée que son système de montagnes disloque ou rejette vers l’Orient ; que son réseau fluvial ouvre aux armées de passage ; que sa position intermédiaire entre l’Europe et l’Asie fait l’objet d’un éternel conflit, on aurait pu prévoir son orageuse carrière. Elle a reçu du ciel les plus beaux dons : des fleuves admirables et nombreux, des côtes d’une découpure infinie, des vallées fertiles, des forêts, des pâturages, un climat changeant, mais sain et varié, la plus belle lumière du monde ; il lui manque une qualité sans laquelle toutes les autres risquent d’être stériles : l’équilibre. Elle n’a point un territoire nettement circonscrit, capable de devenir l’assiette d’une seule et même nation. Ce défaut était peu sensible dans l’antiquité, lorsque la vie des peuples tenait tout entière entre les murs de quelques cités, quand un grand empire militaire se contentait d’occuper les points stratégiques. Il est devenu grave depuis que les peuples modernes ont fait de la consistance territoriale la base même de la patrie. La péninsule des Balkans rassemble à ces princesses des contes de fées, pourvues de toutes les grâces, mais sur lesquelles une malédiction secrète pèse dès leur berceau.

Il reste à savoir si les races qu’elle nourrit sont assez fortes et assez homogènes pour vaincre leur destinée.